Cœurs en folie/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 1-64).


CŒURS EN FOLIE

i

La jolie Servante


Non, je ne vous dirai pas le nom de ce charmant petit bourg.

Contentez-vous de savoir qu’il est situé quelque part en France, dans un pays de bons vivants, où la terre est fertile, le vin pétillant et les femmes avenantes.

Après cela peu importe que ce soit en Bourgogne, en Anjou, voire même sur les bords enchantés de la Garonne.

Ce petit bourg possède un hôtel. Le mot est peut-être excessif. C’est plutôt une auberge, mais l’enseigne, aussi vieille que la maison, et qui se balance au milieu de la grand’place, l’enseigne, disons-nous, porte bien le nom d’« Hôtel des Gais lurons » et nous apprend qu’on y loge « à pied et à cheval ».

Il y a belle lurette qu’on n’y loge plus « à cheval », car les voyageurs qui s’y arrêtent arrivent qui par le train, débarquant à la gare toute proche, qui dans leur auto. Les autos qui s’arrêtent devant l’hôtel des Gais lurons ne sont point de somptueuses limousines, mais de ces braves voitures servant aux médecins ou aux notaires parcourant la région, parfois aussi au touristes de richesse moyenne.

Mais qu’on arrive en auto, par le train, à pied, ou exceptionnellement en voiture, on est toujours aussi bien accueilli dans cet hôtel-auberge, et l’on reçoit le même sourire aimable de la patronne, le même bonjour cordial de l’hôtelier maître Honoré, le même coup d’œil provocant de la jolie servante Adèle.

Une cuisinière, un domestique mâle servant surtout aux gros travaux, complètent le personnel qui suffit au train-train quotidien de la maison.

Mais la cuisinière et le domestique ne nous intéressent pas, car ils ne joueront aucun rôle dans le récit que je vais vous conter.

Aussi ne m’attarderai-je pas à vous les présenter.

Parlons, en revanche, des personnages principaux.

Et d’abord du patron Honoré Vaillard, connu dans le pays sous le seul nom de Maître Honoré.

C’est un brave homme jovial, de taille moyenne, portant la quarantaine, avec une bonne figure ronde et sympathique, à l’aspect avenant, avec lequel on se sent tout de suite en veine de familiarité.

Toujours joyeux, prêt à raconter quelque histoire drôle, il tient à justifier à lui seul son enseigne des gais lurons.

Comment d’ailleurs ne serait-il pas heureux ? Il n’a pas d’autre ambition que de vivre quiètement du produit de sa maison, suffisamment achanlandée par les clients habitués, représentants de commerces, fonctionnaires en déplacements ou autres, qui reviennent à époque fixes dans le pays.

Maître Honoré vit sans souci, tout comme le célèbre meunier de Berlin.

Ses affaires vont bien et il possède une femme charmante.

C’est le moment de parler de l’hôtelière, dame Jeanne, qui seconde son mari dans le direction de l’hôtel-auberge.

Ne croyez pas que ce soit une maritorne revêche.

Au contraire, c’est une agréable personne, que beaucoup envient à son mari. Trente ans, brune, de grands yeux noirs profonds qui jettent le trouble dans le cœur de tous ceux sur lesquels ils se posent. De plus, assez grande, bien faite, le poitrine rebondie sous le corsage, la jupe bien remplie, des jambes nerveuses terminées par un petit pied bien cambré. Que voulez-vous de plus ?

Est-elle fidèle ? demandez-vous.

Question indiscrète. Pourtant on peut y répondre oui avec certitude. Mme Honoré n’a jamais trompé son mari. Tel qu’il est, elle s’en est contentée toujours, jusqu’au moment où s’ouvre ce récit. Et nul n’a pu se vanter d’avoir reçu d’elle, même le moindre mot d’espoir ou d’encouragement. Les don Juan du bourg, ceux auxquels aucune ne résiste, y ont renoncé et les plus médisants n’ont jamais rien trouvé à dire sur Mme Jeanne.

Quant à la servante Adèle, c’est une plantureuse fille de vingt ans, rousse et appétissante, bien en chair, au regard brillant, aimant rire, plaisantant avec tous les clients, pas farouche, mais qu’on n’a jamais prise en faute, elle non plus, et à qui l’on ne connait pas de galant, ni de promis. Elle travaille sans se rebuter, sans se fatiguer non plus, en chantant, car Adèle est gaie, comme son maître, comme sa maîtresse.

Tout le monde est gai, par principe, dans l’hôtel des Gais Lurons.

Aussi les clients eux-mêmes, lorsqu’ils arrivent, prennent-ils l’air joyeux pour se mettre à l’unisson.

D’ailleurs, on s’empresse afin qu’ils soient contents, ce qui est la première condition pour être bonne humeur.

Et maître Honoré soigne particulièrement la table, sachant par expérience qu’une bonne chère arrosée de bons vins est la principale condition à remplir pour faire une bonne maison, établir solidement et conserver sa réputation.

On le sait et l’hôtel des Gais Lurons est renommée dans la contrée, autant pour l’excellence de sa cuisine que pour la supériorité de sa cave, où tous les crûs, et les meilleurs, sont honorablement représentés.

Dire que l’hôtel est toujours rempli et que les chambres sont toutes occupées de l’épiphanie à la saint Sylvestre serait mentir. Non, cela dépend des époques. Il y a même des jours où il n’y a personne, et d’autres où il n’y a guère que deux ou trois, quelquefois même un seul client.

Mais ces derniers sont l’exception. Et maître Honoré s’en console philosophiquement, en se disant que ces jours-là sont pour lui et les siens jours de repos, que l’on peut occuper de bien des manières.

Hélas ! Faut-il que dans ce ciel sans nuages couve un orage prochain ? Faut-il que cette existence si calme soit menacée de troubles imprévus ? Faut-il qu’une si belle harmonie risque d’être rompue !

Pourquoi donc, demanderez-vous ?

Pourquoi ? Parce que… c’est chose impossible à croire, rien ne pouvait le faire supposer… parce que maître Honoré est amoureux de sa servante.

Oui, je sais, Mme Honoré est fidèle ! Son mari n’a rien à lui reprocher ! Elle est certainement au moins aussi bien, sinon mieux qu’Adèle.

Mais malgré cela — contradiction du cœur humain — l’hôtelier voudrait la tromper avec la jolie fille rousse qui est à son service.

Il n’a aucune excuse… sinon que sa femme, il la connait depuis douze ans, et que l’intimité avec elle ne peut plus lui réserver aucune surprise.

Et c’est pour cela, pour le simple désir de goûter à un fruit défendu, d’éprouver du nouveau en amour, pour cela uniquement que maître Honoré veut tromper son épouse avec sa servante.

Il est agacé de voir ses clients faire des avances à Adèle, lui lancer des œillades, voire même essayer de l’embrasser par surprise.

Il est agacé, et jaloux. Lui aussi, il la convoite ; lui aussi se sent tenté par les charmes de cette jeunesse qui couche sous son toit.

Et voilà d’où viendra la catastrophe qui va s’abattre sur l’hôtel des Gais Lurons. Elle viendra, cette catastrophe, n’en doutez pas. Elle est toute proche…

Plusieurs fois déjà, le patron a tenté de faire comprendre à sa domestique qu’il n’était pas insensible à ses appas ; plusieurs fois il a risqué quelques mots, des plaisanteries anodines, mais Adèle n’a jamais paru y prendre garde. Elle n’a pas compris ou, si elle a compris, elle a fait semblant de ne pas comprendre.

Néanmoins, maître Honoré ne se tient pas pour battu. Vraiment, il serait ridicule que sa servante réservât et finit par accorder à un autre ce qu’il convoite d’elle. Non, il s’est bien promis qu’il arriverait à ses fins et il prétend avoir le dernier mot. N’est-il pas fort, après tout, de son prestige et de son autorité patronale ?

Aussi a-t-il décidé qu’il brûlerait ses vaisseaux et s’est-il accordé à lui-même un dernier délai pour avoir raison de la vertu de la pauvre Adèle.

Celle-ci n’a pas été sans remarquer le manège de l’hôtelier. Elle a bien vu à ses façons de lui parler, de tourner constamment autour d’elle, de rechercher les moments où il peut se trouver seul en sa compagnie qu’il nourrissait à son égard des intentions sur la nature desquelles une fille avertie comme elle l’est ne peut se tromper.

Elle en rit en elle-même :

— Va, mon bonhomme, se dit-elle, je suis sur mes gardes et tu te leurres si tu crois me tenir. Tu serais trop heureux et trop fier si je t’accordais ce que j’ai jusqu’ici conservé si précieusement et que je n’entends céder qu’au mari que j’aurai choisi et que je n’ai pas encore trouvé… Tu as trop de prétention !

Mais plus elle va, plus elle sent que l’heure critique approche et qu’il va lui falloir se défendre plus âprement, car maître Honoré, depuis quelque temps, se fait plus pressant, ses allusions deviennent plus transparentes, ses plaisanteries plus osées, ses gestes même plus expressifs. Adèle commence à comprendre qu’il ne lui suffira plus d’affecter, pour repousser les avances de son patron, le ton badin et moqueur qu’elle a adopté jusque-là.

Le printemps a fait remonter la sève dans les arbres, les bourgeons reparaissent, les feuilles repoussent, les garçons redeviennent audacieux auprès des filles, et maître Honoré, comme les autres, en ressent les effets ; il éprouve, lui aussi, un renouveau dont il entend bien faire hommage à la jolie fille qu’il désire.

Or, cet après-midi là, l’occasion lui semble propice, les circonstances le favorisent plus que jamais. En effet, Mme Jeanne est partie depuis le matin, à la ville voisine pour faire des achats et elle rentrera assez tard. Aussi, l’hôtelier estime-t-il le moment venu de se déclarer nettement.

Adèle va et vient dans la salle ; il la regarde complaisamment, suit d’un œil attentif tous ses mouvements. Et ce que ses yeux expriment, vous le devinez. S’il disait à haute voix tout ce qu’il pense, il parlerait ainsi :

— Elle est belle et désirable. Quel plaisir j’aurais à embrasser ses lèvres rieuses, à presser contre moi son corps souple, à la sentir trembler dans mes bras.

Il se dit encore bien d’autres choses que le lecteur suppose.

Et tout à coup, il se décide à les traduire à haute voix :

— Sais-tu, demande-t-il, à quoi je pense, Adèle ?

La servante ne l’ignore pas plus que vous et moi. Elle attendait presque que son maître parlât, Elle n’est pas surprise par la question qui lui est ainsi posée.

Pourtant, elle prend un air innocent pour répondre :

— Comment le devinerais-je ? Je ne suis point sorcière ?

Maître Honoré, alors ne peut plus céler ses sentiments. Il va droit au but pour déclarer :

— Je pense que tu es une bien jolie fille et que rarement je vis servante plus agréable et plus capable de rendre un homme fou d’amour.

— Je ne croyais pas être aussi dangereuse. Vous ai-je rendu fou ?

— Ne ris pas.

— Vous m’interdisez de rire à présent… C’est à croire vraiment que vous avez perdu la raison, comme vous le dites.

— Tu peux me la rendre, si tu le veux…

— Mais je ne le veux pas.

— Adèle, n’as-tu pas remarqué que depuis longtemps je suis…

— Taisez-vous. Ne me dites pas de ces choses.

Et la belle fille, sans quitter son ton enjoué, car elle ne veut pas se fâcher, reprend :

— Ne comptez pas sur moi pour cela. Vous avez le bonheur de posséder une femme qui n’est point laide, Dieu merci !… Il en est beaucoup, allez, qui envient votre sort et rêvent de vous la prendre… Heureusement elle est honnête… Moi aussi, je suis honnête, et je m’en voudrais de tromper une patronne qui me traite bien… Vous devriez être honteux, et moi je me refuse à écouter vos discours.

Mais la résistance de la servante ne produit pas du tout l’effet qu’elle en escomptait. Loin de là, ses paroles ne font qu’exaspérer les désirs de maître Honoré, qui répond aussitôt :

— En fait de discours, tu me parais habile à faire de la morale. Si tu es aussi habile en amour, je ferai ta fortune.

Un éclat de rire moqueur accueille cette déclaration :

— Ma fortune ! Ce n’est pas sur vous que je compte pour la faire… Allez ! allez !… Votre épouse est jeune et jolie, contentez-vous-en et laissez-moi en paix.

Mais l’hôtelier ne veut pas capituler. Une colère commence à sourdre en lui contre cette fille qui le repousse en le raillant :

— Plus souvent, s’écrie-t-il, que je te laisserai en paix. Je m’entêterai au contraire jusqu’à ce que tu cèdes.

En même temps, maître Honoré se rapproche d’Adèle et la prend par la taille. Il ne se connait plus, il est prêt à toutes les audaces.

— Oh ! que j’aimerais, dit-il, goûter la fraîcheur de ta chair et faire tressaillir ton corps.

S’enhardissant davantage encore, il l’attire brusquement, et, avant qu’elle ait pu l’en empêcher, l’embrasse dans le cou.

Cette fois, elle se fâche tout rouge, et, se dégageant d’un geste brusque, elle lance sa main, lui appliquant une gifle, qu’elle appuye de cette déclaration péremptoire :

— Là, êtes-vous content maintenant ? Allez-vous me laisser ?… Vous ne me dites rien du tout…

Un homme ne reçoit pas une gifle de bon cœur, d’une femme, surtout quand cette femme est sa servante. Et maître Honoré ne l’accepte point ainsi…

Il est tout à fait furieux maître Honoré, et il ne veut pas rester sur un pareil affront.

Aussi fait-il voir immédiatement qu’il est le patron, et c’est d’un ton autoritaire et rageur, d’un ton qui décèle tout son emportement, et la voix tremblante qu’il réplique :

— Ah ! Je ne te dis rien… Je ne te dis rien. Tu préfères donc quelque jeune galant, comme ceux qui viennent ici boire et te font la cour. Que je te prenne encore à te laisser lutiner par eux, et tu auras affaire à moi, je t’en réponds.

« Voyez-vous cette péronnelle !…

« Je ne veux pas chez moi d’une servante que tout le monde cajole, caresse, et qui se laisse plaisanter par les clients…

Adèle était restée toute interdite, surprise elle-même par le geste impulsif qui lui avait échappé. Pourtant, elle ne voulait pas capituler :

— C’est votre faute aussi ! Aucun client ne m’a jamais embrassé.

— Je n’en sais rien !

— Oh ! Oh ! Vous êtes jaloux ! Cela vous va mal.

— Oui, je suis jaloux.

— Vous n’en avez pas le droit.

— Je le prends. S’il y a une belle fille dans ma maison, j’entends que ce soit pour moi et non pour d’autres.

— Voilà que vous m’injuriez maintenant. Rien ne vous permet de dire que je sois pour d’autres.

— Tu es pour d’autres si tu n’es pas pour moi. Voilà ce que j’ai à te dire. Et, si tu veux que j’oublie l’injure que tu m’as faite tout à l’heure, j’entends que ce soir, sans plus attendre, tu laisses ta porte ouverte, afin que sur le coup de minuit j’aille te retrouver dans ta chambre.

La servante était toute interdite de l’attitude imprévue de son patron.

— Je comprends mal, dit-elle.

— Tu comprends très bien.

— Vous ne parlez pas sérieusement.

— Très sérieusement. Je ne peux plus me passer de toi. Tu me fais trop envie !… Et je ne sais ce qui me retient de te demander sur-le-champ ce que j’exige pour ce soir.

— Sur-le-champ !

— Mais je me contenterai pour l’instant d’un baiser. La nuit que nous passerons ensemble n’en sera que meilleure.

Et, de nouveau, Honoré agrippa Adèle et l’embrassa, tandis qu’elle se débattait, réussissant cette fois à poser ses lèvres sur celles de la jeune fille.

— Donne-moi encore une gifle, si tu l’oses !

Adèle se contenta de hausser les épaules.

— Ça ne compte pas, dit-elle, quand c’est pris de force !

Mais l’hôtelier lui répondit :

— Allons, fâche-toi ! Voyons… Cela me rend amoureux davantage. C’est du piment que tu mets dans ma sauce !

— Eh bien ! Je ne me fâcherai pas, puisque vous le désirez.

