Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P2/Méthodologie

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DEUXIÈME PARTIE


DE


LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE.


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MÉTHODOLOGIE


de la raison pure pratique












Par méthodologie de la raison pure pratique on ne peut entendre l’ensemble des procédés à suivre dans l’étude ou dans l’exposition des principes purs pratiques, pour en composer une connaissance scientifique, ou ce qu’ailleurs, dans la philosophie théorique, on désigne proprement sous le nom de méthode (car, si la connaissance populaire suppose une certaine manière *[1] de procéder, la science a besoin d’une méthode, c’est-à-dire d’un ensemble de procédés fondés sur des principes de la raison et destinés à réunir en un système les divers éléments d’une connaissance). Mais il faut entendre ici par méthodologie l’ensemble des moyens à employer pour ouvrir aux lois de la raison pure pratique un accès dans l’âme humaine et leur donner de l’influence sur ses maximes, c’est-à-dire pour rendre pratique subjectivement la raison objectivement pratique.

Or il est clair que les principes déterminants de la volonté, qui seuls peuvent rendre nos maximes véritablement morales et leur donner une valeur morale, à savoir la représentation immédiate de la loi et la nécessité objective d’obéir à cette loi, ou le devoir, doivent être regardés comme les véritables mobiles de nos actions, puisqu’autrement on pourrait bien donner de la légalité aux actions, mais non pas de la moralité aux intentions. Mais il n’est pas aussi clair, et même au premier coup d’œil il paraîtra fort invraisemblable à chacun que cette exhibition de la pure vertu puisse avoir plus de puissance sur l’âme humaine et lui fournir un mobile plus efficace, que ne le peut, pour produire cette légalité des actions, l’appât du plaisir et en général de tout ce qui se rapporte au bonheur, ou la crainte de la douleur et du mal, et que le premier mobile, c’est-à-dire le pur respect de la loi, soit plus capable que le second de nous déterminer à le préférer à toute autre considération. Et pourtant il en est réellement ainsi dans la nature humaine ; et, s’il en était autrement, la représentation de la loi ayant besoin de moyens détournés de recommandation, il n’y aurait jamais d’intention véritablement morale. Tout serait pure dissimulation ; la loi serait haïe ou même méprisée, et on ne la suivrait que par intérêt. On en pourrait bien trouver la lettre dans nos actions (la légalité), mais non l’esprit dans nos intentions (la moralité) ; et, comme, malgré tous nos efforts, nous ne parvenons jamais à nous dépouiller entièrement de notre raison dans nos jugements, nous nous regarderions inévitablement nous-mêmes comme des êtres sans valeur, tout en cherchant à compenser la peine que nous infligerait le tribunal intérieur par la jouissance des plaisirs qu’une loi naturelle ou divine, admise par nous, aurait liés, suivant notre opinion, à un mécanisme de police *[2], réglé uniquement sur les actions mêmes et non sur les motifs pour lesquels on agit.

A la vérité on ne peut nier que, pour mettre dans la voie du bien moral une âme inculte ou dégradée, il ne soit nécessaire de la préparer en l’attirant par l’appât de l’avantage personnel ou en l’effrayant par la crainte de quelque danger ; mais, dès que ce moyen mécanique, dès que cette lisière a produit quelque effet, alors il faut montrer à l’âme le motif moral dans toute sa pureté, car non-seulement ce motif est le seul qui puisse fonder un caractère (une manière d’être conséquente **[3], établie sur des maximes immuables), mais en outre il nous apprend à sentir notre dignité personnelle, et par là il nous donne une force inattendue pour nous dégager de tous les liens sensibles qui tendent à nous opprimer, et nous montre une riche compensation aux sacrifices qu’il nous impose dans l’indépendance de notre nature intelligible, et dans la grandeur d’âme à laquelle nous nous voyons destinés. Nous montrerons donc par des observations, que chacun peut faire de soi-même, que cette propriété de notre esprit, cet intérêt pur que nous sommes capables d’attacher à la moralité, par conséquent, la force d’impulsion que possède la pure représentation de la vertu est le mobile le plus puissant qu’on puisse présenter au cœur humain, pour le déterminer au bien, pourvu qu'on le lui présente convenablement, et le seul qui puisse rendre durable et ponctuelle l'observation des maximes morales. Mais il faut ajouter ici que, si ces observations ne font que prouver la réalité de ce sentiment, sans montrer que quelque amélioration morale a été produite par ce moyen, on n'en peut rien conclure contre cette méthode, la seule bonne, qui consiste à rendre subjectivement pratiques par la représentation pure du devoir les lois objectivement pratiques de la raison pure, et l'on n'est pas fondé à la traiter comme une vaine fantaisie. Car, comme jusqu'ici elle n'a jamais été mise en pratique, l'expérience ne peut rien dire encore de ses effets. Mais on peut exiger des preuves de notre aptitude à recevoir l'influence du mobile sur lequel elle repose. Ce sont ces preuves que je veux présenter ici brièvement ; en suite j'esquisserai rapidement la méthode à suivre pour fonder et cultiver les véritables dispositions morales.

