De Rotterdam à Copenhague, à bord du yacht à vapeur Saint-Michel

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De Rotterdam à Copenhague, à bord du yacht à vapeur « Saint-Michel »
Hetzel (vol. 2p. 229-300).

DE ROTTERDAM
À COPENHAGUE
à bord du yacht à vapeur « Saint-Michel. »

PAR PAUL VERNE




I


Arrivés de Deal à Rotterdam le 5 juin, après une rapide traversée de la côte anglaise à la Meuse, nous y étions encore le 10, retenus par le mauvais temps. Le vent du nord-ouest, soufflant avec violence, battait le littoral hollandais, et la mer était pour nous absolument impraticable. Il eût été en effet fort imprudent, avec notre steam-yacht Saint-Michel, malgré ses excellentes qualités nautiques et la perfection de sa machine, d’affronter les fureurs de la mer du Nord dans ces parages redoutables.

C’était aussi l’opinion de M. Harry Thomas Pearkop, Pilot for the Channel and the North sea, comme le porte sa carte, et qui se trouvait à bord… un peu malgré nous. Nous l’avions pris à Deal pour piloter le Saint-Michel, mais seulement hors des passes de la rade des Dunes, à cause de la brume, qui menaçait de se lever dans l’après-midi du 4 juin ; mais lui, avec cette ténacité propre à la race anglaise, toujours à l’affût de la livre sterling, avait fini par nous convaincre de son « indispensabilité » pour la campagne que notre yacht se préparait à entreprendre.

Singulière histoire que celle de ce « gentleman », montant à bord du Saint-Michel, malgré nos refus réitérés, et finissant par s’y implanter, en dépit de nos résistances.

Thomas Pearkop est un homme de taille moyenne, large de figure, large d’épaules, large de ventre, en un mot tout en largeur, bien planté sur ses larges pieds enfouis dans de larges souliers sans talons. La physionomie était avenante, œil bleu, nez droit, — un de ces nez qui semblent doués de propriétés optiques, — teint hâlé tirant sur le rouge-brique, barbiche au menton, sans favoris ni moustaches, — enfin une bonne figure de marin.

Thomas Pearkop parlait d’une voix claire, apte à dominer le brouhaha du vent, mais il ne connaissait pas deux mots de français. Heureusement, je savais assez d’anglais pour le comprendre.

« Mais nous n’avons pas besoin de vos services, Thomas Pearkop ! lui disais-je. Notre capitaine est parfaitement capable de nous conduire ! Il connaît la mer du Nord pour y être venu plus de vingt fois pendant ses trente ans de cabotage, et il ira de feux en feux tout aussi bien que le meilleur pilote de la rade des Dunes !

— Aoh, yes ! répondait le « gentleman », mais les courants, les bancs de sable, les brumes, les brumes surtout, si fréquentes dans cette saison d’été, et qui ne permettent de voir ni les feux ni la côte ! Comment ferez-vous ? Ah ! ajoutait-il avec mélancolie en levant au ciel ses gros yeux clairs, combien de capitaines, et des meilleurs, se sont perdus pour n’avoir pas voulu accepter mes services ! »

Alors arrivait la nomenclature des navires de toutes nations qui s’étaient jetés à la côte et s’étaient même perdus corps et biens pour avoir fait fi des lumières de cet homme indispensable dans tous les parages de la mer du Nord. Puis, c’était une exhibition d’innombrables certificats en danois, en russe, en italien, en allemand, auxquels nous ne comprenions pas un mot, sans compter une attestation en français, signée de M. E. Pérignon, propriétaire du steam-yacht Fauvette, et vice-président du Yacht-Club de France. Sous cette avalanche de bonnes et de mauvaises raisons, notre résistance faiblissait visiblement et enhardissait l’agresseur. Enfin, après une défense des plus honorables, il fallut capituler.

Nous acceptons donc l’offre de Thomas Pearkop, de conduire le Saint-Michel de Deal à Rotterdam.

Toutefois, le prix de pilotage dut subir une amputation bien douloureuse pour les intérêts du « gentleman » : il fut réduit, de quinze livres qu’il demandait d’abord, à huit livres, — soit près de cinquante pour cent de rabais !

C’est alors que, sur un signe de Thomas Pearkop, nous voyons apparaître au fond du canot qui l’avait amené, le sac en grosse toile cirée, ornée des trois initiales de son propriétaire, que tout pilote qui se respecte emporte invariablement avec lui. Mais quel sac, grand Dieu ! un mètre cinquante de haut sur cinquante centimètres de large, bourré jusqu’à la gueule, ficelé comme un saucisson, et tellement lourd qu’il fallut deux hommes pour l’embarquer. Je crus que, sous ce poids exceptionnel, le Saint-Michel, humilié, allait s’incliner comme une simple baleinière.



II


Avant de continuer la relation de ce voyage, si nos lecteurs veulent bien nous suivre dans nos pérégrinations à travers la mer du Nord et la mer Baltique, s’ils doivent trouver curieuses les observations que nous avons recueillies pendant notre campagne, il ne sera pas inutile de leur faire connaître en quelques mots le bâtiment sur lequel nous étions embarqués.

Le Saint-Michel, — auquel ses faibles dimensions semblent de prime abord interdire de trop lointaines excursions maritimes, — est un charmant yacht à vapeur, long de trente-trois mètres, ayant trente-huit tonneaux de jauge en douane, et soixante-sept tonneaux suivant les mesures du Yacht-Club de France, dont il porte en tête de mât le guidon tricolore à l’étoile blanche.

Construit à Nantes, en 1876, par la maison Jollet et Babin, il joint à une solidité à toute épreuve des qualités nautiques très remarquables, qui lui permettraient au besoin d’affronter le mauvais temps et de se tirer d’affaire s’il se trouvait mal pris. Au dire de Thomas Pearkop, il offrirait même, dans un coup de vent, et s’il lui fallait tenir la cape, plus de sécurité qu’un navire d’un tonnage plus considérable. Mais l’opinion du « gentleman » doit être accueillie avec réserve ; car, pour lui, un yacht « si petit » qui lui rapportait « si gros » en « si peu » de temps, devait naturellement approcher de la perfection. Bornons-nous donc à prendre note de sa bonne opinion ; mais fasse le ciel que nous ne soyons jamais obligé de la justifier par l’expérience !

Le Saint-Michel est un navire en fer, gréé en goélette, à cinq cloisons étanches, d’un type demi-fin, auquel sa machine de vingt-cinq chevaux de trois cents kilogrammètres, — soit plus de cent chevaux effectifs, — peut imprimer une vitesse de neuf nœuds à neuf nœuds et demi à l’heure. Cette vitesse, il est possible de la porter à dix nœuds et demi par l’adjonction de la voilure, qui est très importante et permet de transformer, au besoin, le yacht en bâtiment à voile, en débrayant l’hélice. Dans ces conditions, le Saint-Michel atteint encore, par bonne brise, une vitesse de sept à huit nœuds, et, s’il lui arrivait des avaries dans sa machine, il ferait encore très bonne figure comme voilier.

Mais la machine est absolument parfaite. Elle est du système « compound », à deux cylindres inégaux, à condenseur par surface, et a été dessinée par M. Normand, du Havre. Sortie des ateliers de MM. Jollet et Babin, elle leur fait le plus grand honneur.

Quant à la distribution intérieure du yacht, la voici : à l’arrière, un salon, auquel on accède par un escalier droit, ménagé entre une chambre de domestique et un autre cabinet indispensable ; de ce salon en acajou, dont les divans peuvent se transformer en couchettes, on passe dans la chambre à coucher, meublée de deux lits, toilettes, armoire et bureau en chêne blanc. Viennent ensuite la machine et la chaufferie, qui occupent la plus large partie du navire en son milieu. À l’avant, la salle à manger est desservie par un escalier à quart de révolution, qui descend entre la chambre du capitaine et l’office, et elle communique avec la cuisine au moyen d’un tour. Au delà de la cuisine, c’est le poste de l’équipage, qui compte six cadres de matelots. En somme, rien de plus gracieux que ce steam-yacht avec sa haute mâture inclinée, sa coque noire relevée d’un trait clair à sa flottaison et à sa lisse, ses claires-voies à barreaux de cuivre, ses capots de teck, et l’élégance des lignes qui se profilent du couronnement à l’étrave.


III


Tel est le Saint-Michel. Quant à son propriétaire, Jules Verne, chacun le connaît. Il n’appartient pas à son frère de faire son éloge. Je dirai seulement que ce travailleur infatigable finit quelquefois par se fatiguer. Le repos lui devient alors indispensable, et il ne le trouve nulle part aussi complet que sur son yacht, au milieu des agitations de la mer.

On croit généralement qu’il travaille, à bord ! Erreur ; il s’y repose et s’y refait pendant quelques mois. C’est d’ailleurs un convive solide, auquel le mal de mer est inconnu, un dormeur imperturbable, quelque temps qu’il fasse, et surtout un compagnon très gai et fort aimable. Mais je m’arrête, car un peu plus j’empiéterais sur un terrain qui m’est interdit. On pourrait peut-être m’accuser de partialité.

Le Saint-Michel, indépendamment de nombreuses excursions dans la Manche et sur les côtes de Bretagne, avait déjà fait deux voyages importants. En 1878, parti de Nantes, il emportait Raoul Duval, Jules Hetzel fils, mon frère et moi jusque dans les parages de la Méditerranée occidentale. Il visita Vigo, Lisbonne, Cadix, Tanger, Gibraltar, Malaga, Tétuan, Oran, Alger, et supporta vaillamment les quelques jours de mauvais temps dont cette navigation ne fut point exempte. Dire le charme qu’on éprouve à visiter dans ces conditions les admirables rivages de l’Espagne, du Maroc et de l’Algérie, c’est bien difficile. Il ne le serait pas moins de raconter les impressions du second voyage, qui eut pour but Édimbourg et la côte est de l’Angleterre et de l’Écosse. Peut-être mon frère publiera-t-il un jour les Mémoires du Saint-Michel, et cela ne pourra, j’espère, que contribuer au développement du goût du yachting en France.

Cette année, il s’agissait tout d’abord d’aller jusqu’à Saint-Pétersbourg, en passant par Christiania, Copenhague et Stockholm. Mais des considérations de diverses natures nous firent modifier cet itinéraire. Nous avions même renoncé à visiter les parages, de la Baltique, et si nous y sommes allés, cela tient à des circonstances absolument imprévues, ainsi qu’on le verra dans la suite de ce récit.

