Les Sœurs Rondoli (recueil, Ollendorff 1904)/Décoré !
DÉCORÉ !
Des gens naissent avec un instinct prédominant, une
vocation ou simplement un désir éveillé, dès qu’ils
commencent à parler, à penser.
M. Sacrement, n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête, être décoré. Tout jeune, il portait des croix de la Légion d’honneur en zinc comme d’autres enfants portent un képi et il donnait fièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant sa petite poitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.
Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, ne sachant que faire, il épousa une jolie fille, car il avait de la fortune.
Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allant dans leur monde, sans se mêler au monde, fiers de la connaissance d’un député qui pouvait devenir ministre, et amis de deux chefs de division.
Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la tête de M. Sacrement, ne le quittait plus et il souffrait d’une façon continue de n’avoir point le droit de montrer sur sa redingote un petit ruban de couleur.
Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard lui portaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec une jalousie exaspérée. Parfois, par les longs après—midi de désœuvrement il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons, combien j’en trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »
Et il allait lentement ; inspectant les vêtements, l’œil exercé à distinguer de loin le petit point rouge. Quand il arrivait au bout de sa promenade, il s’étonnait toujours des chiffres : « Huit officiers, et dix-sept chevaliers. Tant que ça ! C’est stupide de prodiguer les croix d’une pareille façon. Voyons si j’en trouverai autant au retour. »
Et il revenait à pas lent, désolé quand la foule pressée des passants pouvait gêner ses recherches, lui faire oublier quelqu’un.
Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus Ils abondaient au Palais-Royal. L’avenue de l’Opéra
ne valait pas la rue de la Paix ; le côté droit du boulevard était mieux
fréquenté que le gauche.
Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains théâtres. Chaque fois que M. Sacrement apercevait un groupe de vieux messieurs à cheveux blancs arrêtés au milieu du trottoir, et gênant la circulation, il se disait : « Voici des officiers de la Légion d’honneur ! » Et il avait envie de les saluer.
Les officiers (il l’avait souvent remarqué) ont une autre allure que les simples chevaliers. Leur port de tête est différent. On sent bien qu’ils possèdent officiellement une considération plus haute, une importance plus étendue.
Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une fureur contre tous les gens décorés ; et il sentait pour eux une haine de socialiste.
Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de tant de croix, comme l’est un pauvre affamé après avoir passé devant les grandes boutiques de nourriture, il déclarait d’une voix forte : « Quand donc, enfin, nous débarrassera-t-on de ce sale gouvernement ? »
Sa femme surprise, lui demandait : « Qu’est-ce que tu as aujourd’hui » ?
Et il répondait : « J’ai que je suis indigné par les injustices que je vois commettre partout. Ah ! que les Communards avaient raison ! »
Mais il ressortait après dîner, et il allait considérer les magasins de décorations. Il examinait tous ces emblêmes de formes diverses, de couleurs variées. Il aurait voulu les posséder tous, et, dans une cérémonie publique, dans une immense salle pleine de monde, pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d’un cortège, la poitrine étincelante, zébrée de brochettes alignées l’une sur l’autre, suivant la forme de ses côtes, et passer gravement, le claque sous le bras, luisant comme un astre au milieu de chuchotements admiratifs, dans une rumeur de respect.
Il n’avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.
Il se dit : « La Légion d’honneur est vraiment par trop difficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction publique. Si j’essayais de me faire nommer officier d’Académie ? »
Mais il ne savait comment s’y prendre. Il en parla à sa femme qui demeura stupéfaite.
— « Officier d’Académie ? Qu’est-ce que tu as fait pour cela ? »
Il s’emporta : « Mais comprends donc ce que je veux te dire ! Je cherche justement ce qu’il faut faire. Tu es stupide par moments. »
Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne sais pas, moi ! »
Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, il pourrait me donner un excellent conseil ? Moi, tu comprends que je n’ose guère aborder cette question directement avec lui. C’est assez délicat, assez difficile ; venant de toi, la chose devient toute naturelle. »
Mme Sacrement fit ce qu’il demandait. M. Rosselin promit d’en parler au ministre. Alors Sacrement le harcela. Le député finit par lui répondre qu’il fallait, faire une demande et énumérer ses titres.
Ses titres ? Voilà. Il n’était même pas bachelier.
Il se mit cependant à la besogne et commença une brochure traitant : « Du droit du peuple à l’instruction. » Il ne la put achever par pénurie d’idées.
Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurs successivement. Ce fut d’abord : « L’instruction des enfants par les yeux. » Il voulait qu’on établît dans les quartiers pauvres des espèces de théâtres gratuits pour les petits enfants. Les parents les y conduiraient dès leur plus jeune âge, et on leur donnerait là par le moyen d’une lanterne magique, des notions de toutes les connaissances humaines. Ce seraient de véritables cours. Le regard instruirait le cerveau, et les images resteraient gravées dans la mémoire, rendant, pour ainsi dire visible, la science.
Quoi de plus simple que d’enseigner ainsi l’histoire universelle, la géographie, l’histoire naturelle, la botanique, la zoologie, l’anatomie, etc., etc. ?
Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exemplaire à chaque député, dix à chaque ministre, cinquante au président de la République, dix également à chacun des journaux parisiens, cinq aux journaux de province.
Puis il traita la question des bibliothèques des rues, voulant que l’État fît promener par les rues des petites voitures pleines de livres, pareilles aux voitures des marchandes d’oranges. Chaque habitant aurait droit à dix volumes par mois en location, moyennant un sou d’abonnement.
