Cours d’agriculture (Rozier)/MARAÎCHER (supplément)

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MARAÎCHER, (Jardinage.) Les continuateurs de cet Ouvrage ont pensé qu’il seroit utile d’entrer dans quelques détails sur le genre de culture propre aux marais (lieux où l’on cultive les légumes pour l’approvisionnement des marchés des grandes villes.) Si je me suis chargé de la rédaction d’une matière qui n’a pas encore été traitée, j’ai voulu payer de l’expression entière de mes sentimens pour la prospérité de toutes les parties de l’agriculture, quels que soient les détails qu’elles comportent, et non prétendre tout dire sur un art (celui du maraîcher) encore inconnu, qui n a d’autre précepte que la tradition orale et l’imitation routinière des fils des jardiniers, dont les habitudes se succèdent de père en fils.

Outre que j’ai vu les marais et observé, autant qu’il m’a été possible, en conférant avec les maraîchers, les méthodes de cultures maraîchères, en Italie, en Allemagne et en France, j’ai particulièrement examiné la culture des maraîchers de Paris, qui sont, sans contredit, les plus habiles dans cet art. Si ces hommes robustes et opiniâtres au travail sont étrangers à l’art d’écrire, on ne peut leur refuser un genre de connoissances qui leur est propre, et dont les détails sont très-difficiles à saisir et plus difficiles encore à décrire ; ce seroit donc mal juger ces cultivateurs praticiens, que de leur refuser la connoissance d’une partie dont ils sont possesseurs. Ils connoissent les plantes légumières à la levée et à l’inspection des feuilles séminales, comme certains pépiniéristes praticiens connoissent et signalent un bon ou mauvais fruit à l’inspection de la couleur de l’épiderme, du nombre et de la disposition des boutons, dans un temps où les arbres fruitiers manquent de feuilles ; de même que les personnes exercées (les grainetiers) à voir sous plusieurs formes et nuances différentes, selon les qualités des terres, les lieux ou les saisons qui les ont produites, connoissent souvent les nombreuses sous-variétés de diverses espèces de plantes, à l’inspection de leurs semences. Ces connoissances qui composent, comme on dit, le tact propre à chaque état qui dérive de la botanique, me paroissent supplémentaires de cette science, et non secondaires, comme il semble que le plus grand nombre des botanistes le pensent, en n’indiquant pas dans leurs articles ou dans leurs leçons les nombreuses sous-variétés, races et nuances de légumes et de fruits utiles, à cause de l’inconstance des caractères propres à les décrire : sans doute ces caractères sont fugitifs, mais leur étude présente tant d’utilité, que ce motif suffit pour s’y livrer, et je ne doute pas que si ces sujets étoient sérieusement médités, ils ne soient féconds en résultats les plus prospères à l’agriculture.

L’art du maraîcher consiste à obtenir le plus grand produit possible d’un espace de terre, en cultivant ensemble plusieurs sortes de légumes qui puissent réussir dans le même sol, et de nature à se protéger l’une par l’autre, ou au moins à ne pas se nuire ; il consiste à ne jamais laisser la terre en repos, et à obtenir quatre à cinq récoltes dans la même année, et plusieurs sortes de légumes ensemble : par exemple, de l’épinard, du cerfeuil ou du cresson, dans un carré de choux ; des radis dans une planche de romaines ; et ces légumes ajoutés, semés de manière à n’être bons à couper ou à arracher qu’au moment précis qu’ils pourroient nuire aux choux ou aux salades, etc. etc. Mais, avant d’entrer dans ces détails pratiques, nous devons parler du jardin potager, qui n’est autre chose qu’un marais, puisqu’il est d’autant mieux soigné et plus productif, qu’il en approche davantage, et que le jardinier qui le cultive a plus de connoissances maraîchères : il nous paroît aussi utile d’entrer dans quelques considérations sur les plantes légumières, les racines nourrissantes, les salades et autres légumes, avant de décrire leur mode de semis, leur culture et la manière de les disposer sur la même superficie de terrain dans les marais.

