Débat de Folie et d’Amour
Les personnes | FOLIE, | AMOVR, |
VENVS, | IVPITER, | |
APOLON, | MERCVRE. |
DISCOVRS I.
ce que ie voy, ie ſeray la derniere au feſtin de Iupiter, ou ie croy que
lon m’attent. Mais ie voy, ce me ſemble, le fils de Venus, qui y va auſſi tart que moy. Il faut que ie le paſſe : à fin que l’on ne m’apelle tardiue & pareſſeuſe.
Qui eſt cette fole qui me pouſſe ſi rudement ? quelle grande hâte la preſſe ? ſi ie t’uſſe aperçue, ie t’uſſe bien gardé de paſſer.
Tu ne m’uſſes pù empeſcher, eſtant ſi jeune & foible. Mais à Dieu te command’, ie vois deuant dire que tu viens tout à loiſir.
Il n’en ira pas ainſi : car avant que tu m’eſchapes, ie te donneray à connoitre que tu ne te dois atacher à moy.
Laiſſe moy aller, ne m’arreſte point : car ce te ſera honte de quereler auec une femme. Et ſi tu m’eſchaufes une fois, tu n’auras du meilleur.
Quelles menaſſes ſont ce cy ? ie n’ai trouvé encore perſonne qui m’ait menaſſé que cette fole.
Tu montres bien ton indiſcrecion, de prendre en mal ce que ie t’ay fait par ieu : & te meſconnois bien toy-meſme, trouuant mauuais que ie pense auoir du meilleur ſi tu t’adreſſes à moy. Ne vois tu pas que tu n’es qu’un ieune garſonneau ? de ſi foible taille que quand i’aurois un bras lié, ſi ne te creindrois ie gueres.
Me connois tu bien ?
Tu es Amour, fils de Venus.
Comment donques fais tu tant la braue aupres de moy, qui, quelque petit que tu me voyes, ſuis le plus creint & redouté entre les Dieus et les hommes ? & toy femme inconnue, oſes tu te faire plus grande que moy ? ta ieuneſſe, ton ſexe, ta façon de faire te dementent aſſes : mais plus, ton ignorance, qui ne te permet connoître le grand degré que ie tiens.
Tu trionfes de dire. Ce n’eſt à moi à qui tu dois vendre tes coquilles. Mais di moy, quel eſt ce grand pouuoir dont tu te vantes ?
Le ciel & la terre en rendent témoignage. Il n’y ha lieu ou n’aye laissé quelque trofee. Regarde au ciel tous les ſieges des Dieus, & t’interrogue ſi quelcun d’entre eus s’eſt pù eschaper de mes mains. Commence au vieil Saturne, Iupiter, Mars, Apolon, & finiz aus Demidieus, Satires, Faunes, & Siluains. Et n’auront honte les Deeſſes d’en confeſſer quelque choſe. Et ne m’a Pallas eſpouuenté de ſon bouclier : mais ne l’ay voulu interrompre de ſes ſutils ouurages, ou iour & nuit elle s’employe. Baiſſe toy en terre, & di ſi tu trouueras gens de marque, qui ne ſoient ou ayent eſté des miens. Voy en la furieuſe mer, Neptune et ſes Tritons, me preſtans obeiſſance. Penſes tu que les infernaus s’en exemptent ? ne les ay ie fait sortir de leurs abimes, et venir eſpouuenter les humains, & rauir les filles à leurs meres : quelques iuges qu’ils ſoient de tels forfaits & tranſgreſſions faites contre les loix ? Et à fin que tu ne doutes auec quelles armes ie fay tant de proueſſes, voila mon Arc ſeul & mes fleſches, qui m’ont fait toutes ces conqueſtes. Ie n’ay beſoin de Vulcan qui me forge de foudres, armet, eſcu & glaiue. Ie ne ſuis accompagné de Furies, Harpies & tourmenteurs de monde, pour me faire creindre auant le combat. Ie n’ay que faire de chariots, ſoudars, hommes d’armes & grandes troupes de gens : ſans leſquelles les hommes ne trionferoient la bas, eſtant d’eus ſi peu de chose, qu’un ſeul (quelque fort qu’il ſoit & puiſſant) eſt bien empeſché alencontre de deus. Mais ie n’ay autres armes, conſeil, municion, ayde, que moymeſme. Quand ie voy les ennemis en campagne, ie me preſente auec mon Arc : & laſchant une fleſche les mets incontinent en route : & eſt auſſi tot la victoire gaignee, que la bataille donnee.
I’excuſe un peu ta ieuneſſe, autrement ie te pourrois à bon droit nommer le plus preſomtueus fol du monde. Il ſembleroit à t’ouir que chacun tienne ſa vie de ta merci : & que tu ſois le vray Signeur & ſeul ſouuerein tant en ciel qu’en terre. Tu t’es mal adreſſé pour me faire croire le contraire de ce que ie ſay.
Ie n’ay afaire du iugement des autres : mais quant à moy, ie ne ſuis ſi aiſee à tromper. Me penſes tu de ſi peu d’entendement, que ie ne connoiſſe à ton port, & à tes contenances, quel ſens tu peus auoir ? & me feras tu paſſer devant les yeus, qu’un eſprit leger comme le tien, & ton corps ieune & flouet, ſoit dine de telle ſigneurie, puiſſance, & autorité, que tu t’atribues ? & ſi quelques auentures eſtranges, qui te ſont auenues, te déçoiuent, n’eſtime pas que ie tombe en ſemblable erreur, ſachant tresbien que ce n’eſt par ta force & vertu, que tant de miracles ſoient auenuz au monde : mais par mon induſtrie, par mon moyen & diligence : combien que tu ne me connoiſſes. Mais ſi tu veus un peu tenir moyen en ton courrous, ie te feray connoitre en peu d’heure ton arc, & tes fleſches, ou tant tu te glorifies, eſtre plus molz que paſte, ſi ie n’ay bandé l’arc, & trempé le fer de tes fleſches.
Je croy que tu veus me faire perdre pacience. Ie ne ſache iamais que perſonne ait manié mon arc, que moy : & tu me veus faire à croire, que ſans toy ie n’en pourrois faire aucun effort. Mais puis qu’ainſi eſt que tu l’eſtimes ſi peu, tu en feras tout à cette heure la preuue.
Mais qu’es tu deuenue ? comment m’es tu eſchapee ? Ou ie n’ay ſu t’ofenſer, pour ne te voir, ou contre toy ſeule ha rebouché ma fleſche : qui eſt bien le plus eſtrange cas qui iamais m’auint. Ie penſois eſtre ſeul d’entre les Dieus, qui me rendiſſe inuiſible à eus meſmes quand bon me ſembloit : Et maintenant ay trouué qui m’a eſbloui les yeux. Aumoins di moy, quiconque ſois, ſi à l’aventure ma fleſche t’a frapee, & ſi elle t’a bleſſee.
Ne t’auoy ie bien dit, que ton arc & tes fleſches n’ont effort, que quand ie ſuis de la partie. Et pourautant qu’il ne m’a plu d’eſtre nauree, ton coup ha eſté ſans effort. Et ne t’esbahis ſi tu m’as perdue de vuë, car quand bon me ſemble, il n’y ha œil d’Aigle, ou de serpent Épidaurien, qui me ſache aperceuoir. Et ne plus ne moins que le Cameleon, ie prens quelquefois la ſemblance de ceus auprez deſquelz je ſuis.
À ce que ie voy, tu dois eſtre quelque ſorciere ou enchantereſſe. Es tu point quelque Circe, ou Medee, ou quelque Fée ?
Tu m’outrages touſiours de paroles : & n’a tenu à toy que ne l’aye eſté de fait. Je suis Deeſſe, comme tu es Dieu : mon nom eſt Folie. Ie ſuis celle qui te fay grand, & abaiſſe à mon plaiſir. Tu laſches l’arc, & gettes les fleſches en l’air : mais ie les aſſois aus cœurs que ie veus. Quand tu te penſes plus grand qu’il est poſſible d’eſtre, lors par quelque petit deſpit ie te renge & remets auec le vulgaire. Tu t’adreſſes contre Iupiter : mais il eſt ſi puiſſant, et grand, que ſi ie ne dreſſois ta main, ſi ie n’avois bien trempé ta fleſche, tu n’aurois aucun pouuoir ſur lui. Et quand toy ſeul ferois aymer, quelle ſeroit ta gloire ſi ie ne faiſois paroitre cet amour par mille inuencions ? Tu as fait aymer Iupiter : mais je l’ay fait tranſmuer en Cigne, en Taureau, en Or, en Aigle : en danger des plumaſſiers, des loups, des larrons, & des chasseurs. Qui fit prendre Mars au piege auec ta mere, ſinon moy, qui l’auois rendu ſi mal auiſé, que venir faire un povre mari cocu dedens ſon lit meſme ? Qu’uſt ce eſté, ſi Paris n’uſt fait autre choſe, qu’aymer Helene ? Il eſtoit à Troye, l’autre à Sparte : ils n’auoient garde d’eus aſſembler. Ne lui fis ie dreſſer une armee de mer, aller chez Menelas, faire la court à ſa femme, l’emmener par force, & puis defendre ſa querele iniuſte contre toute la Grece ? Qui uſt parlé des Amours de Dido, ſi elle n’uſt fait ſemblant d’aller à la chaſſe pour avoir la commodité de parler à Enee ſeule à ſeul, & lui montrer telle privauté, qu’il ne deuoit auoir honte de prendre ce que volontiers elle uſt donné, ſi à la fin n’uſt couronné ſon amour d’une miſerable mort ? On n’uſt non plus parlé d’elle, que de mile autres hoteſſes, qui font plaisir aus paſſans. Ie croy qu’aucune mencion ne ſeroit d’Artemiſe, ſi ie ne lui uſſe fait boire les cendres de ſon mari. Car qui uſt ſù ſi ſon affeccion uſt paſsé celle des autres femmes, qui ont aymé, & regretté leurs maris & leurs amis ? Les effets & iſſues des choſes les font louer ou meſpriſer. Si tu fais aymer, i’en ſuis cauſe le plus ſouuent. Mais ſi quelque eſtrange auenture, ou grand effet en ſort, en celà tu n’y as rien : mais en eſt à moy ſeule l’honneur. Tu n’as rien que le cœur : le demeurant eſt gouuerné par moy. Tu ne ſcez quel moyen faut tenir. Et pour te declarer qu’il faut faire pour complaire, je te meine & condui : & ne te ſervent tes yeus non plus que la lumiere à un aueugle. Et à fin que tu ne reconnoiſſes d’orenavant, et que me ſaches gré quand ie te meneray ou conduiray : regarde ſi tu vois quelque chose de toymeſme ?
Ô Iupiter ! ô ma mere Venus ! Iupiter, Iupiter, que m’a ſerui d’eſtre Dieu, fils de Venus tant bien voulu iuſques ici, tant au ciel qu’en terre, ſi ie ſuis ſuget à eſtre iniurié & outragé, comme le plus vil eſclaue ou forſaire, qui ſoit au monde ? & qu’une femme inconnue m’ait pù creuer les yeus ? Qu’à la malheure fut ce banquet ſolennel inſtitué pour moy. Me trouueray je en haut auecques les autres Dieus en tel ordre ? Ils ſe reſjouiront, & ne feray que me pleindre. Ô femme cruelle ! comment m’as tu ainſi acoutré.
Ainſi ſe chatient les ieunes et preſumptueus, comme toy. Quelle temerité ha un enfant de s’adreſſer à une femme, & l’iniurier & outrager de paroles : puis de voye de fait tacher à la tuer. Vne autre fois eſtime ceus que tu ne connois eſtre, poſſible, plus grans que toy. Tu as ofenſé la Royne des hommes, celle qui leur gouuerne le cerueau, cœur & eſprit : à l’ombre de laquelle tous ſe retirent une fois en leur vie, & y demeurent les uns plus, les autres moins, ſelon leur merite. Tu as ofensé celle qui t’a fait avoir le bruit que tu as : & ne s’eſt ſouciee de faire entendre au Monde, que la meilleure partie du loz qu’il te donnoit, lui eſtoit due. Si tu uſſes eſté plus modeſte, encore que ie te fuſſe inconnue : cette faute ne te fuſt auenue.
Comment eſt il possible porter honneur à une personne, que lon n’a iamais vuë ? Ie ne t’ay point fait tant d’iniure que tu dis, vù que ne te connoiſſois. Car ſi i’uſſe sù qui tu es, & combien tu as de pouuoir, ie t’uſſe fait l’honneur que merite une grand’Dame. Mais eſt il poſſible, s’ainſi eſt que tant m’ayes aymé, & aydé en toutes mes entrepriſes, que m’ayant pardonné, me rendiſſes mes yeus ?
Que tes yeus te ſoient renduz, ou non, il n’eſt en mon pouuoir. Mais ie t’acoutreray bien le lieu ou ils eſtoient, en ſorte que l’on n’y verra point de diformité
Et ce pendant que tu chercheras tes yeus, voici des eſles que ie te preſte, qui te conduiront auſſi bien comme moy.
Mais ou auois tu pris ce bandeau ſi à propos pour me lier mes plaies ?
En venant i’ay trouué une des Parques, qui me l’a baillé, & m’a dit eſtre de telle nature, que iamais ne te pourra eſtre oté.
Comment oté ! ie ſuis donq aveugle à iamais. Ô meſchante & traytreſſe ! il ne te ſuffit pas de m’auoir creué les yeus, mais tu as oté aus Dieus la puiſſance de me les pouuoir iamais rendre. Ô qu’il n’eſt pas dit ſans cauſe, qu’il ne faut point receuoir preſent de la main de ſes ennemis. La malheureuſe m’a bleſsé, & me ſuis mis entre ſes mains pour eſtre pensé. Ô cruelles Deſtinees ! Ô noire iournee ! Ô moy trop credule ! Ciel, Terre, Mer, n’aurez-vous compaſſion de voir Amour aveugle ? Ô infame & deteſtable, tu te vanteras que ne t’ay pù fraper, que tu m’as oté les yeus, & trompé en me fiant en toy. Mais que me ſert de plorer ici ? Il vaut mieus que me retire en quelque lieu apart, & laiſſe paſſer ce feſtin. Puis, s’il eſt ainſi que i’aye tant de faueur au Ciel ou en Terre, ie trouueray moyen de me venger de la fauſſe Sorciere, qui tant m’a fait d’outrage.
