David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 127-139).

Je n’oublierai jamais cet anniversaire de ma naissance. Je passe sur les événements qui eurent lieu à ma pension, jusqu’à l’anniversaire de ma naissance, qui tombait au mois de mars. Je me souviens seulement que Steerforth était plus digne d’admiration que jamais. Il devait sortir de pension au semestre, sinon plus tôt, et il était plus aimé et plus indépendant que jamais, par conséquent plus aimable encore à mes yeux, mais je ne me souviens pas d’autres incidents. Le grand souvenir qui marque pour moi cette époque semble avoir absorbé tous les autres pour subsister seul dans ma mémoire.

J’ai même quelque peine à croire qu’il y eût un intervalle de deux mois entre le moment de mon retour en pension et le jour de mon anniversaire. Je suis bien obligé de le comprendre, parce que je sais que c’est vrai, mais sans cela je serais convaincu que mes vacances et mon anniversaire se sont suivis sans interruption.

Je me rappelle si bien le temps qu’il faisait ce jour-là ! Je sens le brouillard qui enveloppait tous les objets ; j’aperçois au travers le givre qui couvre les arbres ; je sens mes cheveux humides se coller à mes joues ; je vois la longue suite de pupitres dans la salle d’étude, et les chandelles fongueuses qui éclairent de distance en distance cette matinée brumeuse ; je vois les petits nuages de vapeur produits par notre haleine serpenter et fumer dans l’air froid pendant que nous soufflons sur nos doigts, et que nous tapons du pied sur le plancher pour nous réchauffer.

C’était après le déjeuner, nous venions de rentrer de la récréation, quand M. Sharp arriva et dit :

« Que David Copperfield descende au parloir ! » Je m’attendais à un panier de provisions de la part de Peggotty, et mon visage s’illumina en recevant cet ordre. Quelques-uns de mes camarades me recommandèrent de ne pas les oublier dans la distribution des bonnes choses dont l’eau nous venait à la bouche, au moment où je me levai vivement de ma place.

— Ne vous pressez pas tant, David, dit M. Sharp, vous avez le temps, mon garçon, ne vous pressez pas. »

J’aurais du être surpris du ton compatissant dont il me parlait, si j’avais pris le loisir de réfléchir, mais je n’y pensai que plus tard. Je descendis précipitamment au parloir. M. Creakle était assis à table et déjeunait, sa canne et son journal devant lui ; mistress Creakle tenait à la main une lettre ouverte. Mais de panier, point.

« David Copperfield, dit mistress Creakle en me conduisant à un canapé et en s’asseyant près de moi, j’ai besoin de vous parler, j’ai quelque chose à vous dire, mon enfant. »

M. Creakle, que je regardais naturellement, hocha la tête sans me regarder, et étouffa un soupir en avalant un gros morceau de pain et de beurre.

« Vous êtes trop jeune pour savoir comment le monde change tous les jours, dit mistress Creakle, et comment les gens qui l’habitent disparaissent. Mais c’est une chose que nous devons apprendre tous, David, les uns pendant leur jeunesse, les autres quand ils sont vieux, d’autres, toute leur vie. »

Je la regardai avec attention.

« Quand vous êtes revenu ici après les vacances, dit mistress Creakle après un moment de silence, tout le monde se portait-il bien chez vous ? » Après un nouveau silence, elle reprit : « Votre maman était-elle bien ? »

Je tremblais sans savoir pourquoi, et je la regardais fixement sans avoir la force de répondre.

« Parce que, dit-elle, je regrette de vous dire que j’ai appris ce matin que votre maman était très-malade. »

Un brouillard s’éleva entre mistress Creakle et moi, et pendant un moment elle disparut à mes yeux. Puis je sentis des larmes brûlantes couler le long de mon visage, et je la revis devant moi.

« Elle est en grand danger, » ajouta-t-elle.

Je savais déjà tout.

