Cours d’agriculture (Rozier)/TAUPE (supplément)

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Marchant (Tome douzièmep. 596-599).


TAUPE, (Addition à l’art. de Rozier.) Tous les cultivateurs et les jardiniers savent combien les taupes sont funestes à l’agriculture. Cet animal vit sous terre, et détruit toutes les racines qu’il rencontre en parcourant les longues galeries souterraines qu’il se forme à l’aide de son museau et de ses pattes. Il se plaît dans la terre meuble des jardins, où il fait des dégâts considérables en rongeant les racines des plantes potagères ; mais il est encore plus nuisible dans les prairies ; en couvrant leur sol de nombreux monticules que l’on nomme taupinières, il empêche de couper rez terre le foin qu’elles ont produit, et fait perdre une partie des récoltes. D’autres fois il occasionne des inondations, en perçant de mille trous les digues qui avoisinent les rivières auprès desquelles il va chercher la fraîcheur dans les ardeurs de l’été. Tant de dégâts ont fait déclarer à la taupe une guerre d’extermination. Les appâts, les pièges, les machines, le poison, les armes à feu, ont été tour à tour dirigés contre elle ; mais tous ces moyens de destruction ont été insuffisans ou trop coûteux, lorsqu’ils étoient employés par la routine ou dirigés par des hommes ignorant les habitudes et les mœurs de cet animal. Une simple houe, un brin de paille, un petit bâton surmonté d’un étendard de papier, un peu d’eau, et du silence, ont suffi, à M. Aurignac, pour prendre en vie, dans une matinée, toutes les taupes d’un héritage, y fussent-elles au nombre de trente, lorsque vingt années lui ont eu fait connoître l’instinct qui dirige la marche de la taupe dans toutes les saisons de l’année. Ces connoissances pratiques ont été rédigées avec clarté, précision et méthode dans un Mémoire de M. Dralet, dont nous allons donner l’analyse.

Histoire de la taupe. La taupe passe sa vie sous terre ; le grand air l’incommode ; si elle abandonne quelquefois le terrain qu’elle habite pour en chercher un plus commode, c’est pour y rentrer aussitôt. Elle a l’ouïe très-délicate et la vue foible ; elle cherche les terres douces et de bonne qualité où elle trouve les vers, les racines et les insectes dont elle se nourrit ; elle n’habite pas les terrains pierreux ni fangeux ; elle se hâte de fuir de son souterrain lorsque l’eau vient l’y surprendre ; elle habite, pendant l’hiver, les endroits élevés, à l’abri des inondations et d’une trop grande humidité ; au printemps, elle descend dans les prairies et le long des collines ; dans les longues sécheresses, elle se réfugie au bord des fossés, le long des rivières, des ruisseaux, et sous les haies. Les femelles mettent bas, en une portée, quatre à cinq petits chaque année, en février, mars ou avril. Quatre à cinq grosses taupinières rapprochées, placées dans un endroit élevé près d’une haie ou d’un buisson, indiquent le réduit souterrain et couvert d’une voûte solide où elles ont déposé leurs petits. Comme la taupe est obligée de chercher sa nourriture dans les entrailles de la terre, elle y fait de longues routes souterraines que l’on nomme boyaux. Ces boyaux sont parallèles à la surface de la terre, à la profondeur de quatre à six pouces, suivant la saison. Les taupes, craignant également le froid et le chaud, s’enfoncent plus profondément en terre en été et en hiver. Lorsqu’elles se sentent en danger, elles s’enfoncent en terre par un boyau perpendiculaire qu’elles creusent quelquefois à un pied et demi de profondeur. En formant ces boyaux, les taupes rejettent continuellement, à la surface du sol, la terre qu’elles ont détachée : c’est ce qui produit ces monticules connus sous le nom de taupinières ; elles en forment, à chaque reprise, trois, quatre, six et jusqu’à neuf, selon leur âge et leurs forces ; ce genre de travail donne lieu à la communication de tous les boyaux souterrains.

Si l’on ouvre, avec un instrument quelconque, un boyau que la taupe a formé depuis peu, elle vient quelques instans après le réparer, afin de se mettre à couvert du danger et du grand air. Pour y parvenir, elle forme, à l’endroit ouvert, une voûte de terre mobile qui présente à l’extérieur une taupinière oblongue, au moyen de laquelle elle réunit et rapièce, pour ainsi dire, le boyau coupé ; la taupe vient ainsi réparer la taupinière fraîche qu’on endommageroit. Les taupes travaillent peu en hiver ; mais c’est à l’approche du printemps qu’elles ont plus d’activité et qu’elles mettent plus d’ardeur dans leur travail ; elles recouvrent en cette saison leur vigueur, la terre se remue plus facilement, et la nécessité de nourrir leurs petits les fait s’occuper incessamment d’ouvrir de nouveaux boyaux pour y trouver les substances qui leur conviennent.