— Te voilà plus complaisante !… Il n’y a tel qu’un baiser pour adoucir une fille rebelle !

— Vous n’avez pas peur !

— De quoi aurais-je peur ? De ma femme ?

— Peut-être !… Si elle vous surprenait tout de même ?

— Il n’y a pas de danger ! Elle ne se doutera de rien, et une fois couchée et endormie, ne supposera pas que je vais retrouver ma maîtresse !

— C’est de moi que vous parlez !… Mais je ne suis pas votre maîtresse !

— Tu ne l’es pas encore ! Mais tu le seras ce soir… Rien ne t’empêchera de m’appartenir.

— Vous avez bien de la présomption ! Et si je refuse pourtant !


— Là êtes vous content maintenant (page 7).

— Tu ne refuseras pas, voilà tout. Tu te diras que bien des femmes jalouseraient ton heureux sort !

— Bien des femmes !… Lesquelles donc, s’il vous plaît ?

— Je n’ai pas besoin de te les nommer.

Adèle, depuis un moment, avait pris un parti. Elle s’était dit qu’elle avait tort de se fâcher, et que, devant l’insistance et la colère de maître Honoré, mieux valait agir avec ruse.

Aussi reprit-elle son ton moqueur et enjoué pour dire :

— Mais je n’ai pas dit oui encore, il me semble.

— Tu le diras, je suis bien tranquille. Tu serais la première qui ne m’accueillit pas gentiment dans son lit.

— Vous n’êtes pas à ce point irrésistible.

— Peut-être. Mais je suis le maître dans cette maison.

— Oh ! Oh ! Le maître ! Pas pour cela.

— Pour cela, comme pour autre chose.

L’entretien aurait pu se prolonger longtemps sur ce ton. Il fut interrompu par l’entrée d’un client, ou plutôt de deux clients qui venaient trinquer et réclamèrent à boire.

Heureuse de cette arrivée opportune, Adèle s’empressa au-devant d’eux.

Mais tandis qu’elle passait devant maître Honoré, celui-ci lui glissa dans l’oreille :

— À ce soir. J’y compte !

Et sur ces mots définitifs, l’hôtelier se dirigea vers sa cave où il avait à faire.

ii

Le galant Notaire


Le petit bourg où maître Honoré tenait hôtel était relié à la ville la plus proche par un chemin de fer départemental à voie étroite, une de ces lignes dites d’intérêt local sur lesquelles les trains roulent lentement, les wagons ayant l’air de pousser leur locomotive.

Dans le train qui, ce jour-là, arrivait sur le coup de six heures du soir, il y avait en tout et pour tout deux voyageurs pour la petite station desservant la localité.

Ces deux voyageurs, qui s’étaient rencontrés à la gare de la ville, se connaissaient bien. L’un était le notaire, Me Robert ; quant à l’autre, c’était une voyageuse, que nous avons déjà présentée au lecteur, dame Jeanne, la patronne de l’hôtel des gais lurons.

Mme Jeanne revenait de faire ses achats ; elle rentrait pour l’heure du dîner, heureuse et insouciante, naturellement, du danger qui la menaçait, car elle était convaincue que son époux lui gardait la même fidélité dont rien au monde ne l’eût fait départir à l’égard de son seigneur et maître.

Cela ne veut pas dire qu’elle fût prude et bégueule. Pas du tout. Aussi, lorsque le notaire s’avança à sa rencontre, la saluant fort courtoisement, lui répondit-elle le plus gracieusement du monde.

Me Robert n’était pas, comme vous pourriez le penser, un austère tabellion à la mine revêche. Ne vous le figurez pas sous l’aspect d’un homme respectable, aux blancs favoris et au crâne poli, ainsi que l’on voit d’ordinaire les graves officiers ministériels de province. Il en est des notaires comme de tous les autres hommes, et la profession en comprend de jeunes, célibataires et bons vivants, aui ne dédaignent pas de faire la cour aux jolies femmes lorsque l’occasion se présente, non plus que de s’amuser quand les circonstances le permettent. Me Robert était précisément de ceux-là, et on le citait dans la ville où il exerçait comme un gaillard à bonnes fortunes.

Sorti de son bureau, et ayant franchi le seuil de la maison à l’entrée de laquelle se dressaient les panonceaux de l’étude dont il était titulaire, il devenait un joyeux compagnon et même un coureur de jupons.

Me Robert était d’ailleurs un client habituel de l’hôtel des Gais Lurons, un de ceux qu’on considérait le mieux, car, lorsqu’il y descendait, il ne regardait pas à la dépense, se faisant toujours servir les meilleurs plats arrosés des vins les plus fins.

Le jeune notaire n’avait pas été sans s’apercevoir des charmes de l’hôtelière. Le contraire, de sa part, eût été étonnant. Et, ma foi, il faisait à Mme Jeanne, à l’occasion, un doigt de cour. Mais, comme il restait toujours dans les limites imposées par les convenances, la jeune femme n’avait jamais eu jusqu’alors à l’éconduire. Elle se plaisait, au contraire, à écouter des compliments qui ne pouvaient manquer de la flatter, car, si convaincue qu’elle fût de ses avantages personnels, elle était comme toutes les personnes de son sexe, heureuse que les hommes les remarquassent.

Entre elle et Me Robert, il n’y avait donc rien, tout au plus, pourrait-on dire, un petit flirt innocent et qui ne tirait pas à conséquences, quoi qu’il ne fût pas certain que Mme Jeanne ne se fût pas dit souventes fois : « Si je voulais tromper un jour mon mari, ce serait certainement avec ce galant notaire. »

Aussi n’avait-elle été nullement fâchée d’avoir ledit notaire pour compagnon de voyage.

Et tout le long du trajet, ils avaient échangé de ces menus propos, qui restent aimables, que l’on peut dire d’une inconvenance courtoise, mais n’engagent jamais à rien.

— Chère Madame, avait dit Me Robert, quelle heureuse rencontre, et comme je bénis le hasard qui me procure le plaisir de voyager en votre compagnie.

— Croyez que ce plaisir sera partagé. Venez-vous donc jusque dans notre pays ?

— Je m’y rends effectivement, pour débrouiller une affaire de succession qui va bien me retenir quatre ou cinq jours.

— Et nous aurons, pendant ces quatre à cinq jours, le bonheur de vous avoir pour hôte ?

— Tout le bonheur sera pour moi, croyez-le. C’est toujours avec joie que je me retrouve à l’hôtel des Gais Lurons.

— Grand merci. Cela prouve que vous appréciez la bonne chère, le bon vin et le bon gîte.

— Et autre chose aussi, chère Madame. Car vous oubliez le principal, l’agrément de votre aimable société.

— Vous me flattez.

— Non, car si je vous flattais, je vous parerais de qualités que vous n’avez pas. Or, je n’en connais pas une que vous ne possédiez…

— Dites tout de suite que je suis une merveille.

— Je le dis, car je le pense…

— Prenez garde, je vais croire encore une fois que vous voulez me faire la cour. Et vous savez que c’est défendu.

En même temps, dame Jeanne, souriante et mutine, levait son index d’un geste que Me Robert ne pouvait manquer de trouver et qu’en lui-même il trouva charmant…

— Je me garderai bien de faire une chose que vous me défendez, répondit-il… Cependant !…

— Voilà un cependant qui est de trop… Retirez-le tout de suite.

— Je le retire… mais à regret, et pour vous obéir.

— À la bonne heure.

— Vous voyez… Vous avez même cette qualité exceptionnelle et qui les vaut toutes, vous êtes l’épouse la plus fidèle que je connaisse.

— La plus fidèle, dites vous… Y a-t-il donc des degrés dans la fidélité ?

— Certainement. Vous désirez que je vous les énumère.

— Pas du tout. Je me contente d’être fidèle, et voilà tout.

— Ce voilà tout est délicieux… Si jamais pourtant, vous cessiez de l’être, pourrais-je vous demander que ce fût en ma faveur ?…

— Oh ! Oh ! Vous vous émancipez… mais je peux bien vous le promettre, cela ne m’engage à rien, et n’en concevez aucun espoir, car je suis décidée absolument à ne pas tromper mon mari.

— Maître Honoré est un homme fortuné, qui ne connait pas son bonheur.

— Qui vous dit qu’il ne le connait pas. Je suis certaine au contraire, qu’il l’estime à sa juste valeur, et qu’il n’a pas plus que moi envie de faillir à l’honneur conjugal.

— Je le regretterai éternellement… car s’il y faillissait.

— Soyez tranquille, je vous ferais mander immédiatement.

Et la belle hôtelière se mit à rire, d’un joli rire perlé, qui décelait sa joie de vivre et d’avoir un mari fidèle.

Que n’était-elle alors dans la grande salle de l’hôtel des gais Lurons pour assister à la scène qui se déroulait au même moment entre son époux et la rousse Adèle !

Me Robert et dame Jeanne devisèrent ainsi innocemment tant que le train roula à travers la campagne.

Lorsque la locomotive poussive s’arrêta à la station où tous deux descendaient, l’aimable tabellion sauta sur le quai, s’empara des paquets de sa compagne, puis tendit à celle-ci une main obligeante sur laquelle la jeune femme s’appuya franchement pour descendre du wagon.

Et ils prirent ensemble le chemin de l’hôtel des Gais Lurons.

En arrivant, Mme Jeanne se précipita vers son mari.

— Je t’amène un client, dit-elle. Maître Robert descend chez nous pour cinq jours.

Honoré s’avança ; il salua très bas le notaire pour lequel il avait — nous l’avons dit — la plus grande et la plus justifiée considération.

— Ah ! Maître Robert, dit-il. Vous tombez bien. J’ai justement un menu des plus soignés et qui vous plaira j’en suis certain.

« Vous allez faire ce soir un dîner dont vous me direz des nouvelles.

Après quoi il appela la servante :

— Adèle ! Monte vite la valise de Monsieur dans la grande chambre du premier.

— Voilà, Monsieur ! Voilà !

Et Adèle s’empressa à son tour auprès du notaire, qu’elle ne considérait pas moins que ses maîtres, car il avait le pourboire facile et récompensait généreusement, chaque fois qu’il venait, les services qu’elle lui rendait.

Tandis que son hôte montait à la chambre qui lui était réservée, Maître Honoré se précipitait dans la cuisine et donnait des ordres pour qu’on soignât particulièrement le repas du soir, afin de faire honneur au fin gourmet qu’était le client arrivé en compagnie de la maîtresse de la maison.

Car, si amoureux qu’il fût, l’hôtelier ne perdait pas le sens du commerce, et ses amours ne l’empêchaient point de veiller à ses affaires. D’ailleurs, il y avait temps pour tout, et il serait l’heure de penser aux choses du cœur lorsque minuit sonnerait que tous les habitants de l’hôtel des Gais Lurons goûteraient un repos bien gagné et que leur sommeil se ferait complice des desseins criminels de maître Honoré.

Il y pensait bien quand même, et ne doutait pas qu’Adèle laisserait, comme il l’avait exigé, ouverte la porte de sa chambre.

Il eût dû cependant prendre garde et remarquer le coup d’œil narquois que lui lançait la servante, en montant la valise du notaire. Ce coup d’œil aurait éveillé une méfiance justifiée dans l’esprit de tout autre que l’hôtelier, mais celui-ci ne s’en aperçut même pas… pour son malheur.

iii

La Bonne et la Maîtresse.


Bien qu’il y eût, ce soir-là, peu de clients, l’heure du dîner comme chaque jour, ramena une vive animation dans l’hôtel. Le patron, surtout, était affairé, surveillant les apprêts du repas, ainsi qu’il sied à tout bon maître restaurateur.

La servante en profita pour mettre à exécution le projet qu’elle avait conçu dans l’après-midi.

Elle réfléchit encore une dernière fois avant d’agir.

Et, s’interrogeant elle-même, elle se tint ce petit discours :

— Faut-il ? Ne faut-il pas ?… Il faut ! C’est le seul moyen que j’aie de m’en tirer honnêtement, sans que ma vertu ait à souffrir. Or, je tiens à ma vertu par dessus tout !… Tant pis : c’est Monsieur qui l’aura voulu…

« Ah ! Maître Honoré, vous êtes le maître, même pour cela ! Eh bien ! c’est ce que nous allons voir. Je doute fort que Mme Jeanne soit du même avis que vous !

Car, ce qu’Adèle avait décidé, ce n’était ni plus ni moins que de prévenir sa maîtresse et de lui raconter tout ce qui s’était passé, pendant son absence, entre elle et le patron…

Elle n’était pas très rassurée, et elle avait bien peur, ce faisant, d’échapper à un danger pour tomber dans un autre. Car, peut-être Mme Jeanne allait-elle la soupçonner d’avoir fait la coquette, et d’avoir provoqué les propos galants de son mari, peut-être, furieuse, allait-elle la congédier.

Aussi son cœur battait-il bien fort en se dirigeant vers la chambre où sa maîtresse s’était retirée pour troquer sa toilette de ville contre la robe qu’elle portait ordinairement dans sa maison.

L’hôtelière tenait Adèle en grande estime ; elle la savait sage, et elle jugeait que c’était là une grande qualité, à laquelle d’ailleurs la servante en joignait beaucoup d’autres, dont la moindre n’était pas d’être très dévouée à sa maîtresse.

Elle vit bien tout de suite à l’air de sa servante que celle-ci avait une confidence extraordinaire à lui faire et qu’il se passait dans cette maison habituellement si paisible quelque évènement anormal.

Même par le ciel le plus clair, les gens nerveux sentent venir l’orage. Et Mme Jeanne, sans être plus nerveuse qu’il le fallait, eut tout de suite l’intuition qu’un orage grondait. Elle n’eût pu dire quel était cet orage, mais, rien qu’en voyant la mine d’Adèle, une forte émotion s’empara d’elle et une soudaine inquiétude l’envahit, tant que ce fut elle-même qui prononça les premières paroles et demanda d’une voix qui décelai son émoi :

— Qu’y a-t-il donc ? Adèle… Tu parais toute chavirée.

— Chavirée, c’est cela, vous l’avez dit, Madame Jeanne… Je suis toute chavirée. Et il y a de quoi, allez !…

— Il t’arrive quelque chose de grave ?

— Il nous arrive, Madame, à vous et à moi.

— À moi aussi ?… Vite, explique-toi… tu m’inquiètes !

— Vous avez lieu d’être inquiète… Je suis certaine que vous n’auriez jamais cru cela… ni moi non plus, d’ailleurs.

— Mais raconde donc, raconte, je suis sur des charbons.

— Vous le saurez bien assez tôt ! Mais avant il faut me promettre que vous ne m’en voudrez pas, que vous me croirez car je vous jure que c’est la vérité pure, la vérité vrai de vrai, et surtout vous me défendrez si maître Honoré veut me chasser.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce donc ?… Je te promets tout ce que tu voudras… Mais je t’en conjure, je t’en supplie… parle. Tu ne vois donc pas dans quel état tu me mets avec toutes tes questions et tes préambules à n’en plus finir.

— Eh bien ! voilà ! J’ai cru de mon devoir de vous avertir… Monsieur…

— Quoi, Monsieur ?

— Tantôt, il m’a fait la cour… Oh ! Il y avait déjà longtemps que je voyais qu’il avait des manières bizarres, mais enfin je ne croyais pas, je ne pouvais pas supposer, moi, n’est-ce pas ?…

Alors, prenant son parti résolument, Adèle raconta la scène de la journée ; elle n’omit aucun détail, aucun, ni aucune des paroles échangées, ni même la gifle qu’elle avait donnée, surtout la gifle parce que c’était une preuve qu’elle n’avait pas encouragé son patron…

Et quand elle eut fini, elle dit :

— Madame Jeanne, vous ne m’en voulez pas, bien sûr ?… Ce n’est pas de ma faute, je vous le jure, je n’ai rien fait pour ça, moi, rien… pas ça !…

L’hôtelière était stupéfaite, oui, absolument stupéfaite. Elle, si fidèle, elle qui avait éconduit tant de soupirants, parmi lesquels il en était certainement qui ne lui déplaisaient pas, voilà comme elle était récompensée d’une honnêteté très méritoire d’autant plus méritoire qu’elle n’avait pas toujours été satisfaite comme elle l’eût désiré, des preuves d’amour que lui donnait son mari.