« Elle est morte. »

II n’était pas nécessaire de me le dire. J’avais déjà poussé le cri de désespoir de l’orphelin, et je me sentais seul au monde Mistress Creakle fut pleine de bonté pour moi. Elle me garda près d’elle tout le jour, et me laissa seul quelques instants ; je pleurais, puis je m’endormais de fatigue, pour me réveiller et pleurer encore. Quand je ne pouvais plus pleurer, je commençais à penser, et le poids qui m’étouffait pesait plus lourdement encore sur mon âme, et mon chagrin devenait une douleur sourde que rien ne pouvait soulager.

Cependant mes pensées étaient vagues encore, elles ne portaient pas sur le malheur qui accablait mon cœur, elles erraient à l’entour. Je pensais à notre maison fermée et silencieuse. Je pensais à mon petit frère qui languissait depuis quelque temps, m’avait dit mistress Creakle, et qu’on supposait près de mourir aussi. Je pensais au tombeau de mon père dans le cimetière près de notre maison, et je voyais ma mère couchée sous cet arbre que je connaissais si bien. Je montai sur une chaise quand je fus seul, pour regarder à la glace comme mes yeux étaient rouges et comme j’avais l’air triste. Je me demandai, au bout de quelques heures si mes larmes, qui s’étaient arrêtées, ne recommenceraient pas, quand j’approcherais de la maison, car on me faisait venir pour l’enterrement, et c’était un nouveau chagrin, en pensant à la perte que je venais de faire ; car je sentais, je me le rappelle, que j’avais une dignité à garder parmi mes petits camarades, et que mon affliction même m’imposait un décorum en rapport avec l’importance de ma position.

Si jamais un enfant fut atteint d’une douleur sincère, c’était bien moi. Et pourtant je me souviens que cette importance me donnait une certaine satisfaction, quand je me promenais dans le jardin pendant que mes camarades étaient en classe. Quand je les voyais me regarder furtivement par la fenêtre, je sentais comme de l’orgueil, et je marchais plus lentement, d’un air plus mélancolique. Quand l’heure de la classe fut passée, et qu’ils vinrent tous me parler, je me félicitai en moi-même de ne pas être fier avec eux, et de les accueillir tous absolument avec la même bienveillance qu’autrefois.

Je devais partir le lendemain soir, non par la diligence, mais par une voiture de nuit, appelée la Fermière, et destinée en général aux gens de la campagne, qui n’avaient à faire qu’un petit trajet sur la route. Je ne racontai pas d’histoires ce soir-là, et Traddles voulut absolument me prêter son oreiller. Je ne sais pas quel bien il pensait que cela pouvait me faire, puisque j’avais un oreiller à moi ; mais c’était tout ce que le pauvre garçon avait à me prêter, sauf une feuille de papier couverte de squelettes, qu’il me remit au moment de mon départ pour me consoler de mes chagrins, et contribuer un peu à rétablir la paix de mon âme.

Je quittai la pension le lendemain dans l’après-midi, ne me doutant guère que je n’y reviendrais jamais. Nous voyagions très-lentement et ce ne fut qu’à neuf ou dix heures du matin que j’arrivai à Yarmouth. Je cherchais des yeux M. Barkis, mais il ne parut pas, et je vis à sa place un gros petit homme, un peu poussif, à l’air jovial, déjà avancé en âge, vêtu de noir, avec des petits nœuds de ruban au bas de sa culotte courte, des bas noirs et un chapeau à larges bords ; il s’avança vers la portière de la voiture en appelant :

« Monsieur Copperfield ?

— Me voici, monsieur.

— Voulez-vous venir avec moi, mon jeune monsieur, s’il vous plaît ? dit-il en ouvrant la portière, et j’aurai le plaisir de vous mener chez vous. »

Je pris sa main, me demandant qui ce pouvait être, et nous arrivâmes à la porte d’une boutique dans une rue étroite. L’enseigne portait :

omer

Drapier, tailleur, marchand de nouveauté, fournit

les articles de deuil, etc.


