Céleste Coltellini et Paisiello
ET PAISIELLO.
L’histoire des grands virtuoses du siècle passé est l’un des sujets les plus délicats que puisse aborder la critique. Non-seulement on a beaucoup de peine à réunir les plus simples élémens de leur biographie, mais, lorsqu’on croit être sur les traces de ces oiseaux voyageurs qui perchent aujourd’hui sur un arbre et demain sur un autre, il reste à noter les gazouillemens de leur gosier, à saisir les mille nuances de vocalisation qui forment le caractère et le tissu de leur style. Dans les livres fort rares qui parlent de ces merveilleux phénomènes de l’art et de la nature, on ne trouve que l’expression d’une admiration banale, que des mots ambitieux dont il est assez difficile de préciser la signification. Pour arriver à des résultats qu’on ne puisse pas trop contester, pour se faire une opinion à peu près exacte d’un chanteur qu’on n’a point entendu, il faut comparer le récit des biographes qui nous ont transmis des renseignemens sur les artistes contemporains avec la musique qui a servi de thème à leurs succès et tirer de ce rapprochement une conclusion qui ne soit pas entachée d’idolâtrie. Telle est la marche que nous avons constamment suivie dans ces études où nous essayons de restaurer quelques images adorées dont le temps a terni les couleurs.
Céleste Coltellini a été certainement une des cantatrices les plus intéressantes de la fin du siècle dernier. Née à Florence, vers 1764, d’un père qui n’était pas sans quelque réputation littéraire, la jeune Coltellini reçut dans sa famille une éducation soignée, qui lui donna une supériorité incontestable dans la carrière qu’elle voulait parcourir. Elle débuta à Naples, en 1781, on ne sait trop dans quel ouvrage, car tout est mystère dans l’histoire de ces créatures charmantes. Ce qu’il y a de certain, c’est que son succès fut aussi grand que spontané et lui valut une renommée qui se répandit promptement dans toute l’Italie. La Coltellini avait alors dix-sept ans, elle était dans tout l’éclat de la jeunesse, et son talent, encore enveloppé d’une timidité pleine de grace, laissait entrevoir un épanouissement radieux.
L’empereur Joseph II, s’étant rendu à Naples vers la fin de l’année 1783, entendit la Coltellini et fut si charmé de son talent, qu’il la fit engager pour le théâtre italien de la cour de Vienne. C’est au commencement de l’année 1783 que Céleste Coltellini arriva pour la première fois dans la capitale de l’Autriche, où elle fut très bien accueillie par l’empereur. Joseph II parut même avoir pour cette cantatrice plus que de la bienveillance, s’il fallait s’en rapporter au témoignage un peu suspect de Lorenzo da Ponte, qui se trouvait alors à Vienne, préparant la toile où le génie de Mozart devait déposer toutes ses merveilles. Il ne faudrait point trop s’arrêter toutefois à ces méchans propos contre la Coltellini. Lorenzo da Ponte semble n’avoir méconnu son mérite que parce qu’elle passait pour être fort liée avec l’abbé Casti, son grand ennemi, qui lui disputait, dans la faveur de César, la succession de Métastase, mort depuis trois ans. Ce qui est certain, c’est que la Coltellini trouva à Vienne un public favorable et de plus les excellens conseils de Mancini, dont elle sut profiter avec beaucoup d’intelligence. Mancini était un sopraniste célèbre, qui, après avoir parcouru l’Italie en qualité de virtuose, était venu se fixer à Vienne, vers 1760, où il avait été nommé maître de chant des archiduchesses d’Autriche. Né à Ascoli, dans les états de l’église, élève de Bernacchi, qui tenait à Bologne une des meilleures écoles de l’Italie, Mancini possédait les bonnes traditions du bel art de charmer par les inflexions de la voix humaine, dont il transmettait les principes à ses élèves, principes qu’il a résumés ensuite dans un ouvrage curieux : — Pensieri e Riflessioni, pratiche sopra il canto figurato, — qu’on lira toujours avec fruit. Mancini, qui mourut à Vienne le 4 janvier 1800, et qui remplissait toutes les conditions qu’exigeait la chaste Marie-Thérèse d’un maître qui devait avoir l’honneur d’approcher les belles princesses dont elle était la mère, Mancini a formé un grand nombre d’élèves, parmi lesquels on nous permettra de citer l’infortunée Marie-Antoinette. Lorsque le vieux sopraniste faisait chanter à cette charmante archiduchesse la cantate de Porpora, que j’ai là sous les yeux :
Parti con l’ombra è ver
L’inganno ed il piacer,
qui aurait dit que cette bouche adorable d’où s’échappaient de si douces paroles serait un jour fermée violemment par la main du bourreau !