— Ah ! le misérable ! Le bandit ! s’écriait-elle. Il a osé, ici même, dans mon logis, essayer de détourner ma servante.

« Oh ! mais je me vengerai ! Un tel affront mérite un châtiment, et il l’aura, ce châtiment ! Il l’aura, j’en fais le serment… !

En faisant ce serment, Mme Jeanne ne pouvait s’empêcher, malgré elle, de penser au galant notaire, à Me Robert qui lui faisait une cour si polie… Il était là, à deux pas d’elle, et pendant cinq jours, il allait coucher sous le même toit. La vengeance mais elle était à portée de sa main. Elle n’avait qu’un geste à faire, un mot à dire, et Maître Honoré serait puni comme il le méritait, il recevrait le juste prix de sa félonie… Ah ! Il avait voulu la tromper ignominieusement ! Eh bien ! c’est lui qui serait cocu ! Juste retour des choses d’ici-bas. Ce serait la justice immanente qui s’abattrait sur lui !…

Et après — eh bien ! après — tant pis, une fois qu’elle


Et Adèle s’empressa à son tour auprès du notaire (page 13).

aurait pris un amant, elle continuerait. Maître Honoré pouvait être tranquille, il serait l’hôtelier le plus trompé de France. Voilà ! C’était cela qu’il fallait faire ! Il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

Pour un peu, si ce n’avait pas été l’heure du dîner, l’épouse indignée serait immédiatement allée retrouver le notaire, et elle se serait tout de suite jetée dans ses bras, en lui disant : « Me voilà, prenez-moi, je suis votre maîtresse ! »

Mais c’était l’heure du dîner. Alors, elle ne pouvait pas. Seulement, le traître ne perdrait rien pour attendre. Ce serait pour la soirée, oui, le soir même, et il aurait bonne mesure…

Mme Jeanne se disait tout cela. Ses pensées se pressaient, se heurtaient tumultueuses dans son cerveau. Elle contenait avec peine sa rage et son indignation.

Et puis, elle se calma, se mit à réfléchir.

Elle regarda Adèle qui restait là, devant elle, respectant son courroux, attendant elle ne savait pas quoi, mais attendant quand même, que sa patronne lui parlât de nouveau, et lui dit ce qu’elle avait à faire, car enfin le soir même, maître Honoré allait venir la retrouver dans sa chambre.

Comme Mme Jeanne ne lui disait rien, se contentant de marcher fébrilement et de laisser échapper de temps en temps des mots qui témoignaient de son agitation intérieure, la servante se risqua à demander timidement :

— Alors, Madame ?

— Alors, quoi ?

— Eh bien !… Cette nuit… Monsieur m’a dit qu’il viendrait, sur le coup de minuit, que je laisse ma porte ouverte…

C’était vrai. Dans son exaspération, l’hôtelière avait oublié ce détail, lequel pourtant avait son importance… Elle s’arrêta et se prit à réfléchir… Sans doute, elle devait se venger mais tandis qu’elle serait avec le notaire, que ferait son mari avec la servante ? Si celle-ci, à la fin ne pouvait résister, son infortune conjugale serait consommée ! Tromper son mari, c’était bien, c’était juste, c’était mérité, il le fallait elle y était résolue… mais elle ne voulait pas qu’il la trompât… C’était déjà suffisant qu’il en ait eu l’intention ; elle ne devait pas lui permettre de mettre à exécution cette intention criminelle… Que faire pour l’en empêcher ?… Que faire ?

Soudain, une idée lui vint… une idée comme il en peut venir à une femme… Et, malgré la situation dans laquelle elle se trouvait, malgré sa fureur jalouse, elle se mit à rire et à dire tout haut :

— Oui, c’est cela ! C’est cela ! Ce sera drôle ! Et il sera bien attrapé.

Adèle crut encore devoir parler.

— Naturellement, déclara-t-elle, ma porte sera bien verrouillée…

Mais sa patronne l’interrompit, autoritaire :

— Non, elle ne le sera pas.

— Oh ! Vous pouvez me croire, Madame. Je vous assure bien que…

Encore une fois, Mme Jeanne lui coupa la parole :

— Et moi, dit-elle, je veux que ta porte soit ouverte. Tu entends, je veux qu’il pénètre dans ta chambre, convaincu que tu lui as obéi, et que tu es prête à lui céder.

— Mais, Madame, vous n’y pensez pas… Vous ne voulez pourtant pas que je cède.

— Laisse-moi achever… Il entrera dans ta chambre, seulement… c’est moi qu’il trouvera à ta place dans ton lit.

Adèle était anéantie… Elle s’attendait bien à quelque chose, mais pas à cela…

— Vous ! s’écria-t-elle… Vous !

— Oui, moi ! Rien n’est plus facile.

Et la patronne expliqua à la servante ce qu’elle devait faire.

C’était bien simple, mais il fallait y penser.

Elles changeraient de chambre toutes les deux pour une nuit.

Mme Jeanne se glisserait dans le lit d’Adèle, tandis que la servante viendrait prendre la place de sa maîtresse dans le lit conjugal. Cela n’aurait pas d’importance puisque maître Honoré, pour cette nuit, était décidé à respecter le sommeil de son épouse. Il n’y aurait donc aucun danger qu’il dérangeât Adèle laquelle pourrait reposer en toute tranquillité, sa vertu étant bien à l’abri de toutes les entreprise de l’hôtelier.

Et lorsque celui-ci se présenterait chez la servante, au moment où il croirait tenir entre ses bras la jeune bonne qu’il convoitait, il aurait la désagréable surprise de se trouver en tête-à-tête avec sa légitime épouse, qui pourrait, tout à son aise, lui reprocher sa trahison et jouir de la confusion du mari coupable, lequel n’aurait pas pu même consommer son crime.

Cela arrangeait tout. Non seulement la vertu d’Adèle serait sauve, mais l’honneur conjugal de Mme Jeanne n’aurait reçu aucune atteinte et en plus, celle-ci aurait encore l’avantage de pouvoir reprocher à son mari son odieuse conduite.

La servante trouva l’idée de sa maîtresse merveilleuse.

Elle se prit à rire, disant :

— Ce sera bien fait ! Ça lui apprendra ! Avouez qu’il mérite vraiment qu’on lui joue un tour pareil !

— Allons, tiens-toi prête pour ce soir, quand je te ferai signe. Et, en attendant, va vite à ton ouvrage, car autrement maître Honoré pourrait se doute de quelque chose en nous sachant depuis si longtemps seules à causer toutes deux.

Adèle, un instant plus tard, apparaissait dans la salle.

Elle ne s’était jamais montrée plus gaie, plus empressée envers les clients. L’hôtelier lui-même ne put s’empêcher de constater que sa servante était de très bonne humeur, et il en fut dupe au point de se dire :

— Elle en a pris son parti. Eh ! Eh ! Je crois que je vais passer une nuit agréable !

Ce qui prouve que les hommes seront toujours dupes des ruses féminines.

iv

Le Complément d’un bon dîner.


Le repas s’achevait, et l’hôtelier, afin d’avoir un motif de rester dans la salle, trinquait avec le notaire :

— Que dites vous de mon dîner, Maître Robert ?

— Je dis qu’il fut, comme toujours, excellent. Il fut excellent en tous points. Je me suis régalé de votre poularde, qui était ma foi fort réussie ; quant au vin, il est des meilleurs et soutient comme il faut la renommée de la maison.

— Je vous crois, c’est du fameux !

Et, se penchant vers son client, maître Honoré ajouta :

— Dans ma cave, il y en a encore du meilleur ; et, si vous le voulez bien, j’en vais aller chercher une ou deux bonnes bouteilles que nous boirons ensemble… Vous serez émerveillé.

Le notaire, en effet, se déclara émerveillé.

Maître Honoré était heureux, non pas tant que son hôte trouvât bon le vin qu’il lui versait, mais aussi qu’il ne parlât point de se retirer, ce qui était l’important, parce qu’il pouvait ainsi attendre, sans que cela parût extraordinaire à son épouse, l’heure d’aller rejoindre Adèle.

Mme Jeanne facilita d’ailleurs les projets de son mari, et il n’était pas encore dix heures du soir lorsqu’elle annonça son intention de regagner sa chambre.

— Vous ne restez pas un peu en notre compagnie ? demanda Me Robert.

— Non. Le voyage à la ville m’a beaucoup fatiguée et j’ai besoin de prendre du repos. Je sens le sommeil qui me gagne.

— Dans ce cas, chère Madame, veuillez agréer mes hommages.

Et le notaire, s’inclinant cérémonieusement, salua sa belle hôtesse, en se disant qu’il eût donné beaucoup pour l’accompagner dans sa chambre.

— Quel malheur, pensait-il, qu’elle soit fidèle à son époux.

Les deux hommes, pourtant, étaient restés seuls, et, pour retenir son client, l’hôtelier, après le vin, lui avait offert des liqueurs qu’il était allé quérir dans un coin secret, notamment une certaine fine champagne, vieille d’un demi-siècle et qui vous avait un de ces bouquets, comme n’en ont que les fines de choix.

Maître Honoré était aussi fier de sa fine champagne que de ses vins. Il la recommandait avec autant d’ardeur, ne se contentant pas d’ailleurs d’en offrir au notaire, faisant lui-même honneur à la bouteille qu’il avait sortie de sa réserve.

— Cela vous émoustille, hein ?… disait l’hôtelier.

— Oui… On aurait volontiers après cela des idées amoureuses.

— À qui le dites vous ?

Et maître Honoré prononçait ces derniers mots avec un air guilleret et suffisant qui faisait bien voir qu’il n’irait pas achever la nuit solitairement.

Aussi sa réponse fut-elle peu agréable au notaire, qui se représenta immédiatement la jolie Mme Jeanne dans les bras de son époux. Et répliqua-t-il :

— Cela ne vous gêne pas, maître Honoré, vous allez retrouver tout à l’heure en vous couchant, votre épouse qui vous attend.

« Tandis que moi, je suis contraint de passer me nuit seul.

— Bah ! Vous vous rattraperez en rentrant à la ville.

— À moins que je ne prenne votre servante… Je la regardais ce soir : Elle est assez désirable, la petite Adèle… et, ma foi, je ne dis pas qu’à l’occasion… si vous me faites encore boire de ce vin généreux et de cette fine excitante…

C’étaient là propos d’après-dîner et maître Robert plaisantait, on peut en être certain. Il plaisantait d’autant plus qu’il ne pensait qu’à la patronne en parlant de la servante.

Même, il ajouta, en riant :

— C’est le complément d’un bon dîner !

Mais maître Honoré protesta :

— Vous vous trompez, dit-il… Adèle est une fille sage… très sage… et, si vous voulez un conseil d’ami… n’essayez pas avec elle…

— Le croyez-vous. Elle n’a pas l’air farouche.

— Il ne faut pas se fier aux filles qui n’ont pas l’air farouche…

— Combien pariez-vous, maître Honoré, que si je le veux, dès ce soir…

Mais l’aubergiste, qui avait soudain changé de ton, dit précipitamment :

— Non… Non… Pas ce soir… Pas ce soir.

Me Robert n’était pas un niais. Loin de là, c’était au contraire, un homme très perspicace. Rien qu’au ton de maître Honoré, il devina que celui-ci avait, pour défendre aussi vivement l’honnêteté de la rousse Adèle, des motifs personnels. Et quels motifs personnels voulez-vous qu’eût un patron d’auberge de protéger ainsi sa servante contre un bon client sinon qu’il voulait se réserver ladite servante pour lui-même.

Cela était donc possible. Ayant la félicité extraordinaire de posséder pour épouse une perle comme dame Jeanne, maître Honoré la trompait avec Adèle… Il était vraiment indigne de posséder pareil trésor.

Le notaire, ayant conçu de tels soupçons, voulut sur-le-champ en avoir le cœur net, et provoquer les confidences de son hôte.

Aussi fût-ce lui qui remplit de nouveau, sans faire semblant de rien, le verre de maître Honoré, se disant, non sans raison, que le bon vin comme la bonne liqueur encourage les épanchements et que c’est encore là le meilleur moyen de connaître les secrètes pensées de ses amis.

Ainsi encouragé, l’aubergiste ne déçut pas l’attente de son interlocuteur.

— Non, répétait-il… Non… Pas Adèle !… Pas ce soir !

Et le notaire insistait avec intention :

— Pourquoi pas ? Le vin m’a mis en train, la fine m’a excité… Je ne peux me résoudre à coucher seul… Ma foi, tant pis, elle m’accueillera mal ou bien, mais je vais aller frapper à la porte d’Adèle !…

Il fit mine de se lever.

Mais maître Honoré fut debout en même temps que lui :

— Écoutez-moi, lui dit-il… Écoutez-moi… Ne faites pas ça !

— Qui m’en empêche ?… Avez-vous donc des droits spéciaux sur votre servante ?… Dans ce cas, ce serait différent…

L’astucieux notaire avait enfin réussi à amener son hôte au point où il le voulait.

Sans défiance aucune, l’aubergiste se confia à Me Robert…

— Eh oui ! fit-il. Puisqu’à la fin, il faut tout vous dire. Si je n’ai pas encore de droits, je les aurai tous après que minuit auront sonné…

« Et ce sera bientôt, ajouta-t-il avec un gros rire satisfait…

— Racontez-moi cela… Cela m’amusera, au moins, faute de mieux…

Il est évident qu’à ce moment, maître Honoré n’avait plus de secret à garder et que, pour lui, peu importait qu’il en dit plus ou moins long à son confident occasionnel.

Il ne travestit qu’un peu la vérité, relatant les choses à sa façon, en se vantant que la jeune fille n’avait pas su lui résister et, heureuse d’être distinguée par lui, lui avait tout de suite accordé ce qu’il lui demandait.

— Vous êtes un heureux homme ! remarqua le notaire. Et j’envie votre bonne fortune !

Ce disant, maître Robert remplissait encore une fois le gobelet de l’aubergiste, auquel il dit :

— Attendez-moi un instant… Je vais jusque dans ma chambre chercher quelques bons cigares que j’ai achetés ce matin et que nous fumerons tous deux en causant jusqu’à ce que sonne l’heure de vos amours…

— C’est cela. Je fume la pipe… mais je suis quand même amateur de bons cigares et les goûterai avec plaisir…

— Ils sont de premier choix… N’ayez aucune crainte…

L’hôtelier, dont les idées d’ailleurs commençaient à revêtir des formes imprécises, l’hôtelier, disons-nous, croyait bien sincèrement que Me Robert montait dans sa chambre, ainsi qu’il l’annonçait, pour aller chercher des cigares… Qui d’ailleurs, ne l’eût cru ?

Eh bien ! Si vous le croyez, vous aussi, détrompez-vous…

Le rusé notaire n’allait pas du tout chercher de cigares dans sa chambre… Maintenant qu’il avait acquis la certitude que maître Honoré allait se rendre dans la chambre de sa servante, maintenant qu’il était certain que l’hôtelier trompait sa femme, il jugeait le moment venu d’aller demander à celle-ci de tenir la promesse qu’elle avait faite le jour même en riant et en déclarant : « Cela ne m’engage à rien, car mon mari est fidèle »… Ah oui ! Il était fidèle, comme les autres…

Et le notaire se sentait rempli de sévérité à l’égard de cet homme volage, d’autant plus rempli de sévérité que la trahison de maître Honoré lui donnait à lui-même des droits à l’égard de Mme Jeanne.

Aussi, estimait-il qu’il ne pouvait y avoir de mari plus coupable, qu’il n’était châtiment que ce criminel ne méritât pour une aussi odieuse action que rien n’excusait.

Notez qu’il y avait dans un tel raisonnement beaucoup d’illogisme, car, au fond, si maître Honoré n’avait pas trompé sa femme, jamais Me Robert n’eût eu l’occasion de demander à dame Jeanne de devenir sa maîtresse. Il eût dû par conséquent ne pas en vouloir autant à celui qui devenait la cause initiale des joies qu’il allait goûter en compagnie de la belle hôtelière.