DISCOVRS II.
res ſuis ie las de toute choſe. Il vaut mieus par deſpit deſcharger mon carquois, & getter toutes mes fleſches, puis, rendre arc & trouſſe à Venus ma mere. Or aillent, ou elles pourront, ou en Ciel, ou en Terre, il ne m’en chaut : Auſſi bien ne m’eſt plus loiſible faire aymer qui bon me ſemblera. Ô que ces belles Deſtinees ont auiourd’hui fait un beau trait, de m’auoir ordonné eſtre aueugle, à fin qu’indiferemment, & ſans accepcion de perſonne, chacun ſoit au hazard de mes traits & de mes fleſches. Ie faiſois aymer les ieunes pucelles, les ieunes hommes : i’accompagnois les plus iolies des plus beaus & plus adroits. Ie pardonnois aus laides, aus viles & baſſes perſonnes : ie laiſſois la vieilleſſe en paix : Maintenant, penſant fraper un ieune, i’aſſeneray ſus un vieillart : au lieu de quelque beau galand, quelque petit laideron à la bouche torſe : & auiendra qu’ils ſeront les plus amoureus, & qui plus voudront auoir de faveur en amours : & poſſible par importunité, preſens, ou richeſſes, ou diſgrace de quelques Dames, viendront au deſſus de leur intencion : & viendra mon regne en meſpris entre les hommes, quand ils y verront tel deſordre & mauuais gouuernement. Baſte : en aille comme il pourra. Voila toutes mes fleſches. Tel en ſoufrira qui n’en pourra mais.
Il eſtoit bien tems que ie te trouuaſſe, mon cher fils, tant tu m’as donné de peine. À quoy tient il, que tu n’es venu au banquet de Iupiter ? Tu as mis toute la compagnie en peine. Et en parlant de ton abſence, Iupiter ha ouy dix mille pleintes de toy d’une infinité d’artiſans, gens de labeur, eſclaues, chambrieres, vieillars, vieilles edentees, crians tous à Iupiter qu’ils ayment : & en ſont les plus aparens fachez, trouuant mauuais, que tu les ayes en cet endroit egalez à ce vil populaire : & que la paſſion propre aus bons eſprits soit aujourd’hui familiere & commune aus plus lourds & groſſiers.
Ne fuſt l’infortune, qui m’eſt auenue, i’uſſe aſſiſté au banquet, comme les autres, & ne fuſſent les pleintes, qu’auez ouyes, eſté faites.
Es tu bleſsé, mon fils ? Qui t’a ainſi bandé les yeus ?
Folie m’a tiré les yeus : & de peur qu’ils ne me fuſſent renduz, elle m’a mis ce bandeau qui iamais ne me peut eſtre oté.
Ô quelle infortune ! he moy miſerable ! Donq tu ne me verras plus, cher enfant ? Au moins ſi te pouuois arroser la plaie de mes larmes.
Tu pers ton tems : les neuz ſont indiſſolubles.
Ô maudite ennemie de toute ſapience, à femme abandonnee, ô à tort nommee Deeſſe, & à plus grand tort immortelle. Qui vid onq telle injure ? Si Iupiter, et les Dieus me croient. À tout le moins que jamais cette meſchante n’ait pouuoir ſur toy, mon fils.
À tard ſe feront ces defenſes, il les failloit faire auant que fuſſe aueugle : maintenant ne me ſerviront gueres.
Et donques Folie, la plus miſerable choſe du monde, ha le pouuoir d’oter à Venus le plus grand plaiſir qu’elle uſt en ce monde : qui eſtoit quand ſon fils Amour la voyoit. En ce eſtoit ſon contentement, ſon deſir, ſa félicité. Helas fils infortuné ! Ô deſaſtre d’Amour ! Ô mere deſolee ! Ô Venus ſans fruit belle ! Tout ce que nous aquerons, nous le laiſſons à nos enfans : mon treſor n’eſt que beauté, de laquelle que chaut il à un aveugle ? Amour tant cheri de tout le monde, comme as tu trouué beſte ſi furieuſe, qui t’ait fait outrage ! Qu’ainſi ſoit dit, que tous ceus qui aymeront (quelque faueur qu’ils ayent) ne ſoient ſans mal, & infortune, à ce qu’ils ne ſe dient plus heureus, que le cher fils de Venus.
Ceſſe tes pleintes douce mere : & ne me redouble mon mal te voyant ennuiee. Laiſſe moy porter ſeul mon infortune : & ne deſire point mal à ceus qui me ſuiuront.
Allons, mon fils, vers Iupiter, & lui demandons vengeance de cette malheureuſe.
DISCOVRS III.
i onques tu uz pitié de moy, Iupiter, quand le fier Diomede me naura, lors que tu me voyois trauailler pour ſauuer mon fils Enee de l’impetuoſité des vents, vagues, & autres dangers, eſquels il fut tant au ſiege de Troye, que depuis : ſi mes pleurs pour la mort de mon Adonis te murent à compaſſion : la iuſte douleur, que i’ay pour l’iniure faite à mon fils Amour, te deura faire auoir pitié de moy. Ie dirois que c’eſt, ſi les larmes ne m’empeſchoient. Mais regarde mon fils en quel eſtat il eſt, & tu connoitras pourquoy je me pleins.
Ma chere fille, que gaignes tu auec ces pleintes me prouoquer à larmes ? Ne ſcez tu l’amour que ie t’ay portee de toute memoire ? As tu defiance, ou que ie ne te veuille ſecourir, ou que je ne puiſſe ?
Eſtant la plus afligee mere du monde, ie ne puis parler, que comme les afligees. Encore que vous m’ayez tant montré de faueur & d’amitié, ſi eſt ce que ie n’oſe vous ſuplier, que de ce que facilement vous otroiriez au plus eſtrange de la terre. Ie vous demande iuſtice, & vengeance de la plus malheureuſe femme qui fuſt iamais, qui m’a mis mon fils Cupidon en tel ordre que voyez. C’eſt Folie, la plus outrageuſe Furie qui onques fut es Enfers.
Folie ! ha elle eſté ſi hardie d’atenter à ce, qui plus vous eſtoit cher ? Croyez que ſi elle vous ha fait tort, que telle punicion en ſera faite, qu’elle ſera exemplaire. Ie penſois qu’il n’y uſt plus debats & noiſes que entre les hommes : mais ſi cette outrecuidee ha fait quelque deſordre ſi pres de ma perſonne, il lui ſera cher vendu. Toutefois il la faut ouir, à fin qu’elle ne ſe puiſſe pleindre. Car encore que ie puiſſe ſauoir de moymeſme la verité du fait, ſi ne véus ie point mettre en auant cette coutume, qui pourroit tourner à conſequence, de condamner une perſonne ſans l’ouir. Pource, que Folie ſoit apelee.
Haut & ſouuerein Iupiter, me voici preſte à reſpondre à tout ce qu’Amour me voudra demander. Toutefois i’ay une requeſte à te faire. Pource que ie ſay que de premier bond la plus part de ces ieunes Dieus ſeront du côté d’Amour, & pourront faire trouuer ma cauſe mauuaiſe en m’interrompant, & ayder celle d’Amour accompagnant ſon parler de douces acclamacions : ie te ſuplie qu’il y ait quelcun des Dieus qui parle pour moy, & quelque autre pour Amour : à fin que la qualité des perſonnes ne ſoit plus tot conſideree, que la verité du fait. Et pource que ie crein ne trouuer aucun, qui, de peur d’eſtre apelé fol, ou ami de Folie, veuille parler pour moy : je te ſuplie commander à quelcun de me prendre en ſa garde & proteccion.
Demande qui tu voudras, & ie le chargeray de parler pour toy.
Je te ſuplie donq que Mercure en ait la charge. Car combien qu’il ſoit des grans amis de Venus, ſi ſuis ie ſeure, que s’il entreprent parler pour moy, il n’oublira rien qui ſerue à ma cauſe.
Mercure, il ne faut iamais refuſer de porter parole pour un miſerable & afligé : Car ou tu le mettras hors de peine, & ſera ta louenge plus grande, d’autant qu’auras moins ù de regard aus faveurs, & richesses, qu’à la justice & droit d’un poure homme : ou ta priere ne lui ſeruira de rien, & neanmoins ta pitié, bonté & diligence, ſeront recommandees. À cette cauſe tu ne dois diferer ce que cette poure afligee te demande : Et ainſi ie veus & commande que tu le faces.
C’eſt choſe bien dure à Mercure moyenner deſplaiſir à Venus. Toutefois, puis que tu me contreins, ie feray mon deuoir tant que Folie aura raiſon de ſe contenter.
Et toy, Venus, quel des Dieus choiſiras tu ? l’affeccion maternelle, que tu portes à ton fils, & l’enuie de voir venger l’iniure, qui lui ha eſté faite, te pourroit tranſporter. Ton fils eſtant irrité, & nauré recentement, n’y pourroit pareillement ſatisfaire. À cette cause, choiſi quel autre tu voudras pour parler pour vous : & croy qu’il ne lui ſera beſoin lui commander : & que celui à qui tu t’adreſſeras, ſera plus aiſe de te faire plaisir en cet endroit, que toy de le requerir. Neanmoins s’il en eſt beſoin, je le lui commanderay.
Encor que l’on ait ſemé par le monde, que la maiſon d’Apolon & la mienne ne s’acordoient gueres bien : ſi le crois ie de ſi bonne ſorte qu’il ne me voudra eſconduire en cette neceſſité, lui requerant ſon ayde à ceſtui mien extreme beſoin : & montrera par l’iſſue de cette afaire, combien il y ha plus d’amitié entre nous, que les hommes ne cuident.
Ne me prie point, Deeſſe de beauté : & ne fais dificulté que ne te veuille autant de bien, comme merite la plus belle des Deeſſes. Et outre le témoignage, qu’en pourroient rendre tes iardins, qui ſont en Cypre & Ida, ſi bien par moy entretenus, qu’il n’y ha rien plus plaiſant au monde : encore connoitras tu par l’iſſue de cette querelle combien ie te porte d’affeccion & me ſens fort aiſe que, te retirant vers moy en cet afaire, tu declaires aus hommes comme fauſſement ils ont controuué, que tu auois conjuré contre toute ma maiſon.
Retirez vous donq un chacun, & reuenez demain a ſemblable heure, & nous mettrons peine d’entendre & vuider vos querelles.
DISCOVRS IIII.
ve dis tu petit mignon ? Tant que ton diferent ſoit terminé, nous n’aurons plaiſir de toy. Mais ou eſt ta mere ?
Elle eſt allee vers Apolon, pour l’amener au conſiſtoire des Dieus. Ce pendant elle m’a commandé venir vers toy te donner le bon iour.
Ie la plein bien pour l’ennui qu’elle porte de ta fortune. Mais ie m’eſbahi comme, ayant tant ofenſé de hauts Dieus & grands Seigneurs, tu n’as iamais ù mal que par Folie !
C’eſt pource que les Dieus & hommes, bien auiſez, creingnent que ne leur face pis. Mais Folie n’a pas la conſideracion & jugement ſi bon.
Pour le moins te deuroient ils haïr, encore qu’ils ne t’oſaſſent ofenſer. Toutefois tous tant qu’ils ſont t’ayment.
Ie ſeroye bien ridicule, ſi ayant le pouvoir de faire les hommes eſtre aymez, ne me faiſois auſſi eſtre aymé.
Si eſt il bien contre nature, que ceus qui ont reçu tout mauuais traitement de toy, t’ayment autant comme ceus qui ont ù pluſieurs faueurs.
En ce ſe montre la grandeur d’Amour, quand on ayme celui dont on eſt mal traité.
Ie ſay fort bien par experience, qu’il n’eſt point en nous d’eſtre aymez : car, quelque grand degré où ie ſois, ſi ay ie eſté bien peu aymé : & tout le bien qu’ay reçu, l’ay plus tot ù par force et fineſſe, que par amour.
I’ay bien dit que ie fay aymer encore ceus, qui ne ſont point aymez : mais ſi eſt il en la puiſſance d’un chacun le plus souuent de ſe faire aymer. Mais peu ſe treuuent, qui facent en amour tel deuoir qu’il eſt requis.
Quel deuoir ?
La premiere choſe dont il faut s’enquerir, c’eſt, s’il y ha quelque Amour imprimee : & s’il n’y en ha, ou qu’elle ne ſoit encor enracinee, ou qu’elle ſoit deſia toute uſee, faut ſongneuſement chercher quel eſt le naturel de la perſonne aymee : &, connoiſſant le notre, auec les commoditez, façons, & qualitez eſtre ſemblables, en uſer : ſi non, le changer. Les Dames que tu as aymees, vouloient eſtre louees, entretenues par un long temps, priees, adorees : quell’Amour penſes tu qu’elles t’ayent porté, te voyant en foudre, en Satire, en diuerses ſortes d’Animaus, & conuerti en choſes inſenſibles ? La richeſſe te fera iouir des Dames qui sont auares : mais aymer non. Car cette affeccion de gaigner ce qui est au cœur d’une perſonne, chaſſe la vraye & entiere Amour : qui ne cherche ſon proufit, mais celui de la perſonne, qu’il ayme. Les autres eſpeces d’Animaus ne pouuoient te faire amiable. Il n’y ha animant courtois & gracieus que l’homme, lequel puiſſe ſe rendre ſuget aus complexions d’autrui, augmenter ſa beauté & bonne grace par mile nouueaus artifices : plorer, rire, chanter, & paſſionner la perſonne qui le voit. La lubricité & ardeur de reins n’a rien de commun, ou bien peu auec Amour. Et pource les femmes ou iamais n’aymeront, ou iamais ne feront ſemblant d’aymer pour ce reſpect. Ta mageſté Royale encores ha elle moins de pouuoir en ceci : car Amour ſe plait de choſes egales. Ce n’eſt qu’un ioug, lequel faut qu’il ſoit porté par deus Taureaus ſemblables : autrement le harnois n’ira pas droit. Donq, quand tu voudras eſtre aymé, deſcens en bas, laiſſe ici ta couronne & ton ſceptre, & ne dis qui tu es. Lors tu verras en bien ſeruant & aymant quelque Dame, que ſans qu’elle ait egard à richeſſe ne puiſſance, de bon gré t’aymera. Lors tu ſentiras bien un autre contentement, que ceus que tu as uz par le paſsé : & au lieu d’un ſimple plaiſir, en receuras un double. Car autant y ha il de plaiſir à eſtre baisé & aymé, que de baiſer & aymer.
Tu dis beaucoup de raiſons : mais il faut un long tems, une ſugeccion grande, & beaucoup de paſſions.
Ie ſay bien qu’un grand Signeur ſe fache de faire longuement la court, que ſes afaires d’importance ne permettent pas qu’il s’y aſſugettiſſe, & que les honneurs qu’il reçoit tous les iours, & autres paſſetems ſans nombre, ne lui permettent croitre ſes paſſions, de ſorte qu’elles puiſſent mouuoir leurs amies à pitié. Auſſi ne doiuent ils atendre les grans & faciles contentemens qui ſen Amour, mais ſouuentefois i’abaiſſe ſi bien les grans, que ie les fay à tous, exemple de mon pouuoir.
