De l’Allemagne/Seconde partie/XII

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 279-307).

CHAPITRE XII.

Des poëmes allemands.


On doit conclure, ce me semble, des diverses réflexions que contient le chapitre précédent, qu’il n’y a guère de poésie classique en Allemagne, soit qu’on considère cette poésie comme imitée des anciens, ou qu’on entende seulement par ce mot le plus haut degré possible de perfection. La fécondité de l’imagination des Allemands les appelle à produire plutôt qu’à corriger ; aussi peut-on difficilement citer, dans leur littérature, des écrits généralement reconnus pour modèles. La langue n’est pas fixée : le goût change à chaque nouvelle production des hommes de talent ; tout est progressif, tout marche, et le point stationnaire de perfection n’est point encore atteint ; mais est-ce un mal ? Chez toutes les nations où l’on s’est flatté d’y être parvenu, l’on a vu presque immédiatement après commencer la décadence, et les imitateurs succéder aux écrivains classiques, comme pour dégoûter d’eux.

Il y a en Allemagne un aussi grand nombre de poëtes qu’en Italie : la multitude des essais, dans quelque genre que ce soit, indique quel est le penchant naturel d’une nation. Quand l’amour de l’art y est universel, les esprits prennent d’eux-mêmes la direction de la poésie, comme ailleurs celle de la politique ou des intérêts mercantiles. Il y avoit chez les Grecs une foule de poëtes, et rien n’est plus favorable au génie que d’être environné d’un grand nombre d’hommes qui suivent la même carrière. Les artistes sont des juges indulgents pour les fautes, parce qu’ils connoissent les difficultés ; mais ce sont aussi des approbateurs exigeants ; il faut de grandes beautés, et des beautés nouvelles, pour égaler à leurs yeux les chefs-d’œuvre dont ils s’occupent sans cesse. Les Allemands improvisent pour ainsi dire en écrivant ; et cette grande facilité est le véritable signe du talent dans les beaux-arts ; car ils doivent, comme les fleurs du midi, naître sans culture ; le travail les perfectionne ; mais l’imagination est abondante, lorsqu’une généreuse nature en a fait don aux hommes. Il est impossible de citer tous les poëtes allemands qui mériteroient un éloge à part ; je me bornerai seulement à considérer, d’une manière générale, les trois écoles que j’ai déjà distinguées en indiquant la marche historique de la littérature allemande.

Wieland a imité Voltaire dans ses romans ; souvent Lucien, qui, sous le rapport philosophique, est le Voltaire de l’antiquité ; quelquefois l’Arioste, et, malheureusement aussi, Crébillon. Il a mis en vers plusieurs contes de chevalerie, Gandalin, Gérion le Courtois, Obéron, etc., dans lesquels il y a plus de sensibilité que dans l’Arioste ; mais toujours moins de grâce et de gaieté. L’allemand ne se meut pas, sur tous les sujets, avec la légèreté de l’italien ; et les plaisanteries qui conviennent à cette langue un peu surchargée de consonnes, ce sont plutôt celles qui tiennent à l’art de caractériser fortement qu’à celui d’indiquer à demi. Idris et le nouvel Amadis, sont des contes de fées dans lesquels la vertu des femmes est à chaque page l’objet de ces éternelles plaisanteries qui ont cessé d’être immorales à force d’être ennuyeuses. Les contes de chevalerie de Wieland me semblent beaucoup, meilleurs que ses poèmes imités du grec, Musarion, Endymion, Ganymède, le Jugement de Pâris, etc. Les histoires chevaleresques sont nationales en Allemagne. Le génie naturel du langage et des poëtes se prête à peindre les exploits et les amours de ces chevaliers et de ces belles, dont les sentiments étoient tout à la fois si forts et si naïfs, si bienveillants et si décidés : mais en voulant mettre des grâces modernes dans les sujets grecs, Wieland les a rendus nécessairement maniérés. Ceux qui prétendent modifier le goût antique par le goût moderne, ou le goût moderne par le goût antique, sont presque toujours affectés. Pour être à l’abri de ce danger, il faut prendre chaque chose pleinement dans sa nature.