C’était une petite boutique très-étroite, on y étouffait ; la pièce était remplie de vêtements de toutes sortes, confectionnés ou en pièces. Une des fenêtres était garnie de chapeaux d’hommes et de femmes. Nous entrâmes dans une petite chambre située derrière la boutique ; il y avait là trois jeunes filles qui travaillaient à des vêtements noirs ; il y en avait un paquet sur la table, et le plancher était couvert de petits chiffons noirs. Il y avait un bon feu dans la chambre, et une odeur étouffante de crêpe roussi. C’est une odeur que je ne connaissais pas encore ; je la connais maintenant.

Les trois jeunes filles, qui avaient l’air très-gai et très-actif, levèrent la tête pour me regarder, puis reprirent leur ouvrage. Elles cousaient, cousaient, cousaient. En même temps on entendait sortir d’un atelier situé de l’autre côté de la cour un bruit régulier de marteaux en cadence Rat-ta-tat. Rat-ta-tat. Rat-ta-tat, sans aucune variation.

« En bien ! dit mon guide à l’une des jeunes filles, où en êtes-vous, Marie ?

— Oh ! nous serons prêtes à temps, dit-elle gaiement sans lever les yeux. Ne vous inquiétez pas, mon père. »

M. Orner ôta son chapeau à larges bords, s’assit et soupira. Il était si gros qu’il fut obligé de pousser encore plus d’un soupir avant de pouvoir dire :

« C’est bon.

— Mon pète, dit Marie en riant, voua serez bientôt gros comme un muid.

— C’est vrai, ma chère ! je ne sais pas ce que ça veut dire, répliqua-t-il en y réfléchissant. Le fait est que j’en prends le chemin.

— C’est qu’aussi vous vivez bien, dit Marie, et vous ne vous faites pas de mauvais sang.

— Et pourquoi m’en ferais-je ? cela ne me servirait à tien, ma chère, dit M. Omer.

— Non, sans doute, répondit sa fille. Nous sommes tous assez gais, ici, grâce à Dieu, n’est-ce pas, mon père ?

— Je l’espère, ma chère, dit M. Omer. Maintenant que j’ai repris haleine, je vais prendre la mesure de ce jeune écolier. Voulez-vous venir dans la boutique, monsieur Copperfield ? »

Je passai devant M. Omer, qui m’en fit la politesse, et après m’avoir montré un ballot de drap « Extra-superfin, me dit-il, et trop beau pour faire des habits de deuil en toute autre occasion que pour la perte d’un père ou d’une mère, il prit ma mesure et écrivit dans un livre mes dimensions en tous sens. Tout en notant ces renseignements, il appela mon attention sur les objets qui remplissaient son magasin, et me montra des modes qui venaient de paraître et d’autres qui venaient de passer.

« C’est comme cela que nous perdons beaucoup d’argent, dit M. Orner ; mais les modes sont comme les humains, elles vous arrivent personne ne sait quand, ni comment, ni pourquoi et elles passent sans que personne sache davantage ni quand, ni pourquoi, ni comment ; sous ce rapport, c’est comme la vie, tout à fait la même chose. »

J’étais trop triste pour discuter la question, qui, d’ailleurs, aurait peut-être été au-dessus de moi, et M. Omer me ramena dans la chambre où travaillait sa fille, en respirant avec quelque peine en chemin.

Il ouvrit ensuite une porte qui donnait sur un petit escalier qui m’avait l’air d’un vrai casse-cou, et cria :

« Montez le thé, le pain et le beurre. »

Les rafraîchissements firent leur apparition sur un plateau, au bout d’un moment que j’avais passé à réfléchir, en écoutant la bruit des aiguilles dans la chambre et l’air qui résonnait sous les marteaux de l’autre côté de la cour. Ce déjeuner m’était destiné.

