La Mort de la Terre - Contes/Dans le Néant
DANS LE NÉANT
Bernard Cartaud rentra vers huit heures et déposa onze francs sur la table. Il n’était pas saoul ; il n’avait pris que trois absinthes.
— Onze francs ! se lamenta Gilberte… L’autre quinzaine tu en as rapporté quinze… Comment veux-tu qu’on vive ? Nous sommes trois, et puis un quatrième en route.
Il s’assit d’un air magnanime et regarda fumer sa soupe. C’était un homme blond, avec une barbe énorme, des yeux de Turc, et dont le visage plaisait aux femmes. En revanche, sa femme Gilberte plaisait aux hommes, parce qu’elle était parfaitement claire, avec une peau de nymphéa et des iris de diamant noir. Elle luttait contre le sort, pleine d’une énergie plaintive.
— Tu gagnes cent sous par jour, insista-t-elle, et tu ne m’en donnes pas vingt. Sans compter que je paye tes dettes…
— La barbe ! éjacula-t-il.
On entendit la soupe qui sifflait en passant de la cuiller dans sa bouche.
— L’argent, je m’en f… ! dit-il. J’y tiens pas.
— On ne peut pourtant pas crever de faim…
— Celui qui m’achètera pour de l’argent, y n’est pas sorti de sa mère ! continua-t-il avec noblesse. Et tu me dégoûtés quand tu en parles.
— Mais enfin, cria-t-elle désespérée… y faut vivre. Je passe les trois quarts de ma journée à faire des ménages, le petit est seul !
— Je te le demande pas, ça m’embête que ma femme travaille chez les autres.
— Alors, rapporte ta paye !
Il acheva de vider son assiette, puis, la cassant sur la table d’un coup sec :
— Ferme ta malle, on voit Jaurès ! ricana-t-il. Et puis, on crève ici.
Quand il fut sorti, elle demeura pensive. Le poids du monde l’écrasait et son désordre épouvantable. Elle essaya de se rendre compte, elle tira de petits papiers où elle avait inscrit des chiffres ; toute sa misère apparaissait, en images obsédantes, avec l’atmosphère des choses sans issue.
Il y avait eu des jours où elle croyait qu’à la fin Bernard cesserait de boire et nourrirait sa famille. Il y avait eu des soirs où il était câlin, et alors elle s’oubliait dans cette espérance sans bornes qu’est l’amour. Maintenant, elle savait qu’il ne pouvait pas plus cesser d’aller chez le mannezingue que la Seine de couler sous les ponts. C’était comme ça, parce que c’était comme ça et cette raison, quand on l’a une fois bien comprise, est si forte qu’on ne cherche plus même à la combattre.
Et voilà ! Elle avait un petit garçon aux yeux déjà chauves, aux joues pâles comme de la craie ; quelque chose d’autre vivait en elle, qui viendrait à son terme, qui réclamerait du lait, des vêtements et de la sollicitude… Elle ne voyait aucune issue. Elle était mieux murée dans son sort qu’un prisonnier dans sa cellule. Si bien que, à la fin, elle coucha son visage sur la table et se mit à pleurer, jusqu’à ce que ses yeux lui refusassent les larmes.
Bernard rentra tard, avec sa bonne mesure, et ballottant dans le couloir. Des paroles bourbeuses clapotaient au fond de sa gorge. Gilberte, renfoncée dans la ruelle, savait qu’il fallait se taire. Et ils dormirent côte à côte, jusqu’au milieu de la nuit.
Alors, il se leva, il chercha le vase dans la table de nuit, et on pouvait voir sa structure blanchie par le clair de lune. D’abord, il se soulagea, puis il eut une hallucination. Il tendait le poing vers la porte de la cuisine, où il croyait voir sa femme, il grondait :
— Effacez son nom, que je dis. Je veux pas qu’elle ait rien. Tout doit revenir au petit. Et puis, je le veux pour moi, le petit… je veux pas qu’elle le garde… ou j’y casserai la gueule… Ah ! pourquoi que je l’ai mariée… j’étais si heureux, et maintenant j’suis si malheureux !