L’Obéron passe en Allemagne presque pour un poëme épique. Il est fondé sur une histoire de chevalerie française, Huon de Bourdeaux, dont M. de Tressan a donné l’extrait ; et le génie Obéron et la fée Titania, tels que Shakespear les a peints dans sa pièce intitulée Rêve d’une nuit d’été, servent de mythologie à ce poëme. Le sujet en est donné par nos anciens romanciers ; mais on ne sauroit trop louer la poésie dont Wieland l’a enrichi. La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. Huon est envoyé en Palestine, par suite de diverses aventures, pour demander en mariage la fille du sultan, et quand le son du cor singulier qu’il possède met en danse tous les personnages les plus graves qui s’opposent au mariage, on ne se lasse point de cet effet comique, habilement répété ; et mieux le poëte a su peindre le sérieux pédantesque des imans et des visirs de la cour du sultan, plus leur danse involontaire amuse les lecteurs. Quand Obéron emporte sur un char ailé les deux amants dans les airs, l’effroi de ce prodige est dissipé par la sécurité que l’amour leur inspire. « En vain la terre, dit le poëte, disparoit à leurs yeux ; en vain la nuit couvre l’atmosphère de ses ailes obscures ; une lumière céleste rayonne dans leurs regards pleins de tendresse : leur âme se réfléchit l’une dans l’autre ; la nuit n’est pas la nuit pour eux ; l’Elysée les entoure ; le soleil éclaire le fond de leur cœur ; et l’amour, à chaque instant, leur fait voir des objets toujours délicieux et toujours nouveaux. »

La sensibilité ne s’allie guère en général avec le merveilleux : il y a quelque chose de si sérieux dans les affections de l’âme, qu’on n’aime pas à les voir compromises au milieu des jeux de l’imagination ; mais Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui.

Le baptême de la fille du sultan, qui se fait chrétienne pour épouser Huon, est encore un morceau de la plus grande beauté : changer de religion par amour est un peu profane ; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et pureté pour être déjà converti. Obéron a fait promettre aux deux jeunes époux de ne pas se donner l’un à l autre avant leur arrivée à Rome : ils sont ensemble dans le même vaisseau, et séparés du monde, l’amour les fait manquer à leur vœu. Alors la tempête se déchaîne, les vents sifflent, les vagues grondent et les voiles sont déchirées ; la foudre brise les mâts ; les passagers se lamentent, les matelots crient au secours. Enfin le vaisseau s’entr’ouvre, les flots menacent de tout engloutir, et la présence de la mort peut à peine arracher les deux époux au sentiment du bonheur de cette vie. Ils sont précipités dans la mer : un pouvoir invisible les sauve, et les fait aborder dans une île inhabitée, où ils trouvent un solitaire que ses malheurs et sa religion ont conduit dans cette retraite.

Amanda, l’épouse de Huon, après de longues traverses, met au monde un fils, et rien n’est ravissant comme le tableau de la maternité dans le désert : ce nouvel être qui vient animer la solitude, ces regards incertains de l’enfance, que la tendresse passionnée de la mère cherche à fixer sur elle, tout est plein de sentiment et de vérité. Les épreuves auxquelles Obéron et Titania veulent soumettre les deux époux continuent ; mais à la fin leur constance est récompensée. Quoiqu’il y ait des longueurs dans ce poëme, il est impossible de ne pas le considérer comme un ouvrage charmant, et s’il étoit bien traduit en vers français, il seroit jugé tel.

Avant et après Wieland il y a eu des poètes qui ont essayé d’écrire dans le genre français et italien : mais ce qu’ils ont fait ne vaut guère la peine d’être cité : et si la littérature allemande n’avoit pas pris un caractère à elle, sûrement elle ne feroit pas époque dans l’histoire des beaux-arts. C’est à la Messiade de Klopstock qu’il faut fixer l’époque de la poésie en Allemagne.

