Crime et Châtiment/IV/3

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 33-39).
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Quatrième partie

III

Durant cinq minutes, tous furent très-joyeux, leur satisfaction se traduisit même par des rires. Seule Dounetchka pâlissait de temps à autre et fronçait le sourcil au souvenir de la scène précédente. Mais de tous le plus enchanté était Razoumikhine. Sa joie, qu’il n’osait pas encore manifester ouvertement, se trahissait malgré lui dans le tremblement fiévreux de toute sa personne. À présent, il avait le droit de donner toute sa vie aux deux dames, de se consacrer à leur service… Toutefois, il refoulait ces pensées au plus profond de lui-même et craignait de donner carrière à son imagination. Quant à Raskolnikoff, immobile et maussade, il ne prenait aucune part à l’allégresse générale ; on eût même dit qu’il avait l’esprit ailleurs. Après avoir tant insisté pour qu’on rompît avec Loujine, il semblait être celui que cette rupture, maintenant consommée, intéressait le moins. Dounia ne put s’empêcher de penser qu’il était toujours fâché contre elle, et Pulchérie Alexandrovna le regarda avec inquiétude.

— Qu’est-ce que t’a donc dit Svidrigaïloff ? demanda la jeune fille en s’approchant de son frère.

— Ah ! oui, oui ! fit vivement Pulchérie Alexandrovna.

Raskolnikoff releva la tête.

— Il tient absolument à te faire cadeau de dix mille roubles, et il désire te voir une fois en ma présence.

— La voir ! jamais de la vie ! s’écria Pulchérie Alexandrovna. Et comment ose-t-il lui offrir de l’argent ?

Ensuite Raskolnikoff rapporta (assez sèchement) son entretien avec Svidrigaïloff.

Dounia fut extrêmement saisie quand elle sut en quoi consistaient les propositions de Svidrigaïloff. Elle resta longtemps pensive.

— Il a conçu quelque affreux dessein ! murmura-t-elle à part soi, presque frissonnante.

Raskolnikoff remarqua cette excessive frayeur.

— Je crois que j’aurai encore plus d’une fois l’occasion de le voir, dit-il à sa sœur.

— Nous retrouverons ses traces ! Je le découvrirai ! cria énergiquement Razoumikhine. — Je ne le perdrai pas de vue ! Rodia me l’a permis. Lui-même m’a dit tantôt « Veille sur ma sœur. » Vous y consentez, Avdotia Romanovna ?

Dounia sourit et tendit la main au jeune homme, mais son visage était toujours soucieux. Pulchérie Alexandrovna jeta sur elle un regard timide ; du reste, les trois mille roubles l’avaient notablement tranquillisée.

Un quart d’heure après, on causait avec animation. Raskolnikoff lui-même, quoique silencieux, prêta pendant quelque temps une oreille attentive à ce qui se disait. Le dé de la conversation était tenu par Razoumikhine.

— Et pourquoi, je vous le demande, pourquoi vous en aller ? s’écriait-il avec conviction. Que ferez-vous dans votre méchante petite ville ? Mais le principal point à considérer, c’est qu’ici vous êtes tous ensemble ; or vous êtes tous nécessaires les uns aux autres. Comprenez-le, vous ne pouvez vous séparer. Allons, restez au moins un certain temps… Acceptez-moi comme ami, comme associé, et je vous assure que nous monterons une excellente affaire. Écoutez, je vais vous expliquer mon projet dans tous ses détails. Cette idée m’était déjà venue à l’esprit ce matin, quand rien n’était encore arrivé… Voici la chose : j’ai un oncle (je vous ferai faire sa connaissance ; c’est un vieillard fort gentil et fort respectable) ; cet oncle possède un capital de 1,000 roubles dont il n’a que faire, car il touche une pension qui suffit à ses besoins. Depuis deux ans, il ne cesse de m’offrir cette somme à 6 pour 100 d’intérêt. Je vois le truc : c’est un biais qu’il prend pour me venir en aide. L’année dernière, je n’avais pas besoin d’argent ; mais, cette année, je n’attendais que l’arrivée du vieillard pour lui faire connaître mon acceptation. Aux 1,000 roubles de mon oncle vous en joignez 1,000 des vôtres, et voilà l’association formée ! Qu’est-ce que nous allons entreprendre ?