Mais il lui en voulait quand même, tout en se réjouissant de cette occasion, il lui en voulait et le jugeait avec une extrême rigueur, qui lui procurait à lui-même de bons prétextes pour frapper ce grand et impardonnable coupable de la peine du talion.

Donc, le jeune et galant notaire ne monta pas dans sa chambre, contrairement à ce qu’il avait dit à l’hôtelier, lequel l’attendait en buvant pour ne pas s’ennuyer.

Me Robert, qui connaissait suffisamment la maison, se dirigeait vers la chambre où reposait dame Jeanne. Il voulait la voir, et la prévenir tout de suite. Son plan était si simple une fois l’hôtelière mise au courant, il lui recommandait de se tenir prête, et, un peu après minuit, il la conduisait jusqu’à la chambre d’Adèle pour la convaincre de son infortune conjugale.

Le plus important et aussi le plus difficile était d’obtenir de Mme Jeanne qu’elle ne fit aucun esclandre, et une fois qu’elle aurait acquis la preuve de l’infidélité de son mari, elle consentit à ne pas troubler les amours d’Honoré et d’Adèle, afin de pouvoir en toute sécurité, rejoindre le notaire dans sa chambre et se venger de la manière que vous supposez.

Le notaire se faisait toutes ses rélexions en se dirigeant, à pas de loup, vers la chambre où devait dormir celle qu’il aimait. Il se les faisait, et se demandait s’il pourrait exécuter ce beau programme ainsi qu’il se l’était tracé.


Il se rendit compte qu’une forme féminine était couchée (page 26).

— Bah ! dit-il en se décidant. La fortune sourit aux audacieux, si j’en crois la sagesse des nations. Soyons donc audacieux et surtout ne perdons pas une minute à peser le pour et le contre.

Il arrivait à la porte de la chambre de Mme Jeanne ; il se disposait à frapper, lorsqu’il s’aperçut que cette porte était entr’ouverte.

— Inutile de frapper, pensa-t-il, ce qui pourrait attirer l’attention de maître Honoré… Puisque aussi bien, cette porte semble avoir été laissée entr’ouverte comme à mon intention, profitons-en et entrons !

Ayant ainsi dit, il entra dans la chambre de l’hôtelière.

v

Où Adèle perd quand même sa vertu.


Il entra et se trouva dans la pénombre.

Il y voyait à peine dans la pièce dont les rideaux étaient tirés sur une fenêtre déjà assombrie par les persiennes closes.

Ses yeux fouillant l’obscurité ne distinguaient que des formes vagues, des meubles qu’il sentait plutôt à tâtons, des vêtements jetés sur les chaises…

Mais s’il ne voyait qu’à peine, il se rendit compte cependant qu’une forme féminine était couchée dans le lit… Elle dormait et ne l’avait pas entendu venir.

— Si je la réveille brutalement, pensa-t-il, elle va avoir peur ; elle appellera, et c’est ce que je ne veux pas…

Il s’était approché du lit et devinait la respiration régulière de la dormeuse.

Et il ne put s’empêcher de penser :

— Elle est là, dans ce lit… couchée… Je n’aurais qu’à me glisser doucement auprès d’elle… Elle ne dirait rien… même si elle s’éveillait, elle penserait d’abord que c’est son mari…

Il rit à cette idée, puis soudain se dit :

— C’est cela qu’il faut faire !… Tant pis, elle s’éveillera sous mes baisers !…

Le notaire était excusable. Il avait pris, lui aussi, sa part de vin généreux et de grande fine. S’il eût été à jeun, il n’eût certes pas tenté pareille aventure. Mais il ne raisonnait plus, il raisonnait d’autant moins que, á l’excitation provoquée par le bon repas, s’ajoutait l’énivrement qu’il éprouvait à présent à sentir tout près de lui, à sa portée la femme qu’il désirait ardemment et que, déjà, il nommait sa maîtresse.

Il ne pensait plus du tout, alors, que maître Honoré attendait qu’il revint le trouver avec des cigares. Il pensait à toute autre chose…

Sans faire aucun bruit il se dévêtit rapidement, et, avec d’infinies précautions, il se glissa dans le lit à côté de la femme qu’il prenait pour dame Jeanne.

Car, vous l’avez bien deviné, n’est-ce pas, ce n’était pas dame Jeanne qui était dans le lit, c’était Adèle !

Comme il avait été convenu, entre elles elles avaient changé de chambres.

À peine l’hôtelière avait-elle pris congé de son mari et de Me Robert qu’elle appelait sa servante :

— Maître Honoré ne se doute de rien ? lui demanda-t-elle.

— Oh non ! Madame ! J’ai fait exprès l’aimable toute la soirée.

— Il t’a parlé encore ?

— Oui… une fois, il m’a glissé un mot : « À cette nuit. »

— Et que lui as-tu répondu ?… Tu ne l’as pas éconduit au moins.

— Oh non ! Pensez-vous. Au contraire, je lui ai dit : « Oui, à cette nuit. » Il était joyeux comme tout et il a de nouveau essayé de m’embrasser.

— Oh ! C’est un dégoûtant personnage !

— Mais je ne me suis pas laissé faire.

— Je l’espère bien. Enfin, il compte que tu l’attendras dans ta chambre ?

— Dame, oui.

— Alors, nous allons tout de suite faire l’échange. Tu vas te coucher ici et je vais monter chez toi… Donne-moi la clé de ta chambre. Pour le reste, tu n’as pas besoin de bouger.

— Et si Monsieur venait…

— Venir, lui !… Il n’y a pas de danger… Il est attablé avec le notaire et ils resteront ensemble jusqu’à minuit, tu peux en être certaine.

— Des fois, pour s’assurer que vous dormez.

— Dans ce cas, tu n’aurais qu’à rester coite, et faire semblant d’être plongée dans le plus grand sommeil.

— Vous pouvez être tranquille et compter sur moi. Si par hasard, il vient, je me pelotonne sous les draps et il sera convaincu que je dors profondément.

Mme Jeanne ne quitta sa chambre que lorsque la servante eût pris sa place dans le lit. Je crois même qu’elle poussa la solliciture jusqu’à la border bien convenablement, et, en faisant attention à ne pas être remarquée, elle gravit l’escalier qui conduisait à l’étage où couchait habituellement Adèle.

Elle se coucha à son tour, éteignit la lumière et attendit les événements, ou plutôt l’événement.

Elle riait sous cape, se disant :

— Ah ! Monsieur le Paillard, vous voulez me tromper. Vous ne vous doutez pas de la surprise que je vous ménage. Je vous apprendrai, moi, à vouloir débaucher les servantes. Nous allons bien rire lorsque minuit sonnera.

Me Robert, on a vu comment, était venu déranger toute la combinaison échafaudée par l’hôtelière, et c’est ainsi que, croyant se coucher auprès de dame Jeanne, il s’était étendu à côté de la pauvre Adèle, qui, quoi qu’elle eût fait pour sauver sa vertu, ne s’était tirée d’un péril que pour tomber dans un autre.

La jeune fille avait, naturellement, entendu entrer le notaire dans la chambre. Mais elle avait cru que ce visiteur nocturne était maître Honoré, venant s’assurer que sa femme était couchée et endormie. Comment eût-elle supposé que son patron était resté dans la salle et que l’homme qui venait ainsi la trouver était Me Robert ?

Sans le voir, elle avait deviné tous les mouvements de l’homme. Et, afin de mieux jouer le rôle qui lui était désigné, elle retenait son souffle, n’osant faire un mouvement, dans la crainte que l’hôtelier ne lui parlât et l’obligeât à lui répondre, ce qui eût compromis irrémédiablement le plan arrêté par dame Jeanne, lequel plan était en pleine exécution.

Cependant, elle s’inquiétait, se rendant compte que le nouveau venu ne pensait nullement à s’en aller.

Lorsqu’elle l’entendit se coucher et qu’elle sentit le contact du corps de Robert, elle fut prise d’un grand émoi. Elle se demandait ce que cela pouvait signifier. Maître Honoré avait-il donc oublié le rendez-vous qu’il lui avait donné, ou voulait-il, en agissant ainsi, donner le change à son épouse ?

Il lui fallait accepter ce compagnon de lit pourtant, sous peine de laisser découvrir la supercherie. Pourvu, à présent, qu’il la laissât dormir. Elle augurait cependant bien du fait que l’homme restait muet.

— Il ne veut pas parler pour ne point me réveiller. Sans doute vient-il seulement se coucher quelques instants pour le cas où sa femme s’apercevrait de son absence… Mais c’est vraiment une précaution superflue…

Son inquiétude s’accrut lorsqu’elle sentit son voisin de lit glisser le long de son corps une main audacieuse…

Ne sachant que faire et n’osant surtout se démasquer, elle se demandait où il voulait en venir.

Elle osa cependant dire tout bas, dans un souffle, espérant que celui qu’elle prenait pour maître Honoré renoncerait à ses caresses :

— Oh ! J’ai sommeil… J’ai sommeil !

Mais, tout bas aussi, lui répondant de même façon, l’homme dit à son tour :

— Je t’aime !…

Cette fois, Adèle comprit que sa vertu était en grand péril et elle voulu échapper aux bras qui déjà, l’enlaçaient et aux lèvres qui s’approchaient des siennes.

Mais il était trop tard.

Elle ne put que pousser un cri de protestation, et dut se résoudre à accepter le témoignage ardent d’une tendresse passionnée que le galant notaire croyait donner à Mme Jeanne elle-même.

La petite servante jouait de malchance. Elle qui croyait avoir si bien préservé son honnêteté contre les entreprises de son maître, voilà que celui-ci venait la retrouver et la prendre précisément là où elle s’était réfugiée pour lui échapper.

Le notaire cependant ne contenait pas sa fougue. Son ardeur était sans bornes, et il goûtait, en outre, la saveur du fruit défendu… Dans ses transports, il s’oubliait, et appelait la malheureuse Adèle « sa Jeanne chérie », ce qui fortifiait la servante dans l’idée qu’elle avait affaire à son patron. Elle ne pouvait soupçonner, en effet, que maître Honoré eût un rival.

Me Robert avait donc réussi au-delà de ses espérances, et il s’attardait à caresser encore dans la nuit le corps de la jeune femme, lorsque celle-ci se mit à pleurer.

Cette crise de larmes l’étonna. Elle survenait précisément au moment où il allait faire de la lumière et se jeter à genoux, sur la descente de lit, pour demander pardon à Jeanne de sa conduite, certain d’ailleurs d’être pardonné lorsqu’il apprendrait à la jeune femme l’indignité de son époux…

Il dit doucement :

— Pourquoi pleures-tu, ma Jeannette ?

Et il entendit cette réponse inattendue :

— Je pleure parce que je ne suis pas Jeanne ! Je suis Adèle !

Cette révélation soudaine causa au pauvre notaire une stupéfaction considérable. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait et se demandait comment il avait pu confondre ainsi la belle hôtelière avec sa servante.

— Adèle ! fit-il… Adèle… la petite bonne !… mais comment se peut-il ?…

Au son de la voix maintenant, Adèle ne reconnaissair plus le patron de l’hôtel des Gais Lurons ! C’était infernal ! Il lui semblait que c’était un autre qui lui parlait.

— De la lumière, fit-elle, vite ! de la lumière !

Et elle bondit, rapide, hors du lit, puis éclaira la pièce.

Immédiatement elle reconnut le notaire.

— Maître Robert, dit-elle, vous !… C’était vous !

— Oui, c’était moi ! Mais, chut ! sois discrète !

— Et vous osiez venir trouver Madame dans sa chambre ?

« Vous êtes donc son amant ?

Son amant ! On pensait déjà qu’il pût être l’amant de dame Jeanne !…

— Ne m’interroge pas là-dessus, dit-il, explique-moi plutôt pourquoi tu te trouvais dans le lit et dans la chambre de ta patronne.

— C’est un secret que je ne dois pas révéler…

— Pourtant, n’avais-tu pas donné rendez-vous à minuit…

— À maître Honoré, que si fait, mais cela ne m’empêche pas d’être ici, au contraire… Je croyais sauver ma vertu… mais hélas !

— N’en parlons plus… C’est une chose passée, à présent… Mais donne-moi plutôt la clé de cette énigme, car j’ai quelque chose de très urgent à confier à Mme Honoré.

— Ne me l’avez-vous pas déjà confiée à moi-même ?

— Ce n’est pas cela, seulement… Dis-moi vite où elle est.

Adèle, dont les larmes étaient séchées, regarda son amant (elle avait bien le droit à présent de le nommer ainsi) et elle lui dit en souriant :

— Dame, si vous avez trouvé la servante dans le lit de la patronne, vous devez bien vous douter que la patronne se trouve…

— Dans le lit de la servante ?

— Parbleu ! Où voulez-vous qu’elle soit ailleurs ?

— C’est vrai. Mais encore, pour quelle raison cette substitution ?

— N’avez-vous pas deviné, maintenant que vous savez que maître Honoré a rendez-vous avec moi à minuit dans ma chambre…

Le notaire comprit : Il se frappa le front :

— C’était donc un complot entre dame Jeanne et toi !

— Oui, mais Madame aurait bien dû vous prévenir, vous aussi, si elle vous attendait…

— Elle ne m’attendait pas. C’est le hasard qui a tout fait, un hasard que je ne regrette pas d’ailleurs, puisqu’il m’a valu le plaisir de constater combien tu étais jolie.

— Vous ne le regrettez pas… Mais, moi…

— Toi… Qu’as-tu besoin de dire quelque chose ?…

— Je n’ai pas besoin, cependant

— Écoute, c’est ton intérêt, garde le silence ce qui s’est passé entre nous. Et souviens-toi que si quelqu’un est venu te déranger ce soir, c’est ton patron… et pas moi.

— Ah ! Je serai bien obligée de me souvenir que c’est vous.

— Peut-être. Si tu veux. L’important est que tu ne dises rien. Pour le moment, reste dans cette chambre… Et surtout, sois discrète… Je m’arrange du reste.

— Je le serai, je vous le promets.

Le notaire allait se retirer… Mais Adèle le regarda et, tout en baissant les yeux, elle lui dit :

— Vous n’allez pas vous en aller comme ça… Sans m’embrasser…

C’est une chose que l’on ne peut refuser à une femme, surtout lorsque l’instant d’avant on lui a pris, par surprise, sa virginité. Et puis, Me Robert n’en éprouvait aucun déplaisir. Aussi s’exécuta-t-il sans se faire prier.

Il s’exécuta sans se faire prier, et, lorsqu’il eut posé ses lèvres sur celles de la servante, celle-ci, avant de se dégager, lui demanda tout doucement :

— Dis-moi que tu as été aussi heureux qu’avec Mme Jeanne ! Ça me consolera.

— S’il ne faut que ça pour te consoler, sois contente, j’ai été aussi heureux.

— Alors, tu ne m’oubliera pas. Tu sais, pour toi, la porte de ma chambre sera toujous ouverte.

— Merci. J’en profiterai à l’occasion.

Le notaire pouvait bien donner ce vain espoir à Adèle. Au fond, cela ne l’engageait à rien.

Il quitta donc la servante pour retourner auprès de maître Honoré, tandis qu’Adèle se recouchait dans le lit de sa maîtresse, encore tout émue de ce qui lui était arrivé, et ne sachant pas très bien si elle devait s’en réjouir ou s’en désoler.

vi

La Surprise de dame Jeanne.


L’aubergiste resté seul, avait continué à comparer les vertus de son vin aux bienfaits de sa fine, si bien qu’à force de comparaisons, il avait fini par s’endormir, couché sur la table, la tête entre ses mains.

Cette heureuse circonstance avait fait qu’il ne s’était pas aperçu de la longueur du temps passé par Me Robert pour aller chercher les cigares dont il avait parlé.

À la vérité, le notaire se souciait peu des cigares, encore moins à présent qu’en quittant son hôte. Il savait que celui-ci lorsqu’il allait monter chez la servante, devait y trouver sa légitime épouse et, d’après ce que lui avait confié Adèle, dame Jeanne avait résolu de ne se faire connaître qu’après que son mari ait été convaincu de l’avoir trompée.

Immédiatement, le notaire en avait profité pour concevoir un plan nouveau qu’il avait hâte de mettre à exécution.