Le Saint-Michel est commandé par le capitaine Ollive, originaire de la petite île de Trentemoult, charmant coin de terre tout à fait à part, échoué en pleine Loire, en aval de Nantes, et qui, comme le bourg de Batz, a conservé ses mœurs spéciales. Maître au cabotage, ayant vingt-cinq ans de commandement, notre capitaine est un homme prudent, un bon marin, auquel on peut accorder toute confiance.

Maintenant, lorsque j’aurai dit que l’équipage, entièrement breton, se compose d’un mécanicien, de deux chauffeurs, d’un maître, qui est le fils du capitaine, de trois matelots, d’un mousse et d’un cuisinier ; quand j’aurai ajouté que nous étions à bord quatre passagers : Jules Verne, Robert Godefroy, avocat à Amiens, mon fils aîné et moi, le lecteur connaîtra parfaitement le yacht Saint-Michel et son personnel.


IV


Nous étions donc retenus à Rotterdam, attendant un changement de temps pour nous diriger directement sur Hambourg ; prix : onze livres, au lieu de dix-sept, qu’avait demandées Thomas Pearkop pour nous piloter jusqu’à l’entrée de l’Elbe. Le Saint-Michel était mouillé dans la Meuse, devant le beau parc qui termine de ce côté la verte ceinture dont cette jolie ville est entourée. Nous avions mis à profit les loisirs que nous laissait le vent de nord-ouest pour visiter la Haye, Amsterdam et leurs merveilleux musées, et nous étions encore éblouis de leurs splendeurs. En effet, il faut aller en Hollande pour connaître Rembrandt. Qui n’a pas vu la Ronde de nuit et la Leçon d’anatomie ne peut apprécier complètement le génie de ce grand peintre. De même pour la célèbre toile de Paul Potter, qui représente un taureau debout et une vache couchée.

L’impression qu’on ressent en présence de ces œuvres magistrales est d’autant plus surprenante, qu’elle se produit dans un milieu où se comptent en grand nombre des Rubens, des Van der Helst, des Van Dyck, des Murillo, des Hobbema, des Ruysdaël, des Teniers, des Breughel de Velours, etc., dont la réunion fait de ces musées un incomparable ensemble de chefs-d’œuvre. Malheureusement les locaux laissent beaucoup à désirer et sont peu dignes des hôtes qu’ils abritent. Comment des villes aussi riches et aussi artistes qu’Amsterdam et la Haye ne font-elles pas construire des musées plus en rapport avec leur goût pour les arts ?

Quant à ce que nous avons vu de la Hollande, à travers les vitres d’un wagon, ce n’a été qu’une simple échappée sur ses pâturages si verts, sur ses canaux tracés au tire-ligne, sur ses arrière-plans de moulins qui égayent l’horizon ; mais cela suffisait à justifier la boutade du poète Cavalier Butler :

« La Hollande tire cinquante pieds d’eau, la terre qui la compose est à l’ancre, on y est à bord. »

Cependant le temps pressait. Nous étions déjà au 11 juin. Impossible de différer de partir sans compromettre notre campagne. Il fallut se décider, bien que le vent fût toujours mauvais et que les pittoresques moulins de Rotterdam tournassent à briser leurs immenses ailes, étendues à cent pieds dans les airs.

Voici donc ce qui fut résolu : Aller à Anvers.

Or il est possible, sans prendre la mer, de se rendre à Anvers par les canaux qui unissent la Meuse à l’Escaut. On suit tantôt la rivière, tantôt un canal qui domine les larges prairies de deux mètres environ, et dans lequel on pénètre par des écluses supérieurement entretenues. Cette navigation, toute nouvelle pour nous, offrait un véritable intérêt, et c’est à ce parti que l’on convint de s’arrêter.

Après un dernier coup d’œil donné au baromètre, toujours immobile à 750 millimètres, et malgré les promesses de beau temps que prodiguait Thomas Pearkop, — à qui l’abandon du voyage de Hambourg pouvait faire perdre quelques livres, — le Saint-Michel part pour Anvers, à neuf heures du matin, bien que nous fussions décidés, si le temps s’améliorait, à reprendre notre premier projet.

Il faut douze heures à travers ce curieux pays pour arriver à la rive droite de l’Escaut. C’est une navigation qui se fait entre les grandes îles de la Zélande, Voorne, Goeree, Schouwen, Walcheren, ici dans un chenal étroit, là sur de véritables lacs qui semblent ne point offrir d’issue, et cela au milieu des gribannes, des gabares, des sloops, des goélettes, des steamers, dont ces eaux, tranquilles comme les vastes prairies qui les bordent, sont incessamment sillonnées.

La nuit se passa tranquillement à Ziericksee, à l’extrémité du second canal, et le lendemain, 12 juin, Thomas Pearkop vint nous réveiller, en annonçant un changement de temps. Comme le brave pilote avait donné cette bonne nouvelle cinq ou six fois déjà, nous étions devenus quelque peu incrédules à propos de ses pronostics. Mais, une fois sur le pont, il fallut se rendre à l’évidence : le baromètre avait remonté et le vent s’était calmé pendant la nuit. Nous renonçons alors à aller à Anvers, nous prenons une vue sommaire de l’Escaut, qui, en cette partie de son cours, m’a paru ressembler à la basse Loire ; puis, après avoir tourné à droite au lieu de tourner à gauche, nous faisons route pour Flessingue.

Un trou, ce Flessingue. La ville, d’un intérêt médiocre, est fort éloignée du port, qui, dit-on, deviendra considérable. Nous le souhaitons, et nous espérons qu’alors les négociants s’y montreront plus accommodants qu’ils ne l’ont été avec notre mécanicien.

Après avoir fait du charbon à un prix « redoutable », — il n’y a pas d’autre mot, — notre yacht quitte Flessingue. Son départ s’effectue vers cinq heures du soir ; les bouches de l’Escaut sont bientôt dépassées, et nous voilà en route pour Hambourg, sous la haute direction de Thomas Pearkop. Il était bien convenu que le Saint-Michel toucherait, en passant, à Wilhelmshaven, le grand port militaire allemand, qui se trouve dans le golfe de Jade, à l’entrée du Weser, et que nous désirions beaucoup visiter.

C’est un pilote de premier ordre que ce diable de Pearkop ! En dépit de ses cinquante ans, il a une vue, mais une vue invraisemblable ! La nuit comme le jour, il aperçoit les phares, les balanciers ou « light-boats », les navires, la terre, un bon quart d’heure avant tout le monde. Et puis, ce fameux sac, ce sac légendaire, renferme des cartes, des plans, des instructions et surtout, une lorgnette ! Dieu, quelle lorgnette ! Elle provient, paraît-il, d’un grand navire norvégien, naufragé sur le banc de Godwin, à l’entrée de la Tamise. Tout le monde a péri, mais la lorgnette a été sauvée, et Thomas Pearkop ne la céderait pas, dit-il, pour beaucoup de ces livres sterling, dont il est pourtant bien friand.

Quant à moi, si elle m’appartenait, je la donnerais pour rien ; peut-être même payerais-je pour qu’on m’en débarrassât, car je n’ai jamais rien pu distinguer, ni terre, ni feu, ni navire, ni bouée, ni balise, à travers cette lamentable épave.


V


En arrivant au large, c’est encore la brise nord-ouest qui souffle, un peu plus faible, il est vrai, mais suffisante pour nous préoccuper. Nous avions une longue route à faire sans port de relâche, sauf le Texel, au nord du Zuyderzée, dont l’entrée est extrêmement difficile. Une fois ce port dépassé, il faudra continuer quand même. La brise augmentait peu à peu, et il était à craindre qu’elle ne fraîchît beaucoup au lever du soleil. Dans ces parages peu profonds, — quinze à vingt brasses d’eau au plus, — la mer se lève facilement, elle devient courte, dure, et peut gêner un bâtiment aussi ras sur l’eau que le Saint-Michel’.

Nous pensions donc sérieusement à relâcher au Texel. Cependant, d’une part les répugnances de Thomas Pearkop, qui ne se souciait pas d’y entrer de nuit, de l’autre la hausse du baromètre nous décidèrent à continuer notre route. Au lever du soleil, ainsi que cela avait été prévu, la brise s’accrut sensiblement ; mais en même temps, elle hala le nord, ce qui valait mieux. Avec le vent du travers, le Saint-Michel, appuyé par sa grande voile, sa misaine, sa trinquette et son foc, atteignit bientôt une vitesse de dix nœuds. Le temps s’embellit encore dans la soirée, et vers neuf heures nous arrivions à l’entrée du golfe de Jade. Là, nous prîmes un pilote de Brème, dont la petite goélette battait la mer à l’entrée du golfe, et qui s’engagea à nous conduire à Wilhelmshaven, où notre yacht arriva vers minuit.

Ce port, exclusivement militaire, situe sur le côté ouest du golfe, est fermé par des portes sans écluse, qu’on ouvre à la pleine mer pour laisser entrer et sortir les navires. Or, nous ne savions trop quel accueil nous feraient les autorités de l’endroit, et si elles accorderaient l’entrée du port à un bâtiment français.

On s’étonnera peut-être que nous ayons eu le désir d’aller visiter quelques points de la côte allemande et précisément le port de Wilhelmshaven. Mais nous sommes de ceux qui pensent qu’il y a beaucoup à apprendre chez les peuples étrangers, — amis ou ennemis. D’ailleurs, en ce qui concerne l’Allemagne, notre parti était bien pris de garder la réserve que commandaient les circonstances.

Dès huit heures du matin, — 14 juin, — nous descendons à terre, mon frère et moi, pour faire les démarches nécessaires. Un monsieur en uniforme, comme tous ceux qui, à un titre quelconque, relèvent du gouvernement, nous reçoit et nous renvoie à Son Excellence l’amiral gouverneur de Wilhelmshaven, qui demeure à deux kilomètres de là. Escortés d’un planton raide comme un piquet, nous partons au pas accéléré pour l’hôtel du gouvernement. L’amiral fait dire qu’il ne peut recevoir avant dix heures. Sur notre insistance, afin de ne pas manquer l’heure de la marée, nous obtenons un ordre écrit pour le capitaine de port, M. Mœller, à la recherche duquel nous nous mettons immédiatement, accompagnés d’un second planton, plus raide encore que le premier.

Après une demi-heure de recherches, voilà enfin le capitaine Mœller, en uniforme, le sabre au côté. Notre planton s’avance vivement vers lui, s’arrête à trois pas, immobile, les talons joints, la main gauche à la casquette, et de la main droite tendant au capitaine l’ordre écrit de l’amiral.