Il semble que les plantes potagères étant dans les mains, et je dirois presque exclusivement sous la surveillance du jardinier de la maison, soient condamnées au mépris. Si le propriétaire habite sa terre et qu’il s’occupe de la faire fructifier, il prend soin des bois, des champs et des prés ; et si, fixé à la campagne, il abandonne cette administration à un autre, il charme alors ses loisirs par la disposition et l’arrangement des bosquets, ou en cultivant de brillantes et riches collections de fleurs ; mais le spectacle de nombreux légumes assortis dans le jardin potager, l’occupe peu. Je ne sais d’où vient ce mépris de l’agriculture légumière ; il seroit cependant facile de démontrer qu’il est possible de rendre plus profitable le jardin potager.

On voit, dans plusieurs contrées de la France, des plantations légumières, dirigées par de très-riches propriétaires, souvent revêtus d’un grand caractère public, qui s’honorent d’une telle occupation, et qui ne dédaignent point le genre de bénéfice qu’elle présente. Si on attache de l’intérêt à la possession d’une pêche plus succulente que l’autre, pourquoi ne pas partager ce sentiment entr’elles et un chou, dont la tête blanche et serrée pèse souvent quarante livres et quelquefois davantage ? Si le suc froid et sucré de la pêche, combattu par l’immersion de ce beau fruit dans un vin généreux, flatte agréablement le goût, on mangeoit, il y a un moment, avec plaisir, des choux préparés sous diverses formes ; enfin si ce légume, célèbre dans toute l’antiquité, répugne à la table de quelques personnes, si quelquefois il est exclus de la table du maître, il nourrit de robustes ouvriers, occupés des travaux de la ferme ; ou, vendu au marché voisin, il paie doublement l’intérêt de la terre qu’il occupoit ; et puisque le propriétaire fait vendre du blé et du foin, pourquoi ne feroit-il pas vendre des légumes dont la consommation journalière fait un objet de première nécessité ?

Mais les choux ne sont pas les seuls qui réclament l’attention spéciale du propriétaire ; une foule de beaux légumes d’autres espèces se présentent pour enrichir les jardins : je ne veux pas parler des races légumières abâtardies, disséminées par-tout, et connues de la plupart des ouvriers de jardinage, mais de celles qu’une culture longue et assidue, et une surveillance active ont maintenues ou plutôt élevées à une perfection jardinière dans laquelle elles ne peuvent se conserver que par les mêmes soins : telles sont les plus grosses racines de carottes et de betteraves, le cardon à côtes pleines, le gros artichaut, le chou-fleur, les grosses asperges, les laitues pommées et les romaines, les véritables radis de forme ronde de diverses couleurs, les navets de diverses sortes et appropriés aux divers sols, la chicorée fine, et tant d’autres légumes de race perfectionnée, et supérieurs aux races vulgaires. Il est honteux pour l’agriculture de voir, dans presque toutes les parties de la France, de misérables légumes encore presque dans l’état sauvage, comme si les peuples modernes, accoutumés et asservis à tous, les genres de luxe, pouvoient vivre à la manière des robustes Gaulois. Entrez dans la plupart des jardins, et cherchez un chou de vingt-cinq à trente livres, une betterave de dix à douze livres, un très-beau pied de chou-fleur, de cardon ou des choux précoces, pommés et bons à manger au 15 avril ; des laitues et des romaines qui bravent les plus grandes chaleurs, et dont il soit nécessaire de couper ou d’écarter les feuilles pour que la tige puisse en sortir et s’élever en semence : vous chercherez en vain ces précieux légumes ; ils existent, sans doute, mais ce n’est que dans certains cantons ou dans les jardins de quelques cultivateurs, particulièrement dans les jardins des maraîchers, qui prennent à tâche de les y renouveler pour les conserver toujours.

Cependant les frais de culture sont les mêmes pour obtenir de bonnes ou de mauvaises productions : et pourquoi faut-il qu’on en voie si peu de bonnes ?… Il y a deux causes qui y concourent, qui sont : 1° la qualité des graines qu’on sème ; 2°. les soins nécessaires pour la conservation des races légumières perfectionnées.

Je vais donner quelques développemens à ces deux propositions.

S’il est utile d’employer les espèces et variétés de plantes les plus robustes et les semences provenues d’arbres ou de plantes dans la force de l’âge et de la santé, pour former des forêts et des prairies, où les plus vigoureuses constitutions végétales sont les plus désirables, puisqu’elles doivent lutter contre les intempéries et soutenir le cours variable des saisons, il est, par une raison contraire, indispensable d’employer des semences légumières provenues de légumes les mieux nourris, les plus succulens, les plus alimentaires, et depuis longtemps, et dans leurs successives générations, réduits à un état de domesticité jardinière, si je puis parler ainsi. D’après cela, toute graine de plantes potagères qui s’éloigne de ces attributions, doit être rejetée : méfiez-vous de toute semence de laitues et des diverses variétés de choux et de choux-fleurs, de raves et de petits radis, etc. etc. qui ne seroient pas provenues de plantes franches dans leur espèce, et qui n’auroient point été replantées à des distances convenables.