Mais, pour cela, il fallait que maître Honoré ne montât pas à la chambre d’Adèle.

Me Robert ne s’effrayait pas de cela. Qu’était-ce pour un homme comme lui qui venait, par surprise, de ravir la vertu à une brave servante, laquelle se croyait en toute sécurité dans le lit de sa patronne.

Non, certes, cela n’avait rien d’effrayant, ni de difficile.

Peut-être suffirait-il simplement, pour y arriver, de faire boire encore un peu le pauvre aubergiste, qui, une fois endormi par l’ivresse, oublierait complètement son rendez-vous avec Adèle.

Dès lors, il ne resterait plus au notaire, qu’à se substituer à maître Honoré auprès de sa femme, comme il l’avait fait auprès de la servante. Vous pensez peut-être que les instants passés auprès d’Adèle avaient affaibli les moyens de Me Robert. N’en croyez rien. Le galant notaire était en très bonne forme et l’aventure avec la servante n’avait été — se disait-il lui-même — qu’un hors-d’œuvre bon à lui ouvrir l’appétit.

D’ailleurs, il allait puiser des force nouvelles dans la fine cinquantenaire du patron de l’hôtel des Gais Lurons.

En l’entendant venir, maître Honoré s’était à demi-réveillé, et ce fut d’une voix pâteuse qu’il demanda :

— Ah !… Vous avez les cigares ?


Maître Robert, dit-elle, vous ! (page 30).

Naturellement, maître Robert n’avait rien du tout. Aussi, répondit-il :

— Excusez-moi. Je les ai cherchés pendant une heure sans les retrouver. J’ai dû les laisser à l’étude avant de partir.

— Cela ne fait rien. Allez, ne vous désolez pas pour les cigares, on s’en passera. Tenez, prenez plutôt encore un verre de fine.

— Avec plaisir, à condition que vous me teniez compagnie.

— Mais je l’entends bien ainsi… Je ne vous ferai pas l’injure de vous laisser boire seul.

Maître Honoré fut loin de faire pareille injure à son hôte. Et il but tant et si bien qu’au bout d’une demi-heure il avait perdu complètement la notion exacte des choses. De nouveau, il se laissait aller au sommeil, affalé sur sa table.

Tout va bien dit le notaire en le voyant dans cette posture. Il est capable de rester ainsi toute la nuit. Il n’est peut-être pas tout à fait minuit, mais peu importe. Je vais quand même monter à la chambre de la servante.

Il était tout heureux, et fier de lui-même. N’avait-il pas finalement abattu tous les obstacles et n’allait-il pas retrouver la dame de ses pensées ? Il y allait très dispos, ayant oublié complètement l’aventure avec Adèle ; pauvre Adèle, c’était elle qui était sacrifiée dans cette histoire.

Ainsi qu’il s’y attendait, Me Robert trouva entr’ouverte la porte de la chambre du deuxième étage où logeait en temps ordinaire la servante et dans laquelle se trouvait exceptionnellement cette nuit-là dame Jeanne, maîtresse du logis.

— Je sais comment m’y prendre, pensa le notaire. Je viens de faire « une répétition générale » avec la bonne.

On peut être certain qu’Adèle n’eût pas été flattée le moins du monde si elle avait entendu son amant s’exprimer ainsi sur ce qui s’était passé entre elle et lui.

Mais Adèle n’entendait pas. Au surplus, Adèle était convaincue que le notaire était allé se coucher seul dans sa chambre, et elle ne pouvait supposer que le patron, qui lui avait donné un rendez-vous auquel il tenait tant, cuvait, présentement le vin et les liqueurs dont il avait par trop abusé.

Mme Jeanne, elle, était mal à l’aise dans le petit lit de fer de sa servante. À l’encontre d’Adèle, elle n’avait pu trouver le sommeil ; et elle se tournait et se retournait nerveusement, en se disant que minuit ne viendrait jamais.

Plusieurs fois, elle s’était levée pour aller coller son oreille à la porte et écouter les bruits de la maison, afin de se rendre compte si son mari montait.

Elle avait même été tentée d’aller voir ce qui se passait chez elle.

Elle n’était, en effet, pas très tranquille, craignant qu’au dernier moment son mari, revenant sur son intention première, au lieu de monter chez la servante, ne se rendit plus simplement à la chambre conjugale. Dans ce cas, tout était perdu, car il était évident que l’hôtelier, trouvant dans son lit même la personne qu’il allait chercher ailleurs, n’eût pas résisté à la tentation. Si bien que dame Jeanne, en proie à toutes ces réflexions, se demandait si vraiment elle avait eu raison de troquer son lit contre celui de la servante.

Elle avait également plusieurs fois arrangé les rideaux de la fenêtre afin que la pièce fût entièrement plongée dans l’obscurité. C’était là un point capital, car il ne fallait pas, à aucun prix, que son mari la reconnût.

Elle ne se dissimulait pas que son rôle était difficile à jouer, car maître Honoré s’étonnerait peut-être qu’elle ne parlât pas et qu’elle voulut ainsi rester dans l’ombre. Mais Jeanne s’était dit :

— Je lui parlerai à voix basse, juste pour lui dire que j’ai honte et que c’est pour cela que je tiens à la nuit. Il ne pourra certainement rien dire.

Pour la dixième fois peut-être, l’hôtelière allait coller son oreille à l’huis entr’ouvert. Mais ce ne fut pas en vain. Elle sentit son cœur battre plus fort :

— Il monte. J’entends ses pas dans l’escalier. Vite, allons nous recoucher. Et n’oublions pas que je suis la servante… Oh ! Je ne sais pas si j’aurai le courage de résister à la tentation de l’étrangler, ce traître, quand il va me serrer dans ses bras en me prenant pour Adèle !…

Mais les pas se rapprochaient. Vite, elle s’alla recoucher, et fit semblant d’être endormie, ce qui lui sembla la meilleure tactique, puisqu’elle lui permettait d’entendre et d’écouter sans avoir besoin de répondre ou de manifester sa présence.

La porte enfin s’ouvrit.

Dame Jeanne, toute tremblante de colère, perçut les pas de l’homme sur le parquet.

— Il est là, près de moi… se dit-elle… Que va-t-il me dire ?

Mais elle fut stupéfaite. Celui qu’elle prenait pour son mari ne prononça pas une parole. Pour nous, qui savons que le nouveau venu était le notaire amoureux, cela ne nous étonnera pas, car il avait, lui aussi, décidé de parler le moins possible, afin que sa voix ne le trahît point.

Entre ces deux personnes, décidées à ne point converser, la situation était étrange. Ajoutons d’ailleurs qu’elles avaient également la même raison pour ne pas éclairer la chambre. Et la belle hôtelière qui d’abord tremblait que son compagnon ne tirât les rideaux ou ne fit la lumière dans la chambre, fut stupéfaite de l’entendre se diriger à tâtons vers le lit…

Il y avait là un mystère qu’elle ne pénétrait pas.

Et, par un étrange esprit de contradiction, elle eût voulu qu’il parlât alors qu’elle redoutait d’avoir à lui répondre elle eût voulu qu’il éclairât la pièce alors que s’il le faisait, elle le supplierait de la laisser dans l’ombre.

Aussi, poussée par la curiosité, la nécessité de savoir le besoin de rompre ce silence qui lui pesait tant, elle posa, tout bas, la première question qui lui vint à l’idée :

— C’est vous ?

Me Robert resta interdit. Il était aussi embarassé pour répondre que sa compagne l’eût été. Il ne pouvait pas cependant continuer à garder le silence. Aussi, dit-il à voix basse, lui aussi :

— C’est moi.

Et Jeanne continua, enhardie par le fait que « son mari » n’avait aucun doute.

— Vous avez bien trouvé la porte ouverte ?

— Oui.

— Vraiment, pensait Jeanne, il est de coutume plus loquace. Il est peut-être gêné et ne sait que dire à cette servante… Essayons encore de le faire parler.

Du moment que son compagnon acceptait la conversation ainsi engagée, elle ne redoutait plus qu’il reconnût sa voix.

Et elle en profita pour dire :

— Monsieur… Je vous en supplie… Laissez-moi. Retournez auprès de votre épouse qui vous aime et que nous avons tort de trahir ainsi.

Elle attendit la réponse, se demandant si elle n’en avait pas trop dit, bien qu’elle ait essayé d’imiter un peu Adèle.

La réponse, toujours faite à voix basse, fut aussi brève que les précédentes.

— Non, dit l’homme.

Sans le voir elle se rendit compte qu’il était tout près d’elle.

Allait-il donc la prendre ainsi, sans prononcer une parole nouvelle ?

L’aventure était de plus en plus bizarre.

En effet, le notaire avait opéré de même façon que l’heure d’auparavant auprès de la servante. S’étant dévêtu à tâtons, il essayait maintenant de se glisser dans le lit à côté de dame Jeanne.

Mais cette fois, il était sûr de ne pas se tromper. C’était bien la jolie hôtelière, avec laquelle il avait voyagé le jour même, qu’il allait bientôt tenir, qu’il tenait maintenant dans ses bras.

— Comme ce lit est étroit ! dit-il dans un murmure.

Lorsqu’un lit est vraiment trop étroit pour qu’on y couche deux côte à côte, tout le monde sait comment s’y prennent les amoureux et de quelle manière ils s’accommodent de son exiguïté. C’est ce que firent le notaire et dame Jeanne, celle-ci toujours convaincue qu’elle avait affaire à son mari.

Elle ne put cependant s’empêcher de faire certaines réflexions et certaines comparaisons qui la laissèrent rêveuse. Jamais son époux, tout amoureux qu’il fût, ne s’était montré à son égard aussi passionné et aussi caressant. C’était un Honoré absolument inconnu pour elle, une révélation, et une révélation qui lui été certainement des plus agréables en toute autre circonstance, mais qui accrut encore sa colère contre l’homme qui la trompait, et qui trouvait, pour la tromper, des ardeurs qu’elle ne lui avait jamais connues. Ah ! le brigand ! Comment faisait-il pour être un amant aussi brillant alors qu’il n’était qu’un médiocre mari.

Et l’amant était si brillant que dame Jeanne en oubliait le rôle qu’elle était venue jouer là, et qu’elle était, pour le moment, à la place de sa servante dans les bras de son époux. L’amour la prenait complètement et elle s’abandonnait au plaisir des sens, entièrement, sans penser à autre chose.

Pourtant elle revint à elle. L’homme était toujours auprès d’elle, la caressant encore, la couvrant de baisers.

Mais la griserie était finie. Jeanne se souvenait soudain qu’elle devait se fâcher et que le moment était venu de la grande scène d’indignation et de jalousie.

Brutalement, elle écarta le bras de son compagnon, elle sauta en bas du lit, et s’écria :

— Ah ! Ah !… Vous pouvez être fier ! Misérable !… Vous ne vous êtes même pas aperçu que c’était votre femme que vous teniez dans vos bras !…

En même temps, elle allumait une lampe pour confondre son époux…

Elle allumait une lampe et se trouvait en présence du notaire, assis sur le lit, et qui la regardait en souriant tranquillement.

L’étonnement empêchait la femme de parler. Pourtant, elle laissa échapper quelques mots révélant sa stupéfaction :

— Vous !… Vous !…

— Oui, chère amie, moi… moi qui vous aimais trop, qui n’ai pu résister à ma passion.

Mais elle l’interrompit, riant moqueusement :

— Ne dites donc pas de bêtises ! Vous êtes comme les autres. Ce n’est pas moi que vous veniez retrouver dans cette chambre. C’est la bonne… La bonne !… Ils sont tous amoureux de la bonne…

Et elle s’assit la tête dans les mains, essayant de pleurer…

Alors il s’approcha, la prit doucement par les poignets et l’attirant vers lui, l’embrassa sur le front et sur les yeux, disant :

— Non, Jeanne chérie… Ce n’est pas la bonne, c’est bien toi que je suis venu retrouver ici. Écoute, je sais que tu as changé de chambre avec Adèle parce que ton mari devait venir cette nuit voir ta servante.

« J’ai fait boire Honoré pour qu’il ne monte pas et je suis venu prendre sa place comme tu avais pris celle de ta servante…

— C’est vrai ?… C’est bien vrai ?

— C’est la vérité. Comment je sais ce que je viens de te dire ? Je vous ai entendues, ce soir, Adèle et toi…

Là, le notaire mentait. Nous savons, nous, par suite de quel concours de circonstances, il avait été informé de ce qui s’était passé entre les deux femmes, mais on reconnaîtra qu’il était bien obligé de travestir quelque peu la vérité, pour ne pas avouer à sa maîtresse ce qui s’était passé entre lui et Adèle.

Car il pouvait à présent appeler Jeanne sa maîtresse.

La jeune femme, d’ailleurs, ne demandait qu’à le croire.

Elle ne demandait qu’à le croire et à lui pardonner, car elle avait été trop heureuse l’instant d’avant. Et elle comprenait maintenant pourquoi elle avait ressenti des impressions que son mari ne lui avait jamais fait éprouver.

Aussi, comme Robert lui disait, de nouveau :

— Tu me pardonnes !

Elle répondit, en soupirant :

Il faut bien.

Elle était ainsi plus tentante et plus désirable que jamais.

Il la prit dans ses bras, lui répétant :

— Tu me pardonnes ! Alors, c’est que tu m’aimes. Ma petite Jeannette, profitons de ces moments qui nous appartiennent bien pour nous donner encore du bonheur.

Et il l’entraîna de nouveau vers le petit lit un peu étroit pour y coucher côte à côte, mais dans lequel cependant ils se trouvèrent tout à fait à leur aise.

vii

Maître Honoré n’est pas content.


Il n’était plus question entre le notaire et l’hôtelière de flirt ni d’échange de menus propos comme ceux qu’ils s’adressaient la veille dans le petit train qui les amenait de la ville.

Ils n’en étaient plus maintenant aux bagatelles de la porte, et maître Honoré était déjà châtié copieusement pour le crime qu’il n’avait jusque là commis qu’en intention. Son mauvais sort avait même voulu qu’il fût puni d’abord dans sa servante, ensuite dans son épouse, et par le même rival, avec lequel, l’instant d’avant, il trinquait amicalement. Allez donc vous fier, après cela, à l’amitié des gens.

Quelle heure était-il lorsque maître Honoré se réveilla soudain, se retrouva dans sa salle, accoudé sur la table entre des bouteilles vides, témoins silencieux de ses libations de la soirée ? Il était certainement bien plus de minuit et peut-être le jour n’était-il pas loin de poindre.

L’hôtelier rassembla d’abord ses idées ; il chercha à se souvenir. Confusément il se rappela que le notaire et lui avaient causé et bu pendant plusieurs heures. Mais il avait beau faire appel à sa mémoire, il n’avait aucune souvenance du moment où son hôte l’avait quitté pour s’aller coucher définitivement.

Ce dont il se souvint parfaitement, par exemple, ce fut de son rendez-vous avec Adèle.

— Bon sang ! s’exclama-t-il en frappant la table de son poing ; elle n’a pas attendu et je ne suis pas venu. Moi qui avais eu tant de peine à la faire consentir.

« Mais j’ai encore le temps. Mieux vaut tard que jamais !…

« Je n’ai qu’à monter ! Je verrai bien si la porte est toujours ouverte. Et si elle est fermée, je frapperai pour qu’elle m’ouvre.

« D’abord, allons jeter un coup d’œil pour voir si ma femme dort.

Il alla à la chambre où Adèle s’était recouchée, et constata de loin que celle-ci reposait tranquillement, ce qui lui suffit pour le rassurer, après quoi il gravit l’escalier conduisant à la chambre de la servante.

Or, si maître Honoré ignorait ce qui se passait dans cette chambre, nous, nous le savons. Aussi ne nous étonnerons-nous pas que l’hôtelier trouvât à son grand désappointement, la porte fermée et verrouillée à l’intérieur.

Il ne put pas céler son mécontentement.

— Ah ! La gredine ! s’écria-t-il. Je crois même qu’il employa même un autre mot que je n’écrirai pas par respect pour le lecteur.

Et maître Honoré frappa, disant :

— Adèle !… Adèle !… Ouvre donc… C’est moi… maître Honoré !