Alors Razoumikhine se mit à développer son projet : selon lui, la plupart de nos libraires et de nos éditeurs faisaient de mauvaises affaires parce qu’ils connaissaient mal leur métier ; mais, avec de bons ouvrages, il y avait de l’argent à gagner. Le jeune homme, qui depuis deux ans déjà travaillait pour diverses maisons de librairie, était au courant de la partie, et il connaissait assez bien trois langues européennes. Six jours auparavant, il avait dit à Raskolnikoff qu’il savait mal l’allemand, mais il avait parlé ainsi pour décider son ami à collaborer à une traduction qui devait lui rapporter quelques roubles. Raskolnikoff n’avait pas été dupe de ce mensonge.

— Pourquoi donc négligerions-nous une bonne affaire, quand nous possédons un des moyens d’action les plus essentiels : l’argent ? continua en s’échauffant Razoumikhine. Sans doute, il faudra beaucoup travailler, mais nous travaillerons ; nous nous mettrons tous à l’œuvre : vous, Avdotia Romanovna ; moi, Rodion… Il y a des publications qui procurent à présent de fameux revenus ! Nous aurons surtout cet avantage de savoir au juste ce qu’il faut traduire. Nous serons à la fois traducteurs, éditeurs et professeurs. Maintenant, je puis être utile, parce que j’ai de l’expérience. Voilà bientôt deux ans que je suis fourré chez les libraires, je sais le fond et le tréfond du métier : ce n’est pas la mer à boire, croyez-le bien ! Quand l’occasion s’offre de gagner quelque chose, pourquoi n’en pas profiter ? Je pourrais citer deux ou trois livres étrangers dont la publication serait une affaire d’or. Si je les indiquais à l’un de nos éditeurs, rien que pour cela je devrais toucher quelque cinq cents roubles, mais pas de danger que je les leur signale ! D’ailleurs, ils seraient encore capables d’hésiter, les imbéciles ! Quant à la partie matérielle de l’entreprise : impression, papier, vente, vous m’en chargerez ! cela me connaît ! Nous commencerons modestement, peu à peu nous nous organiserons sur un plus grand pied, et, en tout cas, nous sommes sûrs de nouer les deux bouts.

Dounia avait les yeux brillants.

— Ce que vous proposez me plaît beaucoup, Dmitri Prokofitch, dit-elle.

— Moi, naturellement, je n’y entends rien, ajouta Pulchérie Alexandrovna, — cela est peut-être bon, Dieu le sait. Sans doute, nous sommes forcées de rester ici au moins pendant un certain temps… acheva-t-elle en jetant les yeux sur son fils.

— Qu’en penses-tu, mon frère ? demanda Dounia.

— Je trouve son idée excellente, répondit Raskolnikoff. Bien entendu, on n’improvise pas du jour au lendemain une grande maison de librairie ; mais il y a cinq ou six livres dont le succès serait assuré. Moi-même j’en connais un qui se vendrait certainement. D’un autre côté, vous pouvez avoir toute confiance dans les capacités de Razoumikhine, il sait son affaire… Du reste, vous avez encore le temps de reparler de cela…

— Hurrah ! cria Razoumikhine : — maintenant, attendez, il y a ici, dans cette même maison, un appartement tout à fait distinct et indépendant du local où se trouvent ces chambres ; il ne coûte pas cher, et il est meublé… trois petites pièces. Je vous conseille de le louer. Vous serez là très-bien, d’autant plus que vous pourrez vivre tous ensemble, avoir Rodia avec vous… Mais où vas-tu donc, Rodia ?

— Comment, Rodia, tu t’en vas déjà ? demanda avec inquiétude Pulchérie Alexandrovna.

— Dans un pareil moment ! cria Razoumikhine.

Dounia regarda son frère avec surprise et défiance. Il avait sa casquette à la main, se préparant à sortir.

— On dirait vraiment qu’il s’agit d’une séparation éternelle ! Voyons, vous ne m’enterrez pas ! dit-il d’un air étrange.

Il souriait, mais de quel sourire !

— Après tout, qui sait ? c’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, ajouta-t-il tout d’un coup.

Ces mots jaillirent spontanément de ses lèvres.

— Mais qu’est-ce que tu as ? fit anxieusement la mère.

— Où vas-tu, Rodia ? demanda Dounia, qui mit dans cette question un accent particulier.

— Il faut que je m’en aille, répondit-il. Sa voix était hésitante, mais son visage pâle exprimait une résolution bien arrêtée.