« Je vous connais depuis bien longtemps, mon petit ami, dit M. Omer après n’avoir examiné un moment sans que je fisse, pendant ce temps, grand tort au déjeuner : ces vêtements de deuil m’ôtaient l’appétit ; je vous connais depuis longtemps.

— Vraiment, monsieur ?

— Depuis que vous êtes né, dit M. Omer. Je puis même dire avant cette époque. J’ai connu votre père avant vous. Il avait cinq pieds six pouces, et son tombeau a vingt-cinq pieds de long.

— Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat, de l’autre côté de la cour.

— Son tombeau a vingt-cinq pieds de long, sans rabattre un pouce, dit M. Omer toujours plaisant. J’oublie si c’est lui ou elle qui l’avait ordonné.

— Savez-vous comment va mon petit frère, monsieur, demandai-je. »

M. Omer secoua la tête,

« Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat.

— Il est dans les bras de sa mère, dit-il.

— Oh ! le pauvre petit est-il mort ?

— Ne vous chagrinez pas plus que de raison, dit M. Omer ; oui, l’enfant est mort. »

Toutes mes blessures se rouvrirent à cette nouvelle. Je quittai mon déjeuner presque ans y avoir touché, et j’allai reposer ma tête sur une autre table dans un coin de la petite chambre. Marie enleva bien vite les habits de deuil qui la couvraient, de peur que mes larmes n’y fissent des taches. C’était une jolie fille, qui avait un air de bonté ; elle écarta doucement les cheveux qui me tombaient sur les yeux, mais elle était très-gaie de voir qu’elle avait presque fini son ouvrage, et d’être prête à temps ; et moi, c’était si différent !

L’air que chantaient les marteaux s’arrêta, et un jeune homme de bonne mine traversa la cour pour entrer dans la chambre où nous étions. Il avait un marteau à la main et sa bouche était pleine de petits clous, qu’il fut obligé d’ôter avant de pouvoir parler.

« Eh bien, Joram ! dit M. Omer, où en êtes-vous ?

— Tout est prêt, dit Joram ; j’ai fini, monsieur. »

Marie rougit un peu, et les deux autres jeunes filles se regardèrent en souriant.

« Comment, vous avez donc travaillé hier au soir, à la chandelle, pendant que j’étais au club ? Il le faut bien, ajouta M. Omer en fermant malicieusement un œil.

— Oui, dit Joram ; comme vous nous aviez dit que nous pourrions faire cette petite course si l’ouvrage était fini, Marie et moi… avec vous…

— Oh ! j’ai cru que voua alliez me laisser tout à fait de côté, dit M. Omer, en riant si fort qu’il se mit à tousser.

— Comme vous aviez dit cela, continua le jeune homme, j’y ai mis toute ma bonne volonté. Voulez-vous voir si vous êtes content ?

— Oui, dit M. Orner en se levant. Mon cher enfant, dit-il en se tournant vers moi, aimeriez-vous à voir le…

— Non, mon père, interrompit Marie.

— Je pensais que cela pourrait lui être agréable, ma chère, dit M. Orner ; mais peut-être avez-vous raison. »

Je ne puis dire comment je savais qu’ils allaient regarder le cercueil de ma chère, chère maman. Je n’avais jamais entendu faire un cercueil, je ne crois pas que j’en eusse jamais vu, mais cette idée était entrée dans mon esprit en entendant le bruit qui retentissait dans l’atelier, et quand le jeune homme entra, je savais bien la besogne qu’il venait de faire.