« Le peuple, disait M. Sacrement, ne se dérange que pour ses plaisirs. Puisqu’il ne va pas à l’instruction, il faut que l’instruction vienne à lui, etc. »
Aucun bruit ne se fit autour de ces essais. Il adressa cependant sa demande. On lui répondit qu’on prenait note, qu’on instruisait. Il se crut sûr du succès ; il attendit. Rien ne vint.
Alors il se décida à faire des démarches personnelles. Il sollicita une audience du ministre de l’instruction publique, et il fut reçu par un attaché de cabinet tout jeune et déjà grave, important même, et qui jouait, comme d’un piano, d’une série de petits boutons blancs pour appeler les huissiers et les garçons de l’antichambre ainsi que les employés subalternes. Il affirma au solliciteur que son affaire était en bonne voie et il lui conseilla de continuer ses remarquables travaux.
Et M. Sacrement se remit à l’œuvre.
M. Rosselin, le député, semblait maintenant s’intéresser beaucoup à son succès, et il lui donnait même une foule de conseils pratiques, excellents. Il était décoré d’ailleurs, sans qu’on sût quels motifs lui avaient valu cette distinction.
Il indiquait à Sacrement des études nouvelles à entreprendre, il le présenta à des Sociétés savantes qui s’occupaient de points de science particulièrement obscurs, dans l’intention de parvenir à des honneurs. Il le patronna même au ministère.
Or, un jour, comme il venait déjeuner chez son ami (il mangeait souvent dans la maison depuis plusieurs mois) il lui dit tout bas en lui serrant la main : « Je viens d’obtenir pour vous une grande faveur. Le Comité des travaux historiques vous charge d’une mission. Il s’agit de recherches à faire dans diverses bibliothèques de France. »
Sacrement, défaillant, n’en put manger ni boire. Il partit huit jours plus tard.
Il allait de ville en ville en ville, étudiant les catalogues, fouillant en des greniers bondés de bouquins
poudreux, en proie à la haine des bibliothécaires.
Or, un soir, comme il se trouvait à Rouen, il voulut aller embrasser sa femme qu’il n’avait point vue depuis une semaine ; et il prit le train de neuf heures qui devait le mettre à minuit chez lui.
Il avait sa clef. Il entra sans bruit, frémissant de plaisir, tout heureux de lui faire cette surprise. Elle s’était enfermée, quel ennui ! Alors il cria à travers la porte : « Jeanne, c’est moi ! »
Elle dut avoir grand’peur, car il l’entendit sauter du lit et parler seule comme dans un rêve. Puis elle courut à son cabinet de toilette, l’ouvrit et le referma, traversa plusieurs fois sa chambre dans une course rapide, nu-pieds, secouant les meubles dont les verreries sonnaient. Puis, enfin, elle demanda : « C’est bien toi, Alexandre ? »
Il répondit : « Mais oui, c’est moi, ouvre donc ! »
La porte céda, et sa femme se jeta sur son cœur en balbutiant : « Oh ! quelle terreur ! quelle surprise ! quelle joie ! »
Alors, il commença à se dévêtir, méthodiquement, comme il faisait tout. Et il reprit sur une chaise, son pardessus qu’il avait l’habitude d’accrocher dans le vestibule. Mais, soudain, il demeura stupéfait. La boutonnière portait un ruban rouge !
Il balbutia : « Ce… ce… ce paletot est décoré ! »
Alors sa femme, d’un bond, se jeta sur lui, et lui saisissant dans les mains le vêtement : « Non… tu te trompes… donne-moi ça. »
Mais il le tenait toujours par une manche, ne le lâchant pas, répétant dans une sorte d’affolement :
« Hein ?… Pourquoi ?…
Explique-moi ?… À qui ce
pardessus ?… Ce n’est pas le mien, puisqu’il porte la
Légion d’honneur ? »
Elle s’efforçait de le lui arracher, éperdue, bagayant :
« Écoute… écoute… donne-moi ça… Je ne peux pas te dire… c’est un secret… écoute. »
Mais il se fâchait, devenait pâle : « Je veux savoir comment ce paletot est ici ! Ce n’est pas le mien. »
Alors, elle lui cria dans la figure : « Si, tais-toi, jure-moi… écoute… eh bien, tu es décoré ! »
Il eut une telle secousse d’émotion qu’il lâcha le pardessus et alla tomber dans un fauteuil.
— « Je suis… tu dis… je suis… décoré. »
— « Oui… c’est un secret, un grand secret… »
Elle avait enfermé dans une armoire le vêtement glorieux, et revenait vers son mari, tremblante et pâle. Elle reprit : « Oui, c’est un pardessus neuf que je t’ai fait faire. Mais j’avais juré de ne te rien dire. Cela ne sera pas officiel avant un mois ou six semaines. Il faut que ta mission soit terminée. Tu ne devais le savoir qu’à ton retour. C’est M. Rosselin qui a obtenu ça pour toi… »
Sacrement, défaillant, bégayait : « Rosselin… décoré. Il m’a fait décorer… moi… lui… Ah !… »
Et il fut obligé de boire un verre d’eau.
Un petit papier blanc gisait par terre, tombé de la poche du pardessus. Sacrement le ramassa, c’était une carte de visite. Il lut : « Rosselin — député. »
— « Tu vois bien », dit la femme.
Et il se mit à pleurer de joie.
Huit jours plus tard l’Officiel annonçait que M. Sacrement était nommé chevalier de la Légion d’honneur, pour services exceptionnels.