Les taupinières formées par le mâle, qui est plus vigoureux, sont plus grosses et plus multipliées ; celles de la femelle sont petites et peu nombreuses ; les jeunes font seulement de longues traînasses, en effleurant la superficie de la terre qui suffit à peine pour les recouvrir.

Les taupes sont le plus ardentes à travailler au lever et au coucher du soleil ; on les voit aussi s’occuper à neuf heures, à midi et à trois heures. Le soleil levant est le temps où elles font le plus de taupinières pendant la sécheresse, tandis qu’en hiver elles attendent, pour travailler, que le soleil ait réchauffé la terre de ses rayons.

Déduisons de la connoissance des mœurs de la taupe, les principes qui doivent diriger le taupier. On doit choisir, pour faire la guerre aux taupes, le moment où elles travaillent ; la saison la plus favorable est le printemps ; l’heure la plus propice, le lever du soleil ; viennent ensuite les autres heures que nous venons d’indiquer. Le caractère craintif des taupes doit empêcher de faire du bruit et de frapper la terre quand on les guette. Dans certains cas, on peut les forcer de sortir de leur souterrain, en y versant de l’eau. Une taupinière fraîche annonce la présence d’une taupe, si on ne la voit percée, dans son centre, d’un trou perpendiculaire d’environ deux pieds de diamètre ; car alors il est certain que la taupe a quitté cette retraite pour chercher un sol qui lui convient mieux. On seroit toujours assuré de prendre la taupe qui travaille dans un assemblage de taupinières fraîches, si l’on prenoit la peine de les enlever toutes avec la houe, et de découvrir leurs boyaux. Cette opération embarrassante et longue deviendroit extrêmement facile si on pouvoit réduire la taupe et l’enfermer entre deux points peu éloignés ; car il suffiroit alors, pour la trouver, de découvrir avec la houe l’espace intermédiaire de ces deux points. Pour réduire la taupe entre deux points d’un boyau, il suffit de quelques coupures faites à propos dans le boyau : ces incisions lui coupent pour ainsi dire le chemin, puisqu’elles ne les franchissent qu’après les avoir réparées ; il faut de plus fermer légèrement avec un peu de terre l’extrémité des boyaux qui y aboutissent.

Pratique de l’art du taupier. Le seul instrument nécessaire au taupier, est une houe, des morceaux de paille, de papier blanc et un peu d’eau.

Le premier objet qui doit occuper un taupier en entrant dans un héritage, est de savoir combien il renferme de taupes, pour les attaquer toutes à la fois, afin de pouvoir aller plus vite en besogne. Je suppose une pièce de prés, représentée dans la Pl. V, (p. 349) couverte des taupinières, fig. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 ; j’aperçois, fig. 1, une taupinière isolée ; elle est fraîche, donc elle annonce l’existence d’une taupe ; elle est grosse, donc elle a été faite par un mâle. Les deux taupinières, fig. 2, sont peu éloignées l’une de l’autre ; elles ont aussi été faites par une seule taupe ; elles sont petites, donc elles appartiennent à une femelle. Les trois taupinières, fig. 3, sont encore peu éloignées ; elles appartiennent encore à une seule taupe, qui est mâle ; car ces taupinières sont grosses ; elles sont fraîches, donc la taupe y travaille. Les six taupinières, fig. 4, peu éloignées entr’elles, appartiennent à une seule taupe ; elles sont fraîches et petites, donc elles recèlent une femelle. Les traînasses en zigzag, ou taupinières informes, fig. 5, sont fraîches ; elles appartiennent à une jeune taupe. Les trois taupinières, fig. 6, sont sèches, donc elles ont été abandonnées. Les taupinières, fig. 7, sont encore fraîches ; mais une d’elles, M, est percée par le haut, donc la taupe qui les a faites les a quittées depuis peu.

Ces observations indiquent qu’il y a dans ce pré cinq taupes, deux mâles, deux femelles et une jeune ; les mâles travaillant plus vite, doivent être guettés de plus près que les femelles. On doit aussi veiller de près les jeunes, qui ne faisant qu’effleurer la terre, vont fort vite en besogne.