Il eſt tems d’aller au conſiſtoire : nous deuiſerons une autrefois plus à loiſir.
DISCOVRS V.
i onques te falut ſongneuſement pouruoir à tes afaires, ſouuerein Iupiter, ou quand auec l’ayde de Briare tes plus proches te vouloient mettre en leur puiſſance, ou quand les Geans, fils de la Terre, mettans montaigne ſur montaigne, deliberoient nous venir combattre iuſques ici, ou quand le Ciel & la Terre cuiderent bruler : à cette heure, que la licence des fols eſt venue ſi grande, que d’outrager deuant tes yeus l’un des principaus de ton Empire, tu n’as moins d’occaſion d’avoir creinte, & ne dois diferer à donner pront remede au mal ia commencé. S’il eſt permis à chacun atenter ſur le lien qui entretient & lie tout enſemble : ie voy en peu d’heure le Ciel en deſordre, ie voy les uns changer leurs cours, les autres entreprendre ſur leurs voiſins une uniuerſelle : ton ſceptre, ton trone, ta mageſté en danger. Le ſommaire de mon oraiſon ſera conſeruer ta grandeur en ſon intégrité, en demandant vengeance de ceus qui outragent Amour, la vraye ame de tout l’Vniuers, duquel tu tiens ton ſceptre. D’autant donq que ma cauſe eſt tant fauorable, coniointe avec la conſeruacion de ton eſtat, & que neanmoins ie ne demande que juſtice : d’autant plus me deuras tu atentiuement eſcouter. L’iniure que ie meintien auoir eſté faite à Cupidon, eſt telle : Il venoit au feſtin dernier : & voulant entrer par une porte, Folie acourt apres lui, & lui mettant la main ſur l’eſpaule le tire en arriere, & s’auance, & paſſe la premiere. Amour voulant ſauoir qui c’eſtoit, s’adreſſe à elle. Elle lui dit plus d’iniures, qu’il n’apartient à une femme de bien à dire. De là elle commence ſe hausser en paroles, ſe magnifier, fait Amour petit. Lequel ſe voyant ainſi peu eſtimé, recourt à la puiſſance, dont tu l’as touſiours vù, & permets uſer contre toute perſonne. Il la veut faire aymer : elle euite au coup : & feingnant ne prendre en mal, ce que Cupidon lui auoit dit, recommence à deuiſer avec lui : & en parlant tout d’un coup lui leue les yeus de la teſte. Ce fait, elle ſe vient à faire ſi grande ſur lui, qu’elle lui fait entendre de ne lui eſtre possible le guerir, s’il ne reconnoiſſoit qu’il ne lui auoit porté l’honneur qu’elle meritoit. Que ne feroit on pour recouurer la joyeuse vuë du Soleil ? Il dit, il fait tout ce qu’elle veut. Elle le bande, & penſe ſes plaies en attendant que meilleure occaſion vinſt de lui rendre la vuë. Mais la traytreſſe lui mit un tel bandeau, que iamais ne ſera poſſible lui oter : par ce moyen voulant ſe moquer de toute l’ayde que tu lui pourrois donner : & encor que tu lui rendiſſes les yeux, qu’ils fuſſent neanmoins inutiles. Et pour le mieus acoutrer lui ha baillé de ſes eſles à fin d’eſtre auſſi bien guidé comme elle. Voilà deus iniures grandes & atroces faites à Cupidon. On l’a bleſsé, & lui ha lon oté le pouuoir & moyen de guerir. La plaie ſe voit, le delit eſt manifeſte : de l’auteur ne s’en faut enquerir. Celle qui ha fait le coup, le dit, le preſche, en fait ſes contes par tout. Interrogue la : plus tot l’aura confeſsé que ne l’auras demandé. Que reſte il ? Quand il eſt dit : qui aura tiré une dent, lui en ſera tiré une autre : qui aura arraché un œil, lui en ſera ſemblablement creué un, celà s’entent entre perſonnes egales. Mais quand on ha ofensé ceus, deſquels depend la conſeruacion de pluſieurs, les peines s’aigriſſent, les loix s’arment de ſeuerité, & vengent le tort fait au publiq. Si tout l’Vnivers ne tient que par certeines amoureuſes compoſicions, ſi elles ceſſoient, l’ancien Abime reuiendroit. Ôtant l’amour, tout eſt ruiné. C’eſt donq celui, qu’il faut conſeruer en ſon eſtre : c’eſt celui, qui fait multiplier les hommes, viure enſemble, & perpetuer le monde, par l’amour & ſolicitude qu’ils portent à leurs ſucceſſeurs. Iniurier cet Amour, l’outrager, qu’eſt ce, ſinon vouloir troubler & ruïner toutes choſes ? Trop mieus vaudroit que la temeraire ſe fuſt adreſſee à toy : car tu t’en fuſſes bien donné garde. Mais s’eſtant adreſſee à Cupidon, elle t’a fait dommage irreparable, & auquel n’as ù puiſſance de donner ordre. Cette iniure touche auſſi en particulier tous les autres Dieus, Demidieus, Faunes, Satires, Silvains, Deeſſes, Nynfes, Hommes, & Femmes : & croy qu’il n’y ha Animant, qui ne ſente mal, voyant Cupidon bleſsé. Tu as donq oſé, ô detevtable, nous faire à tous deſpit, en outrageant ce que tu ſauois eſtre de tous aymé. Tu as ù le cœur ſi malin, de naurer celui qui apaiſe toutes noiſes & querelles. Tu as osé atenter au fils de Venus : & ce en la court de Iupiter : & as fait qu’il y ha ù ça haut moins de franchiſe, qu’il n’y ha la bas entre les hommes, es lieus qui nous ſont conſacrez. Par tes foudres, ô Iupiter, tu abas les arbres, ou quelque poure femmelette gardant les brebis, ou quelque meſchant garſonneau, qui aura moins dinement parlé de ton nom : & cette cy, qui, meſprisant ta mageſté, ha violé ton Palais, vit encores ! & ou ? au ciel : & eſt eſtimee immortelle, & retient nom de Deeſſe ! Les roues des Enfers ſoutiennent elles une ame plus deteſtable que cette cy ? Les montaignes de Sicile couurent elles de plus execrables perſonnes ? Et encores n’a elle honte de ſe preſenter deuant vos diuinitez : & lui ſemble (ſi ie l’oſe dire) que ſerez tous ſi fols, que de l’abſoudre. Ie n’ay neantmoins charge par Amour de requerir vengeance & punicion de Folie. Les gibets, potences, roues, couteaus, & foudres ne lui plaiſent, encor que fuſt contre ses malveillans, contre leſquels meſmes il ha ſi peu uſé de ſon ire, que, oté quelque ſubit courrous de la ieuneſſe qui le ſuit, il ne ſe trouua iamais un seul d’eus qui ait voulu l’outrager, fors cette furieuſe. Mais il laiſſe le tout à votre diſcrecion, ô Dieus : & ne demande autre choſe, ſinon que ſes yeus lui ſoient rendus, & qu’il ſoit dit, que Folie ha ù tort de l’iniurier & outrager. Et à ce que par ci apres n’auienne tel deſordre, en cas que ne vueillez enſeuelir Folie ſous quelque montaigne, ou la mettre à l’abandon de quelque aigle, ce qu’il ne requiert, vous vueillez ordonner, que Folie ne ſe trouvera pres du lieu où Amour ſera, de cent pas à la ronde. Ce que trouuerez devoir eſtre fait, apres qu’aurez entendu de quel grand bien ſera cauſe Amour, quand il aura gaigné ce point : & de combien de maus il ſera cauſe, eſtant ſi mal accompagné, meſmes à preſent qu’il ha perdu les yeus. Vous ne trouuerez point mauvais que ie touche en brief en quel honneur & reputation eſt Amour entre les hommes, & qu’au demeurant de mon oraiſon ie ne parle guere plus que d’eus. Donques les hommes ſont faits l’image & ſemblance de nous, quant aus eſprits : leurs corps ſont compoſez de pluſieurs & diverſes complexions : & entre eus ſi diferens tant en figure, couleur & forme, que iamais en tant de ſiecles, qui ont paſsé, ne s’en trouua, que deus ou trois pers, qui se reſſemblaſſent : encore leurs ſeruiteurs & domeſtiques les connoiſſoient particulierement l’un d’auec l’autre. Eſtans ainſi en meurs, complexions, & forme diſſemblables, ſont neanmoins enſemble liez & assemblez par une beniuolence, qui les fait vouloir bien l’un à l’autre : & ceus qui en ce ſont les plus excellens, ſont les plus reuerez entre eus. Delà eſt venue la premiere gloire entre les hommes. Car ceus qui auoient inuenté quelque choſe à leur proufit, eſtoient eſtimez plus que les autres. Mais faut penſer que cette enuie de proufiter en publiq, n’eſt procedee de gloire, comme eſtant la gloire poſtérieure en tems. Quelle peine croyez vous, qu’a ù Orphee pour deſtourner les hommes barbares de leur acoutumee cruauté ? pour les faire aſſembler en compagnies politiques ? pour leur mettre en horreur le piller & robber l’autrui ? Eſtimez vous que ce fuſt pour gain ? duquel ne ſe parloit encores entre les hommes, qui n’auoient fouillé es entrailles de la terre ? La gloire comme i’ay dit, ne le pouuoit mouuoir. Car n’eſtans point encore de gens politiquement vertueus, il n’y pouuoit eſtre gloire, ny enuie de gloire. L’amour qu’il portoit en general aus hommes, le faiſoit trauailler à les conduire à meilleure vie. C’eſtoit la douceur de ſa Muſique, que lon dit auoir adouci les Loups, Tigres, Lions : attiré les arbres, & amolli les pierres : & quelle pierre ne s’amolliroit entendant le dous preſchement de celui qui amiablement la veut atendrir pour receuoir l’impreſſion de bien & honneur ? Combien eſtimez vous que Promethee ſoit loué là bas pour l’uſage du feu, qu’il inuenta ? Il le vous deſroba, & encourut votre indignacion. Eſtoit ce qu’il vous vouluſt ofenſer ? ie croy que non : mais l’amour, qu’il portoit à l’homme, que tu lui baillas, ô Iupiter, commiſſion de faire de terre, & l’aſſembler de toutes pieces ramaſſees des autres animaus. Cet amour que lon porte en general à ſon ſemblable, eſt en telle recommandacion entre les hommes, que le plus ſouvent ſe trouuent entre eus qui pour ſauuer un païs, leur parent, & garder l’honneur de leur Prince, s’enfermeront dedens lieus peu defendables, bourgades, colombiers : & quelque aſſurance qu’ils ayent de la mort, n’en veulent ſortir a quelque compoſicion que ce ſoit, pour prolonger la vie à ceus que lon ne peut aſſaillir que apres leur ruine. Outre cette afeccion generale, les hommes en ont quelque particuliere l’un enuers l’autre, & laquelle, moyennant qu’elle n’ait point le but de gain, ou de plaiſir de ſoymeſme, n’ayant reſpect à celui, que lon ſe dit aymer, eſt en tel eſtime au monde, que lon ha remarqué ſongneuſement par tous les ſiecles ceus, qui ſe ſont trouuez excellens en icelle, les ornant de tous les plus honorables titres que les hommes peuuent inuenter. Meſmes ont eſtimé cette ſeule vertu eſtre ſufiſante pour d’un homme faire un Dieu. Ainſi les Scythes deïfierent Pylade & Oreste, & leur dreſſerent temples & autels, les apelans les Dieus d’amitié. Mais auant iceus eſtoit Amour, qui les auoit liez & uniz enſemble. Raconter l’opinion, qu’ont les hommes des parens d’Amour, ne ſeroit hors de propos, pour montrer qu’ils l’eſtiment autant ou plus, que nul autre des Dieus. Mais en ce ne ſont d’un acord, les uns le faiſant ſortir de Chaos & de la Terre : les autres du Ciel & de la Nuit : aucuns de Diſcorde & de Zephire : autres de Venus la vraye mere, l’honorant par ſes anciens peres & meres, & par les effets merveilleus que de tout tems il ha acoutumé montrer. Mais il me ſemble que les Grecs d’un seul ſurnom qu’ils t’ont donné, Iupiter, t’apelant amiable, témoignent aſſez que plus ne pouuoient exaucer Amour, qu’en te faiſant participant de ſa nature. Tel eſt l’honneur que les plus ſauans & plus renommez des hommes donnent à Amour. Le commun populaire le priſe auſſi & eſtime pour les grandes experiences qu’il voit des commoditez, qui prouiennent de lui. Celui qui voit que l’homme (quelque vertueus qu’il ſoit) languit en ſa maiſon, ſans l’amiable compagnie d’une femme, qui fidelement lui diſpenſe ſon bien, lui augmente ſon plaiſir, ou le tient en bride doucement, de peur qu’il n’en prenne trop, pour ſa ſanté, lui ote les facheries, & quelquefois les empeſche de venir, l’appaiſe, l’adoucit, le traite ſain & malade, le fait auoir deus corps, quatre bras, deus ames, & plus parfait que les premiers hommes du banquet de Platon, ne confeſſera il que l’amour conjugale eſt dine de recommandacion ? & n’atribuera cette felicité au mariage, mais à l’amour qui l’entretient. Lequel, s’il defaut en cet endroit, vous verrez l’homme forcené, fuir & abandonner ſa maiſon. La femme au contraire ne rit iamais, quand elle n’eſt en amour auec ſon mari. Ilz ne ſont iamais en repos. Quand l’un veut repoſer, l’autre crie. Le bien ſe diſſipe, & vont toutes choſes au rebour. Et eſt preuue certeine, que la ſeule amitié fait avoir en mariage le contentement, que lon dit s’y trouuer. Qui ne dira bien de l’amour fraternelle, ayant veu Caſtor & Pollux, l’un mortel eſtre fait immortel à moitié du don de ſon frere ? Ce n’eſt pas eſtre frere, qui cauſe cet heur (car peu de freres ſont de telle sorte) mais l’amour grande qui eſtoit entre eus. Il ſeroit long à diſcourir, comme Ionathas ſauua la vie à Dauid : dire l’hiſtoire de Pythias & Damon : de celui qui quitta ſon eſpouſe à ſon ami la premiere nuit, & s’en fuit vagabond par le monde. Mais pour montrer quel bien vient d’amitié, i’allegueray le dire d’un grand Roy, lequel, ouvrant une grenade, interrogué de quelles choſes il voudroit auoir autant, comme il y auoit de grains en la pomme, reſpondit : de Zopires. C’eſtoit