Pauvre Honoré ! Comme il s’abusait en se figurant que cette porte allait s’ouvrir pour lui. Il était bien certainement le dernier à qui on l’eût ouverte…

Et il eut beau appeler, on ne lui ouvrit pas.

— Elle est sourde ! dit-il… ou elle le fait exprès !… Je vais bien voir !…

À l’intérieur pourtant, les deux amants tenaient conseil sur ce qu’ils devaient faire.

Dame Jeanne n’était pas très rassurée.

Évidemment s’il le fallait, elle était prête à tenir tête à son mari, et lui demander ce qu’il venait faire chez la servante au milieu de la nuit. N’était-elle pas montée là exprès pour le confondre et le ramener tout penaud à la chambre conjugale ? Sans doute, il y avait Me Robert. Et il n’était guère possible à celui-ci de se dissimuler dans un coin de la chambre… dépourvue de meubles et même de placards.

Cependant on ne pouvait toujours refuser d’ouvrir la porte, d’autant plus que dame Jeanne et son amant couraient un autre danger qui n’était pas moindre que le premier.

Si, en effet, maître Honoré se lassait et redescendait l’escalier, ce serait pour se rendre immédiatement dans sa chambre, où il comptait retrouver sa femme. Et alors, il aurait la surprise de voir Adèle à la place de son épouse… Il comprendrait tout, sans compter même qu’il pourrait très bien, se trouvant en présence de la servante, en profiter pour tromper sa femme.

Or, Mme Jeanne, tout en ayant puni son mari pour l’avoir voulu tromper, entendait cependant empêcher l’hôtelier de


L’hôtelier allait se nommer. (page 50).

consommer sa trahison. Il lui suffisait qu’il fût infidèle d’intention. Elle se trouvait ainsi justifiée sans avoir l’affront complet.

Naturellement, Me Robert partageait absolument la manière de voir de sa maîtresse. Il était plein d’enthousiasme Me Robert, comme on l’est toujours la première nuit qu’on passe avec une jolie femme.

Il réfléchissait, lui aussi, sur le moyen de sortir de ce dilemne.

Et pendant que Robet et Jeanne réfléchissaient, l’hôtelier entêté, continuait à frapper à la porte et à inviter Adèle, tantôt en la suppliant, tantôt en la menaçant à tenir sa promesse en le faisant pénétrer dans sa chambre.

Robert à la fin, dit :

— Il faut que nous en sortions.

— Mais s’il rentre, ce n’est pas le moyen pour nous d’en sortir.

— Il ne rentrera pas. Mais, je vais lui répondre, noi.

— Toi !

— Oui, comme si j’étais avec la bonne ; après tout, ce serait mon droit… Il a bien un rendez-vous avec elle, moi aussi j’aurais pu en avoir un.

— Dame ! c’est certain.

— Alors, je vais lui ouvrir et lui défendre d’entrer. Couche-toi à tout hasard et cache-toi bien sous les couvertures.

Dame Jeanne jugea qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre et elle se recouvrit des draps, ainsi que le lui indiquait son amant.

Du dehors, la voix de l’hôtelier se faisait entendre, plus impérative :

— Ah ça ! Vas-tu me laisser longtemps encore à la porte ? Te moques-tu de moi ?…

Tranquillement, le notaire alla à l’entrée et ouvrit :

À sa vue, maître Honoré resta interdit.

— Eh oui ! cher ami, c’est moi ! fit Me Robert.

« Que voulez vous ? Vous dormiez… J’avais dans la tête de venir rendre visite à Mlle Adèle… Je suis venu.

« Je dois dire qu’elle m’a fort bien reçu, alors qu’elle m’a assuré ne vous avoir jamais rien promis.

« Aussi je suis désolé, mais vous comprendrez bien qu’il ne saurait y avoir place pour nous deux dans cette chambre…

La colère de l’hôtelier tombait.

Non pas qu’il n’eût envie de se fâcher. Au contraire, vous pouvez croire que s’il n’avait écouté que son premier mouvement, il se serait jeté sur le notaire et l’eût pour le moins étranglé.

Mais il n’écouta pas son premier mouvement.

En un instant, il réfléchit que Me Robert était un de ses meilleurs clients, et qu’il ne pouvait se fâcher avec un de ses meilleurs clients pour l’amour d’une servante, d’une fille de rien du tout qu’il jetterait à la porte dès le soleil levé afin de lui apprendre à se moquer de lui, son patron, et à ensorceler les voyageurs qui passaient la nuit à l’hôtel des Gais Lurons. Ça, il le ferait… certainement, et la rousse Adèle n’avait plus qu’à préparer ses paquets, à moins que le jour venu elle ne s’apprivoisa et offrit à maître Honoré tous les dédommagements qu’il exigerait et auquel il avait droit.

Tous ces beaux raisonnements se précipitaient dans son esprit et ils durèrent beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Disons qu’ils passèrent à la fois comme un éclair dans le cerveau congestionné de l’hôtelier…

Il n’avait toutefois encore pas répondu au notaire.

Ce fut celui-ci qui reprit la parole, d’un ton dégagé et, fort de son premier avantage, referma la porte sur lui, disant à maître Honoré :

— Laissons-là dormir, voulez-vous. Et pour nous remettre de cette émotion, allons reboire un peu de ce bon vin qui nous mit hier, à vous et à moi, tant de chaleur dans le corps. En buvant, nous causerons mieux de cette affaire.

L’hôtelier était ébaubi. Le ton calme du notaire le laissait tout pantois.

— Comment, se disait-il, peut-il avoir le front de me parler ainsi et de m’inviter à boire avec lui alors qu’il vient de prendre ma place dans les bras de ma maîtresse.

Car maître Honoré pensait et disait « ma maîtresse », tout comme si Adèle l’eût honoré déjà de ses faveurs. C’était une petite consolation, bien petite il est vrai, mais il s’en contentait faute de mieux.

Qu’eût-il dit ? Qu’eût-il pensé, s’il avait su qu’au lieu de la servante, c’était avec son épouse que le notaire était couché. On peut être certain que le cynisme de Me Robert l’eût davantage encore étonné.

Cependant, tout calme qu’il se montrât, le galant notaire cachait une grande appréhension.

Ce n’était pas tout que d’avoir empêché l’hôtelier d’entrer, il fallait maintenant l’obliger à s’éloigner — et le retenir quelque temps dans la salle du bas, afin que dame Jeanne et Adèle aient le temps de changer de lit.

Voilà pour quelle raison Me Robert avait invité maître Honoré à venir au milieu de la nuit choquer son verre contre le sien, tels deux bons compagnons qui n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre.

Maître Honoré se dit, de son côté, finalement, que puisqu’il ne pouvait décemment se fâcher, mieux valait faire bonne figure et paraître prendre la chose de joyeuse humeur.

— Acceptons, pensa-t-il, acceptons. C’est autant de boisson que je porterai sur la note de mon client… Et quand il aura regagné sa chambre, je reviendrai à pas de loups, retrouver cette Adèle qu’il faudra bien qui me cède !…

Et il redescendit en compagnie de son hôte, lequel le fit asseoir, le dos tourné à la porte afin qu’il ne pût jeter aucun regard indiscret sur ce qui se pouvait passer à l’intérieur du logis.

— Vous ne m’en voulez pas, au moins, dit le notaire, d’avoir pris votre tour ?… Je crois que vous n’attachez pas plus de prix qu’il faut aux faveurs d’une fille d’auberge…

— He !… He !… Oui et non !…

— Je vous la recéderai demain soir, si vous le voulez…

Ce disant, Me Robert pensait que, tandis que l’hôtelier serait occupé avec la servante, il pourrait en toute tranquillité, poursuivre le cours de ses exploits avec la patronne.

— Oh ! répondit Maître Honoré, je n’entends pas marcher sur vos brisées. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure, là-haut, qu’elle vous préférait à moi ?

Et le pauvre homme poussa un profond soupir.

— Elle me préfère certainement, dit le notaire, mais je ne suis pas égoïste… C’était bien, cette nuit, parce que vous m’aviez fait prendre un excellent repas…

— Ah ! oui !… soupira encore maître Honoré, après quoi il but un verre de son vieux vin pour noyer son chagrin… Oui, c’était un trop bon repas !

— Vous le regrettez ?

— Je ne le regrette pas, parce que vous êtes un bon client et que je veux toujours satisfaire mes bons clients afin de les conserver… Mais il n’était point dit que je leur donnais après souper, le droit de jambage et de cuissage sur la servante de la maison…

Le notaire se prit à rire :

— Ce n’est pas vous qui m’avez accordé ce supplément. Je le tiens de la jeune Adèle elle-même, qui seule, il me semble a le droit d’en disposer… Elle en dispose, d’ailleurs, avec beaucoup d’amabilité, et je dois avouer que si le dîner fut copieux, le vin excellent, la fine de premier choix, le reste ne le cédait en rien et les moments que je passai — en votre lieu et place — avec la charmante Adèle, furent des moments des plus agréables, que malheureusement vinrent interrompre fort mal à propos vos coups frappés à la porte…

Ce n’était point là un discours fait pour consoler l’hôtelier. Bien au contraire, les paroles du notaire augmentaient encore la rage intérieure de maître Honoré, qui eût volontiers frappé celui qui semblait ainsi railler son infortune, mais il se contint, se promettant d’ajouter un supplément à la note du voyageur.

Il se contint et eut même le courage de répondre, en faisant une grimace qui voulait être un sourire :

— Dans l’hôtel des Gais Lurons, le client doit toujours être content… Si ma servante ne vous avait pas satisfait, je l’aurais dès demain matin, remplacée…

— Gardez-vous-en bien surtout… Gardez-vous-en bien… Je tiens à la retrouver chaque fois quue je viendrai chez vous. Elle fait partie à présent de mon menu.

Trouvant le mot spirituel sans doute, Me Robert s’esclaffa.

Enfin, il jugea avoir laissé suffisamment passer de temps pour que les deux femmes aient pu à loisir regagner chacune leur chambre habituelle.

— Il serait peut-être temps, dit-il, d’aller dormir. Il faut être dispos pour quand le jour paraîtra et nous avons, il me semble, bien écorné notre nuit…

« Moi, du moins. Car je ne pense pas que vous, vous êtes resté tout ce temps dans la salle… Vous vous êtes sans doute, par avance, consolé avec votre épouse !…

L’hôtelier arrêta son client :

— Chut ! fit-il un doigt sur les lèvres. Chut ! Ma femme dort depuis hier soir très profondément… Ne la réveillez pas !…

— Je m’en garderai bien…

— Je vais vous accompagner jusqu’à votre chambre…

— Vous voulez vous assurer que je ne vais pas retrouver Adèle ?

— Ce n’est pas pour cela !… Vous êtes libre…

— Je suis libre, cela est bien certain. Mais je préfère aller me reposer. Voyez comme je suis conciliant… à présent je vous laisse la place que je défendais si fort tout à l’heure ! Il fallait bien devant elle…

Me Robert savait ce qu’il faisait en parlant ainsi. Il ne doutait pas que l’hôtelière, dès qu’il l’aurait quitté, ne courut à la chambre de la servante. Et au fond de lui-même, il s’en réjouissait. Il se disait, en effet, que Me Honoré, en retrouvant la véritable Adèle, ne pourrait avoir aucun soupçon, car le notaire ne pensait pas que la servante racontât à son patron le complot ourdi entre elle et sa maîtresse.

Donc, tout était pour le mieux, et, en quittant maître Honoré, son hôte lui serra la main d’une étreinte vigoureuse, lui disant :

— Allons, bonsoir, cher ami, sans rancune, n’est-ce pas ? Après tout, ce n’est pas votre femme que je vous ai prise !

Ne vous dites pas que ce notaire avait bien de l’aplomb en faisant une telle déclaration. Cette phrase, dite en plaisantant, ne pouvait éveiller aucun soupçon dans l’esprit de maître Honoré, lequel fit une dernier effort pour sourire, en répondant :

— Sans rancune !…

Mais quand il se retrouva seul, il donna libre cours à sa rage. Il regagnait la salle, en maugréant :

— Ah ! Le paillard !… J’aurais dû me méfier avec un homme comme lui !… Et cette Adèle !… Quelle petite hypocrite !… Sûrement, ils avaient comploté cela ensemble tous les deux ! Ils se sont joués de moi… Ils m’ont roulé… Mais je me vengerai… D’abord, il est bien bon, Me Robert, de me céder son tour pour demain soir… C’est tout de suite qu’il me le faut…

« Et dès que je me serai assuré que mon épouse dort toujours et n’a pas entendu le bruit de nos voix, je monterai retrouver cette petite peste… et je lui apprendrai à me préférer un notaire de la ville… Oui, je lui apprendrai… Je lui ferai voir qui je suis… et qu’on ne se moque pas de moi de cette façon.

Ayant pris cette ferme décision, l’hôtelier se rendit donc tout doucement à la chambre de son épouse, qu’il vit reposant dans le lit fort tranquillement.

— Tiens, dit-il, elle s’est découverte… Lorsque je suis venu, elle était cachée sous les draps… Peut-être a-t-elle eu chaud ?

Le pauvre homme ne pouvait, évidemment savoir que la femme qui était là n’était pas la même que celle qui s’y trouvait auparavant… ni pourquoi la première devait se cacher, tandis que la seconde, au contraire, avait tout intérêt à se faire voir.

Il s’arrêta un instant à la regarder, et il murmura :

— Elle dort bien !… Je peux monter !

Maître Honoré sortit donc, en étouffant le bruit de ses pas et se dirigea de nouveau vers la chambre d’Adèle, cette chambre qui devait, en cette même nuit, être le théâtre de tant d’événements.

Mme Jeanne, en effet, ne dormait pas… Elle fermait les yeux sans doute, mais elle était encore trop émue pour s’endormir… Elle ne dormait pas ; par conséquent elle avait parfaitement entendu venir son mari, et aucun des mots qu’il murmura ne lui échappèrent…

Aussi, lorsqu’elle n’entendit plus le bruit des pas de l’hôtelier, elle se leva précipitamment, se recouvrit d’un peignoir et s’engagea à son tour dans l’escalier qui conduisait à la chambre de la servante :

— Cette fois, dit elle. Il va me tromper réellement, ce bandit. Heureusement, je vais y mettre le holà !

Vous devinez bien qu’elle y voulait mettre le holà à sa façon et intervenir au moment critique, en laissant juste le temps à maître Honoré de se trouver dans une position qui lui permettrait de le confondre.

Elle n’entendait pas, dame Jeanne, avoir pour rien changé de chambre et de lit avec sa servante. Ce n’eût vraiment pas été la peine pour qu’en fin de compte son mari criminel réussit malgré tout à la tromper…

Qui se doutera jamais des incalculables conséquences aue pouvait entraîner l’amour coupable de l’hôtelier des Gais Lurons pour une pauvre fille de salle qui faisait honnêtement son métier !…

viii

En flagrant délit


Ainsi que l’avait prévu Me Robert, dès qu’il eût entraîné maître Honoré avec lui sous le fallacieux prétexte de lui offrir à boire, dame Jeanne avait quitté le petit lit de fer, et, descendant derrière les deux hommes, avait regagné ses appartements.

Adèle, il faut le dire, était plongée dans un profond sommeil. Nous l’avons laissée, après le départ du notaire, encore sous l’impression de l’aventure qui lui était survenue. Elle en avait pris finalement son parti et s’était endormie, se sentant très lasse.

Aussi sa patronne eut-elle assez de mal à la réveiller.

Elle y parvint cependant et lui dit :

— Vite ! Dépêche-toi de regagner ta chambre !

— Monsieur est venu ?

— Non. Il n’est pas venu… ou du moins si… mais je ne lui ai pas ouvert.

— Cependant, Madame m’avait dit…

— Sans doute… mais il s’est passé des choses imprévues… Enfin, remonte vite dans ta chambre, car j’ai peur qu’il vienne ici, et s’il te trouvait là, je ne saurais que lui dire…

— Mais s’il me questionne demain…

— S’il te questionne… dis que tu ne sais pas… Enfin, lorsque la nuit sera passée, je t’expliquerai.

Et sur ces mots, Adèle, intriguée, quitta dame Jeanne.