Considérez le cours de la conversation dans une société mélangée, qui ne se compose pas seulement de savants et de disputeurs, mais de gens d'affaire et de femmes, vous remarquerez que, outre l'anecdote et la plaisanterie, le raisonnement a aussi sa place dans l'entretien, car l'anecdote, qui, pour avoir de l'intérêt, doit avoir quelque nouveauté, est bien vite épuisée, et la plaisanterie devient aisément insipide. Or il n'y a pas de raisonnements qui soient mieux accueillis des personnes, auxquelles d'ailleurs toute discussion subtile cause bientôt un profond ennui, et qui animent mieux une société que ceux qui portent sur la valeur morale de telle ou telle action, et ont pour but de décider du caractère de quelque personne. Ceux à qui d’ailleurs tout ce qui est subtil et raffiné dans les questions théoriques parait sec et rebutant se mêlent à la conversation, aussitôt qu’il s’agit de juger de la valeur morale d’une action, bonne ou mauvaise, que l’on raconte, et montrent, dans la recherche de tout ce qui peut diminuer, ou seulement rendre suspecte la pureté de l’intention, et, par conséquent, le degré de vertu de cette action, une exactitude, une subtilité, un raffinement d’esprit qu’on ne peut attendre d’eux en aucune matière de spéculation. On peut voir souvent se révéler, dans ces jugements portés sur autrui, le caractère des personnes : en exerçant leur critique sur les autres, principalement sur les morts, les uns paraissent surtout enclins à défendre le bien qu’on raconte de telle ou telle action contre toutes les insinuations qui peuvent porter atteinte à la pureté de l’intention, et enfin toute la valeur morale de la personne contre le reproche de dissimulation et de malice secrète, tandis que d’autres paraissent se plaire davantage à chercher des motifs de blâme et d’accusation. Il ne faut pas toujours attribuer à ces derniers le dessein de bannir la vertu de toutes les actions humaines qu’on peut citer comme exemples, afin de n’en plus faire qu’un vain mot ; c’est souvent une bonne intention qui les rend sévères dans l’appréciation de la valeur morale des actions : ils jugent d’après une loi qui ne compose point, et qui, prise elle-même, à la place des exemples, pour terme de comparaison, rabaisse beaucoup notre présomption dans les choses morales et n’enseigne pas seulement la modestie, mais la fait sentir à quiconque s’examine sévèrement soi-même. Cependant les défenseurs de la pureté des intentions dans les exemples donnés montrent le plus souvent, que, s’ils se plaisent, par tout où il y a présomption en faveur de la droiture de l’intention, à la montrer pure de toute tache, même la plus légère, c’est de peur que, en rejetant tous les exemples comme faux et en niant la pureté de toute vertu humaine, on ne finisse par regarder celle-ci comme un fantôme, et par mépriser tout effort tenté en ce sens comme une vaine affectation et comme une présomption trompeuse.