L’ouvrage était fini, les deux jeunes filles, dont je n’avais pas entendu prononcer le nom, brossèrent les bouts de fil et le duvet qui étaient attachés à leurs robes, et entrèrent dans la boutique pour la mettre en ordre et attendre les pratiques. Marie resta en arrière pour plier leur ouvrage et emballer le tout dans deux grands paniers. Elle était plongée dans cette occupation, à genoux et en chantant un petit air guilleret. Joram, son amoureux, cela était clair, entra sur la pointe du pied et lui déroba un baiser pendant qu’elle était ainsi occupée, sans s’inquiéter le moins du monde de ma présence ; il lui dit que son père était allé chercher la voiture, et qu’il allait se préparer en toute hâte. Il sortit ; alors elle mit son dé et ses ciseaux dans sa poche, piqua soigneusement une aiguille enfilée de fil noir sur le corsage de sa robe, ajusta son manteau et son chapeau avec le plus grand soin, en se regardant à une petite glace placée derrière la porte et dans laquelle je voyais se réfléchir son visage satisfait.

J’observai tout cela du coin de la table près de laquelle je m’étais assis, la tête posée sur ma main, en pensant à des choses très-diverses. La voiture arriva bientôt à la porte : on y plaça d’abord les paniers, moi ensuite, mes compagnons suivirent. C’était, autant qu’il m’en souvient, une espèce de carriole, ressemblant un peu aux voitures dans lesquelles on transporte les pianos, peinte de couleur sombre, et traînée par un cheval noir avec une longue queue. Il y avait amplement de la place pour nous tous.

Je ne sais pas si j’ai jamais éprouvé de ma vie (peut-être parce que j’ai plus d’expérience maintenant) un sentiment plus étrange que celui que j’éprouvais alors, en les voyant si heureux d’aller en voiture au sortir d’une pareille besogne. Je n’étais pas fâché, j’avais plutôt un peu peur, il me semblait que j’étais avec des créatures d’une autre nature que la mienne. Ils étaient très-gais. Le vieillard était assis sur la banquette de devant et conduisait ; les deux jeunes gens étaient assis derrière lui, et quand il leur parlait, ils se penchaient tous deux en avant, chacun d’un côté de son joyeux visage, en ayant l’air d’être tout à lui, les hypocrites ! Ils auraient voulu me parler, mais je restais dans mon coin, ennuyé de les voir se faire la cour, et troublé par leur gaieté qui n’était pourtant pas bruyante, m’étonnant presque de ce que Dieu ne les punissait pas de la dureté de leur cœur.

Quand ils s’arrêtèrent pour donner de l’avoine au cheval, ils burent, mangèrent et se divertirent, mais je ne pus toucher à rien, et je restai à jeun. En approchant de la maison, je descendis de la carriole par derrière aussi vite que je le pus, afin de ne pas me trouver en semblable compagnie devant ces fenêtres solennelles, fermées du haut en bas, qui avaient l’air de me regarder sans me voir comme des yeux d’aveugle jadis brillants et maintenant éteints. Oh ! j’aurais bien pu me dispenser de me demander à Salem-House si je retrouverais mes larmes en rentrant à la maison, je n’avais qu’à voir la fenêtre de ma mère devant moi, et à côté celle qui, dans des temps meilleurs, avait été la mienne.

Je me trouvai dans les bras de Peggotty avant d’arriver à la porte, et elle m’emmena dans la maison. Son chagrin éclata d’abord à ma vue, mais elle le dompta bientôt, et se mit à parler tout bas et à marcher doucement, comme si elle avait craint de réveiller les morts. J’appris qu’elle ne s’était pas couchée depuis bien longtemps. Elle veillait encore toutes les nuits. Tant que sa pauvre chérie n’était pas en terre, disait-elle, elle ne pouvait pas se résoudre à la quitter.

M. Murdstone ne fit pas attention à moi quand j’entrai dans le salon où il était assis auprès du feu, pleurant en silence et réfléchissant à l’aise dans son fauteuil. Miss Murdstone écrivait sur son pupitre, qui était couvert de lettres et de papiers ; elle me donna le bout de ses doigts, et me demanda d’un ton glacial si on avait pris ma mesure pour mes habits de deuil.