Si j’insiste sur ces détails, c’est qu’ils présentent un des côtés originaux de l’organisation militaire de ce pays. Tous ces mouvements furent exécutés mécaniquement, avec une régularité absolue, qui montre à quel point les règles de la discipline et la crainte du supérieur sont gravées dans l’esprit de l’inférieur. Je n’oublierai jamais ce soldat immobile, attendant un signe de son chef pour quitter sa position, et gardant ensuite une attitude de respect. Ces sentiments existent à tous les degrés de l’échelle hiérarchique de l’armée allemande.

Le capitaine Mœller nous accorda immédiatement l’entrée du port ; des ordres furent donnés, et, à une heure, le Saint-Michel était amarré dans le premier bassin.

Wilhelmshaven est un port de création toute récente ; il date de quinze ans, c’est-à-dire de l’époque où fut accomplie l’annexion du Schleswig-Holstein à la Prusse.

C’est le seul établissement militaire que possède l’Allemagne sur la mer du Nord. Aussi est-il l’objet de travaux considérables, qui en feront avant peu une place de premier ordre.

Sa situation au fond de la Jade le met à l’abri d’un bombardement par mer.

Outre les ouvrages qui le protègent jusqu’à l’entrée du golfe, il a une défense naturelle très forte dans le golfe lui-même, qui deviendrait impraticable pour une flotte ennemie, une fois le balisage enlevé. Le chenal est sinueux, les courants sont très rapides, et, si les canonnières essayaient de remonter, elles se trouveraient exposées à un feu très violent, à courte distance, partant de nombreuses batteries de gros calibre qui commandent les passes, sans préjudice des torpilles.

Pour le moment, le port n’a qu’une entrée ; mais, dans deux ans, il en aura une seconde, à laquelle on travaille jour et nuit, et qui facilitera beaucoup les mouvements.

Il y a deux bassins, l’avant-port où s’était placé le Saint-Michel, et le port militaire proprement dit, au fond duquel s’élèvent les ateliers, se dessinent les cales de construction, se creusent les formes de radoub. Ce n’est pas public, et les étrangers n’y sont admis qu’avec un ordre écrit du gouverneur.

Nous désirions beaucoup visiter cette partie réservée. Aussi, vers deux heures, retournons-nous à l’hôtel du Gouvernement, afin d’obtenir la permission absolument indispensable.

Le vice-amiral gouverneur étant absent ; c’est au sous-gouverneur, le contre-amiral Berger, que notre demande s’adresse. Cet officier général s’empressa de nous accueillir. Il nous dit qu’il était heureux de voir un yacht français visiter le grand port militaire allemand et s’excusa de n’avoir pas pu nous recevoir dans la matinée.

Cet accueil faisait bien augurer du résultat de notre requête ; mais, arrivé à ce point délicat, l’amiral nous déclara qu’il ne pouvait accorder l’autorisation d’entrer dans l’arsenal sans en référer à Berlin par télégraphe, — ce qu’il offrait de faire à l’instant même. Nous le remercions de son offre, que nous déclinons. « Mais, à défaut de l’arsenal, ne peut-on visiter la frégate d’instruction pour les matelots canonniers, le Mars, qui est amarrée dans l’avant-port ?

— Oh ! cela, très volontiers, répond l’amiral. Je vais vous remettre ma carte, que vous ferez passer avec les vôtres à l’officier de service, et je ne doute pas que vous ne soyez bien reçus. Vous verrez les pièces de marine les plus modernes, et je vous recommande particulièrement la pièce de 0m,24, avec laquelle nous nous flattons de percer toutes les cuirasses, quelles qu’elles soient, à huit cents mètres de distance. »

Sur ce, nous saluons Son Excellence, et, un quart d’heure après, nous arrivons devant la frégate le Mars.

Cette frégate en fer, non cuirassée, est d’un type assez lourd ; mais elle convient très bien à sa destination. La batterie est élevée et se compose de tous les calibres actuellement en service dans la marine allemande, depuis le Krupp de 0m,08 jusqu’au Krupp de 0m,24, la pièce dont nous avait parlé l’amiral Berger.

En arrivant à bord, nous sommes reçus par le capitaine de frégate, commandant en second, qui parle bien notre langue, dont il semble connaître toutes les finesses. Il se met à notre disposition, et nous fait visiter son bâtiment avec beaucoup de bonne grâce. Le Krupp de 0m,24 attira spécialement notre attention. Comme tous les canons sortant de l’usine d’Essen, il est en acier fondu, sans doute renforcé par des frettes ; car, pour que son projectile puisse percer toutes les cuirasses à huit cents mètres, il faut qu’il soit animé d’une vitesse initiale très supérieure, et cette vitesse ne s’obtient qu’avec une charge de poudre relativement considérable.

Notre visite se termina au carré de l’arrière, où se trouvaient réunis quelques officiers du bord, que le commandant en second nous présenta. Tous parlaient couramment l’anglais et le français. Ils nous entretinrent d’un accident arrivé dernièrement à bord de leur frégate : un obus avait éclaté au moment où on allait l’introduire dans le canon ; huit hommes avaient été tués, sans compter une douzaine de blessés. Un canon Krupp avait aussi fait explosion à bord d’un autre navire, en y causant de grands désastres. Ces officiers parlaient de cela en gens peu soucieux de cacher leurs écoles. Ils auraient pu ajouter qu’un de leurs garde-côtes cuirassés avait failli couler à pic dernièrement en se défonçant, par une fausse manœuvre, contre la jetée de l’entrée de l’arsenal de Kiel, — accident dont il ne s’était trouvé aucune trace dans les journaux.

Le service est, paraît-il, très dur pour les officiers à bord du Mars. L’équipage est renouvelé en entier tous les deux mois, afin d’exercer à la manœuvre du canon le plus grand nombre de matelots possible. Pendant que la frégate est dans le port, on détache une équipe à bord d’une canonnière annexe pour aller tirer à la cible en rade. Au reste, constatons qu’à Wilhelmshaven on brûle beaucoup de poudre. Chaque jour les matelots et les troupes d’artillerie de marine sont envoyés au tir, auquel on accorde avec raison une très grande importance.

Vers quatre heures, nous prenons congé, après avoir remercié le commandant en second et les officiers de la frégate.


VI


Le lendemain matin, le Saint-Michel était en pression, prêt à sortir du port, au moment de la haute mer, afin de se diriger sur Hambourg, terme de notre voyage. Nous faisions déjà nos derniers préparatifs, quand un ingénieur des constructions navales vint à bord pour visiter le yacht. Il nous demanda où nous allions.

« À Hambourg, répond mon frère. Nous sommes trop en retard pour passer dans la Baltique, et il ne serait pas prudent d’affronter la côte du Jutland, qui n’est pas bonne.

— Alors, pourquoi ne passez-vous pas dans le canal de l’Eider, qui débouche dans la rade de Kiel ? reprend l’ingénieur. Vous éviterez ainsi de faire le tour du Danemark, et, après avoir traversé un pays ravissant, vous serez le surlendemain dans la Baltique.

— Mais, dis-je, nous ne demandons pas mieux. Seulement, n’y a-t-il pas plusieurs écluses dans ce canal, et le Saint-Michel n’est-il point trop long pour pouvoir y entrer ?

— Je ne le pense pas, répond l’ingénieur. Au reste, il est facile de s’en assurer. Quelle est la longueur de votre yacht ?

— Trente-six mètres avec le beaupré.

— C’est un peu long, en effet, messieurs. Néanmoins, il faut voir. Venez avec moi au bureau du port, où l’on nous donnera des renseignements très précis. »

En route, nous rencontrons un capitaine de corvette, qui est chargé du service des torpilles dans la Jade. L’ingénieur lui fait part de notre projet, et lui demande s’il le croit réalisable.

« Rien de plus simple, répond cet officier. Allons, si vous le voulez, à bord du petit steamer qui vient justement d’arriver de Kiel. J’ai là une chaloupe à vapeur prête à partir. Si vous voulez bien m’accompagner, nous allons être promptement fixés sur les dimensions des écluses. »

Cette offre obligeante fut acceptée, et, dix minutes après, nous étions à bord du bateau qui fait le voyage de Kiel à Wilhelmshaven, en passant par le canal de l’Eider.

En remarquant la construction presque aussi large que longue de ce steamer, — construction évidemment appropriée à la longueur des écluses, — je conservai peu d’espoir. Il n’était pas douteux pour moi que notre yacht ne fût plus long que les sas du canal.

Pendant que je communiquais mes craintes à mon frère, les officiers s’étaient fait apporter les cartes spéciales de l’Eider et mesuraient la longueur des écluses.

Après un débat assez long avec le capitaine du steamer, l’ingénieur déclare que nous pourrons probablement passer, mais que, du reste, on peut s’en assurer en mesurant exactement le Saint-Michel. Puis, la chaloupe à vapeur déborde, et nous revenons au port.

En débarquant, nous rencontrons un autre officier d’un grade élevé, à qui l’ingénieur explique notre embarras. Après les présentations d’usage, cet officier nous dit :

« Mais, messieurs, nous avons un moyen très simple de lever tous vos doutes. Il y a ici une canonnière qui est venue de Kiel à Wilhelmshaven par le canal. Nous allons, si vous le voulez bien, mesurer votre yacht de tête en tête, puis nous irons mesurer la canonnière, et vous saurez alors à quoi vous en tenir. »

C’est ce qui fut fait ; et, quelques instants après, le Saint-Michel était mesuré très exactement avec une ligne, depuis le bout du beaupré jusqu’au couronnement ; puis nous allons ensuite au quai, près duquel est amarrée la canonnière, qui, vérification faite, se trouve être de deux mètres plus longue que le Saint-Michel, beaupré compris.

Nous nous croyions désormais bien sûrs de notre affaire, et cependant, par excès de précaution, mon frère envoie au directeur du canal une dépêche donnant la longueur exacte du yacht, en le priant de nous faire savoir à Tonning si le passage est praticable ; puis, après avoir pris congé des officiers allemands, nous retournons à bord.

Une heure après, le Saint-Michel appareillait pour Tonning, petit port holsteinois situé à l’embouchure de l’Eider.

VII


Ici reparaît Thomas Pearkop et son arithmétique.

« Si vous voulez, dit-il, me donner deux livres de plus, je vous évite le pilotage du golfe de Jade, qui en coûtera cinq, et je vous sors de la rivière !

— Mais, Pearkop, répondis-je, le chenal n’est pas facile. Nous l’avons remonté de nuit ! Vous n’avez donc pas pu faire des remarques suffisantes ni voir la position des balises !

— Soyez tranquilles, messieurs, j’ai vu tout ce qu’il fallait voir et je réponds de tout. »

L’offre fut acceptée. Thomas Pearkop nous pilota parfaitement, en effet, et gagna ses deux livres en nous en épargnant trois.