Je ne sais pas pourquoi les instituteurs de la jeunesse n’ont pas depuis longtemps déjà mis à profit ce penchant de la raison qui nous fait trouver du plaisir à soumettre à l’examen le plus subtil les questions pratiques qu’on nous propose, et pourquoi, après avoir pris pour fondement un catéchisme purement moral, ils n’ont pas cherché dans les biographies des temps anciens et modernes des exemples de tous les devoirs prescrits par ce catéchisme, afin d’exercer par l’examen de ces exemples, et surtout par la comparaison d’actions semblables faites en des circonstances diverses, le jugement des enfants à discerner le plus ou moins de valeur morale des actions. C’est là en effet un exercice où la jeunesse montre beaucoup de pénétration, alors même qu’elle n’est encore mûre pour aucune espèce de spéculation, et où elle trouve un vif intérêt, car elle y sent le progrès de son jugement ; et, ce qu’il y a de plus important, on peut espérer que l’habitude de voir et d’estimer la bonne conduite dans toute sa pureté, ou de remarquer au contraire avec peine ou mépris tout ce qui s’en écarte le moins du monde, quoiqu’elle ne soit d’abord qu’un jeu d’esprit où les enfants peuvent rivaliser entre eux, laissera en eux une impression durable d’estime pour le bien et de mépris pour le mal, qui les préparera à vivre honnêtement. Seulement je souhaite qu’on leur épargne ces exemples d’actions prétendues nobles (plus que méritoires), dont nos écrits sentimentaux font tant de bruit, et qu’on rapporte tout au devoir et à la valeur qu’un homme peut et doit se donner à ses propres yeux par la conscience de ne l’avoir point transgressé, car de vaines aspirations vers une perfection inaccessible font des héros de roman, qui, en cherchant une grandeur imaginaire, s’affranchissent de la pratique des devoirs ordinaires de la vie, lesquels leur paraissent alors insignifiants[4]. Que si l’on demande en quoi consiste proprement la pure moralité, qui doit nous servir comme d’une pierre de touche pour juger de la valeur morale de toute action, j’avoue qu’il n’y a que des philosophes qui puissent rendre douteuse la solution de cette question, car pour le sens commun elle est résolue depuis longtemps, non par des formules générales et abstraites, mais par un usage constant, comme la distinction de la main droite et de la main gauche. Nous montrerons donc d’abord dans un exemple le caractère distinctif de la pure vertu, et, en supposant cet exemple proposé au jugement d’un enfant de dix ans, nous verrons si cet enfant, de lui-même et sans le secours de son maître, devrait nécessairement juger ainsi. Racontez l’histoire d’un honnête homme qu’on veut déterminer à s’adjoindre aux diffamateurs d’une personne innocente, mais d’ailleurs sans crédit (comme, par exemple, Anne de Boleyn, accusée par Henri VIII, roi d’Angleterre). On lui offre de grands avantages, comme de riches présents ou un rang élevé ; il les refuse. Cette conduite excitera simplement l’assentiment et l’approbation dans l’âme de l’auditeur, car elle peut être avantageuse. Mais supposez maintenant qu’on en vienne aux dernières menaces. Au nombre des diffamateurs, sont ses meilleurs amis, qui lui refusent leur amitié, de proches parents qui veulent le déshériter (lui sans fortune), des puissants qui peuvent le poursuivre et le tourmenter en tout lieu et en tout temps, un prince qui menace de lui ôter la liberté et même la vie. Enfin, pour que la mesure du malheur soit comblée, et qu’il ressente la seule douleur qu’un cœur moralement bon puisse ressentir, représentez sa famille, menacée de la dernière misère, le suppliant de céder, et lui-même, dont le cœur, pour être honnête, n’est pas plus fermé au sentiment de la pitié qu’à celui de son propre malheur, réduit à souhaiter de n’avoir jamais vu le jour qui le soumet à une si rude épreuve, mais persévérant dans son honnêteté, sans hésiter, sans chanceler un seul instant : alors mon jeune auditeur pas sera successivement de la simple approbation à l’admiration, de l’admiration à l’étonnement, et enfin à la plus haute vénération, et il souhaitera vivement de ressembler à un tel homme (sans toutefois désirer le même sort). Et pourtant la vertu n’est ici estimée si haut, que parce qu’elle coûte si cher, et non parce qu’elle procure quelque avantage. Toute l’admiration que nous inspire ce caractère et l’effort même que nous pouvons faire pour lui ressembler reposent uniquement sur la pureté du principe moral, laquelle ne peut en quelque sorte sauter aux yeux que si l’on écarte des mobiles de l’action tout ce que les hommes peuvent rapporter au bonheur. Ainsi la moralité a d’autant plus de force sur le cœur humain, qu’on la lui montre plus pure. D’où il suit que, si la loi morale, si l’image de la sainteté et de la vertu doit exercer en général quelque influence sur notre âme, elle ne le peut qu’au tant qu’on nous la présente comme un mobile pur et dégagé de toute considération d’intérêt personnel, car c’est surtout dans le malheur qu’elle montre toute sa dignité. Ce dont l’absence augmente l’effet d’une force motrice doit être regardé comme un obstacle. Par conséquent, toute addition des mobiles, tirés de considération de notre bonheur personnel, est un obstacle à l’influence que la loi morale peut exercer sur le cœur humain. — Je soutiens en outre que, même dans cette admirable action, si l’on ne suppose d’autre motif que la considération du devoir, ce respect de la loi agira bien plus fortement sur l’âme de l’auditeur que ne pourrait faire une sorte de prétention à la grandeur d’âme, à des sentiments nobles et méritoires *[5], et que, par conséquent, c’est le devoir, et non pas le mérite **[6], qui produit sur l’âme, non-seulement l’influence la plus déterminée, mais même, si l’on en montre bien toute la majesté, l’influence la plus puissante.