La Coltellini, pendant son premier séjour à Vienne, chanta avec un très grand succès dans un opéra, un pasticcio resté fort inconnu, la Villanella rapita, où elle était ravissante d’esprit et de grace. Mozart, le divin Mozart, qui était condamné, pour vivre misérablement, à écrire jusqu’à des contredanses de guinguettes, a composé, pour la Coltellini et ses camarades, un quatuor d’abord et puis un trio qui furent intercalés dans ce pasticcio, dont ils étaient le plus bel ornement. Chargée de sonnets et de guirlandes, carica di ghirlande, comme le dit Ferrari dans ses agréables mémoires[1], Céleste Coltellini retourna à Naples dans les premiers mois de l’année 1786. Elle eut le bonheur d’y rencontrer Paisiello, qui, depuis deux ans, était revenu aussi de Saint-Pétersbourg. La Coltellini reparut devant le public napolitain, qui avait encouragé ses débuts et dont elle était restée l’idole, dans un opéra assez faible de Paisiello, le Gare generose o gli schiavi per amore, avec sa sœur Annetta, l’admirable ténor Viganoni et le bouffe Casasciello. C’est alors que Paisiello écrivit pour la Coltellini, dont il avait compris le talent plein de brio et de grace touchante, trois opéras qui ont donné un éclat plus vif à la réputation du maître napolitain et raffermi celle de la cantatrice interprète de ses inspirations nous voulons parler de la Cuffiara, de la Molinara, pastorale délicieuse représentée en 1786, et surtout de la Nina pazza per amore, chef-d’œuvre qui est resté la partition la plus complète et la plus vivace de Paisiello.
C’est dans le mois de mai 1787, dans la même année qui a vu naître le Don Juan de Mozart, que la Nina fut représentée pour la première fois à Naples, au palais royal de Caserta, avec un succès où l’enthousiasme se mêlait à l’attendrissement le plus profond. Cet opéra, qui a fait le tour du monde, et dont la postérité a ratifié le succès primitif, fut composé expressément pour la Coltellini, qui remplissait le rôle principal, — pour sa sœur Annetta, pour le ténor Lazzarini, Tasca, Trabalza et la Bollini. Il s’est conservé, dans la mémoire des hommes de goût qui suivent à Naples les progrès de l’art de chanter, une sorte de tradition sur la première représentation de la Nina. Il paraît que la Coltellini était si pathétique dans la romance adorable : Il mio ben quando verrà, que les plus grandes dames de la cour, pleurant à chaudes larmes, se mirent à crier, à travers les sanglots qui étouffaient leur voix : — Si, si verrà, il tuo Lindoro ; oui, oui, il reviendra, ton bien-aimé ! — Heureux temps que celui où les œuvres de l’art produisaient de telles illusions, réunissant dans une émotion commune le compositeur, le virtuose et le public ! Nous avons vu se reproduire presque de nos jours le même miracle, lorsque Mme Pasta chanta à Paris ce rôle de la Nina où elle était inimitable. Je crois que Mme Pasta a été la dernière grande cantatrice du XIXe siècle qui ait réussi à rendre la grace simple et touchante du chef-d’œuvre de Paisiello.
Après l’immense succès qu’elle venait d’obtenir à Naples, Céleste Coltellini dut partir pour Vienne, où elle arriva, pour la seconde fois, dans l’automne de l’année 1787. Elle parut dans un ouvrage qui était alors fort en vogue, la Cosa rara, de l’Espagnol Martini, dont le libretto est de Lorenzo da Ponte. Cet opéra, qui fut composé à Vienne en 1786, a eu l’insigne honneur de balancer le succès des Nozze di Figaro, de Mozart, qui ont vu le jour la même année et dans la même ville. Sans vouloir rapprocher des choses d’un ordre si différent, l’opéra de Martini n’est pourtant pas à dédaigner, et Mozart lui-même aimait à rendre justice aux mélodies faciles et limpides qui remplissent cette agréable partition. N’y eût-il que le charmant duetto si connu des vieux dilettanti :
- Pace, mio caro sposo !
- Pace, mio dolce amore !
- Non sarai più geloso ?
- No, nol sarô, mio core.
Cela suffirait pour expliquer le succès qu’a eu pendant trente ans cet opéra d’une facture si simple, lorsqu’il était interprété par des chanteurs comme Mandini, qui a créé le rôle du prince. Mandini était un virtuose du plus rare mérite dont la voix de ténor douce, flexible, délicate et d’un timbre délicieux rayonnait sans efforts et emplissait l’oreille d’une sonorité exquise. Doué d’une belle prestance, l’esprit orné et excellent musicien, Mandini réussissait surtout dans les rôles de demi-caractère que comportait le style de la plupart des opéras bouffes de son temps et particulièrement celui de la musique de Martini. Après avoir brillé successivement à Naples, Milan, Venise et Vienne, Mandini vint à Paris en 1789, et fit partie, avec la célèbre Morichelli, de cette excellente troupe de chanteurs italiens qui est restée en France jusqu’en 1792. Tous les vieux dilettanti qui ont été assez heureux pour entendre alors Mandini chanter dans la Cosa rara s’accordent à dire que rien de nos jours ne saurait donner l’idée d’une méthode aussi parfaite. Mon illustre maître Alexandre Choron, dans les momens fort rares où il était assez content de nous, disait : « Ah ! si vous aviez entendu Mandini dans la Cosa rara, vous n’auriez pas tant de peine à concevoir l’idéal que je m’efforce d’éveiller en vous. » Il terminait toujours ses petits discours en murmurant de sa voix chevrotante la phrase exquise de Pace, mio caro sposo ? jusqu’à ce que l’émotion vînt étouffer net les restes d’une voix qui avait dû être jadis un ténor assez équivoque. Après la révolution du 10 août, Mandini retourna en Italie ; il était à Venise en 1794, à Saint-Pétersbourg l’année suivante, où Mme Vigée-Lebrun eut le plaisir de l’entendre et d’admirer l’un des chanteurs les plus parfaits de la fin d u XVIIIe siècle.
