David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 13

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 187-208).

Je crois que j’avais quelque vague idée de courir tout le long du chemin jusqu’à Douvres, quand je renonçai à la poursuite du jeune homme, de la charrette et de l’âne pour prendre le chemin de Greenwich. En tous cas, mes illusions s’évanouirent bientôt, et je fus obligé de m’arrêter sur la route de Kent, près d’une terrasse qui était ornée d’une pièce d’eau avec une grande statue assise au milieu et soufflant dans une conque desséchée. Là, je m’assis sur le pas d’une porte, tout épuisé par les efforts que je venais de faire, et si essoufflé que j’avais à peine la force de pleurer ma malle et ma demi-guinée. Il faisait nuit ; pendant que j’étais là à me reposer, j’entendis les horloges sonner dix heures. Mais on était en été et il faisait chaud. Quand j’eus repris haleine, et que je fus débarrassé de la suffocation que j’éprouvais un moment auparavant, je me levai et je repris le chemin de Greenwich. Je n’eus pas un moment l’idée de retourner sur mes pas. Je ne sais si la pensée m’en serait venue, quand il y aurait eu une avalanche au milieu de la route.

Mais l’exiguïté de mes ressources (j’avais trois sous dans ma poche, et je me demande comment ils s’y trouvaient un samedi soir), ne laissait pas que de me préoccuper en dépit de ma persévérance. Je commençais à me figurer un petit article de journal qui annoncerait qu’on m’avait trouvé mort sous une haie, et je marchais tristement, quoique de toute la vitesse de mes jambes, quand je passai près d’une échoppe qui portait un écriteau pour annoncer qu’on achetait les habits d’hommes et de femmes, et qu’on donnait un bon prix des os et des vieux chiffons. Le maître de cette boutique était assis sur le seuil de sa porte en manches de chemise, la pipe à la bouche ; il y avait une quantité d’habits et de pantalons suspendus au plafond, tout cela n’était éclairé que par deux chandelles, en sorte qu’il avait l’air d’un homme altéré de vengeance, qui avait pendu là ses ennemis, et se repaissait de la vue de leurs cadavres.

L’expérience que j’avais acquise chez mistress Micawber me suggéra à cette vue un moyen d’éloigner un peu le coup fatal. J’entrai dans une petite ruelle, j’ôtai mon gilet, puis le roulant soigneusement sous mon bras, je me présentai à la porte de la boutique :

« Monsieur, lui dis-je, j’ai à vendre au plus juste prix ce gilet ; vous conviendrait-il ? »

M. Dolloby (au moins, c’était bien le nom inscrit sur son bazar), prit le gilet, posa sa pipe contre la montant de la porte, et entra dans la boutique où je le suivis ; là, il moucha les deux chandelles avec ses doigts, puis étendit le gilet sur le comptoir et l’examina, ensuite il l’approcha de la lumière pour l’examiner encore et finit par me dire :

« Quel prix comptez-vous vendre ce petit gilet ?

— Oh ! vous savez cela mieux que moi, monsieur, répliquai-je modestement.

— Je ne peux pas vendre et acheter, dit M. Dolloby, mettez votre prix à ce petit gilet.

— Quarante sous, serait-ce… ? » dis-je timidement après quelque hésitation.

M. Dolloby roula l’objet en question et me le rendit :

« Ce serait faire tort à ma famille, dit-il, que d’en offrir vingt sous. »

Cette manière d’envisager la question m’était désagréable ; quel droit avais-je de demander à M. Dolloby de faire tort à sa famille en faveur d’un étranger ? Mes besoins étaient si pressants pourtant que je dis que j’accepterais vingt sous si cela lui convenait. M. Dolloby y consentit en grommelant. Je lui souhaitai le bonsoir, et je sortis de la boutique avec vingt sous de plus et mon gilet de moins. Mais, bah ! en boutonnant ma veste, cela ne se voyait pas.

À la vérité, je prévoyais bien que la veste devrait suivre le gilet, et que je serais bien heureux d’aller jusqu’à Douvres avec mon pantalon et ma chemise. Mais je n’étais pas aussi préoccupé de cette perspective qu’on aurait pu le croire. Sauf une impression générale que la route était longue et que le propriétaire de l’âne avait eu des torts envers moi, je crois que je n’avais pas un sentiment bien vif de la difficulté de mon entreprise quand je me fus une fois remis en route avec mes vingt sous en poche.

J’avais formé un projet pour passer la nuit, et j’allai le mettre à exécution. Mon plan était de me coucher près du mur de mon ancienne pension, dans un coin où il y avait jadis une meule de foin. Je me figurais que le voisinage de mes anciens camarades me ferait une sorte de société, et qu’il y aurait quelque plaisir à me sentir si près du dortoir où je racontais autrefois des histoires, lors même que les écoliers ne pouvaient pas savoir que j’étais là, et que le dortoir ne me prêterait pas son abri.

La journée avait été rude, et j étais bien fatigué quand j’arrivai enfin à la hauteur de Blackheath. J’eus un peu de peine à retrouver la maison, mais je découvris bientôt la meule de foin et je me couchai à côté après avoir fait le tour des murs, après avoir regardé à toutes les fenêtres et m’être assuré que l’obscurité et le silence régnaient partout. Je n’oublierai jamais le sentiment d’isolement que j’éprouvai en m’étendant par terre, sans un toit au-dessus de ma tête.

