De l’Allemagne/Seconde partie/X

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 262-270).

CHAPITRE X.

De la poésie.


Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini ; s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n’est pas de la poésie ; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l’enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l’enthousiasme est l’encens de la terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre. Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est très-rare ; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes ; l expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poëte ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiment prisonnier au fond de l’âme ; le génie poétique est une disposition intérieure de la même nature que celle qui rend capable d’un généreux sacrifice : c’est rêver l’héroïsme que composer une belle ode. Si le talent n’étoit pas mobile, il inspireroit aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles ; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.

Un homme d’un esprit supérieur disoit que la prose étoit factice, et la poésie naturelle : en effet, les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu’une passion forte agite l’âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insçu, d’images et de métaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d’être poëtes que les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose ; car c’est rabattre que plaisanter. L’esprit de société est cependant très-favorable à la poésie de la grâce et dela gaieté dont l’Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains ; la poésie descriptive, et surtout la poésie didactique a été portée chez les Français à un très-haut degré de perfection ; mais il ne paraît pas qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.

La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même ; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé : J. B. Rousseau dans ses odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poètes lyriques ; ils étoient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive ; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes ; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le dieu n’ait point abandonné le poète ? De beaux vers ne sont pas de la poésie ; l’inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière : amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment : il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.

L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l’a toujours présente à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.

Les Allemands réunissant-stout à la fois, ce qui est très-rare, l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude et si cependant cette profondeur n’étoit point revêtue d’images, ce ne seroit pas de la poésie : il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme ; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie.

Les Allemands n’ont pas plus que nous de poème épique ; cette admirable composition ne paroît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il que l’Iliade qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce genre d’ouvrage : il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l’imagination étoit forte, mais le langage imparfait ; de nos jours le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu d’invention dans le fond du sujet ; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s’y plier avec adresse, fait une partie du succès ; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d’un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudroit trop hasarder dans un poëme épique pourroit bien encourir le blâme sévère du bon goût français ; mais celui qui ne hasarderait rien n’en seroit pas moins dédaigné.

Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit français, l’on ne sauroit le nier, une disposition très-défavorable à la poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il falloit éviter ; il n’a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très-nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification ; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie ! Traduire en vers ce qui étoit fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poëmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie, c’est un tour de passe-passe en fait de paroles, c’est composer avec les mots comme avec les notes des sonates sous le nom de poëme.

Il faut cependant une grande connoissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination, et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux ; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques comme ce qui se passe dans la tête de l’écrivain. Il s’est dit : — Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là. — Et sans s’en apercevoir il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poëte conçoit pour ainsi dire tout son poème à la fois au fond de son âme sans les difficultés du langage, il improviseroit, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s’offre à lui ; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparoître les bornes de l’existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.

Il seroit plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes ; le génie se sent comme l’amour par la profondeur même de l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué ; mais si l’on osoit donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seroit pas des conseils purement littéraires qu’on devroit lui adresser ; il faudroit parler aux poètes comme à des citoyens, comme à des héros ; il faudroit leur dire : — Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour et la divinité dans la nature, enfin sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparoître.