Dans le nid d’aiglons, la colombe/19

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Texte établi par Fides (p. 129-136).

La meilleure part

Que savons-nous de précis sur la vie spirituelle de la recluse du Canada ? Des bribes, dirions-nous à première vue. Jeanne ne parlait pas d’elle-même. Son directeur et confesseur, M. Séguenot qui la dirigea jusqu’à la fin, n’a voulu faire aucune révélation. Il ne l’a pas obligée, comme celui de Marie de l’Incarnation, à prendre la plume pour révéler ses états d’âme. Au-dessus de sa tombe, ne luisent que de pâles lueurs. Il est tout de même possible de définir assez exactement sa spiritualité.

Son premier historien dira que « sa vie unie, identique, toujours la mesme, ressembloit plustost a léternité quau temps successifs », Bien plus, « elle ne consistoit quen la mesme observation dela solitude, du silence et de son règlement journalier ; secondement En la mesme observation de la pauvreté, mortification et humilité ; troisièmement En la mesme attention au travail aux aumosnes et à loraison, quatrièmement Enfin à la mesme dévotion au St-Sacrement, ala S/te Vierge at aux S/ts Anges ».

Et ne lui était-il pas arrivé de dire qu’elle n’avait jamais manqué à son règlement ? Comme tous les grands solitaires, elle avait compris qu’il ne suffisait pas d’embrasser l’état le plus saint de l’Église pour se sauver ou devenir une sainte. Encore fallait-il que son existence quotidienne répondit à un tel idéal.

Reçut-elle en retour le privilège de visions ou d’extase, comme Catherine de Sienne ou Marie de l’Incarnation ? Pas du tout. Le témoignage de ceux qui l’ont approchée est irrécusable. L’un d’eux dira ce qui suit : « Son oraison mentale a été très douce et tranquille dans les commencements, mais plus de vingt ans devant sa mort, elle a passé dans une continuelle sécheresse, aridité et obscurité, n’y ayant pour guide que la pure foy, et pour soutient que l’accomplissement de la volonté de Dieu ; elle avoit de temps En temps véritablement de certains regards imperceptibles très vifs et très sublimes ».

Deux périodes très distinctes partagent donc sa réclusion. Durant la première, de 1680 à 1695, c’est la pierre d’aimant qui la pénètre de ses effluves. Elle éprouve toutes les délices spirituelles imaginables. Elle court vers ce Dieu qui l’abreuve, au jour le jour, de ses splendeurs et de sa gloire. En un mot, elle est comme l’enfant que l’on nourrit d’un lait savoureux. Mais après l’entrée dans la maison de Nazareth, elle est l’adulte qui doit savoir marcher toute seule. Les épreuves surviennent. Bien des auteurs ont parlé de cette aridité et de ces sécheresses par lesquelles passent les candidats à la sainteté. Elles furent si continues, si douloureuses qu’on invita Jeanne à changer de directeur de conscience. Elle refusa toujours. Elle conserva sa fidélité à M. Séguenot qui l’avait initiée à la contemplation. Plus encore, elle ne voulait pas se soustraire à la volonté de Dieu à cet égard. S’il voulait ce supplice, elle s’y résignait. Encore hier, Monica Baldwin parlait en termes éloquents de ces souffrances qui ravagent l’âme et l’abaissent, pantelante, devant Dieu. Toutefois, de temps à autre, lui venaient d’ineffables consolations qui illuminaient subitement le noir de la totalité de sa foi.

En second lieu, M. Dollier de Casson apporte un témoignage très révélateur. À un moment donné, plein de curiosité, il obtint la permission de se rendre auprès de la recluse. Il l’interrogea sur sa vie intérieure. Le butin qu’il rapporta fut maigre. On a conservé le récit de cette visite :

M. Dollier de Casson, grand vicaire, l’alla voir à sa grille, lui demanda compte de son oraison, s’attendait à des merveilles. Au contraire, « il nen entendit que des choses très simples et très communes dans tout son entretien, ce qui même Lédifia beaucoup. Ala moindre répréhension qu’on luy faisoit elle se metoit à genoux ; lon peut juger par le soin quelle a dese cacher au monde que Dieu luy avoit révélé son Excellence et quil luy avoit oté le désir de paroître ».

« Choses très simples et communes », voilà l’expression révélatrice. En d’autres mots, c’est la « petite voie » de sainte Thérèse de Lisieux. En second lieu, M. Dollier ne trouve pas de nouveauté dans cette spiritualité, parce que c’est la sienne, exactement, et celle de son Ordre. Sainte Catherine de Sienne est une Dominicaine, Jeanne Le Ber est une Sulpicienne et bien caractérisée. Saint François de Sales a passé par là, avec ses simplifications. Nous sommes en face d’une piété de belle venue, sans complications ; christocentrique au premier degré, œuvre de l’intelligence et de la volonté ; pleine de substance et solide. L’un de ceux qui l’ont pratiquée n’a-t-il pas écrit : « Ne fit-on que garder sa règle, on est déjà très saint ». On étudie sans cesse l’« intérieur de Jésus » et l’« intérieur de Marie ».