La Coltellini ne quitta Vienne qu’après la mort de l’empereur Joseph II, arrivée le 20 février 1790. De retour à Naples, elle chanta encore pendant quelques années avec un succès toujours croissant, dont le souvenir s’est perpétué jusque dans les générations contemporaines. En 1795, elle abandonna la carrière qui avait fait sa gloire pour épouser un banquier suisse nommé Mericofre, faisant succéder ainsi à une vie pleine d’enchantemens les devoirs doux et austères, de l’épouse et de la mère de famille. Entourée de l’estime universelle, Mme Mericofre a vécu jusqu’en 1822, et ce sont les fils de Céleste Coltellini, de la cantatrice brillante qui a créé le rôle de la Nina dans le chef-d’œuvre, de Paisiello, qui dirigent aujourd’hui une des premières maisons de banque de la ville de Naples.
Céleste Coltellini possédait une voix de mezzo soprano d’une étendue ordinaire et d’une flexibilité suffisante. Cette voix, juste, pure, d’un timbre pastoso et d’une égalité parfaite, semblait avoir été faite exprès pour exprimer des sentimens délicats, les nuances modérées de la passion. Vive, intelligente, elle saisissait promptement le côté pittoresque des rôles qu’on lui confiait, et savait leur donner une physionomie pleine de grace et de vérité. Une taille élégante et bien proportionnée, des yeux pétillans d’esprit, un visage charmant qui s’épanouissait au moindre mot, laissant apercevoir, sous les rayons de la gaieté, une émotion tendre toute prête à déborder, tels étaient les dons naturels qui distinguaient Céleste Coltellini, dont le talent exquis a excité l’admiration de tous ses contemporains. L’Allemand Reichardt, Majer de Venise, le docteur Burney, lord Edgecumbe, da Ponte lui-même, et surtout Ferrari, parlent de la Coltellini comme de la cantatrice la plus parfaite de la fin du XVIIIe siècle. C’était un bijou, era un giojello, dit Ferrari, qui l’a beaucoup connue, en 1786, pendant le séjour qu’il fit à Naples, où il était allé étudier la composition sous la direction de Paisiello. « Charmante dans la Molinara et dans tous les rôles qu’elle jouait, ajoute le même auteur, elle fut sublime dans la Nina, et y produisit une telle impression, que le public osait à peine respirer… faceva piangere… e toglieva quasi il respiro a chi l’ascoltava e vedeva[2]. »
M. Lablache, qui a connu dans sa jeunesse la Coltellini, nous disait un jour : « C’était la femme, la cantatrice la plus parfaite que j’aie rencontrée dans ma vie. J’ai souvent eu le plaisir de faire de la musique avec elle. Entre autres morceaux que nous aimions à chanter ensemble ; je citerai un duo de la Serve padrona de Paisiello, où je fus émerveillé de l’esprit, de la verve et du style que déployait cette excellente vecchierella, qui m’a fait comprendre ce qu’a dû être l’art de chanter nei tempi beati ! » Comédienne pleine d’esprit et de vivacité, cantatrice émue et touchante, Céleste Coltellini possédait un talent où les nuances les plus délicates se touchaient sans se confondre et formaient un ensemble exquis. Sachant éviter le cri extrême de la passion, dont on a tant abusé de nos jours, elle se tenait aussi loin de l’imprécation furieuse que de la gaieté bruyante et folle. La mesure, l’expression tempérée des sentimens aimables, le rire innocent de l’esprit entremêlé de larmes et de teneri sospiri, telles étaient les qualités qui avaient fait de Céleste Coltellini la cantatrice favorite de Paisiello et comme la muse de son génie.
Dans la chaîne d’or des compositeurs napolitains, qui commence à Alexandre Scarlatti et finit à Cimarosa, Paisiello occupe une place très importante. Né à Tarente, le 9 mai 1741, d’un père qui exerçait la profession de médecin vétérinaire, Jean Paisiello entra, à l’âge de cinq ans, dans le collège des jésuites de sa ville natale, où il reçut les élémens d’une éducation libérale. Doué d’une jolie voix que l’instinct lui faisait déjà diriger avec goût, le jeune Paisiello fut remarqué par un certain chevalier Guarducci, maître de chapelle de l’église des capucins, qui conseilla à ses parens de le conduire à Naples. Dans le mois de juin 1754, Paisiello fut admis dans le conservatoire de Saint-Onofrio de Naples, qui était alors sous la direction de Durante, le plus savant contre-pointiste qu’ait produit l’école napolitaine. Après la mort de Durante, arrivée sur la fin de 1755, Paisiello reçut successivement les conseils de Cotumacci et de Jérôme Abos, qui professaient les mêmes principes. Sorti du conservatoire de Saint-Onofrio en 1763, Paisiello, qui avait à peine vingt-deux ans, s’élança aussitôt dans la carrière, semant sur tous les théâtres de l’Italie les fruits de son heureuse inspiration. Il se rendit d’abord à Bologne, où il composa deux opéras bouffes, la Pupilla et il Mondo alla rovescia, qui commencèrent sa réputation. À Venise, il mit en musique deux libretto de Goldoni, il Ciarlone et le Pescatrici, qui furent accueillis également avec faveur, et à son passage à Rome, en 1765, il écrivit il Marchese di Tulipano, dont l’immense succès a fait littéralement le tour de l’Europe. De retour à Naples en 1766, Paisiello y rencontra des rivaux redoutables, entre autres Guglielmi et Piccinni, qui lui disputèrent les faveurs de la cour et les applaudissemens du public napolitain, toujours mobile et changeant dans ses admirations. L’Idolo cinese, opéra bouffe en deux actes, fut l’ouvrage qui valut à Paisiello une victoire éclatante et qui plaça son nom parmi les grands compositeurs dont s’honorait l’Italie. Après dix années de succès obtenus dans les principales villes de la péninsule, Paisiello fut appelé par l’impératrice Catherine à la cour de Russie, où il se rendit en 1776. Dans le nombre considérable d’œuvres de toute nature que Paisiello a composées à Saint-Pétersbourg, on doit remarquer la Serva padrona, opéra bouffe en un acte, qui lui fut expressément commandé par l’impératrice Catherine sur ce sujet, déjà traité par Pergolese en 1731, et puis il Barbiere di Siviglia, que le chef-d’œuvre de Rossini n’a pas fait oublier. En traversant l’Allemagne pour retourner en Italie, Paisiello s’arrêta à Vienne au commencement de l’année 1784, où il écrivit l’opéra de il Re Teodoro, sur un libretto de l’abbé Casti, ouvrage charmant, où se trouve un septuor devenu célèbre dans toute l’Europe.