Le héros de ce poëme, selon notre langage mortel, inspire au même degré l’admiration et la pitié, sans que jamais l’un de ces sentiments soit affoibli par l’autre. Un poëte généreux a dit, en parlant de Louis XVI :

Jamais tant de respect n’admit tant de pitié[1].


Ce vers si touchant et si délicat pourroit exprimer l’attendrissement que le Messie fait éprouver dans Klopstock. Sans doute le sujet est bien au-dessus de toutes les inventions du génie ; il en faut beaucoup cependant pour montrer avec tant de sensibilité l’humanité dans l’être divin, et avec tant de force la divinité dans l’être mortel. Il faut aussi bien du talent pour exciter l’intérêt et l’anxiété dans le récit d’un événement décidé d’avance par une volonté toute puissante. Klopstock a su réunir avec beaucoup d’art tout ce que la fatalité des anciens et la providence des chrétiens peuvent inspirer à la fois de terreur et d’espérance.

J’ai parlé ailleurs du caractère d’Abbadona, de ce démon repentant qui cherche à faire du bien aux hommes : un remords dévorant s’attache à sa nature immortelle ; ses regrets ont le ciel même pour objet, le ciel qu’il a connu, les célestes sphères qui furent sa demeure : quelle situation que ce retour vers la vertu quand la destinée est irrévocable ; il manquoit aux tourments de l’enfer d être habité par une âme redevenue sensible ! Notre religion ne nous est pas familière en poésie, et Klopstock est l’un des poëtes modernes qui a su le mieux personnifier la spiritualité du christianisme par des situations et des tableaux analogues à sa nature.

Il n’y a qu’un épisode d’amour dans tout l’ouvrage, et c’est un amour entre deux ressuscités, Cidli et Semida ; Jésus-Christ leur a rendu la vie à tous les deux, et ils s’aiment d’une affection pure et céleste comme leur nouvelle existence ; ils ne se croient plus sujets à la mort ; ils espèrent qu’ils passeront ensemble de la terre au ciel, sans que l’horrible douleur d’une séparation apparente soit éprouvée par l’un d’eux. Touchante conception qu’un tel amour dans un poëme religieux ! elle seule pouvoit être en harmonie avec l’ensemble de l’ouvrage. Il faut l’avouer cependant, il résulte un peu de monotonie d’un sujet continuellement exalté ; l’âme se fatigue par trop de contemplation, et l’auteur auroit quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités comme Cidli et Semida. On auroit pu, ce me semble, éviter ce défaut, sans introduire dans la Messiade rien de profane : il eût mieux valu peut-être prendre pour sujet la vie entière de Jésus-Christ que de commencer au moment où ses ennemis demandent sa mort. L’on auroit pu se servir avec plus d’art des couleurs de l’orient pour peindre la Syrie, et caractériser d’une manière forte l’état du genre humain sous l’empire de Rome. Il y a trop de discours et des discours trop longs dans la Messiade ; l’éloquence elle-même frappe moins l’imagination qu’une situation, un caractère, un tableau qui nous laissent quelque chose à deviner. Le Verbe, ou la parole divine, existoit avant la création de l’univers ; mais pour les poëtes, il faut que la création précède la parole.

On a reproché aussi à Klopstock de n’avoir pas fait de ses anges des portraits assez variés ; il est vrai que dans la perfection les différences sont difficiles à saisir, et que ce sont d’ordinaire les défauts qui caractérisent les hommes : néanmoins on auroit pu donner plus de variété à ce grand tableau ; enfin surtout il n’auroit pas fallu, ce me semble, ajouter encore dix chants à celui qui termine l’action principale, la mort du Sauveur. Ces dix chants renferment sans doute de grandes beautés lyriques ; mais quand un ouvrage, quel qu’il soit, excite l’intérêt dramatique, il doit finir au moment où cet intérêt cesse. Des reflexions, des sentiments, qu’on liroit ailleurs avec le plus grand plaisir, lassent presque toujours lorsqu’un mouvement plus vif les a précédés. On est pour les livres à peu près comme pour les hommes ; on exige d’eux toujours ce qu’ils nous ont accoutumés à en attendre.