— Je voulais dire… en venant ici… je voulais vous dire, maman, et te dire aussi, Dounia, que nous ferions mieux de nous séparer pour quelque temps. Je ne me sens pas bien, j’ai besoin de repos… je viendrai plus tard, je viendrai moi-même quand… ce sera possible. Je garderai votre souvenir et je vous aimerai… Laissez-moi ! Laissez-moi seul ! C’était déjà mon intention auparavant… Ma résolution à cet égard est irrévocable… Quoi qu’il advienne de moi, perdu ou non, je veux être seul. Oubliez-moi complètement. Cela vaut mieux… Ne vous informez pas de moi. Quand il le faudra, je viendrai moi-même chez vous ou… je vous appellerai. Peut-être que tout s’arrangera !… Mais, en attendant, si vous m’aimez, renoncez à me voir… Autrement, je vous haïrai, je le sens… Adieu !

— Seigneur ! gémit Pulchérie Alexandrovna.

Une frayeur terrible s’était emparée des deux femmes ainsi que de Razoumikhine.

— Rodia, Rodia ! Réconcilie-toi avec nous, soyons amis comme par le passé ! s’écriait la pauvre mère.

Raskolnikoff se dirigea lentement vers la porte ; avant qu’il l’eût atteinte, Dounia le rejoignit.

— Mon frère ! comment peux-tu agir ainsi avec notre mère ! murmura la jeune fille, et son regard était flamboyant d’indiguation.

Il fit un effort pour tourner les yeux vers elle.

— Ce n’est rien, je reviendrai ! balbutia-t-il à demi-voix, comme un homme qui n’a pas pleinement conscience de ce qu’il dit, et il sortit de la chambre.

— Égoïste, cœur dur et sans pitié ! vociféra Dounia.

— Ce n’est pas un égoïste, c’est un a-lié-né ! Il est fou, vous dis-je ! Est-il possible que vous ne le voyiez pas ? C’est vous qui êtes sans pitié en ce cas, murmura vivement Razoumikhine, en se penchant à l’oreille de la jeune fille, dont il serra la main avec force.

— Je reviens tout de suite ! cria-t-il à Pulchérie Alexandrovna presque défaillante, et il s’élança hors de la chambre.

Raskolnikoff l’attendait au bout du corridor.

— Je savais bien que tu courrais après moi, dit-il. Va les retrouver et ne les quitte pas… Reste auprès d’elles demain… et toujours. Je… je reviendrai peut-être… s’il y a moyen. Adieu !

Il allait s’éloigner sans tendre la main à Razoumikhine.

— Mais où vas-tu ? balbutia ce dernier, stupéfait. Qu’est-ce que tu as ? Comment peut-on agir ainsi ?…

Raskolnikoff s’arrêta de nouveau.

— Une fois pour toutes : ne m’interroge jamais sur rien, je n’ai rien à te répondre… Ne viens pas chez moi. Peut-être viendrai-je encore ici… Laisse-moi, mais elles… ne les quitte pas. Tu me comprends ?

Le corridor était sombre ; ils se trouvaient près d’une lampe. Pendant une minute, tous deux se regardèrent en silence. Razoumikhine se rappela toute sa vie cette minute. Le regard fixe et enflammé de Raskolnikoff semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme. Tout à coup Razoumikhine frissonna et devint pâle comme un cadavre : l’horrible vérité venait de lui apparaître.

— Comprends-tu, maintenant ? dit soudain Raskolnikoff, dont les traits étaient affreusement altérés… — Retourne auprès d’elles, ajouta-t-il, et d’un pas rapide il sortit de la maison.

Inutile de décrire la scène qui suivit le retour de Razoumikhine chez Pulchérie Alexandrovna. Comme on le devine, le jeune homme mit tout en œuvre pour tranquilliser les deux dames. Il leur assura que Rodia étant malade avait besoin de repos, il leur jura que Rodia ne manquerait pas de venir chez elles, qu’elles le verraient chaque jour, qu’il avait le moral très-affecté, qu’il ne fallait pas l’irriter ; il promit de veiller sur son ami, de le confier aux soins d’un bon médecin, du meilleur ; si c’était nécessaire, il appellerait en consultation les princes de la science… Bref, à partir de ce soir-là, Razoumikhine fut pour elles un fils et un frère.