Dans le Sud-Oranais. Aïn-Sefra

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
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DANS LE SUD ORANAIS


AÏN-SEFRA


Aïn-Sefra ! Un nom qui bien souvent nous passe sous les yeux depuis que, à la suite de l’attaque, en 1899, de la mission Flamand par quelques bandes indigènes d’In-Salah, on s’est décidé à occuper les oasis sahariennes, Gourara, Touat et Tidikelt.

Comme beaucoup de villes algériennes, Aïn-Sefra doit sa création à des considérations d’ordre militaire.

Chaque pas en avant, dans l’occupation d’un pays, est marqué en effet par l’établissement, sur les limites extrêmes, de postes destinés à garantir la nouvelle conquête de toute incursion et à permettre au conquérant de s’y installer en sécurité. Ces postes, rarement il faut les créer de toutes pièces. Placés en des points auxquels leur situation donne une importance particulière, ils ont, pour la plupart, servi déjà au précédent possesseur du sol, et il suffit de les fortifier à nouveau, mais de façon moins rudimentaire.

Ainsi nos étapes successives se consolidèrent : dans le Tell, par l’occupation de points tels d’abord que Tlemcen, Mascara, Tiaret, puis plus tard Sebdou et Saïda ; sur les Hauts Plateaux, par celle de Géryville, Aflou et El-Aricha. Malheureusement, dans cette dernière ligne de défense, nous laissions une lacune dangereuse, en négligeant d’occuper la trouée qui faisait communiquer notre Sud-Ouest avec l’oasis de Figuig et les territoires marocains limitrophes, habités par des tribus remuantes et pillardes, les Douï-Menia, les Oulad-Djerir, les Amour, ainsi que la confédération (Zegdou) des Beraber, véritables « Grandes Compagnies » toujours trop disposées à des coups de main armés.

Aussi lorsque, en 1881, Bou-Amema put troubler si profondément notre Sud-Oranais, trouva-t-il dans ces régions une aide et des appuis qui lui permirent de nous narguer quelque temps. Son insurrection se fut sans doute prolongée, ou bien, assoupie seulement, non réduite, elle se serait renouvelée plus d’une fois si on ne s’était avisé de mettre en pratique l’axiome bien connu que les insurrections deviennent impossibles dans les pays où pénètre une voie ferrée : contre elle, des peuples primitifs tels que les Arabes ou les Marocains ne disposent que de moyens d’action insuffisants, et elle permet de transporter avec rapidité, en un point donné, hommes, vivres et munitions.

Or la province d’Oran possédait une ligne pénétrante, d’Arzew à Saïda, œuvre privée, construite sous l’Empire par un industriel du nom de Debrousse, et livrée par lui au public en échange d’une vaste concession pour l’exploitation de l’alfa[1] sur les Hauts-Plateaux. On la prolongea successivement jusqu’au Kreider, puis à Méchéria ; pour la terminer, en 1882, au Ksar d’Aïn-Sefra.


Dans le Djebel Aïssa.

Du même coup, on venait d’empêcher les insurrections futures et de compléter le système de protection du Sud-Oranais.

On avait choisi non point au hasard ce village arabe d’Aïn-Sefra pour en faire un fort, mais parce qu’il s’élevait au nœud des routes se dirigeant soit sur Figuig, soit, au Maroc, vers ces tribus voisines si remuantes soit enfin au Gourara par Moghrar et la vallée de l’oued Namouss.

Depuis lors, Aïn-Sefra n’a cessé de progresser. C’est aujourd’hui presque une ville, siège d’une subdivision militaire et d’un bureau arabe. Une importante garnison l’occupe : un bataillon du 1er régiment étranger, dont une compagnie montée à mulet, un escadron de spahis, une section d’artillerie. Ces éléments ont d’ailleurs varié beaucoup dans les derniers temps, soit qu’on en ait distrait une partie pour la formation de la colonne actuellement postée à Igli, ou pour assurer les communications avec cette colonne, soit qu’au contraire on ait occupé Aïn-Sefra plus solidement.

Blanche et riante, à l’ombre de ses plantations, Aïn-Sefra (littéralement : la source jaune), se dresse au milieu d’une nature triste et tourmentée. Elle se cache entre deux sommets très élevés de la chaîne des Ksour : le djebel Mekter (1 915 mètres d’altitude), au Sud ; au Nord, le djebel Aïssa (1 800 mètres, dont la cime reste, par le télégraphe optique, en communication avec Méchéria, le Kreider et Géryville, d’un côté ; de l’autre, avec ses avancées vers Figuig.

Une prison tout de même, Aïn-Sefra, malgré le charme de son abord ; mais une prison où l’on peut se croire en sûreté.

Elle forme trois groupements distincts.

D’une part, le village primitif arabe, ou ksar. Il doit son origine aux enfants d’un marabout fameux dans le Sud-Oranais à la fin du XVIe siècle. C’est un amas serré de maisons plus ou moins délabrées qui émergent de jardins d’où s’élancent, parmi les arbres fruitiers, les aigrettes de quelques palmiers.

