Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXIX

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DCXXXIX

AU MÊME


Nohant, 14 juin 1867.


Cher ami,

Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours à Paris, peut-être plus si la reprise de Villemer me mène plus tard. Donc, ta bonne chère mère, que je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps d’aller voir ses filles. J’attendrai à Paris que tu me dises si elle est de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez l’époque qui vous ira le mieux.

Mon intention, pour le moment, était tout bonnement d’aller passer une heure avec vous, et Lina était tentée d’en être ; je lui aurais montré Rouen, et puis nous eussions été t’embrasser, pour revenir le soir à Paris ; car la chère petite a toujours l’oreille et le cœur au guet quand elle est séparée d’Aurore, et ses jours de vacances lui sont comptés par une inquiétude continuelle que je comprends bien. Nous irons donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j’irai seule plus tard quand le cœur t’en dira, et, si tu vas dans le Midi, je remettrai jusqu’à ce que tout s’arrange sans entraver en quoi que ce soit les projets de ta mère ou les tiens. Je suis très libre, moi. Donc, ne t’inquiète pas, et arrange ton été sans te préoccuper de moi.

J’ai trente-six projets aussi ; mais je ne m’attache à aucun ; ce qui m’amuse, c’est ce qui me prend et m’emmène à l’improviste. Il en est du voyage comme du roman : ce qui passe est ce qui commande. Seulement, quand on est à Paris, Rouen n’est pas un voyage, et je serai toujours à même, quand je serai là, de répondre à ton appel. Je me fais un peu de remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m’ennuie jamais de flâner, et que tu pourrais laisser des heures entières sous un arbre, ou devant deux bûches allumées avec la certitude que j’y trouverai quelque chose d’intéressant. Je sais si bien vivre hors de moi ! ça n’a pas toujours été comme ça. J’ai été jeune aussi et sujette aux indigestions. C’est fini !

Depuis que j’ai mis le nez dans la vraie nature, j’ai trouvé là un ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l’homme, mais que l’homme peut, jusqu’à un certain point, s’assimiler, quand il n’est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu’il s’efforce d’y parer ; mais, s’il a bu à la coupe du vrai éternel, il ne se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif.

Mais pourquoi est-ce que je te dis cela ? C’est que cela vient au courant de la plume car, en y pensant bien, ton état de surexcitation est probablement plus vrai, ou tout au moins plus fécond et plus humain que ma tranquillité sénile. Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi, quand même, au moyen d’une opération magique, je le pourrais. Je ne m’intéresserais pas à moi, si j’avais l’honneur de me rencontrer. Je me dirais que c’est assez d’un troubadour à gouverner et j’enverrais l’autre à Chaillot.

À propos de bohémiens, sais-tu qu’il y a des bohémiens de mer ? J’ai découvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes barques bien abritées, avec des femmes, des enfants, une population côtière, très restreinte, toute basanée ; pêchant pour manger, sans faire grand commerce ; parlant une langue à part que les gens du pays ne comprennent pas ; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques échouées sur le sable, quand la tempête les tourmente dans leurs anses de rochers ; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou sauvages ; ne répondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment on les appelle. Le nom que l’on m’a dit a glissé, mais je pourrais me le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent qu’ils n’ont aucune espèce de religion : si cela est, ils doivent être supérieurs à nous. Je m’étais aventurée toute seule au milieu d’eux. « Bonjour, messieurs. » Réponse : un léger signe de tête. Je regarde leur campement, personne ne se dérange. Il semble qu’on ne me voie pas. Je leur demande si ma curiosité les contrarie. — Un haussement d’épaules comme pour dire : « Qu’est-ce que ça nous fait ? » Je m’adresse à un jeune garçon qui refaisait très adroitement des mailles à un filet ; je lui montre une pièce de cinq francs en or. Il regarde d’un autre côté. Je lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. « La veux-tu ? » Il baisse le nez sur son ouvrage. Je la place près de lui, il ne bouge pas. Je m’éloigne, il me suit des yeux. Quand il croit que je ne le vois plus, il prend la pièce et va causer avec un groupe. J’ignore ce qui se passe. J’imagine qu’on joint tout cela au fonds commun. Je me mets à herboriser à quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne comme par hasard de leur côté, même silence, même indifférence. Une heure après, j’étais au haut de la falaise, et je demandais au garde-côte ce que c’était que ces gens-là qui ne parlaient ni français, ni italien, ni patois. Il me dit alors le nom, que je n’ai pas retenu.

Dans son idée, c’étaient des Mores, restés à la côte depuis le temps des grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-être pas. Il me dit qu’il m’avait vue au milieu d’eux, du haut de son guettoir, et que j’avais eu tort, parce que c’étaient des gens capables de tout ; mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m’avoua qu’ils n’en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur pêche et surtout des épaves qu’ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils étaient l’objet du plus parfait mépris. Pourquoi ? Toujours la même histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le mal.

Si tu vas dans ce pays-là, tu pourras peut-être en rencontrer à la pointe du Brusq. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des années où ils ne paraissent plus.

Je n’ai pas seulement aperçu le Paris-Guide. On me devait pourtant bien un exemplaire ; car j’y ai donné quelque chose sans réclamer aucun payement. C’est à cause de ça, probablement, qu’on m’a oubliée. Pour conclure, je serai à Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi là de tes nouveiïes, toujours rue des Feuillantines, 97. Je resterai peut-être davantage, mais je n’en sais rien. Je t’embrasse tendrement, mon grand vieux. Marche un peu, je t’en supplie. Je ne crains rien pour le roman ; mais je crains pour le système nerveux prenant trop la place du système musculaire. Moi, je vais très bien, sauf des coups de foudre où je tombe sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu’on me parle. Mais c’est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu’on me soigne, je me relève parfaitement guérie.

Tendresses de Maurice. L’entomologie l’a repris cette année ; il trouve des merveilles. Embrasse ta mère pour moi et soigne-la bien. Je vous aime de tout mon cœur.