Le sommeil m’atteignit, descendit sur mes yeux, comme il descendit ce soir-là sur tant d’autres créatures abandonnées comme moi, sur tous ceux à qui les portes des maisons étaient fermées et que les chiens poursuivaient de leurs aboiements ; je rêvai que j’étais couché dans mon lit à la pension, et que je causais avec mes camarades ; puis je me réveillai, et me trouvai assis, le nom de Steerforth sur les lèvres, et regardant avec égarement les étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête. Quand je me souvins où j’étais à cette heure indue, je me sentis effrayé sans savoir pourquoi, je me levai et je me mis à marcher. Mais les étoiles pâlissaient déjà, et une faible lueur dans le ciel annonçait la venue du jour ; je repris courage, et comme j’étais très-fatigué, je me couchai et je m’endormis de nouveau, tout en sentant pendant mon sommeil un froid perçant ; enfin les rayons du soleil et la cloche matinale de la pension qui appelait les écoliers à leurs études ordinaires me réveillèrent. Si j’avais espéré que Steerforth fût encore là, j’aurais erré dans les environs jusqu’à ce qu’il fût sorti tout seul, mais je savais qu’il avait quitté la pension depuis longtemps. Traddles pouvait bien y être encore, mais je n’en étais pas sûr, et je n’avais pas assez de confiance dans sa discrétion ou son adresse pour lui faire part de ma situation, quelque bonne opinion que j’eusse de son cœur. Je m’éloignai donc pendant que mes anciens camarades se levaient, je pris la longue route poudreuse que l’on m’avait indiquée comme la route da Douvres, du temps que je faisais partie des élèves de M. Creakle, quoique je ne pusse guère deviner alors qu’on pourrait me voir un jour voyager ainsi par ce chemin. Comme cette matinée du dimanche différait de celles que j’avais passées jadis à Yarmouth ! L’heure venue, j’entendis en marchant sonner les cloches des églises, je rencontrai les gens qui s’y rendaient, puis je passai devant la porte de quelques églises pendant le culte ; les chants retentissaient sous ce beau soleil, et le bedeau qui se tenait à l’ombre du porche, ou qui était assis sous les funèbres, s’essuyant le front, me regardait de travers en me voyant passer, sans m’arrêter. La paix et le repos des dimanches du temps passé régnaient partout, excepté dans mon cœur. Je me sentais accuser et dénoncer aux fidèles observateurs de la loi du dimanche par la poussière qui me couvrait, et par mes cheveux en désordre. Sans le tableau toujours présent à mes yeux de ma mère dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, assise auprès du feu et pleurant, et de ma tante s’attendrissant un moment sur elle, je ne sais si j’aurais eu le courage de marcher jusqu’au lendemain. Mais cette création de mon imagination marchait devant moi et je la suivais.

J’avais franchi ce jour-là un espace de neuf lieues sur la grande route, et j’étais épuisé, n’ayant pas l’habitude de ce genre de fatigue. Je me vois encore, à la tombée de la nuit, traversant le pont de Rochester et mangeant le pain que j’avais réservé pour mon souper. Une ou deux petites maisons ayant pour enseigne « On loge à pied et à cheval, » m’offraient de grandes tentations, mais je n’osais pas dépenser les quelques sous qui me restaient encore, et d’ailleurs j’avais peur des figures suspectes des gens errants que j’avais rencontrés et dépassés. Je ne demandai donc d’abri qu’au ciel, comme la nuit précédente, et j’arrivai à grand’peine à Chatham, qui, la nuit, présente une fantasmagorie de chaux, de ponts-levis et de vaisseaux démâtés à l’ancre dans une rivière boueuse ; je me glissai le long d’un rempart couvert de gazon qui donnait sur une ruelle, et je me couchai près d’un canon. La sentinelle qui était de garde marchait de long en large, et, rassuré par sa présence, quoiqu’elle ne se doutât pas plus de mon existence que mes camarades ne la soupçonnaient la veille au soir, je dormis profondément jusqu’au matin.

En me réveillant, mes membres étaient ai raides et mes pieds si endoloris, j’étais tellement étourdi par le roulement des tambours et le bruit des pas des soldats qui semblaient m’entourer de toutes parts, que je sentis que je ne pourrais pas aller loin ce jour-là, si je voulais avoir la force d’arriver au bout de mon voyage. En conséquence, je descendis une longue rue étroite, décidé à faire de la vente de ma veste la grande affaire de ma journée. Je l’ôtai pour apprendre à m’en passer, et la mettant sous mon bras, je commençai ma tournée d’inspection de toutes les boutiques de revendeurs.

L’endroit était bien choisi pour vendre une veste : les marchands de vieux habits étaient nombreux et se tenaient presque tous sur le seuil de leur porte pour attendre les pratiques. Mais la plupart d’entre eux avaient dans leurs étalages un ou deux habits d’officier avec les épaulettes, et intimidé par la splendeur de leurs marchandises, je me promenai longtemps avant d’offrir ma veste à personne.

Cette modestie reporta mon attention sur les boutiques de hardes à l’usage des matelots, et sur les magasins du genre de celui de M. Dolloby ; il y aurait eu trop d’ambition à m’adresser aux négociants d’un ordre plus relevé. Enfin je découvris une petite boutique dont l’aspect me parut favorable, au coin d’une petite ruelle qui se terminait par un champ d’orties entouré d’une barrière chargée d’habits de matelots que la boutique ne pouvait contenir, le tout entremêlé de vieux fusils, de berceaux d’enfants, de chapeaux de toile cirée et de paniers remplis d’une telle quantité de clefs rouillées, qu’il semblait que la collection en fût assez riche pour ouvrir toutes les portes du monde.

Je descendis quelques marches avec un peu d’émotion pour entrer dans cette boutique qui était petite et basse, et à peine éclairée par une fenêtre étroite qu’obscurcissaient des habits suspendus tout le long. Le cœur me battait, et mon trouble augmenta quand un vieillard affreux, avec une barbe grise, sortit précipitamment de son antre, derrière la boutique, et me saisit par les cheveux. Il était horrible à voir, et vêtu d’un gilet de flanelle très-sale, qui sentait terriblement le rhum. Son lit, couvert d’un lambeau d’étoffe déchirée, était placé dans le trou qu’il venait de quitter, et qu’éclairait une autre petite fenêtre par laquelle on apercevait encore un champ d’orties où broutait un âne boiteux.

« Qu’est-ce que vous voulez ? cria le vieillard d’un ton féroce. Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! Goooo ! Goooot ! »

Je fus si épouvanté par ces paroles, et surtout par cette dernière manifestation de son émotion, qui ressemblait à une sorte de râle inconnu, que je ne pus rien répondre, sur quoi le vieillard, qui me tenait toujours par les cheveux, reprit : « Oh ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! que voulez-vous ? Oh ! Goooo, » et il poussa ce dernier cri avec une telle énergie que les yeux lui sortaient de la tête.

— C’était pour savoir, dis-je en tremblant, si vous ne voudriez pas acheter une veste.

— Oh ! voyons la veste, cria le vieillard. Oh ! j’ai le cœur en feu ! voyons la veste. Oh ! mes yeux, mes membres ! montrez-moi cette veste. »

Là dessus il lâcha mes cheveux, et de ses mains tremblantes, qui ressemblaient aux serres d’un oiseau monstre, il ajusta sur son nez une paire de lunettes qui faisaient paraître ses yeux plus rouges encore.

« Oh ! combien demandez-vous de cette veste ? cria le vieillard après l’avoir examinée. Oh ! Goooo ! combien en demandez-vous ? »

— Trois shillings, répondis-je en me remettant un peu.