Les treize années qui s’écoulent entre 1786 et 1798 forment la période la plus heureuse et la plus féconde de la vie de Paisiello. Fixé à Naples par les faveurs de la cour, il y composa une suite d’ouvrages délicieux, où il a versé tout l’arome de son doux et mélodieux génie. Parmi ces ouvrages, il faut citer la Molinara, l’Olimpiade, où se trouve l’admirable duo Ne’ giorni tuoi felici, qui a été écrit pour la Morichelli, et enfin la Nina, chef-d’œuvre qui suffirait pour immortaliser le nom de Paisiello. La révolution française, en bouleversant l’Italie et surtout le royaume de Naples, vint aussi troubler la paisible existence de Paisiello. Pendant la courte durée de la république parthénopéenne, Paisiello parut en avoir épousé les principes, ce qui lui valut la disgrace de la cour à la sanglante réaction de 1799, où Cimarosa faillit également succomber. Dépouillé de toutes ses places et privé de ses pensions, Paisiello vécut dans l’abandon jusqu’au jour où le premier consul Bonaparte, qui avait une grande admiration pour l’auteur de la Nina, le fit demander au roi de Naples Ferdinand IV, pour venir organiser la musique de sa chapelle.
C’est dans le mois de septembre 1802 que Paisiello arriva à Paris, où la bienveillance dont l’honorait le premier consul souleva contre lui la jalousie des compositeurs français. C’est tout à la fois pour combattre cette faveur et pour venger l’honneur des grands artistes français dont on méconnaissait le mérite que Méhul a composé l’opéra de l’Irato, où il avait voulu jeter le ridicule sur la musique italienne en prouvant combien il était facile d’imiter les formes élégantes qu’on trouve en si grand nombre dans les chefs-d’œuvre des Piccinni, des Guglielmi et des Cimarosa. De tous les compositeurs français qui vivaient à cette époque, Méhul était assurément le dernier qui pût se flatter de réussir dans une pareille tentative. Quoi qu’il en soit de la plaisanterie de l’Iralo, où Méhul fut vaincu par ses propres argumens, car cette agréable partition renferme plusieurs morceaux remarquables, un admirable quatuor que tout le monde connaît, un très joli trio, le duo du commencement : Jurons de les aimer toujours, et un air de ténor rempli de finesse, — Paisiello n’en resta pas moins le musicien favori du premier consul, qui le combla de sa munificence. Bonaparte, ayant assisté à la représentation de je ne sais plus quel opéra de Paisiello où l’on avait intercalé un air bouffe de Cimarosa : Sei morelli e quatro bai, fut si charmé de la musique qu’il venait d’entendre, qu’il dit à son compositeur favori : « Très bien, maestro, votre opéra est fort amusant ; l’air de Sei morelli m’a surtout fait un plaisir infini. » Étourdi par ce compliment, Paisiello s’inclina sans dire un mot, se gardant bien d’avouer à cet enfant terrible que le morceau qui l’avait frappé était précisément le seul dont il ne lui fût pas permis de revendiquer la paternité.
En 1803, Paisiello essaya de composer un grand opéra français, Proserpine, qui n’eut point de succès, et après avoir organisé la chapelle de l’empereur dont il eut la direction suprême, fatigué de son séjour à Paris et des luttes qu’il avait eues à y soutenir, il demanda à se retirer dans son beau pays, permission qui ne lui fut point accordée sans peine. De retour à Naples, où régnait encore la maison de Bourbon, Paisiello y retrouva la brillante position qu’il avait eue avant sa disgrace. Le gouvernement de Joseph Bonaparte et celui de Murat lui conservèrent les mêmes avantages ; mais, à la seconde restauration de 1815, le pauvre Paisiello fut abandonné encore une fois, et l’auteur du Marquis de Tulipano, du Barbier de Séville, du Roi Théodore, de la Molinara et de la Nina mourut à Naples, presque dans l’indigence, le 5 juin 1816, à l’âge de soixante-quinze ans.