Ces considérations sont utiles, et je dois les énoncer ici, parce que l’expérience me sert de guide en ce point, et qu’elles me paroissent attachées à la prospérité de l’agriculture : il m’est démontré, par les plantations des porte-graines de notre magasin de commerce de graines, d’arbres et plantes, (frères Tollard, à Paris, grainetiers-pépiniéristes) que les variétés ne se conservent que lorsqu’on recueille leurs semences sur des légumes choisis, replantés et éloignés les uns des autres : par exemple, la laitue pommée blanche doit être plantée loin de la laitue pommée rouge, car si elles sont voisines, les poussières des feuilles se communiquant, il en naîtra une race métisse intermédiaire, et si l’une de ces espèces se trouve à côté d’une autre moins bonne, la semence donnera une race dégénérée, et ainsi des choux et des diverses sortes d’autres légumes. On sentira mieux la nécessité de ces précautions, en réfléchissant que la plupart des plantes potagères sont dues aux travaux des jardiniers, à la qualité des terres, au hasard et à d’autres combinaisons de mariages végétaux, ou enfin à l’action diminuée ou augmentée de l’eau, de l’air et de la lumière : ce sont des conquêtes sur le règne végétal, qu’il faut maintenir par beaucoup de surveillance, pour qu’elles ne retournent pas à l’état de nature d’où l’homme les amène à l’état de plantes potagères ; mais, arrivées à cet état de perfection, ces plantes potagères, semées, reproduisent des plantes semblables, et cette reproduction durera autant que la qualité du sol ne s’y opposera pas, et que le cultivateur sera attentif à la conservation des races. C’est ainsi qu’une culture longue et assidue d’une plante, et l’action plus ou moins prononcée de la lumière, en changent la constitution primordiale. La laitue, qui ne présente dans l’état de nature que quelques feuilles velues et d’une saveur désagréable, a acquis une succulence utile, une saveur agréable, et s’est modifiée en quarante variétés et sous-variétés, dont les formes se reproduisent constamment par leurs semences. La consistance dure et fibreuse du navet, de la carotte, du panais, du salsifis, du chervi, de la betterave, a été remplacée par des fibres molles et distendues, dont les mailles sont remplies de sucs sucrés ; les squammes des cinarées (cardons et artichauts) sont devenues comestibles et éminemment nutritives. Les fruits des cucurbitacées ont perdu leur saveur amère, et se sont transformés en masses énormes d’une pulpe sucrée ; le chou a formé sa racine en chou-navet, sa tige en chou-rave, et ses feuilles en choux-pommés, frisés et non frisés, et en choux verts. Enfin, le poison a disparu et fait place à la fécule nourrissante, dans une foule de végétaux : la nature a voulu que ces formes variées, cette distension outrée du tissu réticulaire des diverses parties végétales, se reproduisissent par semences dans les plantes légumières, juste récompense des travaux attachés à l’agriculture.

C’est une loi commune à tous les corps vivans qu’ils se succèdent semblables à la première génération, et qu’ils ne se dépravent que par les générations successives. L’arbre sauvage qui donne un fruit acerbe, n’arrivera à le donner doux et succulent qu’après avoir été long-temps mutilé, greffé et cultivé ; et ainsi des plantes légumières transportées dans les jardins, qui ne se conserveront telles qu’autant qu’elles seront cultivées dans un sol abondamment saturé de sels qui stimulent la fibre végétale, et de carbone qui la distend, la remplit et la fait croître en tous sens ; et, par une conséquence de la même loi, si le végétal cultivé cesse de l’être, il périt avant le terme fixé par la nature, victime des soins qui ont amolli sa constitution : mais avant de cesser de vivre, il emploie le reste de ses forces à produire un nombre d’autant plus grand de semences, qu’il est plus malade.

