Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, octobre 1648

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- Élisabeth à Descartes - Crossen, 23 août 1648 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 22 février 1649


Madame,

J'ai eu enfin le bonheur de recevoir les trois lettres que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'écrire, et elles n'ont point passé en de mauvaises mains. Mais la première, du 30 juin, ayant été portée à Paris, pendant que j'étais déjà en chemin pour revenir en ce pays, ceux qui l'ont reçue pour moi ont attendu des nouvelles de mon arrivée avant que de me l'envoyer, et ainsi je ne l'ai pu avoir qu'aujourd'hui, que j'ai aussi reçu la dernière du 23 août par laquelle j'apprends un procédé injurieux que j'admire; et je veux croire, avec Votre Altesse, qu'il ne vient pas de la personne à qui on l'attribue. Quoi qu'il en soit, je n'estime pas qu'on doive être fâché de ne point faire un voyage, où, comme Votre Altesse remarque fort bien, les incommodités étaient infaillibles et les avantages fort incertains. Pour moi, grâces à Dieu, j'ai achevé celui qu'on m'avait obligé de faire en France, et je ne suis pas marri d'y être allé, mais je suis encore plus aise d'en être revenu. je n'y ai vu personne dont il m'ait semblé que la condition fût digne d'envie, et ceux qui y paraissent avec le plus d'éclat m'ont semblé être les plus dignes de pitié. je n'y pouvais aller en un temps plus avantageux pour me faire bien reconnaître la félicité de la vie tranquille et retirée, et la richesse des plus médiocres fortunes. Si Votre Altesse compare sa condition avec celle des Reines et des autres Princesses de l'Europe, elle y trouvera même différence qu'entre ceux qui sont dans le port, où ils se reposent, et ceux qui sont en pleine mer, agités par les vents d'une tempête. Et bien qu'on ait été jeté dans le port par un naufrage, pourvu qu'on n'y manque pas des choses nécessaires à la vie, on ne doit pas y être moins content, que si on y était arrivé d'autre façon. Les fâcheuses rencontres qui arrivent aux personnes qui sont dans l'action, et dont la félicité dépend toute d'autrui, pénètrent jusqu'au fond de leur cur, au lieu que cette vapeur venimeuse, qui est descendue des arbres sous lesquels se promenait paisiblement Votre Altesse, n'aura touché, comme j'espère, que l'extérieur de la peau, laquelle si on eût lavée sur l'heure avec un peu d'eau-de-vie, je crois qu'on en aurait ôté tout le mal.

Je n'ai reçu aucunes lettres, depuis cinq mois, de l'ami dont j'avais écrit ci-devant à Votre Altesse. Et pour ce qu'en sa dernière il me mandait fort ponctuellement les raisons qui avaient empêché la personne à laquelle il avait donné mes lettres, de me faire réponse, je juge que son silence ne vient que de ce qu'il attend encore cette réponse, ou bien peut-être qu'il a quelque honte de n'en avoir point à m'envoyer, ainsi qu'il s'était imaginé. je me retiens aussi de lui écrire le premier, afin de ne lui sembler point reprocher cela par mes lettres, et je ne laissais pas de savoir souvent de ses nouvelles, lorsque j'étais à Paris, par le moyen de ses proches, qui huit jours. Mais lorsqu'ils lui auront mandé que je suis ici, je ne doute point qu'il ne m'y écrive, et qu'il ne me fasse entendre ce qu'il saura du procédé qui touche Votre Altesse, pour ce qu'il sait que j'y prends beaucoup d'intérêt. Mais ceux qui n'ont point eu l'honneur de vous voir, et qui n'ont point une connaissance très particulière de vos vertus, ne sauraient pas concevoir qu'on puisse être si parfaitement que je suis, etc.