De nos jours, où l’on croit qu’avec des sentiments qui amollissent et gonflent le cœur, et qui l’affaiblissent au lieu de le fortifier, on dirigera mieux les esprits qu’avec la pure et sévère représentation du devoir, qui convient beaucoup mieux à l’imperfection de la nature humaine et à ses progrès dans la voie du bien, il est plus nécessaire que jamais d’enseigner cette méthode. Il est tout à fait absurde de proposer pour modèles aux enfants des actions qu’on leur présente comme nobles, magnanimes, méritoires, dans l’espoir de les pousser à des actions semblables par l’influence de l’enthousiasme ; car, en les rendant dédaigneux de la pratique des devoirs ordinaires, et incapables même de les apprécier exactement, on en fait bientôt des êtres fantasques. Et, dans la partie instruite et éclairée de l’humanité, si ce prétendu mobile n’est pas funeste, il n’a pas du moins sur le cœur cet effet véritablement moral qu’on en attend.

Il faut que tous les sentiments, particulièrement ceux à l’aide desquels on veut produire un effort extraordinaire, accomplissent leur effet au moment où ils sont dans toute leur ardeur et avant qu’ils ne se refroidissent, sinon tout est perdu ; car, comme on a bien pu séduire le cœur un instant, mais qu’on ne l’a pas fortifié, il reprend naturellement son assiette ordinaire, et retombe ainsi dans sa langueur accoutumée. Des principes ne peuvent être fondés que sur des concepts ; en s’appuyant sur tout autre fondement, on ne peut produire que des mouvements passagers, qui ne sauraient donner à la personne aucune valeur morale, et même aucune confiance en soi. Que devient dès lors la conscience de la moralité des intentions et du caractère, ou le souverain bien dans l’homme ? Or ces concepts, pour pouvoir être subjectivement pratiques, ne doivent pas nous représenter la loi objective de la moralité comme un objet d’admiration et de haute humanité, mais nous la montrer dans son rapport à l’homme et à son individualité ; car cette loi se montre à nous sous une figure qui sans doute est digne du plus profond respect, mais qui n’est pas aussi séduisante que si elle annonçait un de ces penchants auxquels nous sommes naturellement accoutumés : elle nous force souvent au contraire à faire le difficile sacrifice de ces penchants, et à nous élever à une hauteur où nous ne pouvons nous soutenir qu’avec peine et d’où nous devons constamment craindre de retomber. En un mot, la loi morale exige qu’on la pratique par devoir et non par amour, sentiment qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas supposer.

Voyons sur un exemple si, en présentant une action comme noble et magnanime, on donne au mobile une plus grande force d’impulsion intérieure que si on la présente simplement comme un devoir accompli en vue de la sévère loi de la moralité. L’action par laquelle un homme brave les plus grands dangers pour sauver des naufragés, et qui finit par lui coûter la vie, peut être d’un côté rapportée au devoir, et d’un autre côté considérée en grande partie comme une action méritoire, mais notre estime pour cette action est beaucoup affaiblie par le concept du devoir envers soi-même, qui semble ici recevoir quelque atteinte. Le sacrifice magnanime de sa vie pour le salut de la patrie est un exemple encore plus frappant, mais on peut avoir quelque scrupule sur la question de savoir si c’est un devoir parfait de se dévouer de soi-même et sans ordre à ce but, et cette action n’a pas encore par elle-même toute la force nécessaire pour pouvoir nous servir de modèle et stimuler notre activité. Mais s’agit-il d’un devoir de rigueur, d’un devoir dont la transgression est une violation de la loi morale, considérée en elle-même et indépendamment de toute considération intéressée, une atteinte portée à la sainteté de cette loi (on appelle ordinairement les devoirs de ce genre des devoirs envers Dieu, parce que nous plaçons en lui la substance même de l’idéal de la sainteté), nous accordons la plus profonde estime à celui qui accomplit ce devoir au prix de tout ce qui peut avoir quelque valeur au regard de nos penchants, et nous trouvons notre âme fortifiée et élevée par cet exemple, car nous voyons par là combien l’âme humaine est capable de s’élever au-dessus de tous les mobiles que lui peut opposer la nature. Juvénal propose un exemple de ce genre suivant une gradation bien propre à faire vivement sentir au lecteur la puissance du mobile, qui consiste dans la pure loi du devoir, en tant que devoir :