Ce n’est donc que par une marche lente et successive que la nature a permis à l’homme de modifier les formes organiques végétales, pour satisfaire sa propre organisation et faire cesser ses besoins les plus pressans, comme pour lui montrer par-tout son insuffisance, lui marquer les bornes de son pouvoir et l’inviter à la méditation, au travail et au courage de la patience, le plus grand de tous.

Mais si les modifications que la main de l’homme fait subir aux plantes, s’aperçoivent lentement dans leurs résultats utiles, ils s’accompagnent toujours d’un plaisir soutenu et des bienfaits de la santé, parce que les travaux attachés à la culture des jardins, exercent d’une manière égale toutes les parties du corps et en facilitent les fonctions, et parce que le stimulus des émanations végétales exerce sur les sens une action douce, égale, constante, qui s’accompagne d’un spectacle ravissant et animé, sans offrir le tableau des misères physiques et morales qui tourmentent la foule tumultueuse destinée à parcourir une vie inquiète dans le sein des grandes cités.

J’ai pensé que dans un temps où le bon goût et des mœurs douces fixent à la campagne des hommes de tous les états et de tant d’opinions et de professions diverses, il me seroit permis d’invoquer leur attention sur l’agriculture et particulièrement sur le jardin potager, comme faisant partie essentielle du domaine rural. Et pourquoi, lorsque la philosophie a appelé tous les regards sur les objets d’utilité publique, et les a vengés des mépris auxquels ils étoient si injustement condamnés, pourquoi l’humble potager rougiroit-il d’étaler son utile parure ? Pourquoi n’oseroit-il aussi paraître sur la scène économique, quand il put s’appuyer de l’autorité des plus grands noms, Pline, Varron, Columelle, Vanières, Rapin, etc. ? Virgile même, poète du sentiment, dit :

Si mon vaisseau, long-temps égaré loin du bord,
Ne se hâtoit enfin de regagner le port,
Peut-être je peindrois les lieux chéris de Flore ;
Le narcisse en mes vers s’empresseroit d’éclore ;
Les roses m’ouvriroient leurs calices brillans ;
Le tortueux concombre arrondiroit ses flancs ;
Du persil toujours vert, des pâles chicorées,
Ma muse abreuveroit les tiges altérées[1].

On voit, dit M. de Lille, de qui nous avons emprunté ces vers, que cette composition de jardin est très-simple et toute naturelle ; et on aime à citer de Lille quand on parle de la nature, qu’il a si bien chantée.

Succession des productions du jardin maraîcher. Les maraîchers font, (comme ils disent) trois saisons de légumes : nous allons offrir un exemple de ce mode de culture.

Je suppose le marais muni de puits, de couches, de canaux ou rigoles, de châssis, de cloches et de fumier de diverses sortes.

Première saison. Du 9 au 15 octobre, (le jour ou peu après la Saint-Denis), semez la romaine verte d’hiver, sous châssis ou sous cloches ; soignez ce semis jusqu’au 11 novembre, (Saint-Martin) alors repiquez le jeune plant encore sous châssis, et soignez ce repiquage en ôtant toutes les feuilles qui pourrissent ; et, en janvier ou février, selon la température, plantez ces romaines au midi, au dos d’un mur ou d’un brise-vent, à un pied de distance, et les rangs à six pouces ; cela fait, semez le même jour des radis et du poireau. Le 20 mars, les radis seront bons à arracher, la romaine au Ier. mai et le poireau en juin ; bien entendu que ce terrain aura été préparé par un ou deux labours, et fumé avec de bon terreau : ainsi cette première saison donne des radis, de la romaine ou de la laitue, et du poireau.

Deuxième saison. Labourez le même terrain qui vient de produire à la fois des radis et des raves de diverses couleurs, des romaines ou des laitues, et du poireau, de la ciboule ou de l’ognon, et, au lieu de le fumer avec du terreau consommé, couvrez-le d’un bon pailli ou de débris de vieilles couches, et plantez alternativement un rang de chicorée, ou de scarole et de cornichons : la chicorée est bonne à cueillir en juillet, et les cornichons en août ou à la mi-septembre.

Troisième saison. Labourez et fumez avec du terreau consommé le même terrain qui a produit les légumes ci-dessus mentionnés ; semez des radis et des mâches, et plantez de la chicorée : les radis seront bons en vingt jours, les mâches en quarante, et la chicorée se cueillera tout l’automne et l’hiver. Ainsi, il est évident que la même planche de terrain a produit huit ou dix espèces combinées ensemble, dans le cours de l’année.