Nous arrivons, le soir du 15 juin, au petit port de Tonning, pittoresquement découpé dans la rive droite de l’Eider, et, dès le lendemain matin, après avoir fait du charbon, nous demandons un pilote pour Rendsburg, — point où commence le canal proprement dit.

Mais ici, déception grave ! Une lettre du directeur du canal, en réponse à notre télégramme de Wilhelmshaven, disait que nous ne pouvions passer les écluses. Le yacht était trop long de trois mètres ! Que faire ?

« Eh bien, s’écrie mon frère, il ne sera pas dit que des Bretons ne se seront point entêtés contre un obstacle ! Le Saint-Michel est trop long ?… Coupons le nez du Saint-Michel, c’est-à dire son beaupré, et, s’il le faut, rognons l’écusson de son étrave !

— Soit, répondis-je, mais attendons que le yacht arrive à la première écluse ! »

Dès qu’on sut que nous voulions passer le canal de l’Eider, les discussions commencèrent entre les gens du pays, marchands, ou fournisseurs, que l’arrivée d’un yacht français avait attirés. La majorité prétendait que le passage était impossible. Nous laissons dire et nous partons pour Rendsburg, où nous arrivons vers six heures du soir.

La première partie du voyage se fait en remontant cette charmante rivière de l’Eider, qui est sûrement la plus sinueuse qu’on puisse imaginer. Ses méandres sont tellement capricieux qu’on revient fréquemment sur ses pas, et j’estime que pour se rendre de Tonning à Rendsburg, il faut parcourir au moins cent cinquante kilomètres, alors qu’en droite ligne il n’y en a pas quatre-vingts.

Le pays est plat mais très vert : beaucoup de pâturages, où chevaux, moutons et vaches, disséminés par centaines, s’en donnent à plein ventre. Quelques collines boisées de temps à autre, des fabriques, des fermes coiffées d’énormes toits de chaume, dont les murs de brique, très bas, sont relevés par les montants gris des fenêtres aux volets verts ; puis une ou deux petites villes, Frederikstadt, Erfde, Wittenbergen, enfouies dans les arbres. La rivière est fort creuse, mais le chenal n’est pas toujours libre, tant il y circule de caboteurs de toutes sortes, et plus particulièrement des galiotes, rouges, bleues, vertes, véritable « home » flottant de la famille du marinier, et dont la grande voile jaune se découpe vivement sur le paysage. Aussi, malgré l’habileté du pilote bolsteinois, le Saint-Michel toucha-t-il par le talon, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à le remettre à flot.

À Rendsburg, où nous arrivons à six heures du soir, se trouve la première écluse. Passerons-nous ? À première vue il est permis d’en douter. Le sas est si court ! Notre anxiété dura peu : au bout de deux minutes, le yacht est éclusé, mais si juste que, pour franchir les écluses suivantes, qui sont un peu plus courtes, il faudra nécessairement démonter le beaupré, — opération longue et délicate, que nous faisons sans plus tarder. Heureusement, il ne fallut pas sacrifier l’écusson de l’étrave.

Rendsburg, l’une des principales villes du Danemark avant l’annexion, est une place importante par sa situation. Déjà dans les anciens temps elle avait pu inscrire sur une de ses portes :

Eydora Romani terminus imperii.

Et, en effet, l’Eider avait été une des frontières que la conquête romaine n’avait pu franchir. Maintenant Rendsburg est le siège du 11e corps d’armée allemand. La ville n’offre pas beaucoup d’intérêt, mais les environs sont très pittoresques. Le parc est charmant, avec ses grands arbres dont les basses branches viennent tremper leurs feuilles dans l’Eider.

On ne se figure pas la splendeur de la végétation dans ces pays du Nord. Il semble que la nature, après son long sommeil de six mois d’hiver, se réveille plus ardemment. Elle s’empresse de se parer de sa verdure printanière, comme pour faire vite oublier les jours tristes et mornes de la saison rigoureuse. Les fleurs des champs n’attendent même pas que la neige soit fondue ; les bourgeons font éclater la mince couche de glace qui recouvre les branches réchauffées par la sève, et tout s’épanouit à la fois avec une vigueur qui manque à nos climats tempérés.

De Rendsburg jusqu’à la vaste baie de Kiel, c’est un véritable parc que l’on traverse, une sorte de Saint-Cloud, dont les arbres auraient deux cents pieds de haut, principalement des hêtres qui ont remplacé les chênes et les sapins de la période glaciaire. Ici l’Eider s’élargit en vastes bassins successifs aux eaux profondes et calmes, qui reflètent sans les altérer l’image de leurs rives pittoresques. Plus loin, la rivière se rétrécit et serpente en replis sinueux au milieu des grands arbres qui se rejoignent au-dessus et forment une voûte de ramure impénétrable aux rayons du soleil. Le yacht passe en glissant doucement sous ces ombrages mystérieux, entre les grosses balises de bois et le clayonnage des berges. Il semble aller vers l’inconnu. Autour de lui, tout n’est que feuillage, et la rivière disparaît dans un fouillis de verdure. Les roseaux s’inclinent devant notre soudaine apparition ; les plantes aquatiques, aux larges feuilles tranquilles, s’agitent un instant et disparaissent, comme prises d’une frayeur subite, dans les profondeurs de l’onde. Et, comme pour donner son cachet particulier à ce délicieux paysage, tandis que les chardonnerets s’échappent des buissons, les cigognes immobiles nous regardent passer sans crainte, s’enlèvent ensuite d’un vol rapide et vont se percher sur la cime des arbres ou sur le petit triangle vert qui s’écartèle au pignon des fermes.

Partis de Rendsburg à huit heures du matin, le 17 juin, après avoir passé devant le grand établissement pénitentiaire bâti en amont de la ville, nous arrivons à la rade de Kiel à cinq heures du soir. Nous avions dû franchir six écluses, deux ponts tournants de chemin de fer et quatre ou cinq ponts ordinaires à bascule. Ceux-ci sont d’une simplicité remarquable : deux hommes, un sur chaque rive, suffisent pour les manœuvrer en quelques secondes à l’aide d’un système de contrepoids bien compris.

Et que fait-on pendant que le yacht s’abaisse ou remonte avec les eaux du sas, suivant qu’il est d’un côté ou de l’autre du bief supérieur ? On se promène sur les chemins de halage, entretenus comme les allées d’un parc ; on s’y couche sous des ombrages si épais, que le soleil ne peut les percer. De jolies auberges, bâties à l’angle du chemin de halage, vous offrent leurs tables de bois peint sur lesquelles écume une bière excellente. Tout cela est gai, vif, propre, enchanteur.

Maintenant, comment, avec des écluses aussi justes pour le Saint-Michel, a-t-on pu faire passer la canonnière allemande, plus longue que lui de deux mètres ?

C’est à Rendsburg seulement que nous l’avons appris. L’inspecteur général du canal nous expliqua que, pour pouvoir écluser la canonnière, on avait dû allonger les sas en construisant des portes provisoires. Ce travail avait coûté gros, mais il s’imposait. C’était pendant la guerre. Les Allemands craignaient une attaque de la flotte française contre Wilhelmshaven, qui n’était pas en état de défense comme il l’est aujourd’hui. Aussi n’avaient-ils pas hésité à sacrifier les sommes nécessaires pour faire venir par le canal, puisque nous étions maîtres de la mer, les deux ou trois canonnières dont ils avaient besoin pour la défense de la place.

Sans doute, si nous avions connu ce détail avant de quitter Wilhelmshaven, nous n’aurions pas tenté l’aventure : il s’en est fallu de si peu pour que le Saint-Michel ne passât pas ! Vingt-cinq centimètres de longueur de plus, et il était obligé de rebrousser chemin, en faisant machine en arrière pendant plusieurs heures, faute de pouvoir éviter. C’eut été assurément un échec fort désagréable.

Ainsi que je l’ai déjà dit, l’Eider est extrêmement sinueux, sans compter qu’il est incessamment parcouru par des galiotes ou même par de petits bateaux à vapeur, chargés de touristes, musique en tête. Mais, depuis Rendsburg jusqu’à Kiel, il devient, sauf en quelques endroits, d’une étroitesse excessive. Cela rend les tournants beaucoup plus difficiles, et on ne peut mouvoir le yacht qu’en portant une amarre à terre, afin d’abattre rapidement. L’action du gouvernail ne suffit pas, et les navires un peu longs éprouvent dans ces coudes brusques de grandes difficultés ; aussi le gouvernement songe-t-il à faire un canal direct à grande section, qui admettrait les bâtiments de toutes dimensions, y compris les vaisseaux de guerre. Les deux ports militaires de Wilhelmshaven et de Kiel seraient mis ainsi en communication l’un avec l’autre et pourraient se prêter un mutuel appui.


VIII


Et Thomas Pearkop ? me demandera-t-on, que devenait cet excellent Thomas Pearkop ? L’avions-nous gardé à bord du Saint-Michel ? Et, en cas de réponse affirmative, que pouvait-il bien y faire, maintenant que ses lumières étaient devenues inutiles ?

La réponse est très simple : Oui, nous avions gardé le « gentleman ». Habitués à lui, à sa grosse face rouge si florissante, qui témoignait de l’excellent régime du yacht, sûrement il nous eut manqué. Faut-il dire aussi que, pour rester à bord, il avait proposé de nous ramener à Deal au rabais ! oui, au rabais : huit livres seulement !

À première vue, c’est invraisemblable ; mais, en y réfléchissant, on reconnaît un système financier profond, bien conçu, qui lui offrait une foule d’avantages :

1o Thomas Pearkop évitait ainsi la dépense, restée à sa charge, du paquebot de Tonning à Hambourg, et de Hambourg à la côte anglaise, point très important ; 2o il profitait de son séjour à bord du Saint-Michel pour apprendre le français. Mon Dieu, oui, et son moyen était même fort ingénieux. Il s’était lié intimement avec notre cuisinier, auquel il rendait de nombreux services : il pelait les carottes, lavait la salade, attendrissait les beefsteaks en les frappant, — ni trop, ni trop peu, — d’un bras qui aurait pu les pulvériser. De plus, accompagnant le chef au marché, il lui faisait toujours acheter les choses qu’il préférait, lui Pearkop, — du poisson surtout, pour lequel il professait un culte d’ancien pêcheur. S’il savait bien l’apprêter, il savait joliment le manger aussi !

Mais, dira-t-on, et le français ! de quel façon l’apprenait-il ? D’abord, quoiqu’il ne parlât ni le français, ni l’allemand, ni le danois, ni le hollandais, Thomas Pearkop servait d’interprète entre notre cuisinier, qui n’y entendait rien, et les divers fournisseurs du yacht. Comment il s’y prenait, je ne me charge pas de l’expliquer, je le constate.