Este bonus miles, tutor bonus, arbiter idem
Integer ; ambiguae si quando citabere testis
Incertaeque rei, phalaris licet Imperet, ut sis
Falsus, et admoto dictet perjuris tauro,
Summum crede nefas animam praeferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas.

Introduire dans notre action ce que l’idée de mérite a de flatteur, c’est déjà mêler au mobile moral l’amour de soi, et lui chercher un appui du côté de la sensibilité. Mais tout subordonner à la sainteté du devoir, et avoir conscience que nous le pouvons, puisque notre propre raison nous en fait un ordre et nous dit que nous le devons, c’est comme s’élever absolument au-dessus du monde sensible même. Dans cette même conscience de la loi réside inséparablement le mobile d’une faculté qui domine la sensibilité, et, s’il n’a pas toujours son effet, un fréquent exercice et des essais réitérés, quoique faibles au commencement, nous donnent l’espérance qu’il produira peu à peu en nous le plus grand intérêt, je parle d’un intérêt purement moral.

Voici donc quelle doit être la marche de la méthode. La première chose, c’est d’exercer le jugement moral et de s’attacher à en faire une sorte d’occupation naturelle et comme une habitude, qui accompagne toutes nos actions ainsi que celles d’autrui. Pour cela on demandera d’abord si l’action est objectivement conforme à la loi morale et à quelle loi. Par là le jugement apprendra à distinguer la loi qui nous fournit simplement un principe d’obligation d’avec celle qui est réellement obligatoire (leges obligandi a legibus obligantibus), comme par exemple la loi qui commande de soulager la misère d’autrui d’avec celle qui ordonne de respecter ses droits : celle-ci nous prescrivant des devoirs essentiels, celle-là des devoirs accidentels ; et il apprendra ainsi à distinguer les diverses espèces de devoirs auxquelles peut se rapporter une action. Le second point sur lequel il faut appeler l’attention est la question de savoir si en outre (subjectivement) l’action a été faite en vue de la loi morale et si, par conséquent elle n’est pas seulement, comme fait, moralement régulière, mais comme intention, dans sa maxime, moralement bonne. Or il n’y a pas de doute que cet exercice et la conscience des progrès qu’il fait faire à notre raison dans le jugement des choses pratiques ne produisent peu à peu un certain intérêt pour la loi même d’après laquelle nous jugeons, et, par conséquent, pour les actions moralement bonnes. Nous finissons par aimer les choses dans la contemplation desquelles nous sentons croître le développement de nos facultés de connaître ; et les choses morales ont surtout cet effet, car c’est seulement dans cet ordre de choses que la raison peut développer d’une manière tout à fait heureuse sa faculté de déterminer a priori suivant des principes ce qui doit être. Un observateur de la nature se prend à aimer certains objets, qui d’abord lui répugnaient, lorsqu’il découvre une merveilleuse finalité dans son organisation, et que sa raison s’applique à cette contemplation, et Leibnitz, après avoir soigneusement examiné un insecte avec un microscope, le replaça avec précaution sur la feuille où il l’avait pris, parce que ce spectacle l’avait instruit et lui avait été comme un bienfait.