« Oui.

— Et vos chemises, dit miss Murdstone, les avez-vous rapportées ?

— Oui, mademoiselle, j’ai toutes mes affaires avec moi. »

Ce fut toute la consolation que m’offrit sa fermeté. Je suis sûr qu’elle avait un grand plaisir à déployer dans une pareille occasion ce qu’elle appelait sa présence d’esprit, son courage, sa force d’âme, son bon sens, et tout le diabolique catalogue de ses qualités désagréables. Elle était très-fière de son talent pour les affaires, et le prouvait pour le moment en réduisant toutes choses à une question de plumes et d’encre. Elle passa tout le reste de cette journée et les jours suivants devant ce même pupitre sans manifester aucune émotion, écrivant toujours avec une plume très-dure, parlant à tout le monde du même ton imperturbable, sans qu’un muscle de son visage se relâchât, sans que le son de sa voix s’adoucît un instant, sans qu’un atome de sa toilette se permit le moindre dérangement.

Son frère prenait parfois un livre, mais je ne le voyais jamais lire. Il ouvrait le volume et regardait devant lui comme s’il lisait, mais il restait une heure entière sans tourner la page, puis posait son livre et marchait de long en large dans la chambre. Je restais des heures entières assis, les mains croisées à le regarder et à compter ses pas. Il parlait très-rarement à sa sœur et ne m’adressait jamais la parole. Il n’y avait que lui… et les pendules qui fussent en mouvement dans le repos solennel de la maison.

Je vis à peine Peggotty pendant les jours qui précédèrent l’enterrement ; seulement, en montant et en descendant l’escalier, je la trouvais toujours tout près de la chambre où reposaient ma mère et son enfant, et le soir elle venait dans la mienne, où elle restait auprès de mon lit jusqu’à ce que je fusse endormi. Un jour ou deux avant les funérailles, à ce que je peux croire, car je sens que je dois confondre les temps dans cette triste époque où rien ne rompait la monotonie de mon chagrin, Peggotty me mena dans la chambre de ma mère. Je me souviens seulement que, sous un linceul blanc dont le lit était couvert avec une grande propreté et une grande fraîcheur tout autour, je crus voir reposer en personne le silence solennel qui régnait dans la maison, et quand elle voulut relever doucement le drap, je criai : « Oh ! non ! oh ! non ! » et je retins sa main.»

L’enterrement aurait eu lieu hier qu’il ne serait pas plus présent à mon esprit. L’apparence du salon, au moment de mon entrée, l’éclat du feu, le vin qui brillait dans les carafes, la forme des verres et des assiettes, le parfum des gâteaux, l’odeur de la robe de miss Murdstone, et nos vêtements de deuil, rien n’y manque. M. Chillip est là et vient me parler.

« Et comment va monsieur David ? me dit-il avec bonté.

Je ne pouvais pas lui répondre : « Très-bien. » Je lui donne la main, et il la retient dans les siennes.

« Allons ! dit M. Chillip avec un doux sourire et les larmes aux yeux, voilà nos petits amis qui vont grandir autour de nous. Nous ne les reconnaîtrons bientôt plus. De grands progrès, il me semble, mademoiselle, continue-t-il en s’adressant à miss Murdstone.

Miss Murdstone ne répond que par un froid salut, elle fronce les sourcils ; M. Chillip, un peu décontenancé, va s’asseoir dans un coin sans mot dire et m’emmène avec lui.

Je remarque ce fait, parce que je remarque tout, mais sans prendre le moindre intérêt à ce qui m’arrive, depuis que je suis de retour à la maison. Les cloches commencent à sonner, et M. Omer vient avec un autre homme faire les derniers apprêts. Peggotty m’avait raconté autrefois que les invités pour le convoi de mon père s’étaient réunis jadis dans la même chambre pour le conduire au même tombeau.