— Oh ! mes poumons, mon estomac ! non, cria le vieillard. Oh ! mes yeux ; non ! Oh ! mes membres ; non deux shillings Goooo ! »

Toutes les fois qu’il poussait cette exclamation, les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et il prononçait toutes ses phrases sur une espèce d’air toujours le même, assez semblable à un coup de vent qui commence doucement, grossit, grossit, et finit par s’apaiser en grondant.

« Eh bien ! dis-je enchanté d’avoir fini le marché, j’accepte deux shillings.

— Oh ! mon estomac ! cria le vieillard en jetant la veste sur une planche. Allez-vous-en. Oh ! mes poumons ! sortez de la boutique. Oh ! mes yeux, mes membres ! Goooo ! Ne demandez pas d’argent ; faisons plutôt un troc. »

Je n’ai jamais été si effrayé de ma vie ; mais je lui dis humblement que j’avais besoin d’argent, et que tout autre objet me serait inutile ; seulement que je l’attendrais à la porte puisqu’il le désirait, et que je n’avais aucune envie de le presser. Je sortis donc de la boutique, et je m’assis à l’ombre dans un coin. Le temps s’écoula, le soleil m’atteignit dans ma retraite, puis disparut de nouveau, et j’attendais toujours mon argent.

J’espère, pour l’honneur de la corporation, qu’il n’y a jamais eu de fou, ni d’ivrogne pareil dans le négoce des vieux habits. Il était connu dans les environs comme jouissant de la réputation d’avoir vendu son âme au diable, à ce que j’appris bientôt par les visites qu’il recevait de tous les petits garçons du voisinage, qui faisaient à chaque instant irruption dans sa boutique, en lui criant, au nom de Satan, d’apporter son or.

« Tu n’es pas pauvre, Charlot tu le sais bien ; tu as beau dire. Montre-nous ton or. Montre-nous l’or que le diable t’a donné en échange de ton âme. Allons ! va chercher dans ta paillasse, Charlot. Tu n’as qu’à la découdre, et nous donner ton or. »

Ces cris, accompagnés de l’offre d’un couteau pour accomplir l’opération, l’exaspéraient à un tel degré qu’il passait toute sa journée à se précipiter sur les petits garçons, qui se débattaient contre lui, puis s’échappaient de ses mains. Parfois, dans sa rage, il me prenait pour l’un d’entre eux, et se jetait sur moi en me faisant des grimaces comme s’il allait me mettre en pièces ; puis, me reconnaissant à temps, il rentrait dans la boutique et s’étendait sur son lit, à ce qu’il me semblait d’après la direction de la voix ; là il hurlait sur son ton ordinaire la Mort de Nelson en plaçant un oh ! avant chaque vers de la complainte, et en parsemant le tout d’innombrables Goooos. Pour mettre le comble à mes malheurs, les petits garçons des environs, me croyant attaché à l’établissement, vu la persévérance avec laquelle je restais, à moitié vêtu, assis devant la porte, me jetaient des pierres en me disant des injures tout le long du jour.

Il fit encore plusieurs efforts pour me persuader de consentir à un échange ; une fois il apparut avec une ligne à pécher, une autre fois avec un violon ; un chapeau à trois cornes et une flûte me furent successivement offerts. Mais je résistai à toutes ces ouvertures, et je restai devant sa porte, désespéré, le conjurant, les larmes aux yeux, de me donner mon argent ou ma veste. Enfin il commença à me payer sou par sou, et il se passa deux heures avant que nous fussions arrivés à un shilling.

« Oh ! mes yeux, mes membres ! se mit-il alors à crier en avançant son hideux visage hors de la boutique. Voulez-vous vous arranger de deux pence de plus ?

— Je ne peux pas, répondis-je, je mourrais de faim.

— Oh ! mes poumons, mon estomac ; trois pence.

— Je ne marchanderais pas plus longtemps pour quelques sous, si je pouvais, lui dis-je ; mais J’ai besoin de cet argent.

— Oh ! Goooo ! (II est impossible de rendre l’expression qu’il mit à cette exclamation, caché comme il était derrière le montant de la porte, et ne laissant voir que son rusé visage) ; voulez-vous partir pour quatre pence ? »

J’étais si épuisé et si fatigue que j’acceptai de guerre lasse, et prenant l’argent dans ses serres en tremblant un peu, je m’éloignai un moment avant le coucher du soleil ayant plus grand faim et plus grand soif que jamais. Mais je me remis bientôt complètement, grâce à une dépense de six sous ; et reprenant courageusement mon voyage, je fis trois lieues dans la soirée.

Je trouvai un abri pour la nuit sous une nouvelle meule de foin, et j’y dormis profondément après avoir lavé mes pieds endoloris dans un ruisseau voisin, et les avoir enveloppés de feuilles fraîches. Quand je me remis en route le lendemain matin, je vis se déployer de toutes parts des vergers et des champs de houblon. La saison était assez avancée pour que les arbres fussent déjà couverts de pommes mûres et la récolte du houblon commençait dans quelques endroits. La beauté des champs me séduisit infiniment, et je décidai dans mon esprit que je coucherais ce soir-là au milieu des houblons, m’imaginant sans doute que je trouverais une agréable compagnie dans cette longue perspective d’échalas entourée de gracieuses guirlandes de feuilles.

Je fis ce jour-là plusieurs rencontres qui m’inspirèrent une terreur dont le souvenir est encore vivant dans mon esprit. Parmi les gens errant par les chemins, je vis plusieurs misérables qui me regardèrent d’un air féroce, et me rappelèrent quand je les eus dépassés, en me disant de venir leur parler et quand je commençai à courir pour me sauver, ils me jetèrent des pierres. Je me souviens surtout d’un jeune homme, chaudronnier ambulant, je suppose, d’après son soufflet et son réchaud ; une femme l’accompagnait, et il me regarda d’un air si farouche, et me cria d’une voix si terrible de revenir sur mes pas que je m’arrêtai et me retournai.

« Venez ici, quand on vous appelle, dit le chaudronnier, ou je vous tue sur place. »

Je pris le parti de m’approcher. En les examinant de plus près, et en regardant le chaudronnier pour essayer de l’attendrir, je m’aperçus que la femme avait un coup à la tête.

« Où allez-vous ? dit le chaudronnier en empoignant le devant de ma chemise de sa main noircie.

— Je vais à Douvres, dis-je.

D’où venez-vous ? me dit-il, en donnant un tour de main dans ma chemise, pour être plus sûr de ne pas me laisser échapper.

— Je viens de Londres.

— Pourquoi faire ? dit le chaudronnier N’êtes vous pas un petit filou ?