Paisiello était un homme d’un esprit fin et assez cultivé. Simple dans ses mœurs, doux et facile avec tous ceux qui vivaient dans sa familiarité et qui n’inquiétaient ni sa réputation ni ses intérêts, il était redoutable pour ses rivaux, dont il cherchait quelquefois à combattre les succès par les moyens les plus indignes. C’est ainsi qu’il a eu successivement des démêlés pénibles avec Guglielmi, Piccinni, avec le bon Cimarosa en 1793, et puis enfin avec Rossini, qui fit voir au vieux maître napolitain qu’il avait assez bien compris le héros de Beaumarchais. D’une stature élevée et forte, Paisiello avait une figure pleine de charme. Dans le portrait si connu qu’a fait de lui Mme Lebrun, on le voit assis à son clavier, les yeux levés vers le ciel, où il semble chercher les mélodies touchantes qui remplissent ses partitions. Telle a dû être l’expression de son beau visage, lorsqu’il a trouvé l’admirable romance de la Nina : Il mio ben quando verra.
On peut diviser l’école napolitaine, depuis Alexandre Scarlatti, son fondateur, jusqu’à Cimarosa, qui en est le dernier rejeton, en trois différens groupes de compositeurs qui expriment les principales phases de son développement. Dans le premier groupe, qui remonte au commencement du XVIIIe siècle, on trouve Alexandre Scarlatti et ses successeurs immédiats, Vinci, Porpora, Durante, Pergolese et Leo. Dans le second, on remarque Jomelli, Traetta, Piccinni, etc., et ; dans le troisième, Guglielmi, Sacchini, Paisiello et Cimarosa. Ces trois groupes, qui remplissent l’espace d’un siècle, résument tout le progrès de la musique italienne depuis la naissance de l’opéra jusqu’à la révolution française, où commence une ère nouvelle. Scarlatti, qui, né en 1657, touche presque à Monteverde, le vrai créateur de l’opéra et l’auteur d’une révolution importante dans l’harmonie, Scarlatti donne à la parole une expression plus logique et plus aisée, et trouve la démarcation qui sépare désormais le simple récitatif de l’épanouissement mélodique. L’air, le duo, toutes les formes de la mélodie vocale, ne font que de naître sous la main de Scarlatti, qui les accompagne d’une harmonie très serrée, remplie de modulations incidentes, et d’un orchestre qui ne se compose guère que du quatuor, relevé par quelques bouffées d’instrumens à vent, tels que la flûte, le haut-bois et le cor. C’est sur ce fond, transmis par Scarlatti, que travaillent Vinci, Porpora, Jurante, et surtout Pergolese et Leo, qui donnent à la mélodie une suavité inconnue jusqu’à eux. Pergolese et Leo sont, en effet, les compositeurs les mieux inspirés de ce premier groupe, dont l’influence se prolonge jusqu’à l’arrivée de Jomelli, vers 1740. Contemporain de Métastase, dont il fut l’ami et qui venait de réformer la langue du drame lyrique, Jomelli est, avec Durante, le plus savant musicien de l’école napolitaine. Génie vigoureux et hardi, il embrasse tous les genres, et réussit aussi bien dans la musique religieuse que dans l’opéra, dont il renforce l’orchestre et développe toutes les parties.
Jomelli et Traetta sont les deux premiers compositeurs italiens qui ont pressenti la révolution que Gluck devait opérer quelques années après. Ils ont devancé l’auteur d’Alceste et d’Orphée dans la réforme du drame lyrique, en donnant à la passion un langage plus énergique et plus vrai. Fidèles observateurs de la logique des caractères et des situations, Traetta et surtout Jomelli cherchent le pittoresque dans l’expression des sentimens élevés, et ils atteignent le but qu’ils s’étaient proposé par une plus grande variété dans le choix des rhythmes, par la vivacité des modulations et la vigueur relative des accompagnemens. Après la mort de Jomelli, arrivée le 28 août 1779, les successeurs de ce grand homme semblent abandonner tout à coup le chemin qu’il leur avait tracé, et, au lieu de continuer à développer la partie sérieuse d’une fable dramatique, en agrandissant le cercle de l’action et le nombre des caractères, les musiciens illustres qui forment la dernière génération de l’école napolitaine s’attachent presque exclusivement au genre de l’opéra buffa, qu’ils poussent jusqu’à sa perfection.
On le voit, l’école napolitaine, fondée par Alexandre Scarlatti au commencement du XVIIIe siècle et qui finit à Cimarosa, mort prématurément en 1801, occupe une place importante dans l’histoire de la musique italienne. Dans l’espace d’un siècle, elle épuise à peu près toutes les formes mélodiques qui peuvent servir à l’expression des sentimens aimables qui flottent à la surface de l’ame sans trop l’agiter. Jomelli et Traetta ont essayé de fouiller plus avant dans les profondeurs du cœur humain, de peindre les caractères et les situations compliqués par une instrumentation plus vigoureuse et des modulations moins prévues. Cependant leur exemple n’a pas produit tous les résultats qu’on devait en espérer, et c’est à Gluck qu’appartient la gloire d’avoir continué la réforme du drame lyrique, qui avait été commencée par Jomelli. On pourrait comparer le rôle de l’école napolitaine à celui que joue l’école romaine dans l’histoire de la peinture en Italie ; on trouverait plus que de l’analogie entre la supériorité reconnue de celle-ci dans le dessin et l’incontestable prééminence de celle-là dans la mélodie douce et touchante. Sur ce dessin pur et charmant de l’école napolitaine, Rossini viendra jeter les brillantes couleurs de son magnifique génie.
