Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCLII

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DCLII

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, 11 octobre 1867.


Je vous remercie, cher ami, de l’empressement que vous avez mis à voir mes amis de la Ferme-des-Mathurins[1]. J’ai été un peu paresseuse et, depuis deux jours que je suis ici, je ne fais que dormir ou flâner, embrasser ma petite ou ranger des plantes. Quand on est seule chargée de conduire sa vie au dehors, femme et vieille avec ça, et distraite par nature, il faut faire de grands efforts de volonté pour ne pas s’embrouiller à tout instant. Quand je me retrouve ici, où la vie est toute faite, où je n’ai à me mêler d’aucune initiative, où le feu est fait sans que j’y mette la main, et le dîner prêt sans que je le commande, j’ai quelques jours d’un farniente agréable et pas mal égoïste.

Mais cela ne doit pas durer. Je vais me remettre au travail, et je commence par vous dire bonjour pour me sortir de mon idiotisme. J’ai trouvé Aurore en train d’être sevrée et un peu agitée ; mais c’est fini et tout va bien. Le père et la mère vont bien aussi et sont ravis de savoir que vous nous reviendrez. Je vous le disais bien ! Je sentais que vous ne pouviez pas quitter comme cela des gens qui vous aiment. Qu’est-ce qu’il y a de bon dans la vie hormis cela ?

À propos, le livre de Taine est bien dur, bien triste et bien froid : très beau pourtant, très artiste ; le côté de l’esprit est plus original que gai et plus tenté que réussi. Mais il y a tant d’admirables choses, que cela laisse tout de même une force dans l’âme et une clarté dans la conscience. Oserai-je lui dire cela, le bien et le mal ? Je n’ai pas le droit de critique et je critiquerais surtout le point de vue, dont la vérité ne porte que sur un certain monde factice, et ne descend pas assez dans les intérieurs honnêtes et vrais. Ce n’est pas le don de voir le bon et le bien qui lui manque, à preuve les dernières pages, qui sont adorables. Ne pourrait-on pas dire à M. Graindorge qu’il a vu le monde si laid, parce qu’il a fréquenté le vilain monde ? — Mais quel talent ! qu’il soit béni quand même.

Quand partez-vous, et surtout quand revenez-vous ? Si vous pouviez vous arranger pour ne pas partir, du tout ? Qui sait ? En tout cas, tâchez de venir nous voir ou de m’attendre encore une fois à Paris.

À vous de cœur.
G. SAND.

  1. M. et madame Frédéric Villot.