Croquis honnêtes/49

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Gangloff (p. 157-160).

La Becquée.

« À toi, Jeanne, à toi : Pierre et Louis auront leur tour. L’écuelle est grande, et il y en a pour tout le monde. »

Et Jeanne approche son petit bec tout grand ouvert, où la mère enfourne la soupe, la bonne soupe appétissante dont je sens d’ici le fumet.

C’est ainsi que, dans le chaud duvet de leur nid, les petits oiseaux, encore sans plumes et laids à faire peur, ouvrent des becs énormes. Et leur mère y jette la nourriture qu’elle vient de conquérir aux prix de rudes labeurs, peut-être même au péril de sa vie.

Étonnés et ravis par ce dernier spectacle, certains philosophes ont été jusqu’à faire de la bête notre égale ; ils ont été jusqu’à s’écrier : « La femelle de l’oiseau vaut la mère de l’homme. »

C’est tout simplement une sottise une impiété, et j’imagine, pour les excuser, que ces philosophes n’ont jamais connu leur mère.

À coup sûr ils ne connaissaient pas le cœur humain.

La « becquée » n’est qu’un épisode dans la vie de nos mères.

Certes, pour la gagner cette becquée nécessaire, il faut parfois qu’elles travaillent quinze heures par jour, qu’elles se a privent de sommeil et que, suivant le superbe mot populaire, elles « s’ôtent le pain de la bouche » pour le donner à leurs enfants.

Mais ce n’est encore rien, et, dans notre humanité, dans cette race d’élite, la mère a d’antres devoirs dont les animaux ne sauraient même pas soupçonner l’existence.

Nos mères ont à faire l’éducation de notre âme elles ont à la disputer aux vices, aux passions, au mal. Et cela tous les jours, toutes les heures, pendant dix ans, pendant vingt ans, toujours.

Quand le petit oiseau a des plumes, il s’enfuit du nid pour n’y plus revenir. Il oublie sa mère, et sa mère l’oublie. Ils sont quittes l’un envers l’autre. C’est fini.

Mais nos mères, elles, restent mères jusqu’à leur dernier souffle. L’œil constamment fixé sur le visage et sur l’âme de leurs enfants, elles se demandent sans cesse, avec une constante et admirable angoisse : « Comment vont-ils ? Sont-ils bons ? Aiment-ils Dieu ? »

Elles vivent de cet amour ; elles en meurent ; mais elles continuent là-haut cette magistrature de leur tendresse, jusqu’au jour où elles jettent enfin dans les bras de Dieu ces chers enfants, nourris, aimés, sauvés par elles.

Ah ! ne comparez plus la bête et l’homme, ni le nid avec la maison.

Pensez à vos mères, et ne blasphémez plus.