Dans le groupe de compositeurs illustres qui forment la dernière génération de l’école napolitaine, Paisiello se fait remarquer par une physionomie particulière. Doué d’une imagination douce, il trouve des mélodies heureuses qui jaillissent sans efforts de son cœur ému. S’il n’a pas la fraîcheur, la suprême élégance et le brio de Cimarosa, il possède un accent de tendresse si vraie et si profonde, qu’il a mérité le surnom de musicien de l’amour. Ce n’est pas à dire que l’auteur du Barbier de Séville, du Roi Théodore et de la Molinara manque d’entrain et de gaieté ; mais le rire de Paisiello n’a pas la soudaineté, la souplesse et le pétillement de celui de Cimarosa et de Guglielmi, et, dans les scènes les plus comiques, sa gaieté ressemble à un rayon de soleil dont un léger nuage contrarie l’essor et tempère l’éclat. Comme presque tous les compositeurs napolitains, excepté Durante et Jomelli, Paisiello avait plus de pratique, de dextérité de main que de véritable science. Son harmonie est correcte, mais extrêmement simple. Il module peu, et, lorsque cela lui arrive, il ne s’éloigne guère du point de départ ; il va de la tonique à la dominante, et puis subito a casa, comme dit plaisamment Ferrari. Son instrumentation, suffisante pour le temps, est presque aussi simple que l’harmonie, qui lui sert d’aliment. On ne trouve pas dans l’orchestre de Paisiello la variété de rhythmes et les épisodes piquans qu’on remarque dans celui de Cimarosa. Il y a lieu de s’étonner qu’un homme qui a vécu long-temps en Russie et qui connaissait les chefs-d’œuvre d’Haydn et de Mozart, dont il admirait le génie, n’ait point essayé d’enrichir sa palette de quelques effets nouveaux qui auraient fortifié l’expression de ses admirables mélodies ; mais l’heure de conclure une sainte alliance entre l’école allemande et l’école italienne n’était point encore arrivée.
Cette différence des temps et des écoles, qui en expriment le caractère, se fait surtout remarquer entre le Barbier de Séville de Paisiello et celui de Rossini. Ces deux compositeurs illustres, traitant le même sujet à trente ans d’intervalle l’un de l’autre, ont prouvé combien le génie lui-même subit l’influence du milieu où il s’agite. Dans la partition de Paisiello, qui a fait le tour de l’Europe, et dont il n’a pas été facile d’effacer le souvenir, rien ne fait pressentir l’incomparable chef-d’œuvre qui viendra un jour illuminer la comédie de Baumarchais. De tous les musiciens de l’ancienne école napolitaine, Cimarosa seul aurait eu l’esprit et l’élégance nécessaires pour lutter sans trop de désavantage avec le génie de Rossini. Ce n’est pas à dire que le Barbier de Séville de Paisiello ne renferme des morceaux remarquables qu’on pourrait encore entendre avec plaisir, tels que le second air de Figaro, celui de Rosine, qui vient après, et qu’accompagne un dessin plein de tendresse des premiers violons et de la viole ; le trio fort comique de l’éternument entre La Jeunesse, L’Éveillé et Bartolo, trio que Rossini a imité en le surpassant dans l’Italiana in Algieri ; l’air de la calomnie, qui n’est pas non plus à dédaigner, et puis le quintette qui est placé dans la même situation que celui de Rossini, dont il est bien loin de reproduire la gaieté, le pittoresque et l’inépuisable malice. Avec des moyens différens, Paisiello a traité le Barbier de Séville comme Mozart, avec une puissance de coloris et d’invention incomparables, a traité le Mariage de Figaro : tous deux ont tempéré la verve de Beaumarchais en enveloppant son rire sardonique d’une mélodie suave qui en émousse l’âcreté. Il fallait une révolution pour enfanter le Barbier de Séville de Rossini, où éclatent l’entrain, l’hilarité et les passions d’un siècle de miracles.
Musicien aimable et touchant, d’une imagination douce et tempérée qui ne s’élève ni à l’accent pathétique et troublé de l’opéra moderne, ni à la gaieté lumineuse des Guglielmi et des Cimarosa, Paisiello réussit à peindre surtout le demi-sourire de la coquetterie féminine et les langueurs de l’amour dans une condition modeste de la vie. Si, dans le Barbier de Séville, dans le Roi Théodore et dans la Molinara, on trouve de nombreux morceaux où se révèle la partie comique de son talent, c’est dans la Nina qu’il a condensé tout ce que son cœur avait de tendresse et de mélodies suaves. Il disait à son élève Ferrari, en lui montrant le livret français de Marsolier, qui avait été mis en musique par Dalayrac en 1786 : « Si je réussis à rendre tout ce que m’inspire ce sujet, j’aurai fait mon chef-d’œuvre. » Et Paisiello ne s’est pas trompé. Est-il besoin de citer tous les morceaux remarquables que renferme cette délicieuse partition : le chœur de l’introduction Dormi, o cara, la romance si connue avec le beau récitatif qui la précède, le duo O momento fortunato ! entre Nina et Lindoro, le finale du second acte, et la chanson admirable du pâtre qui semble avoir été soupirée par les pipeaux d’un berger de Théocritet On assure en effet que cette mélodie pleine de langueur est un chant populaire de la Sicile que Paisiello aurait recueilli, et dont il avait déjà tiré la première phrase de ce duo de la Molinara :
Il mio garzon il piffero suonava
E accanto il mio molino io fatigava.