ce Zopire, par le moyen duquel il auoit recouvré Babilone. Vn Scythe demandant en mariage une fille, & ſommé de bailler ſon bien par declaracion, dit : qu’il n’auoit autre bien que deus amis, s’eſtimant aſſez riche auec telle poſſeſſion pour oſer demander la fille d’un grand Seigneur en mariage. Et pour venir aus femmes, ne ſauua Ariadne la vie à Theſee ? Hypermneſtre à Lyncee ? Ne ſe ſont trouuees des armees en danger en païs eſtranges, & sauuees par l’amitié que quelques Dames portoient aus Capiteines ? des Rois remiz en leurs principales citez par les intelligences, que leurs amies leur auoient pratiquees ſecretement ? Tant y ha de poures ſoudarz, qui ont eſté eſleuez par leurs amies es Contez, Duchez, Royaumes qu’elles poſſedoient. Certeinement tant de commoditez prouenans aus hommes par Amour ont bien aydé à l’eſtimer grand. Mais plus que toute choſe, l’afeccion naturelle, que tous auons à aymer, nous le fait eſlever & exalter. Car nous voulons faire paroitre, & eſtre eſtimé ce à quoy nous nous ſentons enclins. Et qui eſt celui des hommes, qui ne prenne plaisir, ou d’aymer, ou d’eſtre aymé ? ie laiſſe ces Myſanthropes, & Taupes cachees ſous terre, & enſeueliz de leurs bizarries, leſquels auront de par moy tout loiſir de n’eſtre point aymez, puis qu’il ne leur chaut d’aymer. S’il m’eſtoit licite, ie les vous depeindrois, comme ie les voy decrire aus hommes de bon eſprit. Et neanmoins il vaut mieus en dire un mot, à fin de connoitre combien eſt mal plaisante & miſerable la vie de ceus, qui ſe ſont exemptez d’Amour. Ils dient que ce ſont gens mornes, ſans eſprit, qui n’ont grace aucune à parler, une voix rude, un aller penſif, un viſaige de mauuaiſe rencontre, un œil baiſsé, creintifs, auares, impitoyables, ignorans, & n’eſtimans perſonne : Loups garous. Quand ils entrent en leur maiſon, ils creingnent que quelcun les regarde. Incontinent qu’ils ſont entrez, barrent leur porte, ſerrent les feneſtres, mengent ſallement ſans compagnie, la maison mal en ordre : ſe couchent en chapon le morceau au bec. Et lors à beaus gros bonnets gras de deus doits d’eſpais, la camiſole atachee avec eſplingues enrouillees iuſques au deſſous du nombril, grandes chauſſes de laine venans à mycuiſſe, un oreiller bien chaufé & ſentant ſa greſſe fondue : le dormir acompagné de toux, & autres tels excremens dont ils rempliſſent les courtines. Vn leuer peſant, s’il n’y ha quelque argent à receuoir : vieilles chauſſes rapetaſſees : ſouliers de païſant : pourpoint de drap fourré : long ſaye mal ataché devant : la robbe qui pend par derriere iuſques aus eſpaules : plus de fourrures & peliſſes : calottes & larges bonnets couurans les cheueus mal pignez : gens plus fades à voir, qu’un potage ſans ſel à humer. Que vous en ſemble il ? Si tous les hommes eſtoient de cette ſorte, y auroit il pas peu de plaiſir de viure auec eus ? Combien plus tot choiſiriez vous un homme propre, bien en point, & bien parlant, tel qu’il ne s’est pù faire ſans avoir envie de plaire à quelcun ? Qui ha inuenté un dous & gracieus langage entre les hommes ? & ou premierement ha il eſté employé ? ha ce eſté à perſuader de faire guerre au païs ? eſlire un Capiteine ? acuſer ou defendre quelcun ? Auant que les guerres ſe fiſſent, paix, alliances & conſideracions en publiq : auant qu’il fuſt besoin de Capiteines, auant les premiers iugemens que fites faire en Athenes, il y auoit quelque maniere plus douce et gracieuſe, que le commun : de laquelle uſerent Orphee, Amphion, & autres. Et ou en firent preuve les hommes, ſinon en Amour ? Par pitié on baille à manger à une creature, encore qu’elle n’en demande. On penſe à un malade, encore qu’il ne veuille guerir. Mais qu’une femme ou homme d’eſprit, prenne plaiſir à l’afeccion d’une personne, qui ne la peut deſcouvrir, lui donne ce qu’il ne peut demander, eſcoute un ruſtique & barbare langage : & tout tel qu’il eſt, ſentant plus ſon commandement, qu’amoureuſe priere, celà ne se peut imaginer. Celle, qui ſe ſent aymee, ha quelque autorite, ſur celui qui l’ayme : car elle voit en ſon pouuoir, ce que l’Amant pourſuit, comme eſtant quelque grand bien & fort deſirable. Cette autorité veut eſtre reueree en geſtes, faits, contenances, & paroles. Et de ce vient, que les Amans choiſiſſent les façons de faire, par leſquelles les personnes aymees auront plus d’ocaſion de croire l’eſtime & reputacion que lon ha d’elles. On ſe compoſe les yeus à douceur & pitié, on adoucit le front, on amollit le langage, encore que de ſon naturel l’Amant uſt le regard horrible, le front deſpité, & langage sot & rude : car il ha inceſſamment au cœur l’obiect de l’amour, qui lui cauſe un deſir d’estre dine d’en receuoir faueur, laquelle il ſcet bien ne pouuoir avoir ſans changer ſon naturel. Ainſi entre les hommes Amour cauſe une connoiſſance de ſoymeſme. Celui qui ne tache complaire à perſonne, quelque perfeccion qu’il ait, n’en ha non plus de plaiſir, que celui qui porte une fleur dedens ſa manche. Mais celui qui deſire plaire, inceſſamment penſe à ſon fait : mire & remire la choſe aymee : ſuit les vertus, qu’il voit lui eſtre agreables, & s’adonne aus complexions contraires à ſoymeſme, comme celui qui porte le bouquet en main, donne certein iugement de quelle fleur vient l’odeur & ſenteur qui plus lui eſt agreable. Apres que l’Amant ha compoſé ſon corps & complexion à contenter l’eſprit de l’aymee, il donne ordre que tout ce qu’elle verra ſur lui, ou lui donnera plaiſir, ou pour le moins elle n’y trouuera à ſe facher. De là ha ù ſource la plaiſante inuencion des habits nouveaus. Car on ne veut iamais venir à ennui & laſſeté, qui prouient de voir touſiours une meſme chose. L’homme ha touſiours meſme corps, meſme teſte, meſme bras, iambes & pieds : mais il les diverſifie de tant de ſortes, qu’il ſemble tous les jours eſtre renouuelé. Chemiſes parfumees de mile & mile ſortes d’ouurages : bonnet à la ſaiſon, pourpoint, chauſſes iointes & ſerrees, montrant les mouuemens du corps bien diſposé : mile façons de bottines, brodequins, eſcarpins, ſouliers, ſayong, caſaquins, robbes, robbons, cappes, manteaus : le tout en ſi bon ordre, que rien ne paſſe. Et que dirons nous des femmes, l’habit deſquelles, & l’ornement de corps, dont elles uſent, eſt fait pour plaire, ſi iamais rien fut fait. Eſt il poſſible de mieus parer une teſte, que les Dames font & feront à iamais ? auoir cheueus mieus dorez, creſpes, frizez ? acoutrement de teſte mieus ſeant, quand elles s’acoutreront à l’Eſpagnole, à la Françoiſe, à l’Alemande, à l’Italienne, à la Grecque ? Quelle diligence mettent elles au demeurant de la face ? Laquelle, ſi elle eſt belle, elles contregardent tant bien contre les pluies, vents, chaleurs, tems & vieillesse, qu’elles demeurent preſque touſiours ieunes. Et ſi elle ne leur eſt du tout telle, qu’elles la pourroient deſirer, par honneſte ſoin la ſe procurent : & l’ayant moyennement agreable, ſans plus grande curioſité, ſeulement avec vertueuſe induſtrie la continuent, ſelon la mode de chacune nacion, contree, & coutume. Et avec tout celà, l’habit propre comme la feuille autour du fruit. Et s’il y ha perfeccion du corps, ou lineament qui puiſſe, ou doiue eſtre vù & montré, bien peu le cache l’agencement du vêtement : ou, s’il est caché, il l’eſt en sorte, que lon le cuide plus beau & delicat. Le ſein aparoit de tant plus beau, qu’il ſemble qu’elles ne le veuillent eſtre vù : les mamelles en leur rondeur releuees font donner un peu d’air au large eſtomac. Au reſte, la robbe bien iointe, le corps eſtreci ou il le faut : les manches ſerrees, ſi le bras eſt maſſif : ſi non, larges & bien enrichies : la chauſſe tiree : l’eſcarpin façonnant le petit pié (car le plus ſouuent l’amoureuſe curioſité des hommes fait rechercher la beauté iuſques au bout des piez :) tant de pommes d’or, chaines, bagues, ceintures, pendans, gans parfumez, manchons : & en ſomme tout ce qui est de beau, ſoit à l’accoutrement des hommes ou des femmes, Amour en eſt l’auteur. Et s’il ha ſi bien trauaillé pour contenter les yeus, il n’a moins fait aus autres ſentimens : mais les ha tous emmiellez de nouuelle & propre douceur. Les fleurs que tu fiz, ô Iupiter, naitre es mois de l’an les plus chaus, ſont entre les hommes faites hybernalles : les arbres, plantes, herbages, qu’auois diſtribuez en diuers païs, ſont par l’eſtude de ceus qui veulent plaire à leurs amies, raſſemblez en un verger : & quelquefois ſuis contreint, pour aider à leur afeccion, leur departir plus de chaleur que le païs ne le requerroit. Et tout le proufit de ce, n’eſt que ſe ramenteuoir par ces petis preſens en la bonne grace de ces amis & amies. Dirày je que la Musique n’a eſté inuentee que par Amour ? & eſt le chant & harmonie l’effect & ſigne de l’Amour parfait. Les hommes en uſent ou pour adoucir leurs deſirs enflammez, ou pour donner plaiſir : pour lequel diuerſifier tous les iours ils inuentent nouveaus & divers inſtrumens de Luts, Lyres, Citres, Doucines, Violons, Eſpinettes, Flutes, Cornets : chantent tous les iours diuerſes chanſons : & viendront à inuenter madrigalles, ſonnets, pauanes, paſſemeſes, gaillardes, & tout en commemoracion d’Amour : comme celui, pour lequel les hommes font plus que pour nul autre. C’eſt pour lui que lon fait des ſerenades, aubades, tournois, combats tant à pied qu’à cheval. En toutes leſquelles entrepriſes ne ſe treuuent que ieunes gens amoureus : ou s’ils s’en treuuent autres meſlez parmi, ceus qui ayment emportent touſiours le pris, & en remercient les Dames, deſquelles ils ont porté les faueurs. Là auſſi ſe raporteront les Comedies, Tragedies, Jeux, Montres, Maſques, Moreſques. Dequoy allege un voyageur ſon trauail, que lui cauſe le long chemin, qu’en chantant quelque chanſon d’Amour, ou eſcoutant de ſon compagnon quelque conte et fortune amoureuſe ? L’un loue le bon traitement de s’amie : l’autre ſe pleint de la cruauté de la ſienne. Et mile accidens, qui interviennent en amours : lettres deſcouuertes, mauuais raports, quelque voiſine jalouſe, quelque mari qui reuient plus tot que lon ne voudroit : quelquefois s’aperceuant de ce qui ſe fait : quelquefois n’en croyant rien, ſe fiant ſur la preudhommie de ſa femme : & à fois eſchaper un ſoupir avec un changement de parler : puis force excuſes. Brief, le plus grand plaiſir qui ſoit apres amour, c’eſt d’en parler. Ainſi paſſoit ſon chemin Apulee, quelque Filozofe qu’il fuſt. Ainſi prennent les plus ſeueres hommes plaiſir d’ouir parler de ces propos, encores qu’ils ne le veuillent confeſſer. Mais qui fait tant de Poëtes au monde en toutes langues ? n’eſt-ce pas amour ? lequel ſemble eſtre le ſuget, duquel tous Poëtes veulent parler. Et qui me fait attribuer la Poëſie à Amour : ou dire, pour le moins, qu’elle eſt bien aydee & entretenue par ſon moyen ? c’eſt qu’incontinent que les hommes commencent d’aymer, ils eſcriuent vers. Et ceus qui ont eſté excellens Poëtes, ou en ont tout rempli leurs liures, ou, quelque autre ſuget qu’ils ayent pris, n’ont oſé toutefois acheuer leur euure ſans en faire honorable mencion. Orphee, Muſee, Homere, Line, Alcee, Saphon, & autres Poëtes & Filozofes : comme Platon, & celui qui ha ù le nom de Sage, ha deſcrit ſes plus hautes concepcions en forme d’amourettes. Et pluſieurs autres eſcriueins voulans deſcrire autres inuencions, les ont cachees ſous ſemblables propos. C’eſt Cupidon qui ha gaigné ce point, qu’il faut que chacun chante ou ſes paſsions, ou celles d’autrui, ou couure ſes diſcours d’Amour, ſachant qu’il n’y ha rien qui le puiſse faire mieus eſtre reçu. Ouide a touſiours dit qu’il aymoit. Petrarque en ſon langage ha fait ſa ſeule afeccion aprocher à la gloire de celui, qui ha repreſenté toutes les paſsions, coutumes, façons, & natures de tous les hommes, qui eſt Homere. Qu’a jamais mieus chanté Virgile, que les amours de la Dame de Carthage ? Ce lieu ſeroit long, qui voudroit le traiter comme il meriteroit. Mais il me ſemble qu’il ne ſe peut nier, que l’Amour ne ſoit cauſe aus hommes de gloire, honneur, proufit, plaiſir : & tel, que ſans lui ne ſe peut commodément viure. Pource eſt il eſtimé entre les humains, l’honorans & aymans, comme celui qui leur ha procuré tout bien & plaiſir. Ce qui lui ha eſté bien aiſé, tant qu’il ha ù ſes yeus. Mais aujourd’hui, qu’il en eſt priué, ſi Folie ſe meſle de ſes afaires, il eſt à creindre, & quaſi inéuitable, qu’il ne ſoit cauſe dautant de vilenie, incommodité, & deſplaiſir, comme il ha eſté par le paſsé d’honneur, proufit, & volupté. Les