En outre, ses rapports avec notre mousse étaient extrêmement fréquents :

« Mousse, un verre de vin ! »

« Mousse, un verre de bière ! »

« Mousse, un verre d’eau-de-vie ! »

« Mousse, un verre d’eau ! »

Mais plus rarement ce dernier.

Et comme cette conversation se renouvelait plusieurs fois par jour, Thomas Pearkop apprenait notre langue dans ce qu’elle a de plus essentiel pour un gosier anglo-saxon, et maintenait en même temps son estomac à un diapason excellent.

Prétendre que le « gentleman » savait le français à fond quand il nous quitta, ce serait peut-être aller un peu loin, mais il connaissait la manière de se faire servir un petit verre de n’importe quoi.

C’était là le fond de son vocabulaire, avec un mot nègre, bono, qu’il ne manquait jamais d’employer lorsqu’il était satisfait.


IX


La baie de Kiel, au fond de laquelle notre yacht, son beaupré remis en place, jeta l’ancre vers six heures du soir, est sans contredit l’une des plus belles et l’une des plus sûres qui existent en Europe. Dans ce large bassin, toutes les flottes du monde pourraient mouiller ou manœuvrer à l’aise. Kiel est à l’extrémité de la rade, un peu sur la droite, avec un arrière-plan de bois verdoyants. À gauche se trouve l’arsenal, complètement séparé de la ville, qui est entouré d’un mur fort élevé.

Ne voulant pas nous exposer, comme à Wilhelmshaven, à décliner l’offre que ne manquerait pas de nous faire le gouverneur de télégraphier à Berlin, nous étions décidés à ne voir de l’arsenal de Kiel que ce que chacun peut en apercevoir de l’extérieur. Mais, en montant sur les hauteurs qui le dominent de très près, il fut aisé de prendre une vue d’ensemble très suffisante. Outre des établissements assez nombreux, on pouvait compter quatre garde-côtes cuirassés à quatre cheminées, dont l’un était en réparation par suite de l’accident dont j’ai déjà parlé. Ces cuirassés m’ont paru armés de quatre gros canons en barbette sur une plate-forme centrale. Il y avait, en outre, plusieurs canonnières, portant à l’avant un canon de 0m, 24.

Nous espérions bien, en venant à Kiel, rencontrer sur la rade la flotte cuirassée allemande ; mais cet espoir fut malheureusement déçu. Il ne s’y trouvait alors qu’une frégate à vapeur en bois, l’Arcona, pointant le pavillon d’un vice-amiral.

Si j’ai bonne mémoire, c’est la frégate l’Arcona qui, en 1870, refusa le combat que la frégate française la Surveillante, puis, plus tard, la corvette la Belliqueuse, vinrent successivement lui offrir dans la rade de Funchall (Madère), où elle dut rester jusqu’à la fin de la guerre.

Kiel, vieille cité danoise, assez florissante autrefois, a beaucoup perdu de son importance commerciale depuis l’annexion, qui en a fait une ville allemande.

Particularité assez curieuse : le consulat français de Kiel a été supprimé depuis la guerre. On suppose que c’est afin d’empêcher les rapports qu’aurait pu faire cet agent sur les progrès de la marine de l’empire germanique. Par réciprocité, le gouvernement français a supprimé les consulats allemands de Cherbourg et de Toulon.

La baie de Kiel est entourée d’un cadre d’arbres superbes. Les ormeaux, les hêtres, les châtaigniers, les chênes y atteignent une hauteur vraiment surprenante, et la mer vient mourir à leurs pieds.

De nombreuses maisons de campagne s’élèvent sur les collines qui encadrent cette admirable baie, dont les divers points sont mis en communication par un service bien compris de petits bateaux à vapeur. Rien de plus gai, de plus frais, que ces habitations d’une architecture fantaisiste, qui se cachent sous les grands arbres, à la lisière même du littoral. Avant peu, sans doute, ce pays favorisé deviendra le rendez-vous de la haute société allemande. Ce serait le Brighton de l’Allemagne du Nord, mais un Brighton infiniment plus vert, plus ombreux, plus boisé que celui de la côte anglaise, qui, vu de la mer, se distingue surtout par une aridité regrettable.

Inutile de demander si la baie de Kiel a été soigneusement fortifiée. L’entrée, assez étroite, est commandée par des batteries formidables, qui croisent leurs feux à peu de distance. Le fameux canon que la Prusse avait envoyé à l’Exposition universelle de Paris, en 1867, — canon qui lançait un boulet de cinq cents kilogrammes, — est, paraît-il, placé sur un des bastions du goulot. Un bâtiment ennemi qui voudrait forcer la passe serait sûrement coulé en quelques minutes.

La ville est ouverte, mais il est question de l’entourer de forts détachés. Je crois même que les études sont commencées sur le terrain, et les travaux vont être menés rapidement.


X


Après être restés vingt-quatre heures à Kiel, nous partons, dans la soirée du 18 juin, mais sans prendre de pilote, afin de remonter au nord jusqu’à Copenhague.

Le capitaine Ollive avait alors repris la direction du Saint-Michel, et Thomas Pearkop passait, en conséquence, du rôle de « grande utilité » à celui de « grande inutilité ».

Ainsi que je vous l’ai déjà expliqué, il faisait autre chose que du pilotage, ou plutôt il essayait de faire autre chose, sans trop y réussir. Son instinct de marin, son amour du métier, reprenait malgré lui le dessus. Il s’occupait de la route, préparait la sonde, relevait le loch, fouillait l’horizon d’un œil toujours infaillible, continuait d’apercevoir les feux et la terre avant tout le monde, et, finalement, donnait son avis au capitaine, qui en profitait ou n’en profitait pas, à son gré.

La navigation de Kiel à Copenhague n’offre aucune difficulté ; seulement, elle demande une surveillance de tous les instants ; en effet, les terres du Danemark, îles ou continents, sont basses, et, dans certaines parties, le chenal est assez étroit.

Cette nuit fut splendide. Nous étions alors dans les plus longs jours de l’année et par cinquante-six degrés de latitude septentrionale. Aussi le soleil ne disparut-il sous l’horizon que fort tard dans la soirée. Mais comme il se fit prier ! Il semblait ne quitter qu’à regret le ciel resplendissant de ses feux. Avec un peu de poésie, mêlée de quelque mythologie, on aurait pu le croire jaloux de sa sœur Phœbé, qui montait, pale et timide, à l’horizon opposé, et attendait sa disparition pour régner en souveraine dans l’azur profond de la nuit.

Le ciel était alors embrasé comme par le reflet d’un immense incendie. Les nuages légers, qui escortaient l’astre du jour, devenaient d’un rouge tellement ardent que nos yeux avaient peine à en soutenir l’éclat. La mer roulait de l’or en fusion. Au milieu de cette débauche de lumière, un seul petit nuage boudeur, resté tout noir, formait avec ses flamboyants voisins un contraste vraiment curieux : il semblait être en pénitence. Sans doute Phœbus en eut pitié, car, avant de disparaître dans les flots, il l’inonda de ses plus chauds rayons et concentra longtemps encore sur lui les derniers reflets d’un crépuscule qui semblait ne plus pouvoir finir.

La lune avait désormais le champ libre pour jouir paisiblement des quelques heures que lui laissait le soleil. Nous la regardions monter lentement, quand une exclamation de mon frère vint détourner notre attention et reléguer Phœbé au second plan.

« Une comète ! s’écria-t-il. Voyez la belle comète ! »

Chacun se retourne aussitôt, et là, à quelques degrés au-dessus de l’Étoile polaire, juste au méridien inférieur, nous apercevons l’astre magnifique qui faisait à nos yeux charmés sa première apparition.

Grande fut notre surprise. Avant notre départ, on avait bien parlé d’une comète, mais les astronomes avaient eu soin de prévenir l’humble foule des mortels qu’ils ne la verraient pas dans notre hémisphère. Était-ce donc un nouvel astre, ou la comète déjà signalée s’était-elle moquée des affirmations de nos savants ?

Quoi qu’il en soit, nous admirions depuis quelques minutes sa forme élégante et la gracieuse courbure de sa queue, à travers laquelle on distinguait les étoiles, quand, soudain, un bruit formidable, celui d’une charrette lourdement chargée, enfin quelque chose d’effrayant, se fît entendre ! Une espèce d’avalanche semblait se précipiter sur le pont du yacht !

J’allais, je crois, crier : « Sauve qui peut ! », lorsque j’eus l’explication de ce phénomène singulier.

C’était tout simplement Thomas Pearkop qui accourait en rugissant : The comet ! the comet ! What a fine comet !

« Trop tard ! lui répondons-nous en gens heureux de prendre notre revanche, trop tard, beaucoup trop tard pour un « gentleman » qui possède d’aussi bons yeux et une si excellente lorgnette ! Pendez-vous, brave Pearkop, nous avons vu la comète avant vous ! »

Il ne se pendit pas, mais il s’en alla piteusement, l’oreille basse, légèrement vexé de nos plaisanteries.

Aussi l’entendit-on bientôt crier d’une voix un peu rageuse :

« Mousse, un verre d’eau-de-vie,… bien plein ! »

Ce « bien plein » annonçait d’abord un progrès marqué dans la langue française, et ensuite un véritable besoin de consolation, qui rendit à notre brave pilote toute sa belle humeur.


XI


Le lendemain matin, 19 juin, a sept heures, le Saint-Michel arrivait à l’entrée du Sund. Il faisait un calme plat. Pas un souffle de vent, pas une seule ride à la surface de la mer. Quelques centaines de mouettes poussaient de joyeux cris en rasant les eaux tranquilles. De nombreux navires attendaient, à l’ancre, que la brise se levât pour faire route. Plusieurs steamers, rayant l’horizon de leur long panache de fumée, indiquaient l’approche d’un grand port de commerce.

Vers dix heures, Copenhague commence à émerger de la brume, avec ses clochers, ses phares et les mâts des navires mouillés dans son port. Le Saint-Michel en était encore éloigné de dix à douze milles.

À cet endroit, le Sund ne mesure pas plus de trois à quatre brasses de profondeur. Les grands navires et les bâtiments de guerre, qui viennent de la mer du Nord dans la Baltique, ou vice versa, ne peuvent le traverser ; ils sont obligés de faire le tour de l’île de Zeeland et de passer par le Grand Belt ou par le Petit Belt.