Il y a M. Murdstone, notre voisin M. Gayper, M. Chillip et moi. Quand nous sortons de la maison, les porteurs sont dans le jardin avec leur fardeau, et ils marchent devant nous le long du sentier, sous les ormes ; ils passent par la grille et entrent dans le cimetière où j’ai si souvent entendu chanter les oiseaux pendant l’été.

Nous entourons le tombeau. Le jour me paraît différent des jours ordinaires, il me semble que le ciel n’a plus la même teinte, il est plus sombre. Il y a un silence solennel que nous avons apporté de la maison avec ce qu’il y a dans la bière, et pendant que nous sommes debout, la tête nue, j’entends résonner la voix du pasteur qui dit distinctement : « Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur.  » Puis j’entends des sanglots et je vois un peu à part, dans la foule des curieux, cette bonne et fidèle servante, qui est ce que j’aime le mieux sur la terre, et à qui je suis convaincu, dans ma joie d’enfant, que le Seigneur dira un jour : « Je suis content. »

Il y a beaucoup de visages de ma connaissance, des visages que je reconnais pour les avoir vus à l’église pendant que je regardais de tous les côtés, des visages de gens qui avaient connu ma mère quand elle était arrivée au village dans tout l’éclat de sa jeunesse. Je ne fais pas attention à eux, je ne pense qu’à mon chagrin, et pourtant je vois et je reconnais tout le monde, même Marie qui est dans le fond, occupée à lancer des œillades à son fiancé qui est tout près de moi.

C’est fini, la terre est rejetée dans la fosse, et nous reprenons le chemin de la maison qui se dresse devant nous ; elle est toujours jolie, elle n’a pas changé, mais elle est tellement unie dans mon esprit aux souvenirs de mon nfance, de tout ce qui n’est plus, que mon chagrin de tout à l’heure n’est plus rien en comparaison de celui que j’éprouve à sa vue. On m’emmène pourtant toujours ; M. Chillip me parle, et quand nous arrivons à la maison, il me fait boire un verre d’eau, puis je lui demande la permission de monter dans ma chambre, et il me dit adieu avec une douceur de femme.

Je répète que tout cela est pour moi un événement d’hier. Des faits plus récents m’ont échappé pour flotter vers ce rivage où s’accumule, pour reparaître un jour, tout ce qui a été oublié, mais ce jour de ma vie est devant moi comme un grand rocher debout dans l’Océan.

Je savais bien que Peggotty viendrait me rejoindre dans ma chambre. Le repos de ce jour ressemblait à celui du dimanche, c’est ce qu’il nous fallait à tous. Elle s’assit à côté de moi sur mon petit lit, en tenant ma main dans les siennes : tantôt elle la baisait tendrement, tantôt elle me caressait comme elle aurait pu consoler mon petit frère, et elle me raconta à sa manière tout ce qu’elle avait à me dire sur ce qui venait de se passer.

« Il y avait longtemps qu’elle n’était pas bien, dit Peggotty. Son esprit était tourmenté, elle n’était pas heureuse. Quand son enfant fut né, je pensais d’abord qu’elle allait se remettre, mais elle devenait au contraire plus délicate tous les jours. Avant la naissance de son enfant, elle aimait à rester seule, et alors elle pleurait ; quand elle eut son enfant, elle lui chantait si doucement qu’il me semblait une fois, en l’écoutant, que c’était une voix dans les airs, qui montait toujours vers le ciel.

« Elle était devenue plus timide et s’effrayait aisément ; une parole dure lui donnait un coup terrible, mais je dois dire qu’elle a toujours été la même avec moi. Ma pauvre chérie, elle n’a jamais changé pour sa vieille Peggotty ! »

Ici Peggotty s’arrêta et caressa doucement ma main pendant un petit moment.