Celle-ci avait bien eu l’envie de mettre la servante au courant, mais c’était lui confier son secret, et elle ne le voulait pas. Au dernier moment, elle s’était dit qu’elle consulterait le notaire pour savoir comment s’était terminé entre les deux hommes l’entretien commencé de si étrange façon sur le seuil de la chambre d’Adèle.

L’hôtelier, revoyant son épouse bien endormie, et ne se méfiant de rien, était arrivé sur le palier où était la chambre d’Adèle. Il se trouvait de nouveau devant cette porte toujours fermée, et qu’il comptait bien cette fois ouvrir afin de prendre sur le notaire une revanche qu’il estimait lui être bien due.

Il frappa d’abord un coup discret.

La servante venait à peine de se coucher. Elle avait trouvé en effet, son lit entièrement bouleversé.

Cela lui donna à réfléchir.

— Vraiment, ne peut-elle s’empêcher de penser, Madame m’a bien dit qu’elle avait laissé maître Honoré à la porte, mais je croirais plutôt que son époux et elle se sont réconciliés au grand dam de mon sommier.

Il ne lui venait pas à l’idée que le notaire fût venu rejoindre dame Jeanne après l’avoir quittée. Elle était trop novice en amour pour supposer un homme capable de tels exploits.

Aussi, sans chercher davantage à pénétrer cette énigme, avait-elle remis sa couche en état afin de terminer la nuit commencée dans la chambre de sa patronne, et déjà


Encore ! s’écria la servante (page 52).

interrompue deux fois, la première par Me Robert, la seconde par l’hôtelière pour venir reprendre sa place.

Le coup frappé à la porte la surprit.

— Ah bien ! dit-elle… Je ne dormirai donc pas aujourd’hui tout mon saoul.

Et ce fut avec mauvaise humeur qu’elle interrogea :

— Qui va là ?

L’hôtelier allait se nommer, mais il crut habile d’user de ruse.

— Cette rouée, pensa-t-il, a accueilli le notaire après m’avoir repoussé. Si elle se doute que c’est moi, elle est capable de ne pas m’ouvrir. Ma foi tant pis, faisons comme si c’était son amant de tout à l’heure qui revenait la trouver.

— Tu le demandes ! fit-il en déguisant sa voix. N’attendais-tu pas mon retour… Tu peux m’ouvrir sans crainte. Maître Honoré est parti… C’est moi, Robert !…

L’hôtelier avait cru bon de préciser ainsi, se disant que le nom de Robert serait le « sésame ouvre-toi » qui lui donnerait accès auprès de la servante.

Celle-ci n’en fut que plus étonnée.

— Comment, dit-elle, c’est encore vous !…

À travers la porte, l’hôtelier répondit :

— Eh oui ! Qui veux-tu que ce soit ?…

Adèle commençait à entrevoir vaguement la vérité. Nous disons vaguement, car elle n’était pas bien certaine s’il fallait croire que le notaire était venu retrouver dame Jeanne dans sa chambre ou s’il venait seulement pour goûter de nouveau avec elle-même le plaisir d’amour.

Elle hésitait encore à ouvrir, mais la curiosité l’emporta.

— S’il m’a vraiment trompé déjà avec dame Jeanne, je le renverrai à sa maîtresse.

— Ah ! dit-elle, vous vous méprenez si vous croyez retrouver ici dame Jeanne. Elle est maintenant dans sa chambre.

Cette phrase, prononcée à travers la porte, causa à maître Honoré une grande stupéfaction.

— Que chante-t-elle là ? se dit-il.

Mais, ne pouvant suspecter la fidélité de son épouse, il ajouta toujours en lui-même :

— A-t-elle donc deviné mon subterfuge ?

Et il répondit, s’essayant à contrefaire davantage sa voix :

— Voyons, Adèle… Puisque je te dis que c’est moi, Robert… Ouvre, vite. Je brûle de reprendre l’entretien interrompu par ton maître.

Décidément, ce dialogie bizarre de chaque côté d’une porte fermée, devenait de plus en plus intéressant.

— Vous me guettiez donc, fit-elle, pour savoir que j’étais remontée dans ma chambre et que j’avais de nouveau changé de lit… Allons, je vais vous ouvrir.

— Que parle-t-elle d’avoir changé de lit ? Je n’y comprends plus rien, se disait l’hôtelier.

Et de fait tout cela devenait pour lui très mystérieux.

Plus que jamais il était pressé de voir la porte s’ouvrir. Et il cria à travers l’huis.

— Alors, dépêche-toi. J’ai hâte d’être de nouveau auprès de toi.

— J’ouvre, mais il faudra m’expliquer…

Et la servante ouvrit, convaincue qu’elle allait voir apparaître le notaire et toute prête déjà à faire à son premier amant une première scène de jalousie.

On juge de son étonnement en voyant pénétrer chez elle maître Honoré… Elle faillit en laisser choir la lampe qu’elle tenait à la main.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle… Qu’ai-je fait ?… Qu’ai-je dit ?…

On ne peut exiger d’une simple servante d’hôtel un esprit d’à-propos comme d’une grande dame, surtout lorsqu’elle a passé dans la même nuit par tant d’émotions diverses.

La pauvre Adèle se rendait compte qu’elle avait laissé échapper des paroles qui n’eussent pas dû sortir de ses lèvres. Et, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas, en voulant les rattraper, elle aggravait encore la maladresse qu’elle avait innocemment commise.

Heureusement, maître Honoré n’avait pas l’intelligence assez déliée pour saisir tout de suite de quoi il s’agissait.

Il devinait un mystère, une chose louche, mais ne supposait pas encore qu’il pût s’agir d’une trahison de dame Jeanne.

— Ah ! fit-il. Tu t’y es laissé prendre, ma belle !… Tu croyais bien voir entrer ton galant notaire !… Il a regagné sa chambre et n’est plus là, comme tout à l’heure, pour m’interdire l’accès et me reconduire sans que j’aie pu arriver jusqu’à toi…

« Et maintenant, vas-tu me dire pourquoi tu accueilles si aimablement mes clients, alors que tu fais avec moi tant de manières ?

« Il me semble pourtant que je vaux bien ce notaire du diable qui est venu, ce soir profiter de la porte que je t’avais demandé de laisser ouverte…

Cette fois, Adèle comprenait. Maître Honoré lui avait trop bien mis les points sur les i pour qu’elle ne se rendit pas compte de ce qui s’était passé pendant qu’elle dormait dans le lit de Mme Jeanne…

Elle ne soufflait plus mot, mais ressentait une grande rancune à l’égard de sa patronne. Elle était presque disposée à se venger d’elle en accordant à Maître Honoré ce qu’il venait chercher. Pourtant, elle ne se soumit pas. Elle se disait vaguement que si elle cédait, elle ne pourrait plus se refuser aux caprices de l’hôtelier, et, plus elle le considérait, moins elle se sentait de penchant vers ce homme qui n’avait rien de plaisant et réellement, était beaucoup moins séduisant que le notaire avec lequel — quoique contre son gré et par surprise — la jeune servante avait la nuit même sacrifié son innocence.

Quant à l’hôtelier, il se faisait de plus en plus pressant :

— Tu m’expliqueras tout à l’heure, disait-il, ce qui signifiaient les discours incohérents que tu me tenais tandis que je me morfondais devant la porte de ta chambre. Il y a temps pour tout. En ce moment, ma belle, je te trouve jolie et n’ai d’autre désir que te prouver que je sais, aussi bien que maître Robert, satisfaire les femmes.

Maître Honoré ne se contentait pas de parler. Il joignait à ses déclarations des gestes sur lesquels il n’y avait pas à se tromper.

Déjà il poussait Adèle vers le petit lit qu’elle avait eu tant de peine à remettre en ordre.

Il se mit à rire, d’un rire gras et égrillard, disant :

— Je ne sais si vous avez tout à l’heure, changé de lit avec le notaire, mais celui-ci me convient parfaitement.

Adèle essayait vainement de lui échapper. Elle était fort en peine de résister et s’apprêtait au sacrifice, lorsque des coups précipités furent frappés à la porte.

— Encore, s’écria la servante, mais tout le monde s’est donc donné rendez-vous chez moi cette nuit !

Ce contre-temps rendit l’hôtelier amoureux de fort méchante humeur. C’était échouer au port. Il ne douta pas une seconde que ce fut le notaire qui revenait et il dit à Adèle :

— N’ouvre pas cette fois. C’est bien à son tour de ne pas entrer.

Et, comme on frappait de nouveau, il crut spirituel de répondre lui-même, et de répéter à l’intrus la phrase par laquelle Me Robert l’avait lui-même accueilli :

— Je suis désolé, cher ami, autant que vous tout à l’heure mais, comme vous me le disiez si bien vous-même, il ne saurait y avoir place pour nous deux dans cette chambre…

Une voix de femme, une voix courroucée lui répondit :

— Je vais vous apprendre, moi, à débaucher mes servantes !

— Madame Jeanne ! s’écria Adèle.

Et sans réfléchir, heureuse de cette intervention qui la sauvait, elle bondit vers la porte et l’ouvrit elle-même à sa patronne qui se précipita dans la pièce.

L’épouse de maître Honoré avait suivi son mari, mais elle était restée à l’étage inférieur, attendant que s’ouvrit la porte de la chambre d’Adèle. Elle voulait surprendre le coupable de façon telle qu’il ne put protester ni ergoter sur les motifs qui l’avaient attiré auprès de la domestique.

Dame Jeanne entendait profiter complètement de l’avantage qu’elle avait sur son infidèle époux.

Celui-ci pourtant se ressaisit. Après tout, il ne s’était encore rien passé entre lui et Adèle et il était fort de son droit ; il n’avait à se reprocher aucune infidélité conjugale.

Aussi résolut-il de tenir tête à l’orage, et comme sa femme s’avançait, menaçante, vers lui, il l’accueillit par ces mots :

— Et qui te dit que j’ai débauché cette fille ? Elle n’a pas besoin de moi pour cela, je te l’assure.

Mais dame Jeanne ne se laissait pas démonter facilement.

— Tu n’auras pas le front de nier quand je te trouve dans sa chambre.

— Et qu’est-ce que cela prouve ?

— Comment ?… Qu’est-ce que cela prouve ? Que faut-il de plus pour être pris en flagrant délit ?

— Avant de te fâcher, laisse-moi t’expliquer au moins.

L’épouse indignée calma un moment sa fureur pour demander d’un ton narquois :

— Je serai curieuse, en effet, de savoir quelle explication tu pourrais donner de ta présence ici à cette heure indue.

— J’ai entendu du bruit dans la chambre d’Adèle. Je suis monté, il y a une demi-heure à peine, et sais-tu qui j’y ai trouvé, en conversation amoureuse avec notre servante ? Me Robert… Oui, cette fille à présent, attire les voyageurs chez elle. Crois-tu que ce soit pour faire une bonne réputation à notre maison ?

— La fable est bien inventée.

— Par exemple. Adèle elle-même, s’il lui reste un peu de franchise, avouera.

— Je n’avoue rien du tout, répartit la servante. Je n’étais pas, il y a une demi-heure, dans cette chambre avec Me Robert… C’est vous qui…

— Quelle effrontée ! Je les ai surpris tous deux et si je suis revenu, c’est pour dire à Adèle ma façon de penser, et lui signifier qu’elle ait à quitter aujourd’hui même l’hôtel des Gais Lurons.

— Je ne veux pas être renvoyée pour une faute que je n’ai pas commise !

Ayant ainsi protesté, la servante se tourna vers sa patronne :

— Madame, vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas ?… Et vous ne voudrez pas qu’on me chasse !

Adèle, en même temps, lançait un coup d’œil significatif à dame Jeanne qui comprit que son intérêt était de soutenir la jeune fille.

— Non, dit-elle. Non. Je ne le crois pas…

— Allons trouver Me Robert alors, dit l’hôtelier, lui ne me démentira pas.

— Pensez-vous que je vais réveiller le notaire. Parbleu, il vous soutiendrait par politesse, mais on ne m’en fait pas accroire.

« Cette histoire est trop bien trouvée, mais je n’ai pas la berlue et je sais ce que je sais. Il y a longtemps que je te surveille, traître, et je suis fixée sur toi, car je n’ignore pas que tu méditais de me tromper avec notre servante. Heureusement, elle est honnête et ne t’a pas écouté. Et tu veux maintenant que je la laisse partir pour la remplacer par une autre plus complaisante.

« À d’autres, Monsieur, à d’autres !

— C’est un peu violent ! Elle ne peut pourtant dire qu’il y ait eu quoi que ce soit entre nous.

— Parce que je suis arrivé à temps. Sans quoi j’aurais pu faire une croix sur mon honneur conjugal…

« Tu ferais beaucoup mieux d’avoir une attitude moins cynique et de me demander pardon… Lorsqu’on est pris la main dans le sac, c’est la seul attitude qui convienne…

— La main dans le sac !

— Oui. Oui. Je ne m’en dédis pas. Et tu vas tout de suite redescendre chez toi.

« Je ne ferai pas de scandale, mais tu te soumettras à ce que j’exigerai. Et je vais tout de suite te le faire savoir…

« Pendant cinq jours, je ferai chambre à part… Et je mettrai le verrou pour que tu ne puisses venir me surprendre. Après je verrai si je dois te pardonner. Cela dépendra de ta conduite à mon égard.

Le pauvre hôtelier dut accepter ce châtiment immérité et il quitta, l’oreille basse, la chambre de la servante, se disant qu’il n’avait vraiment pas de chance, et maudissant le notaire cause de tous les contretemps survenus depuis la veille au soir.

Quand à dame Jeanne, elle resta quelques instants encore avec Adèle.

« Pour être bien sûre d’ailleurs, que maître Honoré ne reviendra plus te trouver chez toi, durant ces cinq jours, c’est moi qui coucherai à ta place et toi dans la chambre que tu vas me préparer. De cette façon, s’il prenait fantaisie à mon mari de venir te réclamer, c’est encore sur moi qu’il tomberait.

La servante, qui entendait même ce que sa patronne ne lui disait pas, répondit :

— Sans doute… mais le notaire ?…

— De quoi t’occupes-tu ? Laisse donc, s’il te plaît, Me Robert tranquille.

— Je le laisse aussi. Je ne veux point vous le prendre.

L’hôtelière, à cette répartie, resta interdite. Pourtant, elle reprit bientôt ses esprits :

— Ma fille, dit-elle, tu as vu que tout à l’heure j’ai pris ton parti. Je le prendrai encore et tu pourras compter sur moi, à condition que tu ne sois ni trop curieuse, ni trop indiscrète…

Adèle promit donc de n’être ni curieuse ni indiscrète, malgré la jalousie qu’elle ressentait à ce moment à l’égard de sa patronner. Aussi bien, elle se rendait compte qu’elle avait tout à gagner en faisant le jeu de l’hôtelière, et elle se résigna à accepter l’inévitable, c’est-à-dire à prêter son petit lit de fer à dame Jeanne pour qu’elle pût à son aise tromper maître Honoré.

Même elle commençait à s’apitoyer sur le sort de celui-ci, lequel était si cruellement traité, après avoir été trompé copieusement ainsi que tout le démontrait.

Ce sentiment nouveau éprouvé par Adèle n’était pas sans danger pour l’hôtelière. Mais celle-ci était persuadée que son époux, durant les cinq jours de jeûne qu’elle lui imposait, ne chercherait pas à s’approcher d’elle, et que s’il avait quelques velléités amoureuses, ce serait encore à la servante qu’il en voudrait faire hommage, ce contre quoi son amant saurait bien la prémunir.

Ah ! Ce n’était plus l’épouse fidèle qui se défendait tant la veille encore, contre les entreprises de son compagnon de voyage. Elle avait fait du chemin, dame Jeanne, sur la route de l’adultère, et elle n’entendait nullement retourner en arrière. On sait, d’ailleurs que sur cette route comme sur beaucoup d’autres, il n’y a que le premier pas qui coûte. Or, le premier pas était fait, et maître Honoré était définitivement entré dans la catégorie des maris trompés.

ix

Adèle a pitié de son Maître.