La mer est ici d’une telle transparence qu’on en distingue facilement le fond. Des champs d’algues marines forment un tapis d’un vert foncé, sur lequel tranche vivement le vert plus clair des pousses nouvelles. Rien n’est plus charmant que de suivre, en se penchant au-dessus des lisses, les variations de la lumière sur cette végétation sous-marine, qui s’éclaire ou s’assombrit suivant la hauteur du fond. Parfois un poisson, effrayé de la brusque apparition de notre yacht, s’élance de sa retraite et illumine de ses reflets argentés les obscures profondeurs, dans lesquelles il va chercher un refuge. Par moments, il semble même y avoir si peu d’eau sous la quille du navire, qu’on pense malgré soi à un échouage possible ; mais ce n’est qu’une illusion produite par la limpidité de la mer.

Cependant, le yacht s’approche rapidement du port ; bientôt il dépasse les îlots fortifiés qui défendent la rade et les batteries rasantes de la citadelle des Trois-Couronnes. Après avoir salué de son pavillon la frégate amirale danoise mouillée sur rade, vers midi, le Saint-Michel est amarré dans le port marchand, en face de l’arsenal, au milieu des nombreux steamers chargés de passagers, qui font le service des diverses stations des côtes de Danemark et de Suède.


XII


Pendant huit jours, le Saint-Michel est resté à cette place et a reçu de nombreux visiteurs. Pour la première fois, sans doute, on voyait flotter le pavillon d’un yacht français sur ce canal de la Baltique qui sépare la ville en deux quartiers. Plusieurs journalistes vinrent à bord et nous donnèrent, sur le pays, sur ses mœurs, sur sa liberté civile et politique qui est absolue, des renseignements pleins d’intérêt. D’ailleurs, pendant les heures que nous ne passions pas à terre, il eût été difficile d’éprouver un seul instant d’ennui, tant est vif le mouvement du port : steamers pour le transport des passagers à tous les points des côtes danoises, suédoises ou norvegiennes, navires de commerce qui entrent à pleine voile ou se mettent à la traîne de petits remorqueurs de grande force, malles dont la cloche annonce le départ à toute heure du jour ou de nuit, il y a là une activité bien faite pour émerveiller les regards.

Je n’entreprendrai pas de décrire les musées de Copenhague, pas plus que je n’ai décrit ceux de Rotterdam, d’Amsterdam et de la Haye. D’autres l’ont fait, qui avaient plus que moi qualité pour le faire. Il faudrait une plume plus savante que la mienne pour révéler au lecteur les merveilles contenues dans le musée ethnographique, collection unique au monde de curiosités chinoises, japonaises, américaines, indiennes et groenlandaises, dans le Musée des Antiquités du Nord, dans celui de Rosenborg, qui reprend l’histoire des bijoux, des armes, des meubles, des tapisseries, où le premier l’a laissée, et dans celui de Thorwaldsen, vaste monument funéraire d’architecture étrusque, où se trouvent réunies toutes les œuvres du grand sculpteur danois dont il porte le nom.

Dans cette relation rapide, je n’ai voulu mettre, en lumière que les points peu connus, et plus principalement Wilhelmshaven, le canal de l’Eider et la baie de Kiel.

Je me bornerai à ajouter que, pendant notre visite au musée des Antiquités du Nord et au musée de Rosenborg, nous étions accompagnés par le chambellan Worsoë, ancien ministre de l’instruction publique à Copenhague, le véritable organisateur de ces merveilleuses collections. Ce savant aimable s’était mis à notre disposition pour nous montrer les trésors artistiques qu’il a réunis et classés avec le soin jaloux de l’homme passionné pour la science. Aussi notre visite, dans ces salles, qui ont chacune conservé leur physionomie du temps, depuis la Renaissance jusqu’à la Restauration, a-t-elle emprunté aux explications si claires qu’il nous a données, un intérêt absolument exceptionnel.

Copenhague, autrefois simple hameau de pêcheurs, où fut élevé un château-fort contre les pirates de la Baltique, était devenu la capitale du royaume Danois dès le milieu du quinzième siècle. Cette cité compte aujourd’hui près de quatre cent mille habitants. Depuis qu’on a abattu ses fortifications, la ville a pris un très grand développement, et, si elle continue à s’accroître si rapidement, elle absorbera bientôt presque toute la population du Danemark.

C’est maintenant une ville moderne, qui s’est dégagée des incendies de 1728 et de 1730, et du bombardement de 1808. Les quartiers nouveaux sont superbes, avec leurs larges boulevards et ces squares immenses où les eaux vives abondent. Le jardin de Tivoli, tracé précisément sur l’emplacement des anciennes fortifications, est un établissement sans rival au monde. C’est le rendez-vous de tous ceux qui veulent passer une agréable soirée, et son très artiste directeur, M. Bernard Oison, a justement mérité le succès qui a couronné ses efforts.

Rien de plus charmant, en effet, qu’une soirée à Tivoli, surtout les jours de grande kermesse. Le jardin est alors illuminé d’une façon ravissante ; la lumière, variée par des verres de couleur, ruisselle sous les grands arbres ; des barques, ornées de lanternes vénitiennes, circulent sur le petit lac intérieur ; pas un café, pas un théâtre, qui ne mette sa note dans cette fête des yeux ; le palais Turc semble avoir été transporté des rives du Bosphore en ce lieu enchanté, et un labyrinthe, établi sur les dessins de l’architecte français, Le Nôtre, mais considérablement agrandi par des perspectives lumineuses, vous retient prisonnier malgré vous, si vous ne possédez pas le fil d’Ariane.

Deux excellents orchestres font entendre tour à tour de la musique sérieuse et de la musique légère. Des théâtres avec ballets bien montés, des acrobates plus ou moins étonnants, offrent un spectacle varié et approprié à tous les goûts : vous n’avez que l’embarras du choix.

Enfin, pour ceux qui aiment les émotions d’une descente rapide, les montagnes russes, avec trois ressauts successifs, — et quels ressauts ; surtout le dernier ! — les montagnes russes vous procurent, pour soixante centimes, une angoisse d’une demi-minute. Par exemple, la première fois qu’on en essaye, on n’est pas plus tôt parti qu’on le regrette. Au premier ressaut, on voudrait bien s’en aller ; au deuxième, on pense à sa famille ; mais au troisième, le choc est tellement brutal, le wagonnet qui vous emporte semble si bien sortir des rails par suite de l’effrayante vitesse acquise, qu’on ferait volontiers son testament si, un instant après, un choc final n’indiquait la fin du supplice, en vous projetant dans les bras des employés placés là pour vous recevoir. On est arrivé !

Vous croyez peut-être qu’après cet horrible voyage on en a assez ? Pas du tout : on recommence.


XIII


Copenhague ne possède pas d’édifices dignes d’être remarqués. Toutefois la Bourse, bâtie par Christian IV, est une très ancienne construction en briques, d’un cachet particulier, que surmonte un clocheton fait avec les queues entrelacées de quatre monstres fantastiques. On peut citer aussi le château de Christianborg, qui est le siège de la diète ; le palais d’Amalienborg, dans le goût du dix-huitième siècle, où réside le roi ; le théâtre royal de Kongens-Nytorv, dont l’ordonnance est superbe, et le château de Rosenborg, élevé en 1607 dans le parc du même nom.

Après l’église Notre-Dame, dont le chœur est orné de treize statues de Thorwaldsen représentant le Christ et les apôtres, je dois mentionner plus spécialement l’église de Frelsers, située dans l’île d’Amager, de l’autre côté du port. Ce monument n’a aucune valeur architecturale ; mais un clocher fort élevé le domine, au sommet duquel on ne peut arriver que par une rampe extérieure s’enroulant en colimaçon autour de la flèche. Il faut avoir le cœur solide pour mener à bien cette ascension. Mon frère, dans son Voyage au Centre de la Terre, nous fait assister à une « leçon d’abîme » que le professeur Lidenbrock donne à son neveu Axel sur cette rampe vertigineuse.

Le jour où nous y sommes montés, mon fils et moi, le temps était très clair. La vue s’étendait fort loin, embrassant, du nord au sud, le Sund dans sa longueur ; mais il faisait une brise d’est carabinée, qui rendait toute observation difficile. Ce n’était pas trop de nos deux mains, accrochées au garde-fou, pour nous retenir et résister à la violente poussée du vent. Donc, impossible de nous servir de nos lorgnettes. Aussi ne pûmes-nous reconnaître le pavillon d’un bâtiment rapide à deux cheminées jaunes, qui arrivait sur rade de Copenhague et saluait de vingt et un coups de canon le pavillon danois flottant sur la citadelle.

En se tournant vers le nord, on aperçoit, à l’extrémité du Sund, la petite ville d’Elseneur. Entre Elseneur et Copenhague s’étend une immense forêt, aux arbres gigantesques, parsemée de nombreuses villas. C’est dans cette forêt, véritable faubourg de Copenhague, à laquelle conduit la belle promenade de Langelinie tracée sur le bord de la mer, que les riches familles danoises ont établi leurs résidence d’été. On s’y rend par des steamers qui desservent tous les points de la côte et accostent de longs « piers », sortes d’estacades de bois ou de fer, pittoresquement allongés sur la rade. C’est là une excursion charmante que nous comptions faire le lendemain, en allant, à Elseneur, visiter le château de Kronborg.

Ce château défend l’entrée septentrionale du Sund, et c’est dans cette vieille forteresse que Shakespeare a placé les grandes scènes de sa sombre tragédie d’Hamlet.

Mais, malgré l’intérêt que nous prenions à ce remarquable panorama, il fallait songer au départ ; la place n’était plus tenable : les rafales augmentaient de violence, et par moments le clocher semblait osciller sous leur puissant effort. Mon fils, moins aguerri que moi, commençait à souffrir de ce mouvement de trépidation, extrêmement pénible quand on le subit à cent mètres en l’air ; il verdissait à vue d’œil, comme s’il eût eu le mal de mer, son regard se troublait… il était temps de partir.

Nous, commençons donc à descendre. Si habitué que je fusse aux courses dans les montagnes, cette rampe, s’enfonçant en tire-bouchon dans le vide, produisait sur moi une impression désagréable. Sans être aussi vert que mon fils, j’étais déjà pâle, et il n’aurait pas fallu que la situation se prolongeât bien longtemps pour m’amener au même point que lui. Nous étions déjà descendus d’une douzaine de mètres, lorsque surgit tout à coup un obstacle inattendu.

Une dame de cinquante et quelques années, coiffée d’un immense chapeau rose et affublée d’une robe vert pomme, rappelant par sa coupe étriquée la forme gracieuse d’un fourreau de parapluie, barrait ce passage, étroit même pour une seule personne.