grands qu’Amour contreingnoit aymer les petis & les ſugetz qui eſtoient ſous eus, changeront en ſorte qu’ils n’aymeront plus que ceus dont ils en penſeront tirer ſeruice. Les petis, qui aymoient leurs Princes & Signeurs, les aymeront ſeulement pour faire leurs beſongnes, en eſperance de ſe retirer quand ils ſeront pleinſ. Car ou Amour voudra faire cette harmonie entre les hautes & baſses perſonnes, Folie ſe trouuera pres, qui l’empeſchera : & encore es lieus où il ſe ſera ataché. Quelque bon & innocent qu’il ſoit, Folie lui meſlera de ſon naturel : tellement que ceus qui aymeront, feront touſiours quelque tour de fol. Et plus les amitiez ſeront eſtroites, plus ſ’y trouuera il de deſordre quand Folie ſ’y mettra. Il retournera, plus d’une Semiramis, plus d’une Biblis, d’une Mirrha, d’une Canace, d’une Phedra. Il n’y aura lieu ſaint au monde. Les hauts murs & treilliz garderont mal les Veſtales. La vieilleſſe tournera ſon venerable & paternel amour, en fols & iuueniles deſirs. Honte ſe perdra du tout. Il n’y aura diſcrecion entre noble, paiſant, infidele, ou More, Dame, maitreſſe, ſeruante. Les parties ſeront ſi inegales, que les belles ne rencontreront les beaus, ains ſeront coniointes le plus ſouuent avec leurs diſſemblables. Grands Dames aymeront quelquefois ceus dont ne daigneroient eſtre ſeruies. Les gens d’eſprit s’abuſeront autour des plus laides. Et quand les poures & loyaus amans auront langui de l’amour de quelque belle : lors Folie fera iouir quelque auolé en moins d’une heure du bien ou l’autre n’aura pù ateindre. Ie laiſſe les noiſes & querelles, qu’elle dreſſera par tout, dont s’en enſuiura bleſſures, outrages, & meurtres. Et ay belle peur, qu’au lieu, ou Amour ha inuenté tant de sciences, & produit tant de bien, qu’elle n’ameine auec ſoy quelque grande oiſiueté acompagnee d’ignorance : qu’elle n’empeſche les jeunes gens de ſuiure les armes & de faire ſeruice à leur Prince : ou de vaquer à eſtudes honorables : qu’elle ne leur meſle leur amour de paroles deteſtables : chanſons trop vileines, iurongnerie & gourmandiſe : qu’elle ne leur ſuſcite mile maladies, & mette en infiniz dangers de leurs perſonnes. Car il n’y ha point de plus dangereuſe compagnie que de Folie. Voilà les maus, qui ſont à creindre, ſi Folie ſe trouue autour d’Amour. Et ſ’il auenoit que cette meſchante le vouluſt empeſcher ça haut, que Venus ne vouluſt plus rendre un dous aſpect auec nous autres, que Mercure ne vouluſt plus entretenir nos alliances, quelle confuſion y auroit il ? Mais i’ay promis ne parler que de ce qui ſe fait en terre. Or donq, Iupiter, qui t’apeles pere des hommes, qui leur es auteur de tout bien, leur donnes la pluie quand elle eſt requiſe, ſeiches l’humidité ſuperabondante : conſidere ces maus qui ſont preparez aus hommes, ſi Folie n’eſt ſeparee d’Amour. Laiſſe Amour ſe reſjouir en paix entre les hommes : qu’il ſoit loiſible à un chacun de conuerſer priuément & domeſtiquement les, perſonnes qu’il aymera, ſans que perſonne en ait crainte ou ſoupſon : que les nuits ne chaſſent, ſous pretexte des mauuaiſes langues, l’ami de la maiſon de s’amie : que lon puiſſe mener la femme de ſon ami, voiſin, parent, ou bon ſemblera, en telle ſeureté que l’honneur de l’un ou de l’autre n’en ſoit en rien ofenſé. Et à ce que perſonne n’ait plus mal en teſte, quand il verra telles priuautez, fais publier par toute la Terre, non à ſon de trompe ou par attaches miſes aus portes des temples, mais en mettant au cœur de tous ceus qui regarderont les Amans, qu’il n’eſt poſſible qu’ils vouſiſſent faire ou penſer quelque Folie. Ainſi auras tu mis tel ordre au fait auenu, que les hommes auront occaſion de te louer & magnifier plus que iamais, & feras beaucoup pour toy & pour nous. Car tu nous auras deliures d’une infinité de pleintes, qui autrement nous ſeront faites par les hommes, des eſclandres que Folie amoureuſe fera au monde. Ou bien ſi tu aymes mieus remettre les choſes en l’eſtat qu’elles eſtoient, contreins les Parques & Deſtinees (ſi tu y as quelque pouuoir) de retourner leurs fuſeaus, & faire en ſorte qu’à ton commandement, & à ma priere, & pour l’amour de Venus, que tu as juſques ici tant cherie & aymee, & pour les plaiſirs & contentemens que tous tant que nous ſommes, auons reçuz & receuons d’Amour, elles ordonnent, que les yeus ſeront rendus à Cupidon, & la bande otee : à ce que le puiſſions voir encore un coup en ſon bel & naïf eſtre, piteus de tous les cotez dont on le ſauroit regarder, & riant d’un ſeulement. Ô Parques, ne ſoyez à ce coup inexorables que lon ne die que vos fuſeaus ont eſté miniſtres de la cruelle vengeance de Folie. Ceci n’empeſchera point la ſuite des choſes à venir. Iupiter compoſera tous ces trois iours en un, comme il fit les trois nuits, qu’il fut auec Alcmene. Ie vous apelle, vous autres Dieus, & vous Deeſſes, qui tant auez porté & portez d’honneur à Venus. Voici l’endroit ou lui pouuez rendre les faueurs que d’elle auez reçues. Mais de qui plus dois je eſperer, que de toy, Iupiter ? laiſſeras tu plorer en vain la plus belle des Deeſſes ? n’auras tu pitié de l’angoiſſe qu’endure ce poure enfant dine de meilleure fortune ? Aurons nous perdu nos veuz & prieres ? Si celles des hommes te peuuent forcer et t’ont fait pluſieurs fois tomber des mains, ſans mal faire, la foudre que tu auois contre eus preparee : quel pouuoir auront les notres, auſquels as communiqué ta puiſſance & autorité ? Et te prians pour perſonnes, pour leſquelles toymeſme (ſi tu ne tenois le lieu de commander) prierois volontiers : & en la faueur deſquelles (ſi ie puis ſauoir quelque ſecret des choſes futures) feras poſſible, apres certeines reuolucions, plus que ne demandons, aſſugetiſſant à perpetuité Folie à Amour, & le faiſant plus clervoyant que nul autre des Dieus. I’ay dit.
Incontinent qu’Apolon ut fini ſon accuſacion, toute la compagnie des Dieus par un fremiſſement, ſe montra avoir compaſſion de la belle Deeſſe là preſente, & de Cupidon ſon fils. Et uſſent volontiers tout ſur l’heure condamné la Deeſſe Folie : Quand l’equitable Iupiter par une mageſté Imperiale leur commanda ſilence, pour ouïr la defenſe de Folie enchargee à Mercure, lequel commença, à parler ainſi :
N’atendez point, Iupiter, & vous autres Dieus immortels, que ie commence mon oraiſon par excuſes (comme quelquefois font les Orateurs, qui creignent eſtre blamez, quand ils ſoutiennent des causes apertement mauuaiſes), de ce qu’ay pris en main la defenſe de Folie, & meſmes contre Cupidon, auquel ay en pluſieurs endrois porté tant d’obéiſſance, qu’il auroit raiſon de m’eſtimer tout ſien : & ay tant aymé la mere, que n’ay iamais eſpargné mes allees & venues, tant qu’ay pensé lui faire quelque chose agreable. La cauſe, que ie defens, est ſi iuſte, que ceux meſmes qui ont parlé au contraire, apres m’auoir ouy changeront d’opinion. L’iſſue du diferent, comme i’eſpere, ſera telle, que meſme Amour quelque jour me remercira de ce ſeruice, que contre lui ie fay a Folie. Cette queſtion eſt entre deus amis, qui ne ſont pas ſi outrez l’un enuers l’autre, que quelque matin ne ſe puiſſent reconcilier, & prendre plaiſir l’un de l’autre, comme au parauant. Si à l’apetit de l’un, vous chaſſez l’autre, quand ce deſir de vengeance ſera paſſé (laquelle incontinent qu’elle eſt achevee commence à deſplaire : ) ſi vous ordonnez quelque cas contre Folie, Amour en aura le premier regret. Et n’eſtoit cette ancienne amitié & aliance de ces deus, meintenant auerſaires, qui les faiſoit ſi uniz & conioins, que iamais n’auez fait faueur à l’un, que l’autre ne s’en ſoit ſenti : ie me defierois bien que puiſſiez donner bon ordre ſur ce diferent, ayant tous suivi Amour fors Pallas : laquelle eſtant ennemie capitale de Folie, ne ſeroit raiſon qu’elle vouluſt iuger la cauſe. Et toutefois n’eſt Folie ſi inconnue ceans, qu’elle ne ſe reſſente d’auoir ſouuentefois eſté la bien venue, vous aportant touſiours auec ſa troupe quelques cas de nouueau pour rendre vos banquets & feſtins plus plaiſans. Et penſe que tous ceus de vous, qui ont aymé, ont auſsi bonne ſouuenance d’elle, que de Cupidon meſme. Dauantage elle vous croit tous ſi equitables & raiſonnables, qu’encore que ce fait fuſt le votre propre, ſi n’en feriez vous que la raiſon. I’ay trois choſes à faire. Defendre la teſte de Folie, contre laquelle Amour ha iuré : reſpondre aus acuſacions que i’entens eſtre faites à Folie : & à la demande qu’il fait de ſes yeus. Apolon, qui ha ſi long tems ouy les cauſeurs à Romme, ha bien retenu d’eus à conter touſiours à ſon auantage. Mais Folie, comme elle eſt touſiours ouuerte, ne veut point que i’en diſsimule rien : & ne vous en veut dire qu’un mot ſans art, ſans fard & ornement quelconque. Et à la pure verité, Folie ſe iouant auec Amour, ha paſsé deuant lui pour gaigner le deuant, & pour venir plus tot vous donner plaiſir. Amour eſt entré on colere. Lui & elle ſe ſont pris de paroles. Amour l’a taché naurer de ſes armes qu’il portoit, Folie s’eſt deſfendue des ſiennes, dont elle ne s’eſtoit chargee pour bleſſer perſonne, mais pource que ordinairement elle les porte. Car, comme vous ſauez, ainſi qu’Amour tire au cœur, Folie auſſi ſe getté aus yeus & à la teſte, & n’a autres armes que ſes doits. Amour ha voulu montrer qu’il auoit puiſsance ſur le cœur d’elle. Elle lui ha fait connoitre qu’elle auoit puiſſance de lui oter les yeus. Il ne ſe pleingnoit que de la deformité de ſon viſage. Elle eſmue de pitié la lui ha couuert d’une bande à ce que lon n’apercuſt deus trous vuides d’iceus, enlaidiſſans ſa face. On dit que Folie ha fait double injure à Amour : premierement, de lui auoir creué les yeus : ſecondement, de lui auoir mis ce bandeau. On exaggere le crime fait à une perſonne aymee d’une perſonne, dont pluſieurs ont afaire. Il faut reſpondre à ces deus iniures. Quant à la première ie dy : que les loix & raiſons humaines ont permis à tous ſe defendre contre ceus qui les voudroient ofenſer, tellement que ce, que chacun fait en ſe defendant, eſt eſtimé bien & iuſtement fait. Amour ha eſté l’agreſſeur. Car combien que Folie ait premierement parlé à Amour, ce n’eſtoit toutefois pour quereler, mais pour s’esbatre, & ſe iouer à lui. Folie ſ’eſt defendue. Duquel coté eſt le tort ? Quand elle lui uſt pis fait, ie ne voy point comment on lui en uſt pù rien demander. Et ſi ne voulez croire qu’Amour ait eſté l’agreſſeur, interroguez le. Vous verrez qu’il reconnoitra verité. Et n’eſt choſe incroyable en ſon endroit de commencer tels brouilliz. Ce n’eſt d’aujourd’hui, qu’il ha eſté ſi inſuportable quand bon lui ha ſemblé. Ne ſ’ataqua il pas à Mars, qui regardoit Vulcan forgeant des armes, & tout ſoudein le bleſſa ? & n’y ha celui de cette compagnie, qui n’ait eſté quelquefois las d’ouir ces brauades. Folie rit touſiours, ne penſe ſi auant aus choſes, ne marche ſi auant pour eſtre la premiere, mais pource qu’elle eſt plus pronte & hatiue. Ie ne ſay que ſert d’alleguer la coutume toleree à Cupidon de tirer de ſon arc ou bon lui ſemble. Car quelle loy ha il plus de tirer à Folie, que Folie n’a de s’adreſſer à Amour ? Il ne lui ha fait mal : neantmoins il s’en eſt mis en ſon plein deuoir. Quel mal ha fait Folie, rengeant Amour, en ſorte qu’il ne peut plus nuire, ſi ce n’eſt d’auenture ? Que ſe treuue il en eus de capital ? y ha il quelque guet à pens, ports d’armes, congregacions illicites, ou autres choſes qui puiſsent tourner au deſordre de la Republique ? C’eſtoit Folie & un enfant, auquel ne failloit auoir egard. Ie ne ſay comment te prendre en cet endroit, Apolon. S’il eſt ſi ancien, il doit auoir apris à eſtre plus modeſte, qu’il n’eſt : & s’il eſt ieune, auſſi eſt Folie ieune, & fille de Ieuneſſe. À cette cauſe, celui qui eſt bleſſé, en doit demeurer là. Et dorenauant que perſonne ne ſe prenne à Folie. Car elle ha, quand bon lui ſemblera, dequoy venger ſes iniures : & n’eſt de ſi petit lieu, qu’elle doiue ſoufrir les ieuneſſes de Cupidon. Quant à la ſeconde iniure, que Folie lui a mis un bandeau, ceci eſt une pure calomnie. Car en lui bandant le deſſdu front, Folie iamais ne penſa lui agrandir ſon mal, ou lui oter le remede de guerir. Et quel meilleur témoignage, faut il, que de Cupidon meſme ? Il a trouué bon d’eſtre bandé : il ha connu qu’il auoit eſté agreſſeur, & que l’iniure prouenoit de lui : il ha reçu cette faueur de Folie. Mais il ne ſauoit pas qu’il fuſt de tel pouuoir. Et quand il uſt ſù, que lui euſt nuy de le prendre ? Il ne lui deuoit jamais eſtre oſté : par