La Redoute et le Camp composent une seconde réunion de bâtiments : subdivision ; logements pour les officiers ; un cercle militaire aux murs très agréablement badigeonnés de fresques (on peint beaucoup dans les postes du Sud), avec grand jardin plein d’ombre, délicieux en ce pays à température estivale très élevée ; casernes, parmi lesquelles deux tout à fait récentes, de style oriental ; écuries, magasins ; enfin tout ce qui constitue une ville militaire.


Ksar d’Aïn-Sefra.

En dernier lieu, le village européen, étendu entre la gare et la Redoute : une large rue coupée d’une couple de petites rues transversales.

La curiosité certaine d’Aïn-Sefra, ce sont ses dunes — « la dune », comme on dit — semblables à celles de l’Erg ou du Sahara. Une colossale chenille qui rampe sur une longueur de quinze kilomètres au pied du massif du Mekter, et dont les reflets dorés tranchent étonnamment sur le fond sombre de la montagne. « Rampe » est bien le mot qui convient à cette dune toujours en mouvement, grâce aux vents qui soufflent vigoureusement dans ce couloir étroit. Si l’on n’y avait pris garde, ses sables eussent recouvert Aïn-Sefra. Mais le bureau arabe veillait. Il sut arrêter la dune au moyen de clayonnages, de fumiers amassés et de semis sans cesse renouvelés. Et la chenille vaincue « n’alla pas plus loin ». En signe de victoire, le bureau arabe s’édifia un palais à la limite même qu’il lui avait assignée, se dessina des jardins sur les terrains reconquis.

La dune possède la propriété particulière de « fumer ». Lorsque, du village, on aperçoit au-dessus de la chenille une légère buée de sable, à peine perceptible fumée, oh ! alors, gare ! le siroco va souffler. Pas banale, n’est-ce pas, la dune-baromètre ?

Quel est l’avenir d’Aïn-Sefra ?

Lorsque, après une nouvelle expansion, la ligne de défense du pays conquis se reporte plus avant, les postes qui la déterminaient se modifient alors, selon les progrès réalisés par la colonisation et selon les ressources qu’elle y a trouvées. Tantôt ils deviennent des villes florissantes, comme Mascara, Tiaret, Saïda et d’autres ; tantôt ils déchoient et même disparaissent.
La dune d’Aïn-Sefra.

De ces deux sortes de destinées, laquelle sera celle d’Aïn-Sefra ?

Bien que les ressources de la colonisation y restent pour ainsi dire nulles ; bien qu’aujourd’hui une sérieuse poussée se soit faite vers notre hinterland algérien, par la conquête des oasis sahariennes ; bien que, enfin, le prolongement de la voie ferrée, réalisé jusqu’à Djenien-bou-Rezg, en cours d’exécution jusqu’à Duveyrier, c’est-à-dire sur le point de s’achever sur une longueur d’environ cent kilomètres plus au Sud, semble devoir reporter l’importance d’Aïn-Sefra sur les nouvelles têtes de ligne ; malgré toutes ces raisons, dis-je, il ne paraît pas probable que, dans l’avenir, Aïn-Sefra périclite.

D’abord sa situation géographique, à côté de Figuig et du Maroc, ne nous permettra jamais de l’abandonner. En outre, le succès de la mission Foureau-Lamy, qui vient de rentrer après avoir traversé l’Afrique, de Biskra au lac Tchad, donnera forcément un regain d’actualité à la question des relations directes entre l’Algérie et le Soudan, c’est-à-dire au Transsaharien. On connaît, à la vérité, deux routes, ou du moins deux amorces de route, pour se rendre au Soudan. L’une, à l’Est, par l’oued Igharghar, que suivit autrefois le colonel Flatters, et que reprit l’explorateur Foureau ; la seconde, à l’Ouest, qui, partant d’Aïn-Sefra, rejoint l’oued Saoura. Toutes deux aboutissent au Tidikelt. Mais si la route de l’Est s’étend déserte, inhabitée, sans eau, impraticable presque, celle de l’ouest, au contraire, offre, à partir d’Igli, un chapelet d’oasis échelonnées le long de l’oued Saoura, dans le lit même de cette rivière à cours souterrain, qui fournit abondamment de l’eau.

Probablement donc on se décidera pour l’adoption de la seconde, en faveur de laquelle milite une autre raison capitale : la longueur de la voie ferrée dans la province d’Oran. Tandis qu’en effet la ligne de pénétration ne dépasse pas Biskra ou Berrouaghia, dans les départements de Constantine et d’Alger, la voici, dans l’Oranie, sur le point d’atteindre le poste de Duveyrier-Zoubia, situé à plus de cent lieues de la côte. C’est à coup sûr celle qui demanderait le moins de travaux pour son complet achèvement, partant le moins de dépense. Et si, comme il est probable, on finit par l’adopter, Aïn-Sefra verra son rôle de point d’appui militaire et de « Biscuitville » grandir considérablement.

En résumé, Aïn-Sefra ne sera jamais un centre important de colonisation ; peut-être deviendra-t-elle un lieu de transit commercial supérieur ; elle est certainement une ville militaire d’avenir.

Michel Antar.

  1. Alfa (stipa tenicissima), graminée qui pousse en abondance sur les Hauts-Plateaux et dont on fait du papier, des ouvrages de vannerie, des nattes, etc.