— Non.

— Ah ! vous ne voulez pas en convenir. Encore un non et je vous casse la tête ! »

Il fit avec la main qui était libre le geste de me frapper, puis il me regarda des pieds à la tête.

« Avez-vous sur vous le prix d’un pot de bière ? dit le chaudronnier ; en ce cas, donnez-le vite, avant que je vous le prenne. »

J’aurais certainement cédé si je n’avais pas rencontré le regard de la femme, qui me fit un signe de tête imperceptible, et je vis ses lèvres s’agiter comme pour me dire : Non. »

« Je suis très-pauvre, lui dis-je en essayant de sourire : je n’ai point d’argent.

— Allons ! qu’est-ce que cela signifie ? dit le chaudronnier en me regardant d’un air si farouche que je crus un moment qu’il voyait mon argent à travers ma poche.

— Monsieur… balbutiai-je.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit le chaudronnier, vous portez la cravate de soie de mon père. Ôtez cela, un peu vite,  » et il m’enleva la mienne en un tour de main, puis la jeta à la femme.

Elle se mit à rire, comme si elle prenait cela pour une plaisanterie, et me rejetant la cravate elle me fit un nouveau petit signe de tête et ses lèvres formèrent le mot : « Allez ! » Avant que je pusse obéir, le chaudronnier arracha la cravate de mes mains avec tant de brutalité qu’il me repoussa en arrière comme une feuille, la noua autour de son cou, puis se retournant en jurant vers la femme, la renversa par terre. Je n’oublierai jamais ce que j’éprouvai en la voyant tomber sur le pavé de la route, où elle resta étendue. Son bonnet était tombé de la violence dit choc, et ses cheveux étaient souillés de poussière. Quand je fus un peu plus loin je me retournai encore, et je la vis assise sur le bord du chemin, essuyant avec un coin de son châle le sang qui coulait de son visage, pendant qu’il la précédait sur la route.

Cette aventure m’effraya tellement, que depuis lors, des que j’apercevais de loin quelques rôdeurs de cette espèce, je retournais sur mes pas pour chercher une cachette, et j’y restais jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue ; cela se répéta assez souvent pour que mon voyage en fut sérieusement ralenti. Mais, dans cette difficulté comme dans toutes les autres difficultés de mon entreprise, je me sentais soutenu et entraîné par le portrait que Je m’étais tracé de ma mère dans sa jeunesse avant mon arrivée dans ce monde. C’était ma société au milieu du champ de houblon, quand je m’étendis pour dormir ; je la retrouvai à mon réveil et elle marcha devant moi tout le jour ; elle s’associe encore depuis ce temps dans mon esprit avec le souvenir de la grande rue de Cantorbéry, qui semblait sommeiller sous les rayons du soleil, et avec le spectacle des vieilles maisons, de la vieille cathédrale et des corbeaux qui volaient sur les tours. Quand j’arrivai enfin sur les sables arides qui entourent Douvres, cette image chérie me rendit l’espérance au milieu de ma solitude, et elle ne m’abandonna que lorsque j’eus atteint le premier but de mon voyage et que j’eus mis le pied dans la ville, le sixième jour depuis mon évasion. Mais alors, chose étrange à dire ! quand je me trouvai, mes souliers déchirés, mes habits en désordre, les cheveux poudreux et le teint brûlé par le soleil, dans le lieu vers lequel tendaient tous mes désirs, la vision s’évanouit tout à coup, et je restai seul, découragé et abattu.

Je demandai d’abord aux bateliers si quelqu’un d’entre eux ne connaissait pas ma tante, et je reçus plusieurs réponses contradictoires. L’un me disait qu’elle demeurait près du grand phare, et qu’elle y avait roussi ses moustaches ; un autre qu’elle était attachée à la grande bouée hors du port, et qu’on ne pouvait aller la voir qu’à la marée basse ; un troisième qu’elle était en prison à Maidstone pour avoir volé des enfants ; un quatrième enfin, que, dans le dernier coup de vent, on l’avait vue monter sur un balai et prendre la route de Calais. Les cochers de fiacre auxquels je m’adressai ensuite ne furent pas moins plaisants ni plus irrespectueux ; quant aux marchands, peu satisfaits de ma tournure, ils me répondaient généralement, sans écouter ce que je disais, qu’ils n’avaient rien à me donner. Je me sentais plus misérable et plus abandonné que pendant tout mon voyage. Je n’avais plus d’argent, ni rien à vendre ; j’avais faim et soif ; j’étais épuisé, et je me croyais aussi loin de mon but que si j’étais encore à Londres.

La matinée s’était écoulée pendant mes recherches, et j’étais assis sur les marches d’une boutique à louer au coin d’une rue, près da la place du Marché, réfléchissant sur la question de savoir si je prendrais le chemin des petites villes des environs, dont Peggotty m’avait parlé, quand un cocher de place qui passait par là avec sa voiture laissa tomber une couverture de cheval. Je la ramassai, et la bonne figure du propriétaire m’encouragea à lui demander, en la rendant, s’il savait l’adresse de miss Trotwood, quoique j’eusse fait déjà cette question si souvent sans succès qu’elle expirait presque sur mes lèvres.

« Trotwood ? dit-il, voyons donc. Je connais ce nom là. Une vieille dame ?

— Oui, un peu, répondis-je.

— Un peu roide d’encolure, dit-il en se redressant.

— Oui, dis-je, cela me paraît très-probable.

— Qui porte un sac, dit-il, un sac où il y a beaucoup de place… ; un peu brusque, et mal commode avec le monde ? »

Le cœur me manquait en reconnaissant l’exactitude évidente du signalement.

« Eh bien ! je vous dirai que si vous montez par là, et il montrait avec son fouet les falaises, et que vous marchiez tout droit devant vous jusqu’à ce que vous arriviez à des maisons qui donnent sur la mer, je crois que vous aurez de ses nouvelles. Mon avis est qu’elle ne vous donnera pas grand’chose ; tenez, voilà toujours un penny pour vous. »

J’acceptai le don avec reconnaissance, et j’en achetai un morceau de pain que je mangeai en prenant le chemin indiqué par mon nouvel ami. Je marchai assez longtemps avant d’arriver aux maisons qu’il m’avait désignées, mais enfin je les aperçus, et j’entrai dans une petite boutique où l’on vendait toutes sortes de choses, pour demander si on ne pourrait pas avoir la bonté de me dira où demeurait miss Trotwood. Je m’adressai à un homme debout derrière le comptoir, qui pesait du riz pour une jeune personne ; ce fut elle qui répondit à ma question en se retournant vivement :

« Ma maîtresse, dit-elle, que lui voulez-vous ?