conſequent donq ne lui deuoient eſtre ſes yeus rendus. Si ſes yeux ne lui deuoient eſtre rendus, que lui nuit le bandeau ? Que bien tu te montres ingrat à ce coup, fils de Venus, quand tu calomnies le bon vouloir que t’ay porté, & interpretes à mal ce que je t’ay fait pour bien. Pour agrauer le fait, on dit que c’eſtoit en lieu de franchiſe. Auſſi eſtoit ce en lieu de franchiſe, qu’Amour auoit aſſailli. Les autels & temples ne ſont inuentez à ce qu’il ſoit loiſible aus meſchans d’y tuer les bons, mais pour ſauuer les infortunez de la fureur du peuple, ou du courrous d’un Prince. Mais celui qui pollue la franchiſe, n’en doit il perdre le fruit ? S’il uſt bien ſuccedé à Amour, comme il vouloit, & uſt bleſſé cette Dame, je croy qu’il n’uſt pas voulu que lon lui euſt imputé ceci. Le ſemblable faut qu’il treuue bon en autrui. Folie m’a defendu que ne la fiſſe miſerable, que ne vous ſuppliaſſe pour lui pardonner, ſi faute y auoit : m’a defendu le plorer, n’embraſſer vos genous, vous adiurer par les gracieus yeus, que quelquefois auez trouuez agreables venans d’elle, ny amener ſes parens, enfans, amis, pour vous eſmouuoir à pitié. Elle vous demande ce que ne lui pouuez refuſer, qu’il ſoit dit, qu’Amour par ſa faute meſme eſt deuenu aueugle. Le ſecond point qu’Apolon ha touché, c’eſt qu’il veut eſtre faites defenſes à Folie de n’aprocher dorenauant Amour de cent pas à la ronde. Et ha fondé ſa raiſon ſur ce, qu’eſtant en honneur & reputacion entre les hommes, leur cauſant beaucoup de bien & plaiſirs, ſi Folie y eſtoit meſlee, tout tourneroit au contraire. Mon intencion ſera de montrer qu’en tout celà Folie n’eſt rien inferieure à Amour, qu’Amour ne ſeroit rien ſans elle : & ne peut eſtre, & regner ſans ſon ayde. Et pource qu’Amour ha commencé à montrer ſa grandeur par ſon ancienneté, ie feray le ſemblable : & vous prieray reduire en memoire comme incontinent que l’homme fut mis ſur terre, il commenga ſa vie par Folie : & depuis ſes ſucceſſeurs ont ſi bien continué, que iamais Dame n’ut tant bon credit au monde. Vray eſt qu’au commencement les hommes ne faiſoient point de hautes folies, auſſi n’auoient ils encores aucuns exemples deuant eus. Mais leur folie eſtoit à courir l’un apres l’autre : à monter ſus un arbre pour voir de plus loin : rouler en la vallee : à manger tout leur fruit en un coup : tellement que l’hiuer n’auoient que manger. Petit à petit ha cru Folie auec le tems. Les plus eſuentez d’entre eus, ou pour auoir reſcous des loups & autres beſtes ſauuages, les brebis de leurs voiſins & compagnons, ou pour auoir defendu quelqu’un d’eſtre outragé, ou pource qu’ils ſe ſentoient ou plus forts, ou plus beaus, ſe ſont fait couronner Rois de quelque feuillage de Cheſne. Et croiſſant l’ambicion, non des Rois, qui gardoient fort bien en ces tems les Moutons, Beufs, Truies & Aſneſſes, mais de quelques mauuais garnimens qui les ſuiuoient, leur viure a eſté ſéparé du commun. Il ha fallu que les viandes fuſſent plus delicates, l’habillement plus magnifique. Si les autres uſoient de laiton, ils ont cherché un metal plus precieus, qui eſt l’or. Où l’or eſtoit commun, ils l’ont enrichi de Perles, Rubis, Diamans, & de toutes ſortes de pierreries. Et, où eſt la plus grand’Folie, ſi le commun ha ù une loy, les grans en ont pris d’autres pour eus. Ce qu’ils ont eſtimé n’eſtre licite aus autres, ſe ſont penſé eſtre permis. Folie ha premièrement mis en teſte à quelcun de ſe faire creindre : Folie ha fait les autres obeïr. Folie ha inuenté toute l’excellence, magnificence, & grandeur, qui depuis à cette cauſe ſ’en eſt enſuiuie. Et neantmoins, qui ha il plus venerable entre les hommes, que ceus qui commandent aus autres ? Toymeſme, Iupiter, les appelles paſteurs de Peuples : veus qu’il leur ſoit obeï ſous peine de la vie : & neanmoins l’origine eſt venue par cette Dame. Mais ainſi que touſiours as acoutumé faire, tu as conuerti à bien ce que les hommes auoient inuenté à mal. Mais, pour retourner à mon propos, quels hommes ſont plus honorez que les fols ? Qui fut plus fol qu’Alexandre, qui ſe ſentant ſoufrir faim, ſoif & quelquefois ne pouuant cacher ſon vin, ſuget à eſtre malade & bleſſé, neanmoins ſe faiſoit adorer comme Dieu ? Et quel nom eſt plus celebre entre les Rois ? Quelles gens ont eſté pour un tems en plus grande reputacion, que les Filoſofes ? Si en trouuerez vous peu, qui n’ayent eſté abreuuez de Folie. Combien penſez vous qu’elle ait de fois remué le cerueau de Chryſippe ? Ariſtote ne mourut il de dueil, comme un fol, ne pouuant entendre la cauſe du flus & reflus de l’Euripe ? Crate, getant ſon treſor en la mer, ne fit il un ſage tour ? Empedocle qui ſe fuſt fait immortel ſans ſes ſabots d’erain, en auoit il ce qui lui en failloit ? Diogene auec ſon tonneau : & Ariſtippe qui ſe penſoit grand Filoſofe, ſe ſachant bien ouy d’un grand Signeur, eſtoient ils ſages ? Ie croy qui regarderoit bien auant leurs opinions, que lon les trouueroit auſſi crues, comme leurs cerueaus eſtoient mal faits. Combien y ha il d’autres ſciences au monde, leſquelles ne ſont que pure reſuerie ? encore que ceus qui en font profeſſions, ſoient eſtimez grans perſonnages entre les hommes ? Ceus qui font des maiſons au Ciel, ces getteurs de points, faiſeurs de characteres, & autres ſemblables, ne doiuent ils eſtre mis en ce rang ? N’eſt à eſtimer cette fole curioſité de meſurer le Ciel, les Eſtoiles, les Mers, la Terre, conſumer ſon tems à conter, getter, aprendre mile petites queſtions, qui de ſoy ſont foles : mais neantmoins reſiouiſſent l’eſprit : le font aparoir grand & ſubtil autant que ſi c’eſtoit en quelque cas d’importance. Ie n’auroy jamais fait, ſi ie voulois raconter combien d’honneur & de reputacion tous les jours ſe donne à cette Dame, de laquelle vous dites tant de mal. Mais pour le dire en un mot : Mettez moy au monde un homme totalement ſage d’un coté, & un fol de l’autre : & prenez garde lequel ſera plus eſtimé. Monſieur le ſage atendra que lon le prie, & demeurera auec ſa ſageſſe tout ſeul, ſans que lon l’apelle à gouuerner les Viles, ſans que lon l’apelle en conſeil : il voudra eſcouter, aller poſément ou il ſera mandé : & on ha afaire de gens qui ſoient pronts & diligens, qui faillent plus tot que demeurer en chemin. Il aura tout loiſir d’aller planter des chous. Le fol ira tant & viendra, en donnera tant à tort & à trauers, qu’il rencontrera, enfin quelque cerueau pareil au ſien qui le pouſſera : & ſe fera eſtimer grand homme. Le fol ſe mettra entre dix mile harquebuzades, & poſſible en eſchapera : il ſera eſtimé, loué, priſé, ſuiui d’un chacun. Il dreſſera quelque entrepriſe eſceruelee, de laquelle s’il retourne, il ſera mis iuſques au ciel. Et trouuerez vray, en ſomme, que pour un homme ſage, dont on parlera au monde, y en aura dix mile fols qui ſeront à la vogue du peuple. Ne vous ſufit il de ceci ? aſſemblerày ie les maus qui ſeroient au monde ſans Folie, & les commoditez qui prouiennent d’elle ? Que dureroit meſme le monde, ſi elle n’empeſchoit que l’on ne preuit les facheries & hazars qui ſont en mariage ? Elle empeſche que lon ne les voye & les cache : à fin que le monde ſe peuple touſiours à la maniere acoutumee. Combien dureroient peu aucuns mariages, ſi la ſottiſe des hommes ou des femmes laiſſoit voir les vices qui y ſont ? Qui uſt trauerſé les mers, ſans auoir Folie pour guide ? ſe commettre à la miſericorde des vents, des vagues, des bancs, & rochers, perdre la terre de vuë, aller par voyes inconnues, trafiquer auec gens barbares & inhumaines, dont eſt il premierement venu, que de Folie ? Et toutefois par là, ſont communiquees les richeſſes d’un païs à autre, les ſciences, les façons de faire, & ha eſté connue la terre, les proprietez, & natures des herbes, pierres & animaus. Quelle folie fuſt ce d’aller ſous terre chercher le fer & l’or ? Combien de meſtiers faudroit-il chaſſer du monde, ſi Folie en eſtoit bannie ? la plus part des hommes mourroient de faim : Dequoy viuroient tant d’Auocats, Procureurs, Greffiers, Sergens, Iuges, Meneſtriers, Farſeurs, Parfumeurs, Brodeurs, & dix mile autres meſtiers ? Et pource qu’Amour ſ’eſt voulu munir, tant qu’il ha pù, de la faueur d’un chacun, pour faire trouuer mauuais que par moy ſeule il ait reçu quelque infortune, c’eſt bien raiſon, qu’apres auoir ouy toutes ſes vanteries, ie lui conte à la verité de mon fait. Le plaiſir qui prouient d’Amour, conſiſte quelquefois ou en une ſeule perſonne, ou bien pour le plus, en deus, qui ſont, l’amant & l’amie. Mais le plaiſir que Folie donne, n’a ſi petites bornes. D’un meſme paſſetems elle fera rire une grande compagnie. Autrefois elle fera rire un homme ſeul de quelque penſee, qui ſera venue donner à la trauerſe. Le plaiſir que donne Amour, eſt caché & ſecret : celui de Folie ſe communique à tout le monde. Il eſt ſi recreatif, que le ſeul nom eſgaie une perſonne. Qui verra un homme enfariné auec une boſſe derriere entrer en ſalle, ayant une contenance de fol, ne rira il incontinent ? Que l’on nomme quelque fol inſigne, vous verrez qu’à ce nom quelcun ſe reſjouira, & ne pourra tenir le rire. Tous autres actes de Folie ſont tels, que l’on ne peut en parler ſans ſentir au coeur quelque allegreſſe, qui deſfache un homme & le prouoque a rire. Au contraire, les choſes ſages & bien compoſees, nous tiennent premierement en admiracion : puis nous ſoulent & ennuient. Et ne nous feront tant de bien, quelques grandes que ſoient & cerimonieuſes, les aſſemblees des grans Signeurs & ſages, que fera quelque folatre compagnie de jeunes gens deliberez, & qui n’auront enſemble nul reſpect & conſideracion. Seulement icelle voir, reſueille les eſprits de l’ame, & les rend plus diſpos à faire leurs naturelles operacions : Ou, quand on ſort de ces ſages aſſemblees, la teſte fait mal : on eſt las tant d’eſprit que corps, encore que lon ne ſoit bougé de ſus une ſellette. Toutefois, ne faut eſtimer que les actes de Folie ſoient touſiours ainſi legers comme le ſaut des Bergers, qu’ils font pour l’amour de leurs amies : ny auſſi deliberez comme les petites gayetez des Satires : ou comme les petites ruſes que font les Paſtourelles, quand elles font tomber ceux qui paſſent deuant elles, leur donnant par derriere la iambette, ou leur chatouillant leur ſommeil auec quelque branche de cheſne. Elle en ha, qui ſont plus ſeueres, faits auec grande premeditacion, auec grand artifice, & par les eſprits plus ingenieus. Telles ſont les Tragedies que les garçons des vilages premierement inuenterent : puis furent auec plus heureus ſoin aportees es viles. Les Comedies ont de là pris leur ſource. La ſaltacion n’a ù autre origine : qui eſt une repreſentacion faite ſi au vif de pluſieurs & diuerſes hiſtoires, que celui qui n’oit la voix des chantres, qui acompagnent les mines du joueur, entent toutefois non ſeulement l’hiſtoire, mais les paſſions & mouuemens : & penſe entendre les paroles qui ſont conuenables & propres en tels actes : et, comme diſoit quelcun, leurs piez & mains parlans. Les Bouffons qui courent le monde, en tiennent quelque choſe. Qui me pourra dire, ſ’il y ha choſe plus fole, que les anciennes fables contenues es Tragedies, Comedies & Saltacions ? Et comment ſe peuuent exempter d’eſtre nommez fols, ceus qui les repreſentent, ayans pris, & prenans tant de peines à ſe faire ſembler autres qu’ils ne ſont ? Eſt il beſoin reciter les autres paſſetems, qu’a inuentez Folie pour garder les hommes de languir en oiſiueté ? N’a elle fait faire les ſomptueus Palais, Theatres & Amphitheatres de magnificence incroyable, pour laiſſer témoignage de quelle ſorte de folie chacun en ſon tems s’esbatoit ? N’a elle eſté inuentrice des Gladiateurs, Luiteurs, & Athletes ? N’a elle donné la hardieſſe & dexterité telle à l’homme, que d’oſer, & pouuoir combatre ſans armes un Lion, ſans autre neceſſité, que pour eſtre en la grace & faueur du peuple ? Tant y en ha qui aſſaillent les Taureaus, Sangliers, & autres beſtes, pour auoir l’honneur de paſſer les autres en folie : qui eſt un combat, qui dure non ſeulement entre ceus qui viuent de meſme tems, mais des ſucceſſeurs auec leurs predeceſſeurs. N’eſtoit ce un plaiſant combat d’Antoine auec Cleopatra, à qui dépendroit le plus en un feſtin ? Et tout celà ſeroit peu, ſi les hommes ne trouuans en ce monde plus fols qu’eus, ne dreſſoient querelle contre les morts. Ceſar ſe fachoit qu’il n’auoit encore commencé a troubler le monde en l’aage, qu’Alexandre le grand en auoit vaincu une grande partie. Combien