L’oeuvre de Paisiello, qui ferme le XVIIIe siècle, porte les traces irrécusables du pays et de l’école où s’est développé ce musicien délicieux. Dans la génération nouvelle qui s’est produite depuis cinquante ans, Bellini est le seul compositeur italien qui rappelle fortement les vieux maîtres napolitains, et surtout Paisiello. Né sous le même climat, doué d’une ame tendre et mélancolique qui recherche la solitude et se complaît dans un cercle assez restreint de sentimens aimables, Bellini se sépare brusquement de la foule bruyante d’imitateurs qui suit le char de Rossini, et il va donner la main à Paisiello, dont il rajeunit la touchante mélopée. Dans le chef-d’œuvre du jeune maestro de Catane, on retrouve il dolce lamento de la Nina, l’œuvre bien-aimée de Paisiello.
Entre le compositeur dramatique et les virtuoses chargés de rendre sa pensée, il y a un échange de services, de forces et d’influences dont on ne s’est pas suffisamment occupé à démêler les résultats curieux. Tel chanteur éminent qui pose devant le musicien comme un modèle devant un peintre d’histoire éveille souvent dans l’imagination du maître un ordre d’inspirations qui auraient pu, sans lui, rester endormies. Très souvent aussi un artiste médiocre ou capricieux oblige le compositeur à subir son mauvais goût et l’entraîne dans sa chute. À de rares exemples près, on peut juger du mérite et du style d’un virtuose par les opéras où il a brillé et par les rôles qui ont fait sa réputation. Tout grand compositeur dramatique qui vient renouveler ou simplement modifier les formes existantes de l’art suscite une pléiade de chanteurs qui s’inspirent de son génie, et il y a des époques où les imitateurs d’un chef d’école ne font un instant illusion aux contemporains que grace à des virtuoses habiles qui donnent à leurs pâles compositions un éclat passager. Aussi l’art de chanter, comme nous avons eu souvent occasion de le dire, se ressent-il toujours des mouvemens de la musique dramatique, dont il partage les vicissitudes. Il serait donc facile de caractériser le génie d’un compositeur par le talent des chanteurs auxquels il aimait à confier la traduction de sa pensée, et l’on trouverait dans cette association souvent fortuite une certaine analogie de goût et d’inspiration dont le concours enfante les chefs-d’œuvre. Gluck n’aurait pas fait peut-être son opéra d’Orfeo, s’il n’eût trouvé un chanteur aussi admirable que l’était le sopraniste Guadagni, et croit-on que Mozart se fût abandonné aux caprices bizarres qui remplissent le rôle de la reine de la nuit dans la Flûte enchantée, s’il n’y avait été forcé par une prima donna assoluta, dont la voix de soprano suraigu parcourait une échelle d’une immense étendue ? Lorsque Rossini a écrit son Barbier de Séville en 1816 à Rome, il a dû certainement consulter les aptitudes de Garcia, qui a créé le rôle d’Almaviva, de Zamboni, qui a chanté celui de Figaro, et de Mme Georgi Righetti, dont la voix de mezzo soprano explique pourquoi l’illustre maestro a composé la partie de la vive et sémillante Rosine dans un diapason qui semble mieux convenir à des caractères plus sérieux. L’œuvre tout entière de Rossini pourrait s’analyser par le talent et l’individualité des chanteurs qu’il a rencontrés sur son chemin, et dont l’influence sur le génie du grand musicien a été plus considérable qu’on ne le croit communément. N’y a-t-il pas aussi une analogie frappante entre le talent de Rubini, de Mme Pasta et le génie de Bellini, qui a composé pour ces deux artistes la Sonnambula en 1831 ? Les meilleurs ouvrages de Jomelli ont été écrits pour deux virtuoses célèbres, la Deamicis et le sopraniste Joseph Aprile. Viganoni était le ténor favori de Cimarosa, celui qui avait le mieux compris le rôle de Paolino du Mariage secret et l’air admirable de Pria che spunti. Enfin par son talent tempéré, par sa voix touchante et les graves de sa personne, Céleste Coltellini était la femme qu’il fallait au génie de Paisiello pour lui inspirer son chef-d’œuvre.