« La dernière fois que je l’ai vue comme dans l’ancien temps, c’est le soir de votre arrivée, mon cher enfant. Le jour de votre départ elle me dit : « Je ne reverrai plus mon pauvre petit, je sens là quelque chose qui me le dit, et je sais que c’est la vérité. »

« Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour se soutenir, et bien des fois quand ils lui reprochaient son étourderie et son caractère insouciant, elle faisait semblant de croire que c’était vrai, mais il y avait longtemps que tout cela était passé. Elle n’avait jamais dit à son mari ce qu’elle m’avait dit, elle avait peur d’en parler à personne ; un soir pourtant, un peu plus de huit jours avant sa mort, elle lui dit : « Mon ami, je crois que je vais mourir. J’ai l’esprit en repos, maintenant, Peggotty, me dit-elle ce soir-là pendant que je la couchais. Il se fera tout doucement, pendant quelques jours, à cette idée-là, le pauvre homme, et puis, ce sera bientôt passé. Je suis bien fatiguée. Si c’est du sommeil, restez près de moi pendant que je vais dormir, ne me quittez pas ! Dieu bénisse mes deux enfants ! Dieu protège et garde mon pauvre garçon sans père ! »

« Je ne l’ai pas quittée depuis, dit Peggotty. Elle parlait souvent à ces gens d’en bas, le frère et la sœur, car elle les aimait, elle ne pouvait vivre sans aimer ceux qui l’entouraient, mais quand ils la quittaient, elle se retournait de mon côté comme si elle ne trouvait le repos qu’auprès de Peggotty, et ne s’endormait jamais autrement.

« La dernière nuit, dans la soirée, elle m’embrassa et me dit : « Si mon petit enfant meurt aussi, Peggotty, je vous prie de le mettre dans mes bras et qu’on nous enterre ensemble (c’est ce qu’on a fait, car le pauvre enfant n’a vécu qu’un jour de plus qu’elle). Que mon David nous accompagne à notre lieu de repos, dit-elle, et répétez-lui que sa mère, à son lit de mort, l’a béni mille fois. »

Un autre silenee suivit ces paroles, Peggotty me caressait toujours.

« La nuit était assez avancée, dit Peggotty, quand elle me demanda à boire, et, après avoir bu, elle me sourit d’un sourire si doux, ma pauvre chérie !


« Le jour commençait et le soleil se levait ; elle me dit alors, que M. Copperfield avait toujours été bon et indulgent pour elle, qu’il était doux et patient, et qu’il lui avait dit souvent, quand elle doutait d’elle-même, qu’un cœur aimant valait mieux que toute la sagesse du monde, et qu’elle le rendait bien heureux ! Peggotty, ma chère, ajouta-t-elle, approchez-moi de vous (elle était très-faible) mettez votre bras sous mon cou, dit-elle, et tournez-moi de votre côté : votre visage s’éloigne de moi, et je veux le voir. » Je fis ce qu’elle me demandait, et le temps était venu, David, où ce que je vous avais dit une fois est arrivé : elle a posé sa pauvre tête sur le bras de sa vieille et triste Peggotty, et elle est morte comme un enfant qui s’endort. »

Ainsi finit le récit de Peggotty. Depuis le moment où j’avais appris la mort de ma mère, le souvenir de ce qu’elle avait été récemment avait disparu de mon esprit. Je me la rappelai depuis ce moment comme la jeune mère de ma petite enfance, qui roulait ses belles boucles autour de ses doigts et qui dansait avec moi le soir dans le salon. Le récit de Peggotty au lieu de me rappeler les derniers temps de sa vie, confirma dans mon esprit la première image. C’est peut-être étrange, mais c’est vrai. Dans sa mort elle avait, à mes yeux, repris son vol vers sa paisible jeunesse ; tout le reste s’était effacé.

La mère qui dormait dans son tombeau était la mère de mon enfance ; la petite créature qui reposait dans ses bras pour toujours, c’était moi qu’elle avait jadis pressé ainsi contre son sein.