Luculle & autres, ont ils laiſſé d’imitateurs, qui ont taché à les paſſer, ſoit à traiter les hommes en grand apareil, à amonceler les plaines, aplanir les montaignes, ſeicher les lacs, mettre ponts ſur les mers (comme Claude Empereur) faire Coloſſes de bronze & pierre, arcs trionfans, Pyramides ? Et de cette magnifique folie en demeure un long tems grand plaiſir entre les hommes, qui ſe deſtournent de leur chemin, font voyages expres, pour auoir le contentement de ces vieilles folies. En ſomme, ſans cette bonne Dame l’homme ſeicheroit & ſeroit lourd, malplaiſant & ſongeart. Mais Folie lui eſueille l’eſprit, fait chanter, danſer, ſauter, habiller en mille façons nouuelles, leſquelles changent de demi an en demi an, auec touſiours quelque aparence de raiſon, & pour quelque commodité. Si lon inuente un habit joint & rond, on dit qu’il eſt plus ſeant & propre : quand il eſt ample & large, plus honneſte. Et pour ces petites folies, & inuencions, qui ſont tant en habillemens qu’en contenances & façons de faire, l’homme en eſt mieux venu, & plus agreable aux Dames. Et comme j’ay dit des hommes, il y aura grand’diference entre le recueil que trouuera un fol et un ſage. Le ſage ſera laiſſé ſur les liures, ou auec quelques anciennes matrones, à deuiſer de la diſſolucion des habits, des maladies qui courent, ou à demeſler quelque longue genealogie. Les jeunes Dames ne ceſſeront qu’elles n’ayent en leur compagnie ce gay & ioly cerueau. Et combien qu’il en pouſſe l’une, pinſe l’autre, deſcoiffe, leue la cotte, & leur face mille maus : ſi le chercheront elles touſiours. Et quand ce viendra à faire comparaiſon des deus, le ſage ſera loué d’elles, mais le fol jouira du fruit de leurs priuautez. Vous verrez les Sages meſmes, encore qu’il ſoit dit que lon cherche ſon ſemblable, tomber de ce coté. Quand ils feront quelque aſſemblee, touſiours donneront charge que les plus fols y ſoient, n’eſtimant pouuoir eſtre bonne compagnie, ſ’il n’y ha quelque fol pour reſueiller les autres. Et combien qu’ils s’excuſent ſur les femmes & jeunes gens, ſi ne peuuent ils diſſimuler le plaiſir qu’ils y prennent, s’adreſſans touſiours à eus, & leur faiſant viſage plus riant, qu’aus autres. Que te ſemble de Folie, Iupiter ? Eſt elle telle, qu’il la faille enſeuelir ſous le mont Gibel, ou expoſer au lieu de Promethee, ſur le mont de Caucaſe ? Eſt il raiſonnable la priuer de toutes bonnes compagnies, où Amour ſachant qu’elle ſera, pour la facher y viendra, & conuiendra que Folie, qui n’eſt rien moins qu’Amour, lui quitte la place ? S’il ne veut eſtre auec Folie, qu’il ſe garde de ſ’y trouuer. Mais que cette peine, de ne ſ’aſſembler point, tombe ſur elle, ce n’eſt raiſon. Quel propos y auroit il, qu’elle uſt rendu une compagnie gaye & deliberee, & que ſur ce bon point la falluſt deſloger ? Encore ſ’il demandoit que le premier qui auroit pris la place, ne fuſt empeſché par l’autre, & que ce fuſt au premier venu, il y auroit quelque raiſon. Mais je lui montreray que jamais Amour ne fut ſans la fille de Ieuneſſe, & ne peut eſtre autrement : & le grand dommage d’Amour, ſ’il auoit ce qu’il demande. Mais c’eſt une petite colere, qui lui ronge le cerueau, qui lui fait auoir ces eſtranges afeccions : leſquelles ceſſeront quand il ſera un peu refroidi. Et pour commencer à la belle premiere naiſſance d’Amour, qui ha il plus deſpouruu de ſens, que la perſonne à la moindre occaſion du monde vienne en Amour, en receuant une pomme comme Cydipee ? en liſant un liure comme la Dame Franciſque de Rimini ? en voyant, en paſſant, ſe rende ſi tot ſerue & eſclaue, & conçoiue eſperance de quelque grand bien sans ſauoir s’il en y ha ? Dire que c’eſt la force de l’œil de la choſe aymee, & que de là ſort une ſutile euaporacion, ou ſang, que nos yeus reçoiuent, & entre iuſques au cœur : ou, comme pour loger un nouuel hoſte, faut pour lui trouuer ſa place, mettre tout en deſordre. Je ſay que chacun le dit : mais ſ’il eſt vray, j’en doute. Car pluſieurs ont aymé ſans auoir ù cette ocaſion, comme le ieune Gnidien, qui ayma l’euure fait par Praxitelle. Quelle influxion pouuoit il receuoir d’un œil marbrin ? Quelle ſympathie y auoit il de ſon naturel chaud & ardent par trop, auec une froide & morte pierre ? Qu’eſt ce donq qui l’enflammoit ? Folie, qui eſtoit logee en ſon eſprit. Tel feu eſtoit celui de Narciſſe. Son œil ne receuoit pas le pur ſang & ſutil de ſon cœur meſme : mais la fole imaginacion du beau pourtrait, qu’il voyoit en la fonteine, le tourmentoit. Exprimez tant que voudrez la force d’un œil : faites le tirer mile traits par iour : n’oubliez qu’une ligne qui paſſe par le milieu, iointe auec le ſourcil, eſt un vray arc : que ce petit humide, que l’on voit luire au milieu, eſt le trait preſt à partir : ſi eſt ce que toutes ces fleſches n’iront en autres cœurs, que ceus que Folie aura preparez. Que tant de grans perſonnages, qui ont eſté & ſont de preſent, ne ſ’eſtiment eſtre injuriez, ſi pour auoir aymé ie les nomme fols. Qu’ils ſe prennent à leurs Filozofes, qui ont eſtimé Folie eſtre priuacion de ſageſſe, & ſageſſe eſtre ſans paſſions : deſquelleſ Amour ne ſera non plus deſtitué, que la Mer d’ondes & vagues : vray eſt, qu’aucuns diſſimulent mieus leur paſſion : & s’ils s’en trouuent mal, c’eſt une autre eſpece de Folie. Mais ceus qui montrent leurs afeccions eſtans plus grandes que les ſecrets de leurs poitrines, nous rendront & exprimeront une ſi viue image de Folie, qu’Apelles ne la ſauroit mieus tirer au vif. Ie vous prie imaginer un ieune homme, n’ayant grand afaire, qu’à ſe faire aymer : pigné, miré, tiré, parfumé : ſe penſant valoir quelque choſe, ſortir de ſa maiſon le cerueau embrouillé de mile conſideracions amoureuſes : ayant diſcouru mile bons heurs, qui paſſeront bien loin des cotes : ſuiui de pages & laquais habillez de quelque liuree repreſentant quelque trauail, fermeté, & eſperance : & en cette ſorte viendra trouuer ſa Dame à l’Égliſe : autre plaiſir n’aura qu’à geter force œillades, & faire quelque reuerence en paſſant. Et que ſert ce ſeul regard ? Que ne va il en maſque pour plus librement parler ? Là ſe fait quelque habitude, mais auec ſi peu de demontrance du coté de la Dame, que rien moins. À la longue il vient quelque priuauté : mais il ne faut encore rien entreprendre, qu’il n’y ait plus de familiarité. Car lors on n’oſe refuſer d’ouir tous les propos des hommes, ſoient bons ou mauuais. On ne creint ce que lon ha acoutumé voir. On prent plaiſir à diſputer les demandes des pourſuiuans. Il leur ſemble que la place qui parlemente, eſt demi gaignee. Mais s’il auient, que, comme les femmes prennent uolontiers plaiſir à voir debatre les hommes, elles leur ferment quelquefois rudement la porte, & ne les apellent à leurs petites priuautez, comme elles ſouloient, voilà mon homme auſſi loin de ſon but comme n’a gueres ſ’en penſoit pres. Ce ſera à recommencer. Il faudra trouuer le moyen de ſe faire prier d’acompagner ſa dame en quelque Égliſe, aus ieus, & autres aſſemblees publiques. Et ce pendant expliquer ſes paſſions par ſoupirs & paroles tremblantes : redire cent fois une meſme choſe : proteſter, jurer, promettre à celle qui poſſible ne ſ’en ſoucie, & eſt tournee ailleurs & promiſe. Il me ſemble que ſeroit folie parler des ſottes & plaiſantes Amours vilageoiſes marcher ſur le bout du pié, ſerrer le petit doit : apres que lon ha bien bu, eſcrire ſur le bout de la table auec du vin, & entrelaſſer ſon nom & celui de s’amie : la mener premiere à la danſe, & la tourmenter tout un jour au Soleil. Et encore ceus, qui par longues alliances, ou par entrees ont pratiqué le moyen de voir leur amie en leur maiſon, ou de leur voiſin, ne viennent en ſi eſtrange folie, que ceus qui n’ont faueur d’elles qu’aus lieus publiques & feſtins : qui de cent ſoupirs n’en peuuent faire connoitre plus d’un ou deus le mois : & neamnoins penſent que leurs amies les doiuent tous conter. Il faut auoir touſiours pages aus eſcoutes, ſauoir qui va, qui vient, corrompre des chambrieres à beaus deniers, perdre tout un jour pour voir paſſer Madame par la rue, & pour toute remuneracion, auoir un petit adieu auec quelque ſouzris, qui le fera retourner chez ſoy plus content, que quand Vlyſſe vid la fumee de ſon Itaque. Il vole de ioye : il embraſſe l’un, puis l’autre : chante vers : compoſe, fait s’amie la plus belle qui ſoit au monde combien que poſſible ſoit laide. Et ſi de fortune ſuruient quelque ialouſie, comme il auient le plus ſouuent, on ne rit, on ne chante plus : on deuient penſif & morne : on connoit ſes vices & fautes : on admire celui que l’on penſe eſtre aymé : on parangonne ſa beauté, grace, richeſſe, auec celui duquel on eſt ialous : puis ſoudein on le vient à deſpriſer : qu’il n’eſt poſſible, eſtant de ſi manuaiſe grâce, qu’il ſoit aymé : qu’il eſt impoſſible qu’il face tant ſon deuoir que nous, qui languiſſons, mourons, brulons d’Amour. On ſe pleint, on apelle s’amie cruelle, variable : lon ſe lamente de ſon malheur & deſtinee. Elle n’en fait que rire, on lui fait acroire qu’à tort il ſe pleint : on trouue mauuaiſes ſes querelles, qui ne viennent que d’un cœur ſoupſonneus & ialous : & qu’il eſt bien loin de ſon conte : & qu’autant lui eſt de l’un que de l’autre. Et lors je vous laiſſe penſer qui ha du meilleur. Lors il faut connoitre que lon ha failli par bien ſeruir, par maſques magnifiques, par deuiſes bien inuentees, feſtins, banquets. Si la commodité ſe trouue, faut ſe faire paroitre par deſſus celui dont on eſt ialous. Il faut ſe montrer liberal : faire preſent quelquefois de plus que l’on n’a : incontinent qu’on s’aperqoit que lon ſouhaite quelque choſe, l’enuoyer tout ſoudein, encores qu’on n’en ſoit requis : & jamais ne confeſſer que lon ſoit poure. Car c’eſt une treſmauuaiſe compagne d’Amour que Poureté : laquelle eſtant ſuruenue, on connoit ſa folie, & lon s’en retire à tard. Ie croy que ne voudriez point reſſembler encore à cet Amoureus, qui n’en ha que le nom. Mais prenons le cas que lon lui rie, qu’il y ait quelque reciproque amitié, qu’il ſoit prié ſe trouuer en quelque lieu : il penſe incontinent qu’il ſoit fait, qu’il receura quelque bien, dont il eſt bien loin : une heure en dure cent : on demande plus de fois quelle heure il eſt : on fait ſemblant n’eſtre demandé : & quelque mine que lon face, on lit au viſage qu’il y ha quelque paſſion vehemente. Et quand on aura bien couru, on trouuera que ce n’eſt rien, & que c’eſtoit pour aller en compagnie ſe promener ſur l’eau, ou en quelque jardin : où auſſi tot un autre aura faueur parler à elle que lui, qui ha eſté conuié. Encore ha il occaſion de ſe contenter, à ſon auis. Car ſi elle n’uſt plaiſir de le voir, elle ne l’uſt demandé en ſa compagnie. Les plus grandes ; & hazardeuſes folies ſuiuent touſiours l’acroiſſement d’Amour. Celle qui ne penſoit qu’à ſe jouer au commencement, ſe trouue priſe. Elle ſe laiſſe viſiter à heure ſuſpecte. En quels dangers ? D’y aller accompagnée, ſeroit declarer tout. Y aller ſeul, eſt hazardeus. Je laiſſe les ordures & infeccions, dont quelque fois on eſt parfumé. Quelquefois ſe faut deſguiſer en portefaix, en cordelier, en femme : ſe faire porter dens un coffre à la merci d’un gros vilain, que ſ’il ſauoit ce qu’il porte, le lairroit tomber pour auoir ſondé ſon fol faix. Quelquefois ont eſté ſurpris, batuz, outragez, & ne ſ’en oſe lon vanter. Il ſe faut guinder par feneſtres, par ſus murailles, & touſiours en danger, ſi Folie n’y tenoit la main. Encore ceus cy ne ſont que des mieus payez. Il y en ha qui rencontrent Dames cruelles, deſquelles iamais on n’obtient merci. Autres ſont ſi ruſees, qu’apres les auoir menez iuſques aupres du but, les laiſſent là. Que font ils, apres auoir longuement ſoupiré, ploré & crié, les uns ſe rendent Moynes : les autres abandonnent le païs : les autres ſe laiſſent mourir. Et penſeriez vous, que les amours des femmes ſoient de beaucoup plus ſages ? les plus froides ſe laiſſent bruler dedens le corps auant que de rien auouer. Et combien qu’elles vouſiſſent prier, ſi elles oſoient, elles ſe laiſſent adorer : & touſiours refuſent ce qu’elles voudroient bien que lon leur otaſt par force. Les autres n’atendent que l’ocaſion : & heureus qui la peut rencontrer : Il ne faut auoir creinte d’eſtre eſconduit. Les mieus nees ne ſe laiſſent veincre, que par le tems. Et ſe connoiſſant eſtre aymees, & endurant en fin le ſemblable mal qu’elles ont fait endurer à autrui, ayant fiance de celui auquel elles ſe deſcouurent, auouent