Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Le Crévis, août 1644

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- Élisabeth à Descartes - La Haye, 1er août 1644 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 18 mai 1645


Madame,

La faveur que me fait Votre Altesse de n'avoir pas désagréable que j'aie osé témoigner en public combien je l'estime et je l'honore, est plus grande, et m'oblige plus qu'aucune que je pourrais recevoir d'ailleurs. Et je ne crains pas qu'on m'accuse d'avoir rien changé en la morale, pour faire entendre mon sentiment sur ce sujet ; car ce que j'en ai écrit est si véritable et si clair, que je m'assure qu'il n'y aura point d'homme raisonnable qui ne l'avoue. Mais je crains que ce que j'ai mis, au reste du livre, ne soit plus douteux et plus obscur, puisque V. A. y trouve des difficultés.

Celle qui regarde la pesanteur de l'argent vif est fort considérable, et j'eusse tâché de l'éclaircir, sinon que, n'ayant pas encore assez examiné la nature de ce métal, j'ai eu peur de faire quelque chose contraire à ce que je pourrai apprendre ci-après. Tout ce que j'en puis maintenant dire, est que je me persuade que les petites parties de l'air, de l'eau, et de tous les autres corps terrestres, ont plusieurs pores, par où la matière très subtile peut passer ; et cela suit assez de la façon dont j'ai dit qu'elles sont formées. Or, il suffit de dire que les parties du vif-argent et des autres métaux ont moins de tels pores, pour faire entendre pourquoi ces métaux sont plus pesants. Car, par exemple, encore que nous avouassions que les parties de l'eau et celles du vif-argent fussent de même grosseur et figure, et que leurs mouvements fussent semblables, si seulement nous supposons que chacune des parties de l'eau est comme une petite corde fort molle et fort lâche, mais que celles du vif-argent, ayant moins de pores, sont comme d'autres petites cordes beaucoup plus dures et plus serrées, cela suffit pour faire entendre que le vif-argent doit beaucoup plus peser que l'eau.

Pour les petites parties tournées en coquille, ce n'est pas merveille qu'elles ne soient point détruites par le feu qui est au centre de la terre. Car ce feu-là n'étant composé que de la matière très subtile toute seule, il peut bien les emporter fort vite, mais non pas les faire choquer contre quelques autres corps durs ; ce qui serait requis pour les rompre ou les diviser. Au reste, ces parties en coquille ne prennent point un trop grand tour pour retourner d'un pôle à l'autre. Car je suppose que la plupart passe par le dedans de la terre ; en sorte qu'il n'y a que celles qui ne trouvent point de passage plus bas, qui retournent par notre air. Et c'est la raison que je donne, pourquoi la vertu de l'aimant ne nous paraît pas si forte en toute la masse de la terre, qu'en de petites pierres d'aimant.

Mais je supplie très humblement Votre Altesse de me pardonner, si je n'écris rien ici que fort confusément. Je n'ai point encore le livre dont elle a daigné marquer les pages, et je suis en voyage continu ; mais j'espère, dans deux ou trois mois, avoir l'honneur de lui faire la révérence à La Haye. je suis, etc.