Dans le nid d’aiglons, la colombe/17

La bibliothèque libre.
Texte établi par Fides (p. 119-122).

Nouvelle Geneviève

Et pourtant l’isolement sans fin ne peut dépersonnaliser Jeanne Le Ber jusqu’au point où elle perdrait sa nationalité. Elle se rattache profondément à la Nouvelle-France, à sa race, à son pays, à son époque. Elle sort de cette première Ville-Marie comme une plante du cru. Son charisme, tout singulier qu’il est, se tisse dans la vaste toile du peuple.

Bien qu’elle soit recluse, et peut-être malgré sa volonté, elle sent les battements du cœur de la communauté. Le cas de Monica Baldwin nous fait saisir ce point. Celle-ci est contemplative dans un vieil Ordre, en Belgique, pendant la première grande guerre. Elle n’a pratiquement aucune connaissance de l’énormité des événements qui se déroulent autour du couvent. Au Canada, Jeanne Le Ber connaît le danger mortel qui menace la colonie en 1690, et durant les années suivantes quand les aiglons, ses compagnons d’enfance, commencent à tomber autour d’elle. Elle introduit l’Office des morts dans sa règle.

Plus tard, en 1710, la Nouvelle-France subit une menace non moins grave. La vocation de Jeanne Le Ber peut être interrompue, sinon détruite. Maintenant, elle est recluse depuis déjà trente ans. Et alors, la foule se tourne vers elle comme vers la personne qui peut lui éviter la destruction. Dans cette situation désespérée, elle demande et veut son intercession. Anne Barroy reçoit ordre « de lui faire connaître le danger imminent où l’on se trouvoit, afin qu’elle le détournat par ses prières ». Sa réputation de sainteté inspire la confiance.

Et parmi les gens qui veulent recourir à elle, s’inscrit en premier lieu son propre cousin, son exécuteur, le baron de Longueuil. Il est le commandant d’un détachement qui doit s’opposer à l’armée ennemie venant par le sud, le lac Champlain, le Richelieu, composée d’Anglais et d’Indiens ; mais ses forces sont tout à fait inférieures en nombre, et, la victoire paraît improbable. Il demande au jeune frère de la recluse qui a cultivé les arts, la peinture surtout, de dessiner sur son étendard la figure de la Sainte Vierge. Sur le même carré de toile, Jeanne acceptera de broder les mots suivants :

« Nos ennemis mettent toute leur confiance dans leurs armes, mais nous mettons la nôtre au nom de la Reine des Anges que nous invoquons. Elle est terrible comme une armée rangée en bataille ; sous sa protection, nous espérons vaincre nos ennemis ».


M. Vachon de Belmont, le premier historien de la recluse, bénit le drapeau « et le mit solennellement entre les mains de M. de Longueuil, dans l’église paroissiale de Notre-Dame, en présence de tout le peuple accouru à un spectacle si édifiant ». Puis des observateurs repèrent la flotte ennemie qui remonte le fleuve. Elle sera devant Québec dans un nombre de jours que l’on suppute avec assez d’exactitude. C’est l’alarme, presque une panique. Anne Barroy donne encore connaissance de l’événement à Jeanne Le Ber. Mais celle-ci « assura qu’on n’avait rien à craindre, et que la très Sainte Vierge serait elle-même la gardienne du pays ». On thésaurise les paroles de la recluse, comme il faut bien le penser, on se rattache à la confiance qu’elle met dans la Mère de Dieu.

Et l’on sait les faits extraordinaires qui arrêtent net cette invasion dangereuse : l’épidémie qui décime l’armée de terre de même que la dissension ; l’impétuosité de la tempête, dans le Golfe, qui pousse les navires sur les récifs. Malgré qu’on en ait, il faut évoquer des scènes bibliques du même genre quand le Dieu des armées détruisait les forces ennemies. On se souvient de sainte Geneviève protégeant Paris. Le point qu’il faut retenir, c’est le prix que le peuple attacha aux prières de la recluse ; il eut foi en elle ; il recourut à celle qui, la nuit, priait sur la ville. Il brisa sa clôture pour obtenir son intercession. M. Dollier de Casson, dans son oraison funèbre, sut parler de « ladmirable solitaire » qui avait « tant de fois détourné par ses prières de dessus nos testes les fléaux dela guerre et dela peste ». Par le mot « peste », voulait-il indiquer cette épidémie de variole qui fit bon nombre de victimes, même à la Congrégation de Notre-Dame, vers l’année 1703 ?

Sûrement, les Sulpiciens connaissaient mieux que d’autres, tous les secrets de la réclusion de Jeanne Le Ber et ils savaient de quel poids pouvaient être ses implorations auprès de Notre-Dame, Marie, et auprès de Dieu. C’est le mot Providence qu’ils plaçaient dans leurs propos et non pas celui de hasard que nous adoptons trop souvent. De cet événement, maintenant loin de trois cents ans, il est resté une tendance à implorer Jeanne Le Ber dans les occasions où un danger mortel nous menace. Elle se prêta à la confiance que l’on mettait en elle et se fit l’interprète des âmes alarmées et désespérées.