Ne fallait-il pas s’y attendre ? Depuis son enfance, les Sulpiciens sont seigneurs de l’île de Montréal et les seuls pasteurs que l’en entend. Dès l’âge de dix-huit ans, elle choisit pour confesseur et directeur l’un des meilleurs esprits de l’Ordre et le gardera toute sa vie. Il lui enseignait ce qu’il avait appris. De M. Olier lui-même ? De ses successeurs sûrement. Avec une assiduité extraordinaire, il l’a formée pendant toute son existence de recluse. Une fois par semaine, il venait de la Pointe-aux-Trembles pour l’entendre quand l’état des routes ne l’en empêchait pas. Plus tard, il habita non loin de la Congrégation, prêt à répondre aux appels. Pendant tout ce temps, il fut l’unique influence à s’exercer sur elle. Il pétrit cette âme à son gré. Comment n’aurait-elle pas reflété cet enseignement ? Ne l’aurait-elle pas vécu ? Les Sulpiciens peuvent s’enorgueillir de Jeanne Le Ber.

Dans un cas semblable, il importe de regarder plus profond. Elle fut une recluse, c’est-à-dire une ermite. Ces personnes n’ont-elles pas un comportement particulier ? Quelle forme prend leur spiritualité ? Sur ce point, revenons aux grands livres publiés récemment sur le sujet. Justement dans la Vie silencieuse de Thomas Merton qui a trouvé des milliers de lecteurs, dans tous les pays, les indications nous attendent. Après avoir étudié la dévotion des Ordres qui pratiquent encore la vie érémitique dans le monde moderne, il parvient à la conclusion suivante : « Aussi ne trouve-t-on pas, dans les Chartreuses, des communautés de grands mystiques et d’hommes aux dons spirituels éblouissants, mais des âmes simples et rudes dont le mysticisme est submergé par une foi trop vaste et trop simple pour les visions ». Répétons certaines phrases déjà citées : fort de l’humilité du Christ, le reclus « peut supporter la purification de la solitude qui, lentement et inexorablement, sépare la foi de l’illusion. Il peut endurer ce terrible examen qui dépouille son âme de ses vanités et de ses erreurs, et accepter paisiblement le fait qu’après la disparition de ses illusions, il ne lui reste à peu près plus rien. Il est alors prêt à rencontrer la réalité : la Vérité et la Sainteté de Dieu, qu’il doit apprendre à trouver au fond de son propre néant. »

Pour ces raisons, Jeanne Le Ber est tout à l’opposé de Marie de l’Incarnation, à l’opposé de Marguerite Bourgeoys, loin des fondateurs et fondatrices de cette période. Elle diffère de cette Catherine de Sienne qu’elle voulut d’abord imiter. Elle rappelle sainte Thérèse de Lisieux et Bernadette Soubirous. Voilà des comparaisons. D’aucune façon, il ne faut tenter de lui assigner un rang spécial, de la mettre en-dessous ou au-dessus des autres. Dieu seul le peut. Toutefois, ses biographes, sauf les tout premiers, n’ont pas suffisamment tenu compte du fait qu’elle avait embrassé l’état le plus exalté dans l’Église et qu’elle s’en était tenue à cette vocation avec une inflexibilité et une rigueur étonnantes. On ne découvre pas non plus, dans aucun document, qu’elle soit tombée dans les défauts qui menacent les ermites : l’orgueil, la colère, par exemple, la paresse. Nulle part on ne dit qu’elle ait été dévastée par les tentations terribles qui ont assailli de nombreux ascètes. Ce que l’on a signalé, par exemple, et avec éclat, c’est sa croissance lente, mais continue, dans la vie spirituelle. De son jeune âge à sa mort, elle est comme une plante saine, née en bon terreau, qui se développe sans arrêt, mais aussi sans à coups.

Enfin, c’est une religieuse de la Congrégation de Notre-Dame qui donne l’approximation la plus plausible et la plus modérée de la spiritualité de la recluse :

« La vie de ma sœur Le Ber, écrit-elle, depuis son entrée à la Congrégation jusqu’à sa mort, espace de vingt ans, ne fut qu’un hommage continuel offert à Jésus résidant dans le sacrement de son amour. Cette innocente vierge était comme une lampe qui brûlait sans cesse devant Lui et qui se consumait en sa divine présence ; et si ses actions différaient entre elles pour l’extérieur, les sentiments d’union à Jésus avec lesquels elle les faisait étaient toujours les mêmes ; comme ces rivières qui changent bien de nom en traversant divers pays, mais qui portent partout les mêmes eaux. C’était une oraison sans fin, une continuelle tendance de son cœur vers Jésus, une union non interrompue avec sa personne adorable. Cette disposition de son cœur, toujours amoureusement présent à Jésus au Saint-Sacrement, paraissait assez dans la disposition de son corps, car non seulement elle se tournait vers le saint tabernacle dans ses actions de religion, par exemple, durant la sainte Messe que, tous les jours, elle entendait en partie les bras en croix, mais même dans les actions les plus ordinaires et les plus communes, telles que celles des repas qu’elle prenait toujours à genoux, tournée vers le Saint-Sacrement ».

Qu’on l’étudie sous n’importe quel angle, c’est toujours la même image qui sort, avec netteté, de toutes les analyses : Jeanne Le Ber fut une espèce de Marie de l’Évangile qui, pas une minute, ne voulut abandonner sa station aux pieds du Sauveur.

Elle avait choisi la meilleure part. Elle la garderait jusqu’à la mort. On l’a dit de sainte Thérèse de Lisieux, il faut le répéter de Jeanne Le Ber : elle avait une volonté de fer au service d’une intensité et d’une ardeur de foi au-dessus de l’ordinaire. Avec une âme d’artiste et des doigts de fée. Sous les ardeurs passionnées de la recluse se découvre la solidité d’une armature sans faille fondue d’un seul jet.