C’est à Naples, c’est en 1784, nous l’avons dit, que la Coltellini et Paisiello se rencontrèrent pour la première fois ; mais ce n’est que deux ans après, en 1786, que la cantatrice, revenue de Vienne, eut des relations suivies avec le compositeur. Ce fut l’époque la plus heureuse de la vie et la période la plus brillante de sa carrière. Remplie d’admirateurs, sa maison était le rendez-vous de la meilleure compagnie. La Coltellini avait plusieurs frères et trois sœurs, l’une plus jolie que l’autre, lui attiraient autour d’elles tout ce qu’il y avait à Naples d’hommes distingués, d’artistes célèbres et de femmes à la mode. L’abbé Galiani y allait souvent dépenser sa verve en mots piquans et en contes facétieux. Il s’y rencontrait avec lady Hamilton, cette beauté célèbre qui devait jouer un rôle si funeste dans la révolution de 1799 ; mais alors, à cette époque paisible de 1780 à 1790, la société napolitaine était, comme toute l’Italie, endormie par des chansons et se livrait à ce far niente délicieux dont on l’a bien corrigée depuis. Le roi Ferdinand IV cultivait la musique, jouait de la vielle, allait à la pêche et se plaisait à vendre à ses chers lazzaroni, dont il avait les mœurs, les produits de sa royale industrie. La reine Caroline employait ses loisirs et sa jeunesse en galanteries plus ou moins relevées ; les courtisans faisaient des sonnets, et l’Anglais Acton gouvernait le royaume, ce qui faisait dire aux plaisans :
Hic regina,
Haec rex ;
Hic, haec, hoc Acton.
Personne ne pressentait encore l’horrible tempête qui devait briser cette royauté de carnaval en dispersant une société de polichinelles et d’innamorati.
Lady Hamilton, dont nous venons de prononcer le nom, était une femme d’une beauté remarquable, dont l’esprit n’était pas moins séduisant que les beaux yeux. Elle avait une voix de soprano étendue, savait la musique et chantait avec goût de jolies mélodies écossaises qu’elle accompagnait elle-même sur le clavecin. Aprile et Millico lui avaient donné des leçons de chant ; Fenaroli la dirigeait dans l’étude de l’harmonie ; Cimarosa et Paisiello se plaisaient à lui communiquer les meilleurs morceaux de leur composition. Lorsque lady Hamilton se montrait en public, au théâtre ou bien à la promenade, on s’arrêtait pour la voir, et chacun disait : Eccola, eccola, la voici, la voici, — la bella vergine ! — Sa réputation était alors si pure, que les mères la proposaient comme modèle à leurs filles. Lady Hamilton était fort liée avec la Coltellini et ses trois sœurs ; elles faisaient souvent de la musique ensemble devant un public choisi, qui accourait à ces fêtes charmantes, auxquelles participait aussi quelquefois la Morichelli, cantatrice d’un rare mérite, que le grand succès de la Coltellini empêchait de dormir. La Morichelli est venue à Paris en 1789, et, après la révolution du 10 août, elle se rendit à Londres, où elle trouva la Banti, qui lui disputa le terrain avec un courage héroïque. C’est pour la Morichelli que Paisiello a composé l’Olimpiade, où se trouve ce duo fameux : Ne’ giorni tuoi felici, qui a fait oublier tous ceux qui avaient été composés jusque-là sur le même sujet et pour la même situation. Le plus remarquable de ces duos était celui de Sacchini.
En 1815, Ferrari, qui depuis long-temps s’était fixé en Angleterre, fit un voyage à Naples pour y voir son vieux maître. Muni d’une lettre de recommandation de la duchesse d’Orléans, depuis reine des Français, Ferrari conduisit le pauvre Paisiello chez le prince Léopold, frère de la duchesse d’Orléans, qui lui dit : « Signor cavaliere Paisiello, j’ai beaucoup entendu parler de vous et de votre musique depuis que je suis au monde. Quel est celui de vos opéras que vous estimez le plus ? — Altesse royale, je ne saurais dire si c’est le Barbier de Séville, le Roi Théodore ou bien la Nina. » Et en prononçant ce dernier nom, Paisiello fondit en larmes. En sortant de chez le prince, Paisiello s’écria en dialecte napolitain : « Que je suis malheureux ! si ce prince était le roi, je retrouverais certainement ma pension. — Mannaggia la mia sorte ! se chisto principe fosso lo re, io recuperarei sicuramente la mia pensione. »
Céleste Coltellini, qui a créé les rôles de la Cuffiara, de la Molinara et de la Nina, a été la cantatrice favorite du musicien le plus suave de la vieille école napolitaine. Mon imagination, ravie par le chef-d’œuvre du maître, me représente cette femme charmante, qui a excité l’enthousiasme des juges les plus difficiles, dans un lointain prestigieux, au milieu d’un monde choisi, qu’elle ravissait par la douceur de sa voix, par la vivacité et le naturel de son jeu, par l’expression de son style élégant. Je la comparerais volontiers à ce qu’a été de nos jours Mme Pasta, moins le casque de Tancrède et le cri de Desdémone. Il me semble la voir accoudée à la fenêtre de son joli moulin, la tête ornée d’une fleur qui se penche galamment sur l’oreille, le regard distrait et attendri, et chantant, au déclin du jour qui l’éclaire d’un rayon mélancolique, cette mélodie touchante qu’elle a inspirée à Paisiello, et qui exprime si bien la tristesse d’un cœur délaissé :
Nel cor pin non mi sento
Birillar la gioventù,
Amor, del mio tormento,
Amor, sei colpa tù !
P. SCUDO.
- ↑ Aneddoti piacevoli di Giacomo Gotifreddo Ferrari ; 2 vol. petit in-8o. Ferrari a été un aimable compositeur de romances et de canzonette qui a vécu presque toujours en Angleterre, où il a publié en 1830 le livre que nous citons, et qui est dédié au roi George IV.
- ↑ Aneddoti piacevoli, Ier, v., p. 126.