Dans le nid d’aiglons, la colombe/20

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Texte établi par Fides (p. 137-140).

Énigme

Le quadrilatère formé par les rues Notre-Dame, Saint-Paul, Saint-Laurent et Saint-Jean-Baptiste encadre pendant trois siècles le domaine des Sœurs de la Congrégation à Montréal. C’est là que Marguerite Bourgeoys avait bâti en 1684 un nouveau couvent après l’incendie de « la grande maison de pierre », élevée rue Saint-Paul, treize ans plus tôt et qui lui avait coûté tant de malheurs. À la construction nouvelle se rattacha bientôt une chapelle édifiée selon le plan de la Maison de Nazareth et, à l’arrière, le reclusoir de Jeanne.

En 1844, sous la pression de besoins nouveaux, il fallut effectuer des démolitions. La chapelle et le reclusoir disparurent, mais sur le même emplacement et dans un hommage à la pieuse recluse s’élevait onze ans plus tard, avec une grâce surannée, Notre-Dame-de-Pitié dont se souviennent encore avec nostalgie les Montréalistes du début de notre siècle. Du côté droit, en entrant dans le temple reposaient sous le parquet la tombe de l’anachorète et celle de son père. En 1912, la ville expropria le domaine de la Congrégation de Notre-Dame pour le prolongement de la rue Saint-Laurent jusqu’au port. C’est ainsi que disparurent tous les vestiges d’un passé qui avait de la grandeur et de la sainteté. Seule, une pâle plaque, coulée dans un faux bronze rappelle l’accumulation des souvenirs en ces lieux où le va-et-vient et le stationnement des voitures semblent une profanation. Tristesse.

Quand, en 1822, on ouvrit la tombe de Jeanne Le Ber, on n’y découvrit qu’une poussière blanche, impondérable que le vent emporta avant qu’on la recueille.

Ainsi, dans la mort, Jeanne Le Ber rejoindrait, en l’anonymat, un grand nombre de reclus et de recluses : on dressait sur leur tombe une croix de bois sur laquelle on n’inscrivait aucun nom. Dans le sentiment de leur néant, ils n’étaient rien, Dieu était tout. Humilité dont l’intensité effraie et après laquelle nous courons parfois si vainement.

La première génération canadienne sut la comprendre. Pendant un siècle ou deux, le souvenir de Jeanne Le Ber persista comme une odeur entêtante. Des pèlerins visitaient le reclusoir et la maison de Lorette au Canada. Cependant, le Nouveau-Monde n’était pas un continent favorable au reclusage ou à la contemplation : il fallait défricher, toujours ouvrir des paroisses, s’enfoncer dans l’inconnu des solitudes, exploiter une terre dont l’immensité invitait à tous les travaux. L’implantation des industries, l’ouverture des avenues de commerce, la mise en œuvre de l’agriculture créaient des tâches sans nombre. Ce fait explique que la contemplation, ouverte avec maîtrise, s’éteignit après la mort de Jeanne Le Ber. Elle ne revint au pays que deux siècles plus tard. Puis les ordres contemplatifs s’enracinèrent l’un après l’autre.

La recluse sera-t-elle mieux comprise du Canada actuel ? Elle se dresse comme l’antithèse de la société d’aujourd’hui : à côté des vociférations, elle est le silence ; à côté des agitations, elle est le repos ; à côté des déplacements sans fin, elle est la stabilité ; à côté de notre Credo, languissant, elle est la totalité de la foi ; à côté de nos courses vers la sensualité, elle est l’esprit de mortification, d’expiation. Nous n’avons plus le temps de prier et elle priait sans cesse. Chacun se croit sorti de la cuisse de Jupiter et elle se pensait néant. Nous mettons nos espoirs dans la richesse et elle donna sa fortune sans en profiter autrement que pour se verrouiller dans une cellule. La vanité nous dévore et elle s’était vouée à la modestie. Qui ne crie après la liberté et elle s’astreignit à la règle la plus contraignante de tous les temps, de tous les pays, à laquelle on n’ose plus soumettre les bagnards les plus récalcitrants.

Son existence est un défi à la mentalité d’aujourd’hui. Elle fait choc. Mais pas complètement. Les ordres contemplatifs prospèrent. Et, justement, ces dernières années, on a vu naître de grandes œuvres littéraires qui permettent de comprendre l’unique recluse du Canada et de la mettre à son véritable rang dans notre domaine spirituel. Thomas Merton, Dom Leclercq, Monica Baldwin, par exemple, sans compter nombre d’érudits, ont approfondi le sujet. La vie érémitique a livré ses secrets. C’est en les lisant, ces volumes, qui sont parfois des chefs-d’œuvre, que l’on apprendra enfin la grandeur de Jeanne Le Ber et la beauté sculpturale de sa vie. Une quinzaine de pages de Thomas Merton en préface à La vie érémitique de Dom Leclercq, contient en particulier, tout l’essentiel de la matière, en un langage éblouissant.

Comment ne pas tirer quelques citations de ces ouvrages ? Il faut savoir que « la vie chrétienne exige des ermites ». Ils occupent une place privilégiée car « ils sont ceux qui cherchent Dieu, lui seul, sans compromis, avec l’intransigeance la plus irréductible et la plus absolue ». Ou encore : « Si la vie érémitique est la forme de christianisme la plus élevée, c’est parce que l’ermite aspire plus qu’aucun autre à la parfaite union au Christ. Jésus lui-même est la règle vivante de l’ermite. C’est le Christ en personne qui nous appelle dans la solitude, exigeant de nous une absolue rupture avec le monde, avec notre passé… Plus qu’aucune autre, sans doute, la vie solitaire présuppose et exige la présence du Christ-Homme, qui vit et souffre en nous ». Et rappelons-nous que « la vie érémitique est ordonnée exclusivement à la contemplation et qu’elle est la seule vie purement contemplative ».

En un mot, sans ces traités de spiritualité écrits par de grands écrivains, Jeanne Le Ber demeurerait plus ou moins une énigme pour le monde actuel déchiré par tant de questions. Nous ne saurions pas la valeur des prières qu’au pied de l’autel, elle répandait sur la ville endormie.