Et ainsi se combinent tous les autres légumes, pour obtenir un profit double, triple, quadruple, sur la même superficie de terrain, eu égard à leurs rapports mutuels et à leurs besoins d’eau, d’engrais ou d’abris : par exemple, on sème des radis et du cerfeuil, et on plante des choux sur la même planche ; on plante un carré de cardons, et on sème des navets sur la même superficie ; de l’épinard ou de la laitue à raser ; on ne plante jamais un carré de salades sans y mêler des radis ou des raves, et si on laisse des légumes choisis pour porter des graines, on les place à de longues distances, pour qu’ils n’interrompent pas la culture des autres légumes.

Je n’ai pas besoin de dire que ce mode de cultiver si profitable, suppose beaucoup de bons engrais, des ouvriers robustes, une surveillance active et des arrosemens abondans et multipliés. Le maraîcher de Paris et sa femme, presque toujours bras et jambes nues, les pieds dans une chaussure grossière, sont sobres, dorment peu et travaillent beaucoup : à minuit ou à une heure, la femme et les garçons maraîchers portent au marché les légumes disposés la veille sur des paniers ou dans des hottes ; et si le temps est à l’orage, on a grand soin d’humecter les légumes, et particulièrement les salades, qui pourroient être frappées par l’influence active de l’électricité, se déformer et s’allonger, et perdre ainsi de leur qualité et de leur prix : ce soin est sur-tout utile si les salades sont cueillies vingt-quatre heures avant de les exposer au marché : le mari va rarement au marché, il donne ses soins aux châssis, aux cloches, aux couches, conservateurs des plantes qui seront mises plus tard en pleine terre. Cette surveillance est indispensable ; une gelée, un coup de vent de nord peuvent détruire toutes les ressources de l’année. De retour de la halle, on se met au travail : ici le maître et le valet mangent ensemble, et une grosse soupe sert de déjeûner ; plus loin, même régime pour le dîner, après lequel on dort une heure ou deux, pour retourner immédiatement au travail ; quelquefois, le soir, on mange la viande qui a servi à faire le bouillon, ou quelques légumes cuits ; car il est à remarquer que les jardiniers ont l’heureuse habitude de ne pas manger de végétaux crus. C’est un spectacle imposant de voir ces hommes, dont les bras velus sont rougis par le soleil, courbés des journées entières sous de lourds arrosoirs, et leurs femmes, constamment courbées vers la terre, ou même très souvent les genoux sur la terre humide, cueillir sans interruption, et par tous les temps et toutes les températures, des légumes qui seront offerts le lendemain à la multitude des oisifs de toutes les classes qui habitent les villes, et qui affectent, au milieu des frivolités de tous les genres qui occupent leur vie, un dédain inutile, à la vérité, pour l’agriculture. Mais si le robuste maraîcher et sa laborieuse épouse sont courbés sous le poids du travail ; si, jeunes encore, leur taille est déformée plus tôt que dans les autres arts, c’est un malheur attaché à cette profession, sans doute ; mais il ne lui est pas exclusif. Quel homme, quel que soit son état, peut se soustraire à en porter le fardeau ! Je vois encore, entre toutes les conditions de la vie, celle de cultivateur la plus convenable à l’exercice de toutes les fonctions du corps et des facultés de l’esprit, et nécessairement la plus heureuse.

Outre que le jardinier-maraîcher gagne «a vie honnêtement, nourrit bien et élève sa famille, laborieuse et pleine de santé, dans l’indépendance et dans les principes de fierté que donne la possession d’un état utile, dont on peut vivre sans s’engager au service public ou particulier, il coule une vie presque toujours exempte d’infirmités, et arrive à une très-longue vieillesse, en comptant plusieurs générations parmi ses descendans ; car les femmes des jardiniers et des laboureurs, plus rapprochées par état de l’ordre de la nature, conservent toute la fécondité propre à leur sexe, et accomplissent tous les temps et tous les devoirs de l’amour et de la maternité, sans craindre pour le sort de leurs enfans, puisqu’elles les destinent, comme leurs père et mère, à une vie laborieuse et à la pratique de la vertu. (Tollard, aîné.)

  1. Atque equidem, extremo ni iam sub fine laborum, etc. Virgile. Georg. Lib.
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