Elle l’écoutait, saisie. Pendant des années et des années, elle avait pris patience, elle avait supporté ses ribotes sans lui faire un seul reproche. Aujourd’hui encore, elle se bornait à gémir, les jours de paye, moins pour elle-même qu’à cause du petit. Et voilà qu’il la haïssait !
— Ma femme te plaît ! continuait Bernard ; ben, mon vieux, t’aurais tort de te gêner, c’est pas moi qui t’empêcherai de… Ah ! la garce, elle monte mon petit contre moi. Hein ! je lui donne à manger, à ce gosse, et t’oses te permettre de le monter contre son père… Ton père, Riquet, c’est sacré… Moi, le mien, j’y ai jamais manqué… et pourtant c’était pas lui mon père… c’est l’autre, avec qui la mère a foutu le camp. Ça va finir, peut-être ? Je marche avec les autres, par solidarité pour tous… et j’suis pas à vendre… Vous entendez bien, pas un sou pour elle !
Il marcha vers la vitre, il considéra un moment le disque de nacre qui sillait parmi les étoiles. Puis il ouvrit la fenêtre, avec un brusque besoin d’air, et respira. Le froid entra, un froid de banquise, qui gelait les os et leur moelle.
— Ça fait du bien là ousque ça passe ! s’esclaffa l’ivrogne.
Il respira à pleine bouche, goulu, en marmottant :
— Çui qui me débarrassera de mon chameau, j’y payerai une de ces tournées !…
Puis il eut un grelottement et se mit à tituber. Un bruit mou annonça sa chute.
Gilberte avait caché sa tête sous les couvertures. Elle savait qu’il était tombé, et même, à demi soulevée, elle avait fait le geste de sortir du lit pour aller à son secours. Mais une main subtile l’avait recouchée. Elle réfléchissait.
Comme Bernard était au service de l’État, elle recevrait une petite pension et on lui donnerait un emploi à son tour, avec un travail commode. Elle aurait à manger, elle élèverait ses petits… Et cette issue seule était bonne.
Pendant quelques minutes, elle ne put penser à autre chose. Elle voyait l’avenir comme si elle le touchait. Puis il lui vint des émotions, avec un martèlement du cœur et des sueurs tantôt aux tempes, tantôt entre les omoplates. Elle sentait son homme mourir, sur ce carrelage froid ; elle était saisie d’une terreur écrasante et d’une pitié sans bornes. Il suffirait sans doute de se lever, de fermer la fenêtre et de lui soutenir la tête… Plus de dix fois, elle souleva les couvertures. Mais, chaque fois, les mêmes mots sifflaient dans son crâne :
— Tout ça va recommencer !
Il reviendrait saoul pendant les jours, les semaines, les mois, les années. Il serait toujours plus mauvais et toujours plus pourri. Il faudrait le nourrir ; il y aurait des jours où elle aurait pitié de lui, et peut-être viendrait-il un nouveau gosse… Non, c’était impossible. Cela valait mieux, même pour lui.
Par intervalles, elle écoutait. Il s’éleva une sorte de grognement, puis un souffle rauque, puis un bruit affreux, qui venait de la gorge. Ensuite, il n’y eut plus rien…
Elle resta longtemps encore immobile, parce qu’elle n’osait pas sortir du lit et parce que, si elle en sortait, elle aurait sûrement envie de le secourir. Et s’il n’était pas trop tard ?… À la fin, ses dents se mirent à claquer, puis les battements de son cœur devinrent si horribles que c’était comme s’ils voulaient la tuer. Elle se leva lentement, elle marcha vers la fenêtre et, l’ayant close, alluma la bougie.
Il était là, sur son dos, les yeux ouverts, la bouche béante, le ventre plat ; il ne respirait pas. Elle mit la main sur sa poitrine et la retira tout de suite ; puis, avec un tremblement hideux, elle décrocha le petit miroir ; il n’y eut pas la moindre buée.
« Ça y est ! » se dit-elle…
Elle pleura doucement, elle sentit venir une grosse migraine ; et, tout à coup, elle se mit à pousser des cris effroyables…