Il règne dans tout l’ouvrage de Klopstock une âme élevée et sensible ; toutefois les impressions qu’il excite sont trop uniformes, et les images funèbres y sont trop multipliées. La vie ne va que parce que nous oublions la mort ; et c’est pour cela sans doute que cette idée, quand elle reparoit, cause un frémissement si terrible. Dans la Messiade, comme dans Young, on nous ramène trop souvent au milieu des tombeaux ; c’en seroit fait des arts si l’on se plongeoit toujours dans ce genre de méditation ; car il faut un sentiment très-énergique de l’existence pour sentir le monde animé de la poésie. Les païens dans leurs poèmes, comme sur les bas-reliefs des sépulcres, représentaient toujours des tableaux variés, et faisoient ainsi de la mort une action de la vie ; mais les pensées vagues et profondes dont les derniers instants des chrétiens sont environnés prêtent plus à l’attendrissement qu’aux vives couleurs de l’imagination.

Klopstock a composé des odes religieuses, des odes patriotiques, et d’autres pleines de grâce sur divers sujets. Dans ses odes religieuses il sait revêtir d’images visibles les idées sans bornes ; mais quelquefois ce genre de poésie se perd dans l’incommensurable qu’elle voudroit embrasser.

Il est difficile de citer tel ou tel vers dans ses odes religieuses qui puisse se répéter comme une maxime détachée. La beauté de ces poésies consiste dans l’impression générale qu’elles produisent. Demanderoit-on à l’homme qui contemple la mer cette immensité toujours en mouvement et toujours inépuisable, cette immensité qui semble donner l’idée de tous les temps présents à la fois, de toutes les successions devenues simultanées ; lui demanderoit-on de compter, vague après vague, le plaisir qu’il éprouve en rêvant sur le rivage ? Il en est de même des méditations religieuses embellies par la poésie ; elles sont dignes d’admiration, y si elles inspirent un élan toujours nouveau vers une destinée toujours plus haute, si l’on se sent meilleur après s’en être pénétré : c’est là le jugement littéraire qu’il faut porter sur de tels écrits.

Parmi les odes de Klopstock, celles qui ont la révolution de France pour objet ne valent pas la peine d’être citées : le moment présent inspire presque toujours mal les poëtes ; il faut qu’ils se placent à la distance des siècles pour bien juger et même pour bien peindre ; mais ce qui fait un grand honneur à Klopstock, ce sont ses efforts pour ranimer le patriotisme chez les Allemands. Parmi les poésies composées dans ce respectable but, je vais essayer de faire connaître le chant des bardes après la mort d’Hermann, que les Romains appellent Arminius : il fut assassiné par les princes de la Germanie, jaloux de ses succès et de son pouvoir.

Hermann, chanté par les bardes Werdomar,
Kerdlng et Darmond.

« W. Sur le rocher de la mousse antique, asséyons-nous, ô bardes ! et chantons l’hymne funèbre. Que nul ne porte ses pas plus loin, que nul ne regarde sous ces branches où repose le plus noble fils de la patrie.

Il est là, étendu dans son sang, lui, le secret effroi des Romains, alors même qu’au milieu des danses guerrières et des chants de triomphe ils emmenoient sa Thusnelda captive : non, ne regardez pas ! Qui pourroit le voir sans pleurer ? et la lyre ne doit pas faire entendre des sons plaintifs, mais des chants de gloire pour l’immortel.

K. J’ai encore la blonde chevelure de l’enfance, je n’ai ceint le glaive qu’en ce jour : mes mains sont pour la première fois armées de la lance et de la lyre, comment pourrois-je chanter Hermann ?

N’attendez pas trop du jeune homme, ô pères ; je veux essuyer avec mes cheveux dorés mes joues inondées de pleurs, avant d’oser chanter le plus grand des fils de Mana[2].