Le même jour, la belle hôtelière mit le galant notaire au courant des événements de la nuit. Me Robert fut très satisfait d’apprendre comment avait été confondu le patron de l’hôtel des Gais Lurons ; il fut non moins satisfait de savoir que la rousse Adèle n’avait point révélé ce qui lui était advenu alors qu’elle était encore dans le lit de sa patronne. Enfin il se montra joyeux d’apprendre que pendant cinq jours, dame Jeanne et lui pourraient à loisir profiter du petit lit de la servante.

Quant à maître Honoré, s’il ne disait mot, croyez-bien qu’il n’acceptait pas avec résignation le coup du sort qui s’était abattu sur lui ; maître Honoré s’était promis de se venger. Et la vengeance qu’il avait méditée visait la pauvre Adèle. Cela n’était pas très brave ; mais Adèle était la seule personne qu’il pouvait atteindre ; il était tenu à garder des ménagements envers le notaire ; quant à son épouse, il lui était difficile, autrement qu’en la trompant, de prendre une revanche sur elle.

Il s’était d’ailleurs bien promis de tromper dame Jeanne, quand ce ne serait que pour ne pas être accusé sans motif.


— Ne faites pas de scandale, dit le Notaire (page 63).

— Ce serait trop bête, se disait-il, de passer pour un mari infidèle sans que cela soit. Il faut que cela soit et cela sera.

« Si Adèle ne veut point y consentir, je trouverai quelque autre qui fera moins la coquette.

Ainsi donc, l’hôtelier était plein de ressentiment contre les trois personnes qui l’avaient berné, et ce ressentiment lui suggérait de noirs desseins.

Une chose aussi l’intriguait :

Pourquoi la servante avait-elle parlé de changements de lits ? Avait-elle donc rejoint d’abord le notaire dans sa chambre avant que ledit notaire revint la trouver chez elle ?

C’était l’explication à laquelle il s’était arrêté finalement après mûre réflexion. À sa place, tout le monde en eût fait autant, car vraiment il ne pouvait supposer que la servante avait passé une partie de la nuit dans le lit de sa femme et inversement.

Ayant ainsi trouvé lui-même une réponse satisfaisante à la question qui le préoccupait, il renonça à en parler au notaire ainsi qu’il en avait d’abord eu l’intention.

Me Robert ne sut donc pas qu’Adèle avait laissé échapper quelques phrases imprudentes qui auraient pu révéler à l’hôtelier toute l’étendue de son infortune conjugale.

La nuit qui suivit celle où le notaire avait fait connaître l’amour à la servante et initié aux joies de l’adultère la patronne de l’hôtel des Gais Lurons, cette nuit-là se passa sans que se produisît rien de remarquable.

Nous voulons dire par là que les choses se déroulèrent suivant le plan qu’avait conçu dame Jeanne. Lorsque tout fut silencieux dans la maison, elle changea de chambre avec Adèle et peu après son amant venait la retrouver.

Chacun de leur côté, le patron et la servante couchèrent solitairement. Maître Honoré avait décidé d’endormir la confiance des uns et des autres en ne dérangeant point ce soir-là l’ordre établi par son épouse.

Quant à Adèle, elle se sacrifiait, sans enthousiasme aucun.

Penser que, tandis qu’elle couchait seule, dame Jeanne usait de son lit avec son amant la mettait en rage. En écrivant « son amant » nous entendons bien, comme elle l’entendait elle-même, l’amant de la servante. N’avait-elle pas somme toute, quelque droit de traiter ainsi l’homme auquel elle avait accordé pour la première fois ses saveurs.

— Ce n’est pas juste, pensait-elle, car après tout la patronne a ce qu’il lui faut.

Et elle se prenait à trouver l’hôtelière bien sévère à l’égard d’un mari qu’elle voulait fidèle alors qu’elle le trompait sans vergogne.

Il est certain que si, ce soir-là, maître Honoré eût eu l’idée de venir frapper à la porte de sa servante, celle-ci se fût montrée moins récalcitrante que la veille.

Mais Maître Honoré, nous venons de le dire, avait décidé de se tenir coi. Or, donc, sa femme et le notaire purent le cocufier à leur aise, et Adèle se morfondit seule jusqu’au matin.

Il n’en devait pas être de même la deuxième nuit.

L’hôtelier avait réservé pour cette nuit-là l’exécution de sa vengeance.

Il avait, durant la journée, amené hypocritement la conversation avec le notaire sur la jeune servante.

— Eh bien ! Maître Robert, lui avait-il dit, je ne vous ai point dérangé cette nuit ; vous avez pu, en toute quiétude, filer le parfait amour avec la belle Adèle.

— Que me dites-vous ? répondit l’amant de dame Jeanne. Je m’en suis bien gardé. N’était-ce pas votre tour ?

— Oh ! Je m’en voudrais de vous la prendre. Elle vous préfère, gardez-là. Pour mon compte, j’y renonce. Et je vous promets de ne plus vous déranger lorsque vous serez dans sa chambre…

« Il est assez de jolies filles, sans que je veuille celles de les amis. Et, pour tout vous dire, je préfère encore mon épouse ; quoi que ces jours-ci nous fassions chambre à part. Mais ce n’est que pour quelque temps.

« Ah ! Vous êtes un heureux gaillard. Profitez-en tant que vous êtes jeune !

Ce discours atteignit pleinement le résultat qu’en escomptait son auteur. Me Robert en conclut qu’il pouvait en toute sécurité jouir de son bonheur avec dame Jeanne, et celle-ci, elle-même, mise au courant par son amant, ne vit point de ruse dans l’attitude de son époux.

— La leçon lui a profité, déclara-t-elle. Et notre tranquillité est assurée. Oh ! Mon chéri, ajouta-t-elle, comme nous allons en profiter cette nuit encore. Je me promets mille joies dans tes bras.

Et la nuit venue, la jolie hôtelière et le galant notaire goûtaient les mille joies promises sans se douter qu’ils étaient épiés sournoisement.

Maître Honoré, en effet, s’était relevé peu après minuit, jugeant que ce devait être le moment où son hôte et sa servante seraient plongés dans leurs transports amoureux.

Il était donc monté jusqu’à la chambre d’Adèle et avait collé une oreille indiscrète à cette porte devant laquelle il avait tant attendu l’avant-veille.

Ce qu’il entendit provoqua chez lui un grand contentement :

— La mâtine ! dit-il, comme elle soupire ! Je ne la croyais pas aussi amoureuse ! Et dire que ce n’est pas moi qui la fais vibrer ainsi !…

L’hôtelier ne supposait guère que celle dont il percevait ainsi les manifestations passionnées n’était autre que sa compagne légitime.

Il ne heurta pas, ce soir-là à l’huis fermé ; au contraire, il se retira en évitant soigneusement de faire le moindre bruit qui eût éveillé l’attention des deux amants.

Il avait son idée, une idée qu’il trouvait géniale.

Il voulait convaincre son épouse à la fois de son innocence à lui et de l’inconduite de la servante. Son idée consistait à aller réveiller dame Jeanne, lui communiquer son indignation et l’amener à venir constater par elle-même qu’il ne lui avait pas menti l’avant-veille.

Il entrevoyait parfaitement comme cela allait se passer : l’hôtelière ne pourrait résister à la curiosité de venir entendre ce qui se passait dans la chambre de la servante. Elle viendrait avec lui… Tous deux guetteraient la sortie du notaire. Après quoi, ils entreraient à leur tour et ce serait certainement dame Jeanne elle-même qui signifierait son congé à Adèle, car dame Jeanne ne pourrait manquer d’être furieuse et de la perversité de sa servante et de l’hypocrisie de celle-ci qui avait laissé accuser le pauvre mari.

Il s’ensuivrait une réconciliation immédiate entre l’hôtelier et son épouse. Maître Honoré se représentait même sa femme lui demandant pardon à genoux de l’avoir un instant suspecté. Et il se frottait les mains, ressentant un immense amour-propre et un légitime orgueil d’avoir trouvé une combinaison aussi machiavélique. À cela s’ajoutait un mépris peu flatteur pour Me Robert et « cette fille » qui lui avait préféré le notaire.

— Elle saura ce que ça lui coûte, concluait-il. Et ça lui apprendra.

Tout en se disant ces choses qui lui donnaient de lui-même une très haute opinion, l’hôtelier était arrivé sur le seuil de la chambre, que s’était faite réserver dame Jeanne pendant les cinq jours de séparation conjugale.

Dans cette chambre dormait, nous le savons, la pauvre Adèle.

Elle dormait ou ne dormait pas, car, tout autant que la veille, peut-être même davantage, elle était en proie à une fureur jalouse. Et aussi, sa pitié pour Maître Honoré s’était encore accrue d’avoir vu tout le jour, les coups d’œils échangés entre le notaire et sa patronne ainsi que le regard brillant par lequel dame Jeanne laissait voir combien elle était heureuse.

— Cette joie qu’elle ne peut cacher, se disait-elle, elle me la vole ! Oh ! Comme j’aurais plaisir à me venger !

Pour un peu elle serait allée, afin de satisfaire ce désir de vengeance, retrouver son patron dans sa chambre solitaire, lui racontant tout, et lui disant :

— Punissez-la avec moi !

Elle n’avait pas osé faire une pareille démarche, mais avec une intuition singulière, elle s’était dit :

— Si parfois Maître Honoré était tenté de venir voir son épouse !

Il était entendu avec dame Jeanne que, pour parer à ce danger, Adèle aurait soin de tirer le verrou. Eh bien ! Elle n’avait pas tiré le verrou… même elle avait fait mieux, elle avait laissé la porte entr’ouverte, afin que si l’hôtelier venait, il n’ait qu’à entrer sans être obligé de frapper.

Tout en faisant cela, elle s’était dit :

— Après tout, on ne sait jamais !

On juge de la surprise de Maître Honoré en trouvant entr’ouverte une porte qu’il croyait bien cadenassée…

— Ma femme, dit-il, aura oublié de tirer les verrous, car je ne pense pas qu’elle attende ma visite.

Aussi, résolu aux plus grands ménagements, commença-t-il à parler à travers la porte, tout comme si elle était fermée :

— Jeanne, appela-t-il, Jeanne ! Écoute-moi, j’ai quelque chose d’important à te dire !…

Mais il ne reçut aucune réponse.

Ce n’est pas qu’Adèle ne l’eût point entendu. Bien au contraire.

Et elle avait tressailli d’émotion en reconnaissant la voix de son maître.

— Le voilà ! s’était-elle dit ! Le voilà ! Je m’en doutais !

Mais elle ne prononça pas un seul mot, pensant que Maître Honoré allait entrer.

L’hôtelier cependant, n’entendant rien, renouvela son appel :

— Jeanne ! Je t’apporte la preuve que c’est avec le notaire qu’Adèle est couchée… Lève-toi et viens voir !…

Jeanne ne se leva pas… et pour cause !

Alors, maître Honoré se décida à entrer… puisque aussi bien la porte était ouverte.

Adèle se cacha sous les couvertures, toute tremblante. L’hôtelier, étonné de cette attitude, s’approcha du lit, et, avançant le bras, releva les draps pour secouer la dormeuse.

Il portait une lampe dont il projeta en même temps la lueur sur celle qu’il prenait toujours pour son épouse :

— Réveille-toi, lui dit-il !…

En même temps, il reconnut la servante, et poussa un cri :

— Adèle !

La jeune fille, sans penser qu’elle était en chemise, sauta au bas du lit et se jeta à genoux devant maître Honoré :

— Ah ! Monsieur ! dit-elle… Monsieur, pardonnez-moi…

— Mais que fais-tu ici ?… Et où est donc ma femme :

— Monsieur ! Ne m’accablez pas… Ce n’est pas moi qui l’ai voulu !… Je vais tout vous dire !…

— Tu me diras tout tout à l’heure… mais puisque je te trouve, cette fois, tu ne m’échapperas pas…

— Je ne veux point m’échapper non plus, Monsieur… Je regrette bien, allez, ce que j’ai fait en vous repoussant.

Maître Honoré ne pensait plus du tout à ce qui se passait dans l’autre chambre, Maître Honoré ne voyait qu’une chose, c’est qu’Adèle ne le repoussait pas, et il se disait que l’occasion était trop tentante pour n’en point profiter…

Aussi en profita-t-il sans se priver, et Adèle put longuement savourer sa vengeance…

Lorsqu’elle retrouva l’usage de la parole, ce fut pour laisser échapper cette phrase révélatrice :

— Mme Jeanne ne l’a pas volé !

Maître Honoré, à son tour, revenait à la réalité :

— Elle ne l’a pas volé, dis-tu ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas volé ?

— Ai-je besoin de vous en dire davantage ? Et ne comprenez-vous pas que si je suis ici, c’est elle qui se trouve à ma place ?

— Malheur ! s’écria l’hôtelier ! Alors je suis…

— Vous l’êtes certainement…

— Et dis-moi, l’autre jour était-ce donc elle aussi qui se trouvait avec le bandit de notaire ?… Tout s’explique et je comprends pourquoi tu me disais que tu avais changé de lit. Vite, dis-moi tout ce que tu sais…

Adèle n’attendait que cette invite, et elle raconta tout depuis le moment où elle avait pris la place de dame Jeanne dans le lit de celle-ci.

— C’est bien, dit l’hôtelier… Laisse-moi faire et reste ici…

Et, vite, vite, il s’en fût vers la chambre où se perpétrait l’adultère.

— Cette fois, dit-il, je saurai bien me faire ouvrir la porte !

Il se la fit ouvrir, en effet, frappant des pieds et des poings criant :

— Allons, Maître Robert, dépêchez-vous… ouvrez-moi… J’ai besoin que ma servante vienne tout de suite…

Le notaire, croyant qu’il pourrait, comme la première fois, éloigner le mari, apparut :

— Qu’y a-t-il donc ? dit-il…

— Il y a que je veux parler à Adèle… Qu’elle se montre. Elle n’a pas besoin de se cacher… puisque je sais bien que vous êtes son amant !…

L’hôtelière était plus morte que vive.

En vain, Me Robert voulut empêcher Honoré d’approcher du lit. Tout courroucé, ce dernier découvrit son épouse :

— Ah ! Madame ! s’écria-t-il ! C’était donc vous qui étiez là, tandis que je me morfondais… Ah ! Vous êtes bien rusée, mais je le suis autant que vous.

— Ne faites pas de scandale ! dit le notaire.

— Eh ! Je ferai tout le scandale qui me plaira. Je vous avais autorisé ma servante, mais non point mon épouse… Si bon client que vous soyez, je ne vous passerai pas celle-là ! Non, je ne vous la passerai pas !…

« Et, puisque je voulais congédier la servante coupable, c’est la femme indigne que je vais chasser.

« Non ! Je n’entends pas jouer le rôle des maris cocus !…

Puis, claquant la porte, maître Honoré s’en alla, laissant les deux amants tout déconfits.

Dame Jeanne, ne sachant quelle contenance tenir, pleurait la tête enfouie dans l’oreiller, tandis que Me Robert essayait de la consoler.

Si d’aventure, le hasard d’un voyage vous amène jamais dans le petit bourg où se déroula cette histoire, vous retrouverez toujours avec le même aspect l’hôtel des Gais Lurons.

Maître Honoré en est toujours le patron et il vous accueillera avec la même cordialité.

L’hôtelière également aura le même sourire avenant, avec une pointe de fierté et un air de triomphe que n’avait pas dame Jeanne. Car l’hôtelière, à présent, c’est Adèle, qui a épousé son patron après que celui-ci eût divorcé…

Quant à dame Jeanne, eh bien ! ma foi, elle est notairesse, car elle a convaincu Me Robert qu’il lui devait bien cette réparation pour l’avoir entraînée à tromper son premier mari, auquel avant lui elle avait toujours été fidèle.

Et c’est finalement le jeune notaire qui fut le dindon de cette farce, car il avait rêvé d’un plus beau parti ; mais nul ne lui eût pardonné d’abandonner la femme qu’il avait compromise…

Ainsi la morale fut sauvée. Mais cela prouve que les jeunes notaires ne doivent jamais oublier la gravité qui sied à leurs fonctions, ne point ravir inconsidérément leur vertu aux servantes, ni enlever à leurs époux les jolies hôtelières.

FIN