Cette dame, qui devait être Allemande, était suivie de ses onze enfants ! Oui, vous avez bien lu, de ses onze enfants, et qui vous dit qu’elle n’en eut pas d’autres.

La caravane qu’elle conduisait se terminait, à cinq ou six mètres plus bas, par un très gros monsieur, le mari sans aucun doute, suant, soufflant, ruisselant pour deux.

Que faire ? Le cas était épineux. Remonter, je ne le pouvais guère, sans m’exposer à recevoir l’orage. Le plus sage était évidemment d’avancer ; mais il fallait alors faire reculer toute cette smala, car il n’était pas possible de se croiser sur une pareille échelle.

C’était fort embarrassant. La mère jetait sur moi des regards furieux et semblait se préparer à la lutte. Son mari, qui, de l’arrière-garde, ne pouvait se rendre compte de la difficulté, poussait de sourds grognements et paraissait de très méchante humeur. Le mieux était donc de parlementer avec les nouveaux venus et d’essayer de les faire rétrograder.

« Nous ne pouvons pas reculer, madame, nous ne le pouvons pas ! dis-je d’un ton affirmatif.

— Mais, monsieur, répondit-elle dans un français germanisé que je parvins à comprendre, nous avons bien le droit…

— Sans doute… Mais, vous le savez, il y a des occasions où la force prime le droit, et nous sommes « forcés » de descendre ! »

Et, en même temps, je lui montrais la figure de plus en plus décomposée de mon fils.

Cela était tellement significatif, que, sans hésiter, la caravane recula en désordre. Ce fut aussitôt un sauve-qui-peut général. En vingt secondes, la rampe était libre, l’ennemi avait disparu, et nous descendions tranquillement les vingt mètres qui nous séparaient de l’escalier intérieur du clocher de Frelsers-Kirke.



XIV


Le lendemain matin, à sept heures, nous embarquions sur un paquebot à hélice, qui démarrait du grand quai de bois de Copenhague et partait pour Elseneur. Ces rapides steamers, uniquement destinés au service du littoral danois, offrent beaucoup de confortable aux passagers. Leurs salons sont vastes, bien décorés, et le « spardeck » qui occupe tout l’arrière permet aux touristes d’admirer à leur aise cette côte ravissante depuis Copenhague jusqu’à l’extrémité nord du détroit.

Elseneur est une petite ville de neuf mille habitants, à laquelle s’approvisionnent la plupart des navires engagés dans le Sund, et Dieu sait s’il en passe ! Il y a là un petit port pittoresque, qui fait pendant à celui d’Helsingborg, sur la côte suédoise, de l’autre côté du détroit.

Aussitôt débarqués, vers neuf heures et demie, la question du déjeuner est résolue dans l’hôtel d’Oresund, où nous sommes confortablement reçus ; puis, sans perdre un instant, nous allons visiter le château de Kronborg, qui est le grand attrait de cette excursion.

La chapelle est fort curieuse et mérite qu’on s’y arrête. De l’intérieur du château, il n’y a pas grand’chose à dire. Les nombreuses pièces qu’il renferme sont ornées de tableaux sans grande valeur. Mais la vue qu’on a des fenêtres, et surtout de la plate-forme de la tour carrée qui domine la forteresse est vraiment superbe.

Le Sund était alors sillonné en tous sens par des navires de toutes dimensions, galiotes, goélettes, trois-mât, bricks, steamers, les uns remontant, les autres descendant le détroit. J’estime à plus de cinq cents le nombre des bâtiments anglais, suédois, danois, norvégiens, qui se montraient à la fois sur ces eaux paisibles.

Ni la baie de Naples, ni l’entrée du Bosphore, ni le détroit de Messine, vu de Taormine, ne sont supérieurs en beauté à cette entrée du Sund. En face se profile la côte suédoise, avec quelques montagnes au fond, et la ville pittoresque d’Helsingborg au premier plan. Au nord, le Kattégat, aux eaux bleu d’azur, aux rivages capricieusement découpés, s’élargit brusquement par une baie profonde, qui s’arrondit vers l’ouest. Dans les autres directions, l’œil se repose sur la campagne si verte de ce beau pays. Impossible de rêver un ensemble plus harmonieux. Aussi est-ce à regret qu’il faut s’arracher à un pareil spectacle !

Mais, pour ne point manquer le bateau de Copenhague, il n’y avait pas une minute à perdre. Nous allions donc partir, lorsque apparut à l’horizon du Kattégat une masse de fumée, au-dessous de laquelle on pouvait distinguer de gros points noirs régulièrement espacés.

« Tiens, m’écriai-je, on dirait une escadre qui se dirige à toute vapeur vers le Sund !

— C’est sans doute l’escadre anglaise, répond Robert Godefroy. J’ai lu dans les journaux qu’elle a quitté Portsmouth pour Copenhague, sous le commandement du duc d’Édimbourg.

— Alors, me fit observer mon frère, le bâtiment rapide qui a salué hier, pendant que vous étiez au sommet du clocher de Frelsers-Kirke, c’était très probablement la mouche de l’escadre venant annoncer son arrivée à Copenhague.

— Ma foi, tant pis, dis-je à mon frère, nous manquerons le bateau, mais il faut voir les vaisseaux, anglais donner dans le Sund. »

Environ une heure après, l’escadre anglaise, forte de huit cuirassés, défilait devant Elseneur, chaque bâtiment à sa distance réglementaire, l’amiral en tête.

Ce spectacle valait bien une heure de retard.

À quatre heures, nous reprenions le bateau, qui, vers six heures, rentrait à Copenhague, en passant à quelque distance des vaisseaux anglais, mouillés au large de la citadelle, à cause de leur grand tirant d’eau.


XV


En arrivant à bord du Saint-Michel, la première personne qui se montre, c’est le « gentleman ». Il semblait nous attendre avec la plus grande impatience.

Comme il faisait très chaud, Thomas Pearkop s’était mis en bras de chemise et présentait ainsi un aspect tout nouveau. Son vaste pantalon à pont, de gros drap bleu, lui montant jusqu’aux aisselles, rappelait par sa longueur ceux que les parents prévoyants font faire à leurs enfants en train de grandir. Des bretelles en tapisserie rose, très courtes et brodées de fleurs bleues, retenaient cette culotte prodigieuse, dans laquelle, au moindre effort, le « gentleman » semblait devoir disparaître en entier. Des poches immenses, de véritables crevasses, s’ouvraient dans les flancs de cet édifice gigantesque, et leur gonflement indiquait la grande quantité d’objets de toutes sortes que recelait leur profondeur. Thomas Pearkop ignorait que nous revenions d’Elseneur. Sur sa bonne grosse figure perçait un vif sentiment d’orgueil. Aussi fut-ce avec une certaine solennité qu’il nous dit :

« Gentlemen, the british squadron ! You did not see the british squadron ?

— Oui ! lui répondis-je, oui, certainement, nous l’avons vue, l’escadre anglaise ! Vous êtes encore en retard comme pour la comète, mon brave pilote ! Mais, consolez-vous, ce n’est pas votre faute ! Vous ne pouviez pas apercevoir l’escadre avant nous, puisque nous étions à Elseneur quand elle a donné dans le Sund, et que…

— Cela devait être bien beau ! » s’écria Thomas Pearkop, sans me laisser achever, mais avec un tel sentiment d’envie et une si vive expression de regret de n’avoir pu assister à ce spectacle, que je cessai immédiatement mes plaisanteries devant cette explosion de patriotisme.

Assurément les Anglais ont quelques travers. Quel est le peuple qui n’en a pas ? Il faut cependant leur rendre justice : quand il s’agit de leur flotte, de leur armée, de leurs volontaires, du gouvernement de leur pays, il est impossible de les trouver ridicules, même dans leurs exagérations. La fibre patriotique, lorsqu’on les met sur ces sujets, vibre facilement chez eux, trop facilement peut-être, mais qui pourrait les en blâmer ?

Que leurs ministres se trompent, qu’ils commettent erreur sur erreur, jamais un Anglais n’en conviendra devant un étranger. Voyez leur presse, lisez leurs grands journaux, même ceux qui sont le plus hostiles au gouvernement, vous n’y trouverez pas d’articles grossiers, de factums injurieux, d’épithètes malsonnantes et malséantes. Le ton reste toujours courtois, et, s’il cessait de l’être, le journal perdrait promptement ses abonnés. Une longue et tranquille pratique de la liberté de la presse les a conduits à n’en jamais abuser.


XVI


Dès le lendemain de notre arrivée à Copenhague, nous avions été faire visite au ministre de France et au chancelier de la légation. Ils nous avaient reçus d’une façon fort aimable, et, sur notre invitation, avaient promis de venir à bord du Saint-Michel.

Le jour fixé, pensant qu’il serait agréable à nos hôtes d’aller se promener en rade, les feux avaient été allumés, et le Saint-Michel était en pression lorsqu’ils arrivèrent à bord.

Après une rapide visite au yacht, dont ils observèrent la bonne tenue et les excellentes dispositions, mon frère leur proposa d’appareiller, — proposition qui fut acceptée avec plaisir.

Sans perdre une minute, nos amarres furent larguées, et, un quart d’heure après, le Saint-Michel arrivait à quelques encablures du vaisseau amiral anglais Hercules.

Tous les bâtiments de l’escadre, sauf un seul, — je ne sais pour quelle raison, — avaient hissé le grand pavois. L’Hercules portait à son grand mât le pavillon royal d’Angleterre, qu’on arbore seulement dans les circonstances solennelles.

À côté, comme pour bien marquer le lien de famille qui unit le Danemark à la Grande-Bretagne, flottait le pavillon danois.

Le roi de Danemark était, en ce moment, l’hôte du duc d’Édimbourg. Christian XII rendait au fils de la reine d’Angleterre la visite que celui-ci lui avait faite la veille au château d’Amalienborg.

Pour peu que cette visite ne se prolongeât pas trop, nous allions donc assister au départ du roi, dont le yacht était mouillé à quelques encablures de l’Hercules et au salut royal que devait faire à cette occasion l’escadre anglaise.

C’est un salut fort important, surtout lorsque les bâtiments sont nombreux et armés de gros canons. Chaque vaisseau tire en même temps que l’amiral une salve de vingt et un coups, pendant que les matelots, debout dans les hunes et sur les vergues, poussent avec ensemble de vigoureux : Hip ! hip ! hip ! Hurrah !

Ce spectacle très intéressant est de plus extrêmement rare. C’était une véritable bonne fortune que de pouvoir y assister.

Bientôt le yacht du roi se met en mouvement et vient se placer à une demi-encâblure de l’Hercules, dont le Saint-Michel s’est rapproché, en se tenant un peu en arrière, tout près du cuirassé le Warrior.