D. Et moi aussi je verse des pleurs de rage ; non, je ne les retiendrai pas : coulez, larmes brûlantes, larmes de la fureur, vous n’êtes muettes, vous appelez la vengeance sur des guerriers perfides ; ô mes compagnons ! entendez ma malédiction terrible : que nul des traîtres à la patrie, assassins du héros, ne meure dans les Combats !

W. Voyez-vous le torrent qui s’élance de la montagne et se précipite sur ces rochers ; il roule avec ses flots des pins déracinés ; il les amène, il les amène pour le bûcher d’Hermann, Bientôt le héros sera poussière, bientôt il reposera dans la tombe d’argile ; mais que sur cette poussière sainte soit placé le glaive par lequel il a juré la perte du conquérant.

Arrête-toi, esprit du mort, avant de rejoindre ton père Siegmar ! tarde encore et regarde comme il est plein de toi, le cœur de ton peuple.

K. Taisons, ô taisons à Thusnelda que son Hermann est ici tout sanglant. Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère désespérée, que le père de son Thumeliko a cessé de vivre.

Qui pourrait le dire à celle qui a déjà marché chargée de fers devant le char redoutable de l’orgueilleux vainqueur, qui pourroit le dire à cette infortunée auroit un cœur de Romain.

D. Malheureuse fille, quel père t’a donné le jour ? Segeste[3], un traître, qui dans l’ombre aiguisoit le fer homicide. Oh ! ne le maudissez pas. Héla[4] déjà l’a marqué de son sceau.

W. Que le crime de Segeste ne souille point nos chants, et que plutôt l’éternel oubli étende ses ailes pesantes sur ses cendres ; les cordes de la lyre qui retentissent au nom d’Hermann seroient profanées si leurs frémissements accusoient le coupable. Hermann ! Hermann ! toi, le favori des cœurs nobles, le chef des plus braves, le sauveur de la patrie, c’est toi dont nos bardes, en chœur, répètent les louanges aux échos sombres des mystérieuses forêts.

Oh bataille de Winfeld[5] ! sœur sanglante de la victoire de Cannes, je t’ai vue, les cheveux épars, l’œil en feu, les mains sanglantes, apparoître au milieu des harpes de Walhalla ; en vain le fils de Drusus, pour effacer tes traces, vouloit cacher les ossements blanchis des vaincus dans la vallée de la mort. Nous ne l’avons pas souffert, nous avons renversé leurs tombeaux, afin que leurs restes épars servissent de témoignage à ce grand jour ; à la fête du printemps, d’âge en âge, ils entendront les cris de joie des vainqueurs.

Il vouloit, notre héros, donner encore des compagnons de mort à Varus ; déjà, sans la lenteur jalouse des princes, Cæcina rejoignoit son chef.

Une pensée plus noble encore rouloit dans l’âme ardente d’Hermann : à minuit, près de l’autel du dieu Thor[6], au milieu des sacrifices, il se dit en secret : — Je le ferai. —

Ce dessein le poursuit jusque dans vos jeux, quand la jeunesse guerrière forme des danses, franchit les épées nues, anime les plaisirs par les dangers.

Le pilote, vainqueur de l’orage, raconte que dans une île éloignée[7] la montagne brûlante annonce long-temps d’avance par de noirs tourbillons de fumée la flamme et les rochers terribles qui vont jaillir de son sein : ainsi les premiers combats d’Hermann nous présageoient qu’un jour il traverseroit les Alpes pour descendre dans la plaine de Rome.

C’est là que le héros devoit ou périr ou monter au Capitole, et près du trône de Jupiter, qui tient dans sa main la balance des destinées, interroger Tibère et les ombres de ses ancêtres sur la justice de leurs guerres. Mais pour accomplir son hardi projet, il falloit porter entre tous les princes l’épée du chef des batailles ; alors ses rivaux ont conspiré sa mort, et maintenant il n’est plus, celui dont le cœur avoit conçu la pensée grande et patriotique.

