Correspondance 1812-1876, 5/1866/DCX

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DCX

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Paris, 12 août 1866.


Je n’ai pas encore lu ma pièce. J’ai encore quelque chose à refaire ; rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m’a dit que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et ne me contrarie ni ne me nuit en rien. Quel style ! heureusement, je n’écris pas pour Buloz. J’ai vu votre ami, hier soir, au foyer de l’Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l’air heureux. Et puis j’ai causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître ; vous n’avez qu’à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper : vous serez reçu à bras ouverts.

Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts sur la transformation du journal. Demain, je sors et j’achète les souliers de votre chère maman ; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau et je cherche mon livre sur la faïence. Si j’oublie quelque chose, rappelez-le-moi.

Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez répondu aux miennes. On est heureux, n’est-ce pas, de pouvoir dire toute sa vie ? C’est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et les mystères que l’on peut révéler à l’ami sont toujours le contraire de ce que supposent les indifférents.

J’ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous : aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des cœurs affectueux et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L’âge n’y fait rien, on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m’est venu deux larmes dans les yeux. Il m’en a coûté de m’en aller, mais je vous empêchais de travailler, et puis, et puis — une maladie de ma vieillesse, c’est de ne pas pouvoir tenir en place. J’ai peur de m’attacher trop et de lasser. Les vieux doivent être d’une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l’art, pas corrompus par l’ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours vingt-cinq ans par toute sorte d’idées qui ont vieilli, à ce que prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je crois bien que c’est une pose, mais elle est si bête ! si c’est une impuissance, c’est encore pis. Ils sont hommes de lettres et pas hommes. Bon courage au roman ! Il est exquis ; mais, c’est drôle, il y a tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus tard, j’en suis sûre.

Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce. Ah ! j’oubliais, j’ai vu Couture ce soir ; il m’a dit que, pour vous être agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix que vous voudriez fixer. Vous voyez que je suis bon commissionnaire. Employez-moi.