Quelques minutes s’écoulent. Christian XII, accompagné du prince héritier et de plusieurs membres de la famille royale, paraît à la coupée de l’Hercules.

Le roi, après avoir serré la main au duc d’Édimbourg, descend dans son canot et se dirige vers son yacht, suivi de nombreuses embarcations portant les personnes de sa suite.

À ce moment, le ciel, jusqu’alors couvert, s’éclaircit. Un rayon de soleil perce les nuages et vient frapper les uniformes étincelants des officiers danois de l’escorte.

La tente de pourpre, recouvrant l’arrière du canot royal, paraît toute illuminée de reflets dorés, et les personnages qu’elle abrite semblent entourés d’une brillante auréole.

Par un contraste saisissant, les coques des vaisseaux anglais, massives et sombres, montrent à chaque sabord leurs puissantes pièces d’artillerie, terribles instruments de destruction ; mais, comme pour faire oublier cette note lugubre, les flammes et les pavillons de toutes les couleurs flottent dans un pêle-mêle chatoyant jusqu’à la pomme des mâts, et, se déroulant à la brise, jettent sur ce tableau grandiose la note gaie des jours de fête.

Mais, attention ! au coup de sifflet, les matelots anglais se sont rapidement répandus sur les vergues. Une sonnerie de clairon retentit. Les hip ! hip ! hip ! hurrah ! éclatent, stridents, poussés par les solides poitrines de John Bull, Une seconde sonnerie… et la salve commence.

En un instant, le Saint-Michel est enveloppé de fumée. Au calme qui régnait succède le vacarme le plus effroyable. Malgré les détonations de l’artillerie, les hip ! hip ! hip ! perçants des matelots anglais dominent comme un soprano aigu sur une basse profonde. Notre yacht était si près du Warrior, qu’à chaque coup de ses gros canons il tremblait jusqu’à sa quille, tandis que l’air, refoulé brutalement, venait nous frapper au visage, comme un souffle d’ouragan.

Cette impression n’est pas sans charme. On est d’abord un peu excité par ces violentes détonations ; mais on s’y fait promptement, on s’en grise, et l’on finit par les trouver encore trop faibles.

Dans ce concert monstre, impossible de découvrir la moindre idée musicale. Tout au plus perçoit-on une gamme peu étendue, formée par les différents calibres des pièces. Lorsque Richard Wagner aura épuisé toutes les ressources actuelles de l’orchestration, quand il aura fait fabriquer des instruments de cuivre tellement volumineux qu’il faudra se mettre une douzaine à souffler dedans pour en tirer un son, il trouvera peut-être dans les canons de trente, de cinquante et même de cent tonnes, des auxiliaires précieux. Ces instruments nouveaux lui seront d’autant plus utiles, que les auditeurs, devenus absolument sourds, applaudiront de confiance aux combinaisons harmoniques, quelquefois extravagantes, du maître allemand.

Mais c’est Thomas Pearkop qu’il fallait voir pendant cette cérémonie : il rayonnait ; les yeux lui sortaient de la tête, des sons inarticulés s’échappaient de sa vaste poitrine, et, un peu plus, il eût lancé des hip ! hip ! hip ! avec autant de vigueur que ses compatriotes.

Le digne homme était tellement heureux que, peut-être, — remarquez bien ma restriction, — peut-être, si, avant de quitter le port, nous lui avions tenu ce langage :

« Pearkop, l’escadre anglaise, votre escadre dont vous êtes si fier, va faire le salut royal à Sa Majesté le roi de Danemark ! Nous allons assister à cette magnifique cérémonie ; mais, comme nous trouvons votre note de pilotage, — trente livres ! — un peu salée, nous ne vous emmènerons en rade que si vous consentez, ici même, à réduire ladite note à vingt livres, et c’est encore bien payé ! Si vous refusez, vous allez descendre à terre pendant notre excursion et vous ne serez pas de la fête !… Choisissez ! »

Eh bien, assurément, étant donnés son patriotisme, le juste orgueil que lui inspirait la vue de son escadre, l’admiration qu’il éprouvait pour ses cuirassés, il aurait hésité, marchandé, et, finalement, il eût été capable de… Non, décidément, sacrifier dix livres ! jamais !… Plutôt rester à terre !

Avant de quitter la flotte anglaise, qu’on me permette d’exprimer ici le regret que beaucoup de Danois, à Copenhague et dans la partie annexée à la Prusse, ont maintes fois manifesté, de l’absence à peu près complète du pavillon français dans ces mers.

L’Angleterre ne se laisse pas oublier, elle. Outre ses nombreux navires de commerce qui sillonnent ces parages de la Baltique et de la mer du Nord, elle a envoyé, cette année, une escadre de vaisseaux cuirassés à Copenhague et à Saint-Petersbourg. Il serait bien facile à la France d’en faire autant, même de faire mieux, et d’aller ainsi au-devant du chaleureux accueil qui lui serait réservé.

En effet, la flotte anglaise qui a paru dans les eaux de Copenhague n’était composée presque entièrement que de vieux vaisseaux sans grande valeur. On y voyait le Warrior, le premier cuirassé que l’Angleterre ait fait, et qui remonte à l’époque où nous avons construit la Gloire. Le seul bâtiment un peu moderne était le vaisseau amiral Hercules, et pourtant son artillerie est loin d’égaler en puissance celle dont sont armés présentement nos cuirassés.

Si nous voulions éclipser l’Angleterre, il suffirait d’envoyer une division dans laquelle figureraient la Dévastation, avec ses pièces de cinquante tonnes, l’Amiral-Duperré, le Redoutable, et comme croiseur, le Duquesne ou le Tourville, qui atteignent une vitesse de dix-huit à dix-neuf nœuds.

Il est vrai que les Anglais pourraient nous opposer leur vaisseau l’Inflexible, avec ses canons de quatre-vingts tonnes. Mais ce bâtiment, d’après les critiques qu’on en a faites publiquement à la Chambre des Communes, est loin d’être sans défaut. Il est cuirassé seulement au centre, et on se demande ce qui arriverait si ses extrémités, percées par de gros projectiles, venaient à se remplir.


XVII


Nous devions quitter Copenhague ce jour-là, mais une invitation à dîner chez le ministre de France, qui fut suivie d’une soirée des plus agréables, retarda notre départ de deux jours. Ce retard nous permit de visiter l’admirable parc de Frederiksberg, qui est maintenant un faubourg de la capitale agrandie.

Le lendemain matin, dimanche 26 juin, après avoir débarqué notre ami Robert Godefroy, qui, par Malmô, Stockholm, Christiania, Drontheim, allait compléter ce voyage en allant dans le Finmark jusqu’à Hammerfest et au cap Nord, le Saint-Michel faisait route pour Boulogne. Après avoir repassé par le canal de l’Eider, quatre jours après, il venait mouiller à Deal sur la rade des Dunes.

C’était là le pays natal de Thomas Pearkop. C’est là qu’il allait être rendu à sa famille, bien portant, bien dodu, et muni d’un superbe certificat constatant une fois de plus ses capacités de Pilot for the North sea.

Il va sans dire que Thomas Pearkop emportait avec lui son fameux sac.

Eh bien, ce sac invraisemblable, qui renfermait déjà tout un monde, et dans lequel il eût semblé impossible d’introduire une épingle, ce sac était encore plus gros et plus lourd quand Thomas Pearkop quitta le Saint-Michel. Il contenait en plus quatre bouteilles de vin fin, deux bouteilles de liqueur et quelques autres articles de victuailles, que nous lui avions offerts de bon cœur pour mistress Pearkop, malade depuis deux ans, d’une maladie grave qui laissait peu d’espoir à son mari.

Ce qui m’a surtout frappé, c’est que les réconfortants étaient nécessaires à mistress Pearkop. Puissent ceux que lui a apportés ce mari modèle avoir produit un bon effet ! Mais je n’affirmerais pas qu’ils ne se soient point trompés de route, et qu’ils n’aient pas été réconforter sans nécessité « le gentleman », au grand dommage de son intéressante moitié, si elle comptait là-dessus pour guérir !

Restait le règlement de compte de ce pilotage d’un mois à travers la mer du Nord, et il se fit sans difficulté.

Ce règlement s’élevait à un chiffre respectable, qui fut respecté. Thomas Pearkop, venu à bord du Saint-Michel pour y rester une demi-heure au prix d’une demi-livre, y était resté vingt-sept jours au prix de trente.

Cette somme fut donc étalée sur la table de la salle à manger en beaux louis d’or, — la livre anglaise étant comptée à vingt-cinq francs vingt-cinq centimes, — et elle fut exactement parfaite avec quelque menue monnaie anglaise.

L’œil de Thomas Pearkop jeta un éclair ; puis, le tout disparut, non sans remerciements, dans l’énorme poche…

En ce moment, le petit canot était armé. Le « gentleman » y descendit et se dirigea vers le pier de Deal, dont notre yacht s’était rapproché à moins d’une encablure.

Mais voici que le mousse s’approche de mon frère, et d’un air tout effaré lui dit :

« Monsieur !

— Grand Dieu ! qui y a-t-il ?

— Monsieur, il emporte dans son sac un morceau de savon du bord !

— Ah ! mousse, voilà qui n’est pas délicat, répondit mon frère en plaisantant, et cela m’étonne de la part d’un si honnête homme que ce brave Thomas Pearkop !

— Eh ! mais non ! m’écriai-je ! Il n’y a pas même cela à lui reprocher ! Voici le canot qui revient, et Thomas Pearkop, qui nous rapporte le morceau de savon ! »

En effet, le canot ralliait le bord, et le « gentleman » nous faisait un petit signe de la main.

Arrivé à la coupée, le canot s’arrêta, et, debout à l’arrière de l’embarcation, Thomas Pearkop allait m’adresser la parole, quand je le prévins en disant :

« Eh ! mon ami, ce n’était vraiment pas la peine de revenir pour si peu de chose !

— Si peu de chose, répondit Thomas Pearkop dans son anglais le plus insinuant, mais, monsieur, vous ne m’avez compté la livre qu’à vingt-cinq francs vingt-cinq !

— Sans doute, répondis-je, assez surpris de cette observation inattendue. Est-ce que ce n’est pas sa valeur au cours du jour ?

— Pas tout à fait, monsieur, reprit le « gentleman », c’est vingt-cinq francs vingt-six, et vous me redevez trois pence !

— Trois pence ! Six sols ! Les voilà, mon brave Pearkop, et maintenant nous sommes quittes, n’est-ce pas ?

All right, messieurs.

All right ! »



fin