D. As-tu recueilli mes larmes brûlantes ? as-tu entendu mes accents de fureur, ho ! Héla, déesse qui punit.

K. Voyez dans Walhalla, sous les ombrages sacrés, au milieu des héros, la palme de la victoire à la main, Siegmar s’avance pour recevoir son Hermann : le vieillard rajeuni salue le jeune héros ; mais un nuage de tristesse obscurcit son accueil, car Hermann n’ira plus, il n’ira plus au Capitole interroger Tibère devant le tribunal des dieux. »


Il y a plusieurs autres poëmes de Klopstock, dans lesquels, de même que dans celui-ci, il rappelle aux Allemands les hauts faits de leurs ancêtres les Germains ; mais ces souvenirs n’ont presqu’aucun rapport avec la nation actuelle. On sent dans ces poésies un enthousiasme vague, un désir qui ne peut atteindre son but ; et la moindre chanson nationale d’un peuple libre cause une émotion plus vraie. Il ne reste guère de traces de l’histoire ancienne des Germains ; l’histoire moderne est trop divisée et trop confuse pour qu’elle puisse produire des sentiments populaires : c’est dans leur cœur seul que les Allemands peuvent trouver la source des chants vraiment patriotiques.

Klopstock a souvent beaucoup de grâce sur des sujets moins sérieux : sa grâce tient à l’imagination et à la sensibilité ; car dans ses poésies il n’y a pas beaucoup de ce que nous appelons de l’esprit ; le genre lyrique ne le comporte pas. Dans l’ode, sur le rossignol, le poète allemand a su rajeunir un sujet bien usé, en prêtant à l’oiseau des sentiments si doux et si vifs pour la nature et pour l’homme, qu’il semble un médiateur ailé qui porte de l’une à l’autre des tributs de louange et d’amour. Une ode sur le vin du Rhin est très-originale : les rives du Rhin sont pour les Allemands une image vraiment nationale ; ils n’ont rien de plus beau dans toute leur contrée ; les pampres croissent dans les mêmes lieux où tant d’actions guerrières se sont passées, et le vin de cent années, contemporain de jours plus glorieux, semble recéler encore la généreuse chaleur des temps passés.

Non-seulement Klopstock a tiré du christianisme les plus grandes beautés de ses ouvrages religieux ; mais comme il vouloit que la littérature de son pays fût tout-à-fait indépendante de celle des anciens, il a tâché de donner à la poésie allemande une mythologie toute nouvelle empruntée des Scandinaves. Quelquefois il l’emploie d’une manière trop savante ; mais quelquefois aussi il en a tiré un parti très-heureux, et son imagination a senti les rapports qui existent entre les dieux du nord et l’aspect de la nature à laquelle ils président.

Il y a une ode de lui, charmante, intitulée l’Art de Tialf, c’est-à-dire l’art d’aller en patins sur la glace, qu’on dit inventé par le géant Tialf. Il peint une jeune et belle femme, revêtue d’une fourrure d’hermine, et placée sur un traîneau en forme de char ; les jeunes gens qui l’entourent font avancer ce char comme l’éclair, en le poussant légèrement. On choisit pour sentier le torrent glacé qui, pendant l’hiver, offre la route la plus sûre. Les cheveux des jeunes hommes sont parsemés des flocons brillants des frimas ; les jeunes filles, à la suite du traîneau, attachent à leurs petits pieds des ailes d’acier, qui les transportent au loin dans un clin-d’œil : le chant des bardes accompagne cette danse septentrionale ; la marche joyeuse passe sous des ormeaux dont les fleurs sont de neige ; on entend craquer le cristal sous les pas ; un instant de terreur trouble la fête ; mais bientôt les cris d’allégresse, la violence de l’exercice, qui doit conserver au sang la chaleur que lui raviroit le froid de l’air, enfin la lutte contre le climat raniment tous les esprits, et l’on arrive au terme de la course, dans une grande salle illuminée, où le feu, le bal et les festins font succéder des plaisirs faciles aux plaisirs conquis sur les rigueurs même de la nature.