Mais cette occupation du jugement qui nous fait sentir le développement de nos facultés de connaître n’est pas encore l’intérêt qui s’attache aux actions et à leur moralité même. Elle fait seulement qu’on se plait dans cette sorte de jugements et qu’on donne à la vertu ou à l’intention morale une forme de beauté qu’on admire mais qu’on ne recherche pas pour cela (laudatur et alget). C’est ainsi que tout ce dont la contemplation produit subjectivement la conscience de l’harmonie de nos facultés représentatives, et nous fait sentir le développement de toutes les forces de notre faculté de connaître (l’entendement et l’imagination), détermine une satisfaction qui peut être partagée par d’autres, mais qui nous laisse indifférents à l’existence même de l’objet, celui-ci n’étant considéré que comme une occasion de découvrir en nous des dispositions qui nous élèvent au-dessus de la nature animale *[7]. Il y aura donc un second exercice, qui aura pour but de montrer, par des exemples où l’intention morale apparaît d’une manière vivante, la pureté de la volonté, en la considérant d’abord seulement comme une perfection de cette faculté, c'est-à-dire en montrant que dans une action faite par devoir aucun penchant n’entre comme mobile. Par là on appelle l’attention de l’élève sur la conscience de sa liberté ; et, quoique cette répudiation des penchants de notre nature produis d’abord en lui un sentiment pénible comme elle le soustrait à la tyrannie des besoins, il se voit en même temps délivré de tous les ennuis qui en résultent, et son âme devient capable d’éprouver un sentiment de satisfaction d’un tout autre ordre. Notre cœur se sent délivré et soulagé d’un poids qui l’oppresse toujours secrètement lorsque les exemples de résolutions véritablement morales, qu’on lui propose, lui font découvrir une puissance intérieure, qui ne nous était pus encore bien connue, la liberté intérieure, c’est-à-dire le pouvoir de nous affranchir si bien du joug violent des penchants que pas un, pas même le plus cher, n’influe sur une résolution, qui ne doit émaner que de notre seule raison. Supposez un cas où seul je sache que le tort est de mon côté : quoique mon amour-propre, mon intérêt, et même le ressentiment d’ailleurs légitime, que j’éprouve contre celui au droit duquel j’ai attenté, doivent souffrir du libre aveu de ce tort et de la promesse d’une réparation, je puis pourtant me mettre au-dessus de toutes ce » considérations, et j’ai ainsi la conscience d’être indépendant des penchants et des circonstances, et de pouvoir me suffire à moi-même, chose qui m’est avantageuse en général, même sous un autre rapport. Or la loi du devoir, dont la pratique nous fait sentir une valeur positive, trouve en nous un accès plus facile grâce à ce respect de soi-même qui naît de la conscience de notre liberté. Si ce respect est bien établi, si l’homme ne craint rien plus que de se trouver, en s’examinant lui-même, méprisable et condamnable à ses propres yeux, on peut enter sur ce sentiment toutes les bonnes intentions morales car il n’y a pas de meilleur, pas d’autre moyen d’éloigner de l’âme l’influence des penchants honteux et funestes.

Je n’ai voulu indiquer ici que, les maximes les plus générales de la méthodologie de la culture morale. Comme la variété des devoirs exigerait encore des règles particulières pour chaque espèce, et demanderait ainsi un travail étendu, on m’excusera si, dans un ouvrage préliminaire comme celui-ci, je m’arrête à ces principes.


Notes de Kant[modifier]

  1. * bedarf einer Manier.
  2. * mit dem Maschineniresen ihrer Polizei.
  3. ** praktische consequente Denkungsart.
  4. Il est bon de vanter des actions où brillent des sentiments d’humanité grands, désintéressés, généreux. Mais il faut moins appeler l’attention sur l’exaltation de l’âme, qui est fugitive et passagère, que sur la soumission du cœur au devoir, de laquelle on peut attendre une impression durable, car elle suppose des principes (tandis que l’autre ne suppose qu’une agitation momentanée (Aufwallungen.). Pour peu qu’on s’examine, on trouvera en soi quelque faute dont on s’est rendu coupable à l’endroit du genre humain (ne fût-ce que celle de jouir, grâce à l’inégalité des hommes dans la constitution civile, de certains avantages pour lesquels d’autres doivent supporter des privations), et qui avertit de ne pas mettre l’idée présomptueuse du mérite à la place de la considération du devoir.
  5. * verdienslich.
  6. ** Verdienst.
  7. * Cette phrase, jetée ici en passant, contient en germe toute la théorie du beau exposée par Kant dans la Critique du Jugement. J. B.


Notes du traducteur[modifier]