Correspondance 1812-1876, 5/1868/DCLXXIV

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DCLXXIV

À M. GUILLAUME GUIZOT, À PARIS


Nohant, 12 juillet 1868.


On peut, on doit aimer les contraires quand les contraires sont grands. On peut être l’élève pieux de Jean-Jacques, on doit être l’ami respectueux de Montaigne. Rousseau est un réhabilité ; Montaigne est pur, il est le galant homme dans toute l’acception du mot. Sa conscience est si nette, sa raison si droite, son examen si sincère, qu’il peut se passer des grands élans de Jean-Jacques. Celui-ci avait les ardeurs d’une âme agitée. Aucun trouble n’autorisait Montaigne à la plainte. S’il n’a pas songé au mal des autres, c’est que l’image du bien était trop forte en lui pour qu’il entrevît clairement l’image contraire. Il pensait que l’homme porte en lui tous ses éléments de sagesse et de bonheur. Il ne se trompait pas ; et, en parlant de lui-même, en s’observant, en se peignant, en livrant son secret, il enseignait tout aussi utilement que les philosophes enthousiastes et les moralistes émus.

Je ne vois pas d’antithèse réelle entre ces deux grands esprits. Je vois, au contraire, un heureux rapprochement à tenter, et des points de contact bien remarquables, non dans leurs méthodes, mais dans leurs résultantes. Il est bon d’avoir ces deux maîtres : l’un corrige l’autre.

Pour mon compte, je ne suis pas le disciple de Jean-Jacques jusqu’au Contrat social : c’est peut-être grâce à Montaigne ; et je ne suis pas le disciple de Montaigne jusqu’à l’indifférence : c’est, à coup sûr, grâce à Jean-Jacques.

Voilà ce que je vous réponds, monsieur, sans vouloir relire ce que j’ai dit de Montaigne il y a vingt ans. Je ne m’en rappelle pas un mot, et je ne voudrais pas me croire obligée de ne pas modifier ma pensée en avançant dans la vie. Il y a plus de vingt ans que je n’ai relu Montaigne en entier ; mais, ou j’ai la main heureuse, ou l’affection que je lui porte est solide ; car, chaque fois que je l’ouvre, je puise en lui un élément de patience et un détachement nouveau de ce que l’on appelle classiquement les faux biens de la vie.

J’ose me persuader que le couronnement d’un beau et sérieux travail sur Montaigne serait précisément, monsieur, toute critique faite librement, sévèrement même, si telle est votre impression, un parallèle à établir entre ces deux points extrêmes : le socialisme de Jean-Jacques Rousseau et l’individualisme de Montaigne. Soyez le trait d’union ; car il y a là deux grandes causes à concilier. La vérité est au milieu, à coup sûr ; mais vous savez mieux que moi qu’elle ne peut supprimer ni l’un ni l’autre.

Pardon de mon griffonnage. Le temps me manque.

Recevez l’expression de mes sentiments.

G. SAND.