Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXV

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DCXXV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 15 janvier 1867.


Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin, ça passera. Le mal ou celui qui l’endure, disait mon vieux curé, ça ne peut pas durer.

Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t’aime plus que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien éprouvés ? Je cherche, car mon état à cette heure, c’est d’être

Toi qui vas cherchant,
Au soleil couchant,
      Fortune !…

Oui, fortune intellectuelle, lumière ! Eh bien, voilà : on se fait, étant vieux dans le soleil couchant de la vie, — qui est la plus belle heure des tons et des reflets, — une notion nouvelle de toute chose et de l’affection surtout.

Dans l’âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l’ami comme on tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s’enfuit l’intensité du moi, on aime les personnes et les choses pour ce qu’elles sont par elles-mêmes, pour ce qu’elles représentent aux yeux de votre âme, et nullement pour ce qu’elles apporteront en plus à votre destinée. C’est comme le tableau ou la statue que l’on voudrait avoir à soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l’y mettre.

Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser ; on est resté gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours de même et qu’on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue, au tableau dont on ne saurait que faire et que l’on ne saurait où placer avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard, et on les aime d’autant plus. On se dit : « Je repasserai par le pays où ils sont. Je verrai encore et j’aimerai toujours ce qui me les a fait aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas modifiés, ce ne sera pas moi que j’aimerai en eux. »

Et c’est ainsi, vraiment, que l’idéal, qu’on ne songe plus à fixer, se fixe en vous parce qu’il reste lui. Voilà tout le secret du beau, du seul vrai, de l’amour, de l’amitié, de l’art, de l’enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras.

Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n’as pas le besoin moral de la locomotion à l’habitude. Je pensais qu’il y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette claustration ; — alors c’est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela indéfiniment ; si le roman doit durer encore, il faut l’interrompre ou le panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J’ai vu, étant malade, à Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d’une manière inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l’on pouvait s’abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi grand dans l’accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos, beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.

Au reste, tu les sais, mais tu n’en tiens compte. Donc, ce travail que tu traites si mal en paroles, c’est une passion et une grande ! Alors, je te dirai ce que tu me dis. Pour l’amour de nous et pour celui de ton vieux troubadour, ménage-toi un peu.

Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle pas un traître mot. Tu lis ça, toi ! Est-ce que vraiment ça t’amuse ? Alors, je le relirai un de ces jours et je m’aimerai si tu m’aimes.

Qu’est-ce que c’est aussi que d’être hystérique ? Je l’ai peut-être été aussi, je le suis peut-être ; mais je n’en sais rien, n’ayant jamais approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l’étudier. N’est-ce pas un malaise, une angoisse causés par le désir d’un impossible quelconque ? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal étrange, quand nous avons de l’imagination ; et pourquoi une telle maladie aurait-elle un sexe ?

Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie : il n’y a qu’un sexe. Un homme et une femme, c’est si bien la même chose, que l’on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J’ai observé l’enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était un homme pas réussi.

Je t’embrasse ; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages, t’envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie : Attends, attends, attends ! C’est tout ce qu’elle sait dire en riant comme une folle quand elle rit ; car, au fond, elle est sérieuse, attentive, adroite de ses mains comme un singe et s’amusant mieux du jeu qu’elle invente que de tous ceux qu’on lui suggère.

Si je ne guéris pas ici, j’irai à Cannes, où des personnes amies m’appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes enfants. Quand je suis avec eux, ce n’est pas aisé de bouger. Il y a passion et jalousie. Et toute ma vie a été comme ça, jamais à moi ! Plains-toi donc, toi qui t’appartiens !