L’ode à Ebert sur les amis qui ne sont plus mérite aussi d’être citée. Klopstock est moins heureux quand il écrit sur l’amour ; il a, comme Dorat, adressé des vers à sa maîtresse future, et ce sujet maniéré n’a pas bien inspiré sa muse : il faut n’avoir pas souffert pour se jouer avec le sentiment, et quand une personne sérieuse essaie un semblable jeu, toujours une contrainte secrète l’empêche de s’y montrer naturelle. On doit compter dans l’école de Klopstock, non comme disciples, mais comme confrères en poésie, le grand Haller, qu’on ne peut nommer sans respect, Gessner, et plusieurs autres qui s’approchoient du génie anglais par la vérité des sentiments, mais qui ne portoient pas encore l’empreinte vraiment caractéristique de la littérature allemande.

Klopstock lui-même n’avoit pas complètement réussi à donner à l’Allemagne un poëme épique sublime et populaire tout à la fois, tel qu’un ouvrage de ce genre doit être. La traduction de l’Iliade et de l’Odyssée, par Voss, fit connoître Homère autant qu’une copie calquée peut rendre l’original ; chaque épithète y est conservée, chaque mot y est mis à la même place, et l’impression de l’ensemble est très-grande, quoiqu’on ne puisse trouver dans l’allemand tout le charme que doit avoir le grec, la plus belle langue du midi. Les littérateurs allemands, qui saisissent avec avidité chaque nouveau genre, s’essayèrent à composer des poèmes avec la couleur homérique ; et l’Odyssée, renfermant beaucoup de détails de la vie privée, parut plus facile à imiter que l’Iliade.

Le premier essai dans ce genre fut une idylle en trois chants, de Voss lui-même, intitulée Louise ; elle est écrite en hexamètres, que tout le monde s’accorde à trouver admirables ; mais la pompe même du vers hexamètre paroît souvent peu d’accord avec l’extrême naïveté du sujet. Sans les émotions pures et religieuses qui animent tout le poème, on ne s’intéresseroit guère au très-paisible mariage de la fille du vénérable pasteur de Grünau. Homère, fidèle à réunir les épithètes avec les noms, dit toujours, en parlant de Minerve, la fille de Jupiter aux yeux bleus ; de même aussi Voss répète sans cesse le vénérable pasteur de Grünau (der ehrwürdige Pfarrer von Grünau). Mais la simplicité d’Homère ne produit un si grand effet que parce qu’elle est noblement en contraste avec la grandeur imposante de son héros et du sort qui le poursuit ; tandis que, quand il s’agit d’un pasteur de campagne et de la très-bonne ménagère sa femme, qui marient leur fille à celui qu’elle aime, la simplicité a moins de mérite. L’on admire beaucoup en Allemagne les descriptions qui se trouvent dans la Louise de Voss, sur la manière de faire le café, d’allumer la pipe ; ces détails sont présentés avec beaucoup de talent et de vérité ; c’est un tableau flamand très-bien fait : mais il me semble qu’on peut difficilement introduire dans nos poèmes, comme dans ceux des anciens, les usages communs de la vie : ces usages chez nous ne sont pas poétiques, et notre civilisation a quelque chose de bourgeois. Les anciens vivoient toujours à l’air, toujours en rapport avec la nature, et leur manière d’exister étoit champêtre, mais jamais vulgaire.