leur foibleſſe, confeſſent le feu qui les brule : toutefois encore un peu de honte les retient, & ne ſe laiſſent aller, que vaincues, & conſumees a demi. Et auſſi quand elles ſont entrees une fois auant, elles font de beaus tours. Plus elles ont reſiſté à Amour, & plus ſ’en treuuent priſes. Elles ferment la porte à raiſon. Tout ce qu’elles creingnoient, ne le doutent plus. Elles laiſſent leurs ocupacions muliebres. Au lieu de filer, coudre, beſongner au point, leur eſtude eſt ſe bien parer, promener es Égliſes, feſtes, & banquets pour auoir touſiours quelque rencontre de ce qu’elles ayment. Elles prennent la plume & le lut en main : eſcriuent & chantent leurs paſſions : & en fin croit tant cette rage, qu’elles abandonnent quelquefois pere, mere, maris, enfans, & ſe retirent où eſt leur cœur. Il n’y ha rien qui plus ſe fache d’eſtre contreint, qu’une femme : & qui plus ſe contreingne, où elle ha enuie montrer ſon afeccion. Ie voy ſouuentefois une femme, laquelle n’a trouué la ſolitude & priſon d’enuiron ſept ans longue, eſtant auec la perſonne qu’elle aymoit. Et combien que nature ne lui uſt nié pluſieurs graces, qui ne la faiſoient indine de toute bonne compagnie, ſi eſt ce qu’elle ne vouloit plaire à autre qu’à celui qui la tenoit priſonniere. I’en ay connu une autre, laquelle abſente de ſon ami, n’alloit jamais dehors qu’acompagnee de quelcun des amis & domeſtiques de ſon bien aymé : voulant touſiours rendre témoignage de la foy qu’elle lui portoit. En ſomme quand cette afeccion eſt imprimee en un cœur genereus d’une Dame, elle y eſt ſi forte, qu’à peine ſe peut elle efacer. Mais le mal eſt, que le plus ſouuent elles rencontrent ſi mal : que plus ayment, & moins ſont aymees. Il y aura quelcun, qui ſera bien aiſe leur donner martel en teſte & fera ſemblant d’aymer ailleurs, & n’en tiendra conte. Alors les pourettes entrent en eſtranges fantaſies : ne peuuent ſi aiſément ſe defaire des hommes, comme les hommes des femmes, n’ayans la commodité de ſ’eſlongner & commencer autre parti, chaſſans Amour auec autre Amour. Elles blament tous les hommes pour un. Elleſ appellent foles celles qui ayment. Maudiſſent le jour que premierement elles aymerent. Proteſtent de iamais n’aymer : mais celà ne leur dure gueres. Elles remettent incontinent deuant les yeus ce qu’elles ont tant aymé. Si elles ont quelque enſeigne de lui, elles la baiſent, rebaiſent, ſement de larmes, ſ’en font un cheuet & oreiller, & s’eſcoutent elles meſmes pleingnantes leurs miſerables deſtreſſes. Combien en voy ie, qui ſe retirent iuſques aus Enfers, pour eſſaier ſi elles pourront, comme iadis Orphee, reuoquer leurs amours perdues ? Et en tous ces actes, quels traits trouuez vous que de Folie ? Auoir le cœur ſeparé de ſoymeſme, eſtre meintenant en paix, ores en guerre, ores en treues : couurir & cacher ſa douleur : changer viſage mile fois le jour ſentir le ſang qui lui rougit la face, y montant puis ſoudein s’enfuit, la laiſſant palle, ainſi que honte, eſperance, ou peur, nous gouuernent : chercher ce qui nous tourmente, feingnant le fuir. Et neanmoins auoir creinte de le trouuer : n’auoir qu’un petit ris entre mile ſoupirs : ſe tromper ſoymeſme : bruler de loin, geler de pres : un parler interrompu ; un ſilence venant tout à coup : ne ſont ce tous ſignes d’un homme aliené de ſon bon entendement ? Qui excuſera Hercule deuidant les pelotons d’Omphale ? Le ſage Roy Hebrieu auec cette grande multitude de femmes ? Annibal ſ’abatardiſſant autour d’une Dame ? & meins autres, que journellement voyons s’abuſer tellement qu’ils ne ſe connoiſſent eus meſmes. Qui en eſt cauſe, ſinon Folie ? Car c’eſt elle en ſomme, qui fait Amour grand & redouté : & le fait excuſer, s’il fait quelque choſe autre que de raiſon. Reconnois donq, ingrat Amour, quel tu es, & de combien de biens ie te ſuis cauſe. Ie te fay grand : ie te fay eſleuer ton nom : voire & ne t’euſſent les hommes reputé Dieu ſans moy. Et apres que t’ay touſiours accompagné, tu ne me veus ſeulement abandonner, mais me veus ranger à cette ſuggeccion de fuir tous les lieus où tu ſeras. Ie croy auoir ſatiſfait a ce qu’auois promis montrer : que iuſques ici Amour n’auoit eſté ſans Folie, Il faut paſſer outre, & montrer qu’impoſſible & d’eſtre autrement. Et pour y entrer : Apolon, tu me conſeilleras, qu’Amour n’eſt autre choſe qu’un deſir de iouir, auec une conionccion, & aſſemblement de la choſe aymée. Et eſtant Amour deſir, ou, quoy que ce ſoit, ne pouuant eſtre ſans deſir : il faut confeſſer qu’incontinent que cette paſſion vient ſaiſir l’homme, elle l’altere & immue. Car le deſir inceſſamment ſe demeine dedens l’ame, la poingnant touſiours & reſueillant. Cette agitacion d’eſprit, ſi elle eſtoit naturelle, elle ne l’afligeroit de la ſorte qu’elle fait : mais eſtant contre ſon naturel, elle le malmeme, en ſorte qu’il ſe fait tout autre qu’il n’eſtoit. Et ainſi en ſoy n’eſtant à ſon aiſe, Mais troublé & agité, ne peut eſtre dit ſage & poſé. Mais encore fait il pis : car il eſt contreint ſe deſcouurir : ce qu’il ne fait que par le miniſtere & organe du corps & membres d’icelui. Eſtant une fois acheminé, il faut que le pourſuiuant en amours face deus choſes : qu’il donne à connoitre qu’il ayme : & qu’il ſe face aymer. Pour le premier, le bien parler y eſt bien requis : mais ſeul ne ſuffira il. Car le grand artifice, & douceur inuſitee, fait ſoupſonner pour le premier coup, celle qui l’oit : & la fait tenir ſur ſes gardes. Quel autre témoignage faut il ? Touſiours l’ocaſion ne ſe preſente à combatre pour ſa Dame, & defendre ſa querelle. Du premier abord vous ne vous ofrirez à lui ayder en ſes afaires domeſtiques. Si faut il faire a croire que l’on eſt paſſionné. Il faut long tems, & long ſeruice, ardentes prieres, & conformité de complexions. L’autre point, que l’Amant doit gaigner, c’eſt ſe faire aymer : lequel prouient en partie de l’autre. Car le plus grand enchantement, qui ſoit pour eſtre aymé, c’eſt aymer. Ayez tant de ſufumigacions, tant de characteres, adiuracions, poudres, & pierres, que voudrez : mais ſi ſauez bien vous ayder, montrant & declarant votre amour : il n’y aura beſoin de ces eſtranges receptes. Donq pour ſe faire aymer, il faut eſtre aymable. Et non ſimplement aymable, mais au gré de celui qui eſt aymé : auquel ſe faut renger, & meſurer tout ce que voudrez faire ou dire. Soyez paiſible & diſcret. Si votre Amie ne vous veut eſtre telle, il faut changer voile, & nauiguer d’un autre vent : ou ne ſe meſler point d’aymer. Zethe & Amphion ne ſe pouuoient acorder, pource que la vocation de l’un ne plaiſoit à l’autre. Amphion ayma mieus changer, & retourner en grace auec ſon frere. Si la femme que vous aymez eſt auare, il faut ſe tranſmuer en or, & tomber ainſi en ſon ſein. Tous les ſeruiteurs & amis d’Atalanta eſtoient chaſſeurs, pource qu’elle y prenoit plaiſir. Pluſieurs femmes, pour plaire à leurs Poëtes amis, ont changé leurs paniers & coutures, en plumes & liures. Et certes il eſt impoſſible plaire, ſans ſuiure les afeccions de celui que nous cherchons. Les triſtes ſe fachent d’ouir chanter. Ceux, qui ne veulent aller que le pas, ne vont volontiers auec ceus qui touſiours voudroient courir. Or me dites, ſi ces mutacions contre notre naturel ne ſont vrayes folies, ou non exemptes d’icelle ? On dira qu’il ſe peut trouuer des complexions ſi ſemblables que l’Amant n’aura point de peine de ſe tranſformer es meurs de l’Aymee. Mais ſi cette amitié eſt tant douce & aiſee, la folie ſera de ſ’y plaire trop : en quoy eſt bien dificile de mettre ordre. Car ſi c’eſt vray amour, il eſt grand & vehement, & plus fort que toute raiſon. Et, comme le cheual ayant la bride ſur le col, ſe plonge ſi auant dedens cette douce amertume, qu’il ne penſe aus autres parties de l’ame, qui demeurent oiſiues : & par une repentance tardiue, apres un long tems, témoigne à ceus qui l’oyent, qu’il ha eſté fol comme les autres. Or ſi vous ne trouuez folie en Amour de ce côté là, dites moi entre vous autres Signeurs qui faites tant profeſſion d’Amour, ne confeſſez vous, que Amour cherche union de ſoy auec la choſe aymee ? qui eſt bien le plus fol deſir du monde : tant par ce, que le cas auenant, Amour faudroit par ſoy meſme, eſtant l’Amant & l’Aymé confonduz enſemble, que auſſi il eſt impoſſible qu’il puiſſe auenir, eſtant les eſpeces & choſes indiuidues tellement ſeparees l’une de l’autre, qu’elles ne ſe peuuent plus conjoindre, ſi elles ne changent de forme. Alleguez moy des brancheſ d’arbres qui s’uniſſent enſemble. Contez moy toutes ſortes d’Antes, que jamais le Dieu des jardins inuenta. Si ne trouuerez vous point que deus hommes ſoient jamais deuenuz en un : & y ſoit le Gerion à trois corps tant que voudrez. Amour donq ne fut jamais ſans la compagnie de Folie : & ne le ſauroit jamais eſtre. Et quand il pourroit ce faire, ſi ne le deuroit pas ſouhaiter : pource que l’on ne tiendroit conte de lui a la fin. Car quel pouuoir auroit il, ou quel luſtre, s’il eſtoit pres de ſageſſe ? Elle lui diroit, qu’il ne faudroit aymer l’un plus que l’autre : ou pour le moins n’en faire ſemblant de peur de ſcandaliſer quelcun. Il ne faudroit rien faire plus pour l’un que pour l’autre : & ſeroit à la fin Amour ou aneanti, ou diuiſé en tant de pars, qu’il ſeroit bien foible. Tant ſ’en faut que tu doiues eſtre ſans Folie, Amour, que ſi tu es bien conſeillé, tu ne redemanderas plus tes yeus. Car il ne t’en eſt beſoin, & te peuuent nuire beaucoup : deſquels ſi tu t’eſtois bien regardé quelquefois, toymeſme te voudrois mal. Penſez vous qu’un ſoudart, qui va à l’aſſaut, penſe au foſſé, aus ennemis, & mile harquebuzades qui l’atendent ? non. Il n’a autre but, que paruenir au haut de la breſche : & n’imagine point le reſte. Le premier qui ſe mit en mer, n’imaginoit pas les dangers qui y ſont. Penſez vous que le joueur penſe jamais perdre ? Si ſont ils tous trois au hazard d’eſtre tuez, noyez, & deſtruiz. Mais quoy, ils ne voyent & ne veulent voir ce qui leur eſt dommageable. Le ſemblable eſtimez ; des Amans : que ſi jamais ils voyent, & entendent clerement le peril où ils ſont, combien ils ſont trompez & abuſez, & quelle eſt l’eſperance qui les fait touſiours aller auant, jamais n’y demeureront une ſeule heure. Ainſi ſe perdroit ton regne, Amour : lequel dure par ignorance, nonchaillance, eſperance, & cecité, qui ſont toutes demoiſelles, de Folie, lui faiſans ordinaire compagnie. Demeure donq en paix, Amour : & ne vien rompre l’ancienne ligue qui eſt entre toy & moy : combien que tu n’en ſuſſes rien juſqu’à preſent. Et n’eſtime que ie t’aye creué les yeus, mais que ie t’ay montré, que tu n’en auois aucun uſage auparauant, encore qu’ils te fuſſent à la teſte, que tu as de preſent. Reſte de te prier, Jupiter, & vous autres Dieus, de n’auoir point reſpect aus noms (comme je ſay que n’aurez) mais regarder à la verité & dinité des choſes. Et pourtant, ſ’il eſt plus honorable entre les hommes dire un tel ayme, que, il eſt fol : que celà leur ſoit imputé à ignorance. Et pour n’auoir en commun la vraye intelligence des choſes, ny pù donner noms ſelon leur vray naturel, mais au contraire auoir baillé beaus noms à laides choſes, & laids aus belles, ne delaiſſez, pour ce, à me conſeruer Folie en ſa dinité & grandeur. Ne laiſſez perdre cette belle Dame, qui vous ha donné tant de contentement auec Genie, Jeuneſſe, Bacchus, Silene, & ce gentil Gardien des jardins. Ne permettez facher celle, que vous auez conſeruee juſques ici ſans rides, & ſans pas un poil blanc. Et n’otez, a l’apetit de quelque colere, le plaiſir d’entre les hommes. Vous les auez otez du Royaume de Saturne : ne les y faites plus entrer : et, ſoit en Amour, ſoit en autres afaires, ne les enuiez, ſi pour apaiſer leurs facheries, Folie les fait eſbatre & s’eſiouir. I’ay dit.
Quand Mercure ut fini la defenſe de Folie, Iupiter voyant les Dieus eſtre diversement afeccionnez & en contrarietez d’opinions, les uns ſe tenans du coté de Cupidon, les autres ſe tournans a aprouver la cauſe de Folie : pour apointer le diferent, va prononcer un arreſt interlocutoire en cette maniere :
Pour la dificulté & importance de vos diferens, & diuerſité d’opinions, nous auons remis votre afaire d’ici à trois fois, ſept fois, neuf ſiecles. Et ce pendant vous commandons viure amiablement enſemble, ſans vous outrager l’un l’autre. Et guidera Folie l’aueugle Amour, & le conduira par tout où bon lui ſemblera. Et ſur la reſtitucion de ſes yeus, apres en auoir parlé aus Parques, en ſera ordonné.