— J’ai besoin du lui parler, s’il voua plaît, répondis-je.

— Vous voulez dire de lui demander l’aumône, répliqua-t-elle.

— Non certes, dis-je. Puis, me rappelant tout d’un coup qu’en réalité je n’avais pas d’autre but, je rougis jusqu’aux oreilles et gardai le silence. »

La servante de ma tante (du moins je supposais que telle était sa situation d’après ce qu’elle venait de dire) mit son riz dans un petit panier et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre, si je voulais voir où demeurait miss Trotwood. Je ne me le fis pas répéter, quoique je fusse arrivé à un tel degré de terreur et de consternation que mes jambes se dérobaient sous moi. Je suivis la jeune fille, et nous arrivâmes bientôt à une jolie petite maison ornée d’un balcon, avec un petit parterre, rempli de fleurs très-bien soignées, qui exhalaient un parfum délicieux.

« Voici la maison de miss Trotwood, me dit la servante. Maintenant que vous le savez, c’est tout ce que j’ai à vous dire. » À ces paroles elle rentra précipitamment dans la maison comme pour renier toute responsabilité de ma visite, et elle me laissa debout près de la grille du jardin, regardant tristement par-dessus, du côté de la fenêtre du salon ; on n’apercevait qu’un rideau de mousseline entr’ouvert, un grand écran vert fixé à la croisée, une petite table et un vaste fauteuil qui me suggéra l’idée que ma tante y trônait peut-être, en ce moment même, dans toute sa majesté.

Mes souliers étaient arrivés à un état lamentable. La semelle était partie par petits morceaux, et l’empeigne crevés et trouée sur toute la ligne n’avait plus figure humaine. Mon chapeau (qui, par parenthèse, m’avait servi de bonnet de nuit) était si bosselé et si aplati qu’une vieille marmite sans anses jetée sur un tas de fumier ne se serait pas trouvée flattée de la comparaison. Ma chemise et mon pantalon maculés par la sueur, la rosée, l’herbe et la terre qui m’avait servi de lit, étaient déchirés en lambeau, et pouvaient servir d’épouvantail aux oiseaux, pendant que j’étais là debout à la porte du jardin de ma tante. Mes cheveux n’avaient pas renouvelé connaissance avec un peigne depuis mon départ de Londres. Mon visage, mon cou et mes mains, peu habitués à l’air, étaient absolument brûlés par le soleil. J’étais couvert de poussière de la tête aux pieds, et presque aussi blanc que si je sortais d’un four à chaux. C’était dans cet état et dans le trouble que j’en ressentais que j’attendais pour ma présenter à ma terrible tante et pour faire sur elle ma première impression.

Rien ne bougeait à la fenêtre du salon ; j’en conclus au bout d’un moment qu’elle n’y était pas, je levai les yeux pour regarder la croisée au-dessus, et je vis un monsieur d’une figure agréable, au teint fleuri, aux cheveux gris, qui fermait un œil d’un air grotesque en me faisant de la tête, à deux ou trois reprises différentes, des signes contradictoires, disant oui, disant non, et qui finalement se mit à rire et s’en alla.

J’étais déjà bien assez embarrassé, mais cette conduite inattendue acheva de me déconcerter, et j’étais sur le point de m’évader sans rien dire pour réfléchir à ce que j’avais à faire, quand une dame sortit de la maison, un mouchoir noué par- dessus son bonnet ; elle portait des gants de jardinage, un tablier avec une grande poche et un grand couteau. Je la reconnus à l’instant même pour miss Betsy, car elle sortit de la maison d’un pas majestueux, comme ma pauvre mère m’avait souvent raconté qu’elle l’avait vue marcher dans notre jardin à Blunderstone.

«  Allez, dit miss Betsy en secouant la tête et en gesticulant de loin avec son couteau. Allez-vous-en ! Point de garçons ici ! »

Je la regardais en tremblant, le cœur sur les lèvres, pendant qu’elle s’en allait au pas militaire vers un coin de son jardin, où elle se baissa pour déraciner une petite plante. Alors sans ombre d’espérance, mais avec le courage du désespoir, j’allai tout doucement auprès d’elle et la touchai du bout du doigt :

« Madame, s’il vous plaît, commençai-je. »

Elle tressaillit et releva les yeux.

« Ma tante, s’il vous plaît…

— Hein ? dit miss Betsy, d’un ton d’étonnement tel que je n’ai jamais rien vu de pareil.

— Ma tante, s’il vous plaît, je suis votre neveu.

— Oh ! mon Dieu ! dit ma tante, et elle s’assit par terre dans l’allée.

— Je suis David Copperfield, de Blunderstone, dans le comté de Suffolk, où vous êtes venue la nuit de ma naissance voir ma chère maman. J’ai été bien malheureux depuis sa mort. On m’a négligé, on ne m’a rien fait apprendre, on m’a abandonné à moi-même et on m’a donné une besogne pour laquelle je ne suis pas fait. Je me suis sauvé pour venir vous trouver ; on m’a volé au moment de mon évasion, et j’ai marché tout le long du chemin sans avoir couché dans un lit depuis mon départ. » Ici mon courage m’abandonna tout à coup, et levant les mains pour lui montrer mes haillons et tout ce que j’avais souffert, je versai, je crois, tout ce que j’avais de larmes sur le cœur depuis huit jours.

Jusque-là, la physionomie de ma tante n’avait exprimé que l’étonnement ; assise sur le sable, elle me regardait en face, mais quand je me mis à pleurer, elle se leva précipitamment, me prit par le collet et m’emmena dans le salon. Son premier soin fut d’ouvrir une grande armoire, d’y prendre plusieurs bouteilles et de verser une partie de leur contenu dans ma bouche. Je suppose qu’elle les avait prises au hasard et sans choix, car je suis bien sûr d’avoir goûté d’enfilade de l’anisette, de la sauce d’anchois et une préparation pour la salade. Quand elle m’eut administré ces remèdes, comme j’étais dans un état nerveux qui ne me permettait pas d’étouffer mes sanglots, elle m’étendit sur la sofa, avec un châle sous ma tête, et le mouchoir qui ornait la sienne sous mes pieds, de peur que je ne salisse la housse, puis s’asseyant derrière l’écran vert dont j’ai déjà parlé et qui m’empêchait de voir son visage, elle déchargeait par intervalles l’exclamation de : « Miséricorde ! » comme des coups de canon de détresse.