Lorsqu’une taupe n’a fait qu’un trou, fig. 1, j’enlève d’abord la taupinière avec la terre, et je m’assure si elle n’a pas de communication avec les taupinières voisines. Pour y parvenir, je tousse dans l’ouverture que j’ai faite, c’est-à-dire à l’ouverture du boyau commencé : j’en approche en même temps l’oreille ; si la taupinière n’a pas de communication, la taupe est peu éloignée ; effrayée par le bruit je l’entends s’agiter et elle ne peut m’échapper. Je découvre le boyau de a en b avec la houe et le suis jusqu’en b, où je rencontre la taupe. Mais l’animal, connoissant le danger, a peut-être eu le temps de s’enfoncer en terre en y formant un boyau bc ; alors j’ai deux moyens pour la prendre : je creuse jusqu’en c où je rencontre ma proie, ou bien je verse de l’eau en b, et l’animal s’y présente de lui-même.

Si en toussant je n’ai pas entendu l’animal s’agiter, c’est la preuve qu’il a au moins deux taupinières AB, fig. 2, et j’opère de la manière suivante : je fais une ouverture de d en e de plus de neuf pouces dans la direction du boyau qui communique d’une taupinière à l’autre ; je ferme avec un peu de terre les deux extrémités de du boyau. Frappée par le grand air, et craignant pour sa sûreté, la taupe vient quelques instans après pour réparer le dommage fait à sa galerie souterraine ; elle souffle ou pousse de la terre avec ses pattes en d, ou en c. Si elle se présente en d, je suis assuré de la trouver entre ce point et la taupinière A. Si c’est en e, je suis certain qu’elle est entre ce point et la taupinière B. Dans l’un ou l’autre cas, j’opère comme si ma proie n’avoit pour taupinière que celle où elle se trouve arrêtée.

Si une taupe a trois taupinières CDE, fig. 3, je multiplie mes sections en fghi ; la taupe viendra alors souffler en f, en h, en g ou en i ; si elle souffle en f, elle est enfermée entre ce point et la taupinière C ; si elle souffle en i, elle se trouve enfermée entre ce dernier point et la taupinière E ; si elle souffle en g ou en h, elle est dans l’espace intermédiaire entre ces deux points. Dans ces trois hypothèses, j’opère comme dans le premier cas, en découvrant l’espace où se trouve la taupe. Si la taupe est enfermée en g ou en h, et que je ne veuille pas découvrir tout cet intervalle, j’enlève la taupinière B, et je fais à sa place une troisième incision ; j’attends que la taupe ait soufflé ; le côté où elle se présente m’indique si je la trouverai entre la troisième incision et le point g, ou entre cette incision et le point h.

Si une taupe a six taupinières FGHIKL, fig. 4, je fais une incision kl ; si la taupe vient souffler, en ce cas elle est enfermée entre ce point et la taupinière f ; si au contraire elle, souffle en l, elle est enfermée entre ce dernier point et la taupinière L ; alors j’agis comme dans le cas où il existe seulement trois taupinières.

Lorsqu’une ou plusieurs taupinières fraîches se trouvent près de vieilles taupinières, il faut d’abord faire des coupures qui interrompent toutes communications entre les unes et les autres ; et lorsqu’on est parvenu à reconnoître l’endroit où la taupe se présente pour souffler, on agit comme dans les premiers cas.

Si l’on attaque plusieurs taupes à la fois, il faut être très-actif et très-vigilant, parce que lorsqu’on est occupé à guetter une taupe, une autre peut traverser le boyau que l’on a découvert ; pour s’apercevoir plus facilement de ses mouvemens, on place dans ce cas un étendard de paille ou de papier, dont l’agitation ou la chute indiquent la présence de la taupe, à laquelle on rend encore le passage plus difficile par une petite motte de terre placée dans sa galerie.

Lorsqu’on veut employer avec succès les alimens empoisonnés destructeurs des taupes, tels que les noix bouillies dans une forte lessive, ou la ciguë, la racine d’ellébore couverte de farine d’orge, l’arsenic placé sur le blanc d’un poireau, on fera des incisions comme si on vouloit prendre les taupes avec la houe, et l’on placera les alimens empoisonnés aux deux extrémités coulées de sa galerie : l’animal trouvera sûrement la mort en venant réparer son chemin couvert. Si l’on veut faire périr Les taupes sur des fumigations de soufre ou d’autres combustibles, on commencera par les cerner pour connoître leur résidence et les acculer dans un endroit où elles ne puissent se soustraire aux effets de la fumée. Depuis quelque temps M. Cadet de Vaux a vanté les talens et les moyens de Henri Lecourt, qui se réduisent à ouvrir les boyaux souterrains que se creuse la taupe, et à y placer deux pièges à ressorts opposés, où la taupe vient se prendre au moment où elle veut réparer son chemin couvert. C’est ainsi que la connoissance des habitudes de la taupe a fourni des moyens divers de se préserver de ses ravages. (M.)