Correspondance 1812-1876, 6/1873/DCCCXCI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 279-280).


DCCCXCI

À GUSTAVE FLAUBERT, À PARIS


Nohant, 15 mars 1873.


Enfin, mon vieux troubadour, on peut t’espérer prochainement, j’étais inquiète de toi. J’en suis toujours inquiète, à vrai dire, je ne suis pas contente de tes colères et de tes partis pris. Ça dure trop longtemps et c’est en effet comme un état maladif, tu le reconnais toi-même. Oublie donc ; ne sais-tu pas oublier ? Tu vis trop en toi-même et tu arrives à tout rapporter à toi-même. Si tu étais un égoïste et un vaniteux, je me dirais que c’est un état normal ; mais, chez toi, si bon et si généreux, c’est une anomalie, un mal qu’il faut combattre. Sois sûr que la vie est mal arrangée, pénible, irritante pour tout le monde ; mais ne méconnais pas les immenses compensations qu’il est ingrat d’oublier.

Que tu te mettes en colère contre celui-ci ou celui-là, peu importe si cela te soulage ; mais que tu restes furieux, indigné des semaines, des mois, presque des années, c’est injuste et cruel pour ceux qui t’aiment et qui voudraient t’épargner tout souci et toute déception.

Tu vois, je te gronde ; mais, en t’embrassant, je ne songerai qu’à la joie et à l’espérance de te voir refleurir. Nous t’attendons avec impatience et nous comptons bien sur Tourguenef, que nous adorons aussi.

J’ai beaucoup souffert tous ces temps-ci d’une série de fluxions très douloureuses ; ça ne m’a pas empêchée de m’amuser à écrire des contes et à jouer avec mes fanfans. Elles sont si gentilles et mes grands enfants sont si bons pour moi, que je mourrai, je crois, en leur souriant. Qu’importe qu’on ait cent mille ennemis si on est aimé de deux ou trois bons êtres ? Ne m’aimes-tu pas aussi, et ne me reprocherais-tu pas de compter cela pour rien ? Quand j’ai perdu Rollinat, ne m’as-tu pas écrit d’aimer davantage ceux qui me restaient ? Viens, que je t’abîme de reproches ; car tu ne fais pas ce que tu me disais de faire.

On t’attend, on prépare une mi-carême fantastique ; tâche d’en être. Le rire est un grand médecin. Nous te costumerons ; on dit que tu as eu un si beau succès, en pâtissier, chez Pauline ! Si tu vas mieux, sois sûr que c’est parce que tu t’es secoué et distrait. Paris t’est bon ; tu es trop seul là-bas dans ta jolie maison. Viens travailler chez nous ; la belle affaire que de faire venir une caisse de livres !