Au bout d’un moment elle sonna. « Jeannette ! » dit ma tante. Quand la servante fut entrée, « montez faire mes compliments à M. Dick, et dites-lui que je voudrais lui parler. »

Jeannette eut l’air un peu étonnée de me voir étendu comme une statue sur le canapé (je n’osais pas bouger de peur de déplaire à ma tante), mais elle alla exécuter la commission. Ma tante se promena de long en large dans la chambre, ses mains derrière le dos, jusqu’à ce que le monsieur qui m’avait fait des grimaces de la fenêtre du premier étage entrât en riant.

« Monsieur Dick, lui dit ma tante, surtout pas de bêtises, parce que personne ne peut être plus sensé que vous quand cela vous convient. Nous le savons tous ; ainsi, pas de bêtises, je vous prie. »

Il prit à l’instant un air grave et me regarda d’un air que j’interprétai comme une prière de ne pas parler de l’incident de la fenêtre.

« Monsieur Dick, reprit ma tante, vous m’avez entendue parler de David Copperfield ? N’allez pas faire semblant de manquer de mémoire, parce que je sais aussi bien que vous ce qu’il en est.

— David Copperfield ? dit M. Dick, qui me faisait l’effet de n’avoir pas des souvenirs très-nets sur la question. David Copperfleld ? oh ! oui ! sans doute. David, c’est vrai !

— Eh bien ! dit ma tante ; voilà son fils : il ressemblerait parfaitement à son père s’il ne ressemblait pas tant aussi à sa mère.

— Son fils ? dit M. Dick, le fils de David ? est-il possible ?

— Oui, dit ma tante, et il a fait un joli coup ! il s’est enfui. Ah ! ce n’est pas sa sœur, Betsy Trotwood, qui se serait sauvée, elle ! » Ma tante secoua la tête d’un air positif, pleine de confiance dans le caractère et la conduite discrète de cette fille accomplie, à laquelle il ne manquait que d’avoir jamais vu le jour.

« Oh ! vous croyez qu’elle ne se serait pas sauvée ? dit M. Dick.

— Est-il Dieu possible ! dit ma tante. À quoi pensez-vous ? Je ne sais peut-être pas ce que je dis ? Elle aurait demeuré chez sa marraine, et nous aurions vécu très-heureuses ensemble. Où donc voulez-vous, je vous le demande, que sa sœur Betsy Trotwood se fût sauvée, et pourquoi !

— Je n’en sais rien, dit M. Dick.

— Eh bien ! reprit ma tante, adoucie par la réponse, pourquoi faites-vous le niais, Dick, quand vous êtes fin comme l’ambre ? Maintenant, vous voyez le petit David Copperfield, et la question que je voulais vous adresser, la voici : que faut-il que j’en fasse ? q

— Ce qu’il faut que vous en fassiez ? dit M. Dick d’une voix éteinte et en se grattant le front ; que faut-il en faire ?

— Oui, dit ma tante, en le regardant sérieusement et en levant le doigt. Attention ! il me faut un avis solide.

— Eh bien si j’étais à votre place… dit M. Dick, en réfléchissant et en jetant sur moi un vague regard, je… ce coup d’œil me sembla lui fournir une inspiration soudaine, et il ajouta vivement : je le ferais laver !

— Jeannette, dit ma tante en se retournant avec un sourire de triomphe que je ne comprenais pas encore ; M. Dick a toujours raison ; faites chauffer un bain ! »

Quelque intérêt que je prisse à la conversation, je ne pus m’empêcher, pendant ce temps-là, d’examiner ma tante, M.Dick et Jeannette, et d’achever cet examen par la chambre où je me trouvais.

Ma tante était grande ; ses traits étaient prononcés sans être désagréables, son visage, sa voix, sa tournure, sa démarche, tout indiquait une inflexibilité de caractère qui suffisait amplement pour expliquer l’effet qu’elle avait produit sur une créature aussi douce que ma mère, mais elle avait dû être assez belle dans sa jeunesse, malgré une expression de roideur et d’austérité. Je remarquai bientôt que ses yeux étaient vifs et brillants, ses cheveux gris formaient deux bandeaux contenus par une espèce de bonnet simple, plus communément porté dans ce temps-là qu’à présent, avec des pattes qui se nouaient sous le menton ; sa robe était gris-lavande et très-propre, mais son peu d’ampleur indiquait que ma tante n’aimait pas à être gênée dans ses mouvements. Je me rappelle que cette robe me faisait l’effet d’une amazone dont on aurait écourté la jupe ; elle portait une montre d’homme, à en juger par la forme et le volume, avec une chaîne et des cachets à l’avenant ; le linge qu’elle portait autour du cou et des poignets ressemblait beaucoup aux cols et aux manchettes des chemises d’hommes.

J’ai déjà dit que M. Dick avait les cheveux gris et le teint frais ; sa tête était de plus singulièrement courbée, et ce n’était pas par l’âge ; sa vue me rappelait l’attitude lies élèves de M. Creakle, quand il venait de les battre. Les grands yeux gris de M. Dick étaient à fleur de tête, et brillaient d’un éclat humide et étrange, ce qui, joint à ses manières distraites, à sa soumission envers ma tante, et à sa joie d’enfant quand elle lui faisait un compliment, me donna l’idée qu’il était un peu timbré, quoique j’eusse peine à m’expliquer comment, dans ce cas, il habitait chez ma tante. Il était vêtu comme tout le monde, en paletot gris et en pantalon blanc ; une montre au gousset et de l’argent dans ses poches ; il le faisait même sonner volontiers, comme s’il en était fier.

Jeannette était une jolie fille de dix-neuf à vingt ans, parfaitement propre et bien tenue. Quoique mes observations ne s’étendissent pas plus loin alors, je puis dire tout de suite ce que je ne découvris que par la suite, c’est qu’elle faisait partie d’une série de protégées que ma tante avait prises à son service tout exprès pour les élever dans l’horreur du mariage, ce qui faisait que généralement elles finissaient par épouser le garçon boulanger.

La chambre était aussi bien tenue que ma tante et Jeannette. En posant ma plume, il y a un moment, pour y réfléchir, j’ai senti de nouveau l’air de la mer mêlé au parfum des fleurs. J’ai revu les vieux meubles et soigneusement entretenus, la chaise, la table et l’écran vert qui appartenaient exclusivement à ma tante, la toile qui couvrait la tapis le chat, les deux serins, la vieille porcelaine, la grande jatte pleine de feuilles de roses atones, l’armoire remplie de bouteilles, et enfin, ce qui ne s’accordait guère avec le reste, je me suis revu couvert de poussière, étendu sur la canapé et observant curieusement tout ce qui m’entourait.