Les Allemands mettent trop peu d’importance au sujet d’un poème, et croient que tout consiste dans la manière dont il est traité. D’abord la forme donnée par la poésie ne se transporte presque jamais dans une langue étrangère, et la réputation européenne n’est cependant pas à dédaigner ; d’ailleurs le souvenir des détails les plus intéressants s’efface quand il n’est point rattaché à une fiction dont l’imagination puisse se saisir. La pureté touchante, qui est le principal charme du poëme de Voss, se fait sentir surtout, ce me semble, dans la bénédiction nuptiale du pasteur en mariant sa fille : « Ma fille, lui dit-il, avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et dans cette vie incertaine le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu’il soit béni pour toutes deux ! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse ; elle l’est parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée ! Dans la simplicité de son cœur elle s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie ; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l’infortune ; c’est elle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme étoit aussi remplie de pressentiments lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans ces lieux ma timide compagne : content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l’église et l’habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux. Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avois donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière ; mon unique enfant, tu vas t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte ; sa place à notre table ne sera plus occupée ; c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont, et mes yeux mouillés de pleurs te suivront long-temps encore ; car je suis homme et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle ; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour ; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres ; mais si le Seigneur ne fonde pas lui-même l’édifice de l’homme, qu’importent ses vains travaux ? »

Voilà de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches, enfin à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes ; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons ils ne perdent rien de leur beauté. L’extrême admiration qu’inspire Goethe en Allemagne a fait donner à son poème d’Hermann et Dorothée le nom de poëme épique, et l’un des hommes les plus spirituels en tout pays, M. de Hunlboldt, le frère du célèbre voyageur, a composé sur ce poëme un ouvrage qui contient les remarques les plus philosophiques et les plus piquantes. Hermann et Dorothée est traduit en français et en anglais ; toutefois on ne peut avoir l’idée, par la traduction, du charme qui règne dans cet ouvrage : une émotion douce, mais continuelle, se fait sentir depuis le premier vers jusqu’au dernier, et il y a, dans les moindres détails, une dignité naturelle qui ne dépareroit pas les héros d’Homère. Néanmoins, il faut en convenir, les personnages et les événements sont de trop peu d’importance ; le sujet suffit à l’intérêt quand on le lit dans l’original ; dans la traduction cet intérêt se dissipe. En fait de poëme épique, il me semble qu’il est permis d’exiger une certaine aristocratie littéraire ; la dignité des personnages et des souvenirs historiques qui s’y rattachent peuvent seuls élever l’imagination à la hauteur de ce genre d’ouvrage.

Un poème ancien du treizième siècle, les Niebelungs, dont j’ai déjà parlé, paroît avoir eu dans son temps tous les caractères d’un véritable poëme épique. Les grandes actions du héros de l’Allemagne du nord, Sigefroi, assassiné par un roi bourguignon, la vengeance que les siens en tirèrent dans le camp d’Attila, et qui mit fin au premier royaume de Bourgogne, sont le sujet de ce poëme. Un poëme épique n’est presque jamais l’ouvrage d’un homme, et les siècles même, pour ainsi dire, y travaillent : le patriotisme, la religion, enfin la totalité de l’existence d’un peuple, ne peut être mise en action que par quelques-uns de ces événements immenses que le poëte ne crée pas, mais qui lui apparoissent agrandis par la nuit des temps : les personnages du poème épique doivent représenter le caractère primitif de la nation. Il faut trouver en eux le moule indestructible dont est sortie toute l’histoire.

Ce qu’il y avoit de beau en Allemagne, c’étoit l’ancienne chevalerie, sa force, sa loyauté, sa bonhomie et la rudesse du nord qui s’allioit avec une sensibilité sublime. Ce qu’il y avoit aussi de beau, c’étoit le christianisme enté sur la mythologie Scandinave, cet honneur sauvage que la foi rendoit pur et sacré ; ce respect pour les femmes, qui devenoit plus touchant encore par la protection accordée à tous les foibles ; cet enthousiasme de la mort, ce paradis guerrier où la religion la plus humaine a pris place. Tels sont les éléments d’un poème épique en Allemagne. Il faut que le génie s’en empare, et qu’il sache, comme Medée, ranimer par un nouveau sang d’anciens souvenirs.


  1. M. de Sabran.
  2. Mana, l’un des héros tutélaires de la nation germanique.
  3. Segeste, auteur de la conspiration qui fit périr Hermann.
  4. Héla, la divinité de l’Enfer.
  5. Nom donné par les Germains à la bataille qu’ils gagnèrent contre Varus.
  6. Le dieu de la guerre.
  7. L’Islande.