Jeannette nous avait quittés pour préparer le bain, quand ma tante, à ma grande terreur, changea tout à coup de visage et se mit a crier d’un air indigné et d’une voix étouffée :

«  Jeannette, des ânes ! »

Sur quoi Jeannette remonta l’escalier de la cuisine, comme si le feu était à la maison, se précipita sur une petite pelouse en dehors du jardin, et détourna deux ânes qui avaient eu l’audace d’y poser le pied, avec des dames sur leur dos, tandis que ma tante sortant aussi en toute hâte, saisissait la bride d’un troisième animal que montait un enfant, l’éloignait de ce lieu respectable et donnait une paire de soufflets à l’infortuné gamin chargé de conduire les ânes qui avait osé profaner cet endroit consacré.

Je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ma tante avait des droits bien positifs sur cette petite pelouse, mais elle avait décidé dans son esprit qu’elle lui appartenait, et cela lui suffisait. On ne pouvait pas lui faire de plus sensible outrage que de faire passer un âne sur ce gazon immaculé. Quelque occupation qui pût l’absorber, quelque intéressante que fût la conversation à laquelle elle prenait part, un âne suffisait à l’instant pour détourner le cours de ses idées ; elle se précipitait sur lui incontinent. Des seaux d’eau et des arrosoirs étaient toujours prêts dans un coin pour qu’elle pût déverser leur contenu sur les assaillants ; il y avait des bâtons en embuscade derrière la porte pour faire des sorties d’heure en heure ; c’était un état de guerre permanent. Je soupçonne même que c’était aussi une distraction agréable pour les âniers ou peut-être encore que les baudets les plus intelligents, sachant ce qui en était, prenaient plaisir, par l’entêtement qui fait le fond de leur caractère, à passer toujours par ce chemin. Je sais seulement qu’il y eut trois assauts pendant qu’on préparait le bain, et que dans le dernier, le plus terrible de tous, je vis ma tante engager la lutte avec un âne roux, âgé d’une quinzaine d’années, et qu’elle lui cogna la tête deux ou trois fois contre la barrière du jardin, avant qu’il eût eu le temps de comprendre de quoi il s’agissait. Ces interruptions me paraissaient d’autant plus absurdes, qu’elle était justement occupée à me donner du bouillon avec une cuiller, convaincue que je mourais véritablement de faim, et que je ne pouvais recevoir de nourriture qu’à très-petites doses. C’est alors que, de temps en temps, au moment où j’avais la bouche ouverte, elle remettait la cuiller dans l’assiette en criant : « Jeannette, des ânes ! » et repartait pour résister à l’assaut.

Le bain me fit grand bien. J’avais commencé à sentir des douleurs aiguës dans tous les membres, à la suite des nuits que j’avais passées à la belle étoile, et j’étais si fatigué, si abattu, que j’avais bien de la peine à rester éveillé cinq minutes de suite. Après le bain, ma tante et Jeannette me revêtirent d’une chemise, d’un pantalon appartenant à M. Dick, et m’enveloppèrent dans deux ou trois grands châles. Je devais avoir l’air d’un drôle de paquet, mais, dans tous les cas, c’était un paquet terriblement chaud. Je me sentais très-faible et très-assoupi, et je m’étendis de nouveau sur le canapé, où je m’endormis bientôt.

C’était peut-être un rêve, suite naturelle de l’image qui avait occupé si longtemps mon esprit, mais je me réveillai avec l’impression que ma tante s’était penchée vers moi, qu’elle avait écarté mes cheveux et arrangé l’oreiller qui soutenait ma tête, puis qu’elle m’avait regardé longtemps. Les mots : « Pauvre enfant ! » semblaient aussi retentir à mes oreilles, mais je n’oserais assurer que ma tante les eût prononcés, car à mon réveil elle était assise près de la fenêtre, à regarder la mer, cachée derrière son écran mécanique qui tournait à volonté sur son pivot.

Le dîner arriva tout de suite après mon réveil : il se composait d’un pudding et d’un poulet rôti ; j’étais assis à table, les jambes un peu retroussées sous moi-même, comme un pigeon à la crapaudine et ne les remuant qu’avec la plus grande difficulté. Mais, comme c’était ma tante qui m’avait ainsi emballé de ses propres mains, je n’osais pas me plaindre. Cependant j’étais extrêmement préoccupé de savoir ce qu’elle allait faire de moi, mais elle mangeait dans le plus profond silence, se bornant à me regarder fixement de temps en temps, et à dire « Miséricorde ! » ce qui ne contribuait pas à calmer mes inquiétudes.

La nappe enlevée, on apporta du vin de Xérès, et ma tante m’en donna un verre, puis elle envoya chercher M. Dick, qui arriva aussitôt et prit son air le plus grave quand elle le pria de faire attention à mon histoire, qu’elle me fit raconter graduellement en réponse à une série de questions. Durant mon récit, elle tint les yeux fixés sur M. Dick, qui sans cela se serait endormi, je crois, et quand il essayait de sourire, ma tante, le rappelait à l’ordre en fronçant les sourcils.

« Je ne puis concevoir de quelle fantaisie cette pauvre enfant a été prise d’aller se remarier, dit ma tante quand j’eus fini.

— Peut-être avait-elle de l’amour pour son second mari, suggéra M. Dick.

— De l’amour ! répéta ma tante. Que voulez-vous dire ? qu’est-ce qu’elle avait besoin de çà ?

— Peut-être, dit M. Dick d’un air malin, après un moment de réflexion, peut-être que ça lui faisait plaisir.

— Plaisir, en vérité répliqua ma tante ; un beau plaisir, vraiment, pour cette pauvre enfant, d’aller donner son petit cœur au premier mauvais sujet venu qui ne pouvait manquer de la maltraiter d’une façon ou d’une autre. Que voulait-elle de plus, je vous le demande ? Elle avait eu un mari. Elle avait trouvé David Copperfield, qui avait eu la rage des poupées de cire depuis son berceau. Elle avait un enfant (oh à eux deux ils faisaient bien la paire) quand elle mit au monde celui que voici, ce fameux vendredi soir ! Et que voulait-elle de plus, je vous le demande ? »

M. Dick secoua la tête mystérieusement comme s’il pensait qu’il n’y avait rien à répondre à ça.

« Elle n’a même pas pu avoir un enfant comme tout le monde, continua ma tante. Qu’a-t-elle fait de la sœur de ce garçon, Betsy Trotwood ? il n’en a seulement pas été question ! Tenez, ne m’en parlez pas ! »

M. Dick avait l’air très-effrayé.

«  Le petit médecin avec la tête de côté, dit ma tante, Chillip, je crois, un nom comme ça, qu’est-ce qu’il faisait là ? Il ne savait dire avec sa voix de rouge-gorge que son éternel « C’est un garçon ! » Un garçon ! Ah ! quels imbéciles que tous ces gens-là ! »

La vivacité de l’expression troubla extrêmement M. Dick et moi aussi, à dire le vrai.

« Et puis, comme si cela ne suffisait pas, comme si elle n’avait pas fait assez de tort à la sœur de cet enfant, Betsy Trotwood, reprit ma tante, elle se remarie, elle épouse un meurtrier[1] ou quelque nom comme ça, pour faire tort à son fils. Il fallait qu’elle fût bien enfant de ne pas prévoir ce qui est arrivé, et que son garçon irait un jour errer par le monde comme un vagabond, comme un petit Caïn en herbe ; qui sait ? » »

M. Dick me regarda fixement comme pour reconnaître si je répondais à ce signalement.

«  Et puis voilà cette femme avec un nom sauvage, dit ma tante, cette Peggotty qui se marie à son tour, comme si elle n’avait pas assez vu les inconvénients du mariage ; il faut qu’elle se marie aussi, à ce que raconte cet enfant. J’espère bien, au moins, dit ma tante en branlant la tête, que son mari est de l’espèce qu’on voit si souvent figurer dans les journaux, et qu’il la battra en conscience. »

Je ne pouvais supporter d’entendre ainsi attaquer ma chère bonne, ni qu’on fit des vœux de cette nature sur son compte. Je dis à ma tante qu’elle se trompait, que Peggotty était la meilleure amie du monde, la servante la plus fidèle, la plus dévouée, la plus constante qu’on pût rencontrer ; qu’elle m’avait toujours aimé tendrement et ma mère aussi, quelle avait soutenu la tête de ma mère à ses derniers moments, et qu’elle avait reçu son dernier baiser. Le souvenir des deux personnes qui m’avaient le plus aimé au monde me coupait la voix ; je fondis en larmes en essayant de dire que la maison de Peggotty m’était ouverte, que tout ce qu’elle avait était à ma disposition et que j’aurais été chercher un refuge chez elle, si je n’avais craint de lui attirer des difficultés insurmontables dans sa situation. Je ne pus aller plus loin et je cachai mon visage dans mes mains.

«  Bien, bien ! dit ma tante, cet enfant a raison de défendre ceux qui l’ont protégé. Jeannette, des ânes ! »

Je crois que, sans ces malheureux ânes, nous en serions venus alors à nous comprendre : ma tante avait posé la main sur mon épaule, et, me sentant encouragé par cette marque d’approbation, j’étais sur le point de l’embrasser et d’implorer sa protection. Mais l’interruption et le désordre que jeta dans son esprit la lutte subséquente, mit un terme pour le moment

à toute pensée plus douce ; ma tante déclara avec indignation à M. Dick que son parti était pris et qu’elle était déridée à en appeler aux lois de son pays et à amener devant les tribunaux les propriétaires de tous les ânes de Douvres ; cet accès d’ânophobie lui dura jusqu’à l’heure du thé.

Après le repas, nous restâmes près de la fenêtre dans le but, je suppose, d’après l’expression résolue du visage de ma tante, d’apercevoir de loin de nouveaux délinquants. Quand il fit nuit, Jeannette apporta des bougies, ferma les rideaux et plaça un damier sur la table.

« Maintenant, M. Dick, dit ma tante en le regardant sérieusement et en levant le doigt comme l’autre fois, j’ai encore une question à vous faire. Regardez cet enfant.

— Le fils de David ? dit M. Dick d’un air d’attention et d’embarras.

— Précisément, dit ma tante. Qu’en feriez-vous, maintenant ?

— Ce que je ferais du fils de David ? dit M. Dick.

— Oui, répliqua ma tante, du fils de David.

— Oh ! dit M. Dick, oui, j’en ferais… je le mettrais au lit !

— Jeannette, s’écria ma tante avec l’expression de satisfaction triomphante que j’avais déjà remarquée. M. Dick a toujours raison. Si le lit est prêt, nous allons le coucher. »

Jeannette déclara que le lit était prêt, et on me fit monter comme un prisonnier entre quatre gendarmes, ma tante en tête et Jeannette à l’arrière-garde. La seule circonstance qui me donnât encore de l’espoir, c’est que, sur la question de ma tante à propos d’une odeur de roussi qui régnait dans l’escalier, Jeannette répliqua qu’elle venait de brûler ma vieille chemise dans la cheminée de la cuisine. Mais il n’y avait pas d’autres vêtements dans ma chambre que le triste trousseau que j’avais sur le corps, et quand ma tante m’eut laissé là en me prévenant que ma bougie ne devait pas rester allumée plus de cinq minutes, je l’entendis fermer la porte à clef en dehors. En y réfléchissant, je me dis que peut-être ma tante, ne me connaissant pas, pouvait croire que j’avais l’habitude de m’enfuir, et qu’elle prenait ses précautions en conséquence.

Ma chambre était jolie, située au haut de la maison et donnait sur la mer, que la lune éclairait alors. Après avoir fait ma prière, mon bout de bougie s’étant éteint, je me rappelle que je restai près de la fenêtre à regarder les rayons de la lune sur l’eau, comme si c’était un livre magique où je pusse espérer de lire ma destinée, ou bien encore comme si j’allais voir descendre du ciel, le long de ses rayons lumineux, ma mère avec son petit enfant pour me regarder comme le dernier jour où j’avais vu son doux visage. Je me rappelle encore que le sentiment solennel qui remplissait mon cœur, quand je détournai enfin les yeux de ce spectacle, céda bientôt à la sensation de reconnaissance et de repos que m’inspirait la vue de ce lit entouré de rideaux blancs ; je me souviens encore du plaisir avec lequel je m’étendis entre ces draps blancs comme la neige. Je pensais à tous les lieux solitaires où j’avais couché à la belle étoile et je demandai à Dieu de me faire la grâce de ne plus me trouver sans asile et de ne jamais oublier ceux qui n’avaient pas un toit où reposer leur tête. Je me souviens qu’ensuite je crus, petit à petit, descendre dans le monde des rêves par ce sentier de lumière qui jetait sur la mer un éclat mélancolique.


  1. Murdstone. Murderer, meurtrier.