De l’extradition - Affaire de La Créole

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DE L’EXTRADITION.

AFFAIRE DE LA CRÉOLE.

J’ai lu comme vous, monsieur, la publication de M. Wheaton sur l’affaire de la Créole, et ce n’est pas sans quelque étonnement que j’ai vu ce publiciste distingué prêter l’appui de son talent à une prétention que condamnent également le droit et l’humanité. Cet écrit a d’autant plus attiré mon attention, qu’il a été inséré sans remarques ni réserves dans un recueil sérieux et digne d’estime, dans la Revue étrangère et française de Législation.

Disons-le, monsieur ; dans ce temps-ci, quel que soit le point du litige entre l’Angleterre et un autre état, nous sommes très enclins à penser que les Anglais ont toujours tort. Le gouvernement britannique, par son étrange conduite à l’égard de la France en 1840, nous a inspiré à tous des préventions dont nous avons peine à nous défendre, même dans les questions de science. Croyez-vous qu’en d’autres temps et dans d’autres circonstances, les jurisconsultes éclairés qui président à la rédaction de la Revue de Législation eussent accueilli sans observations l’écrit de M. Wheaton sur l’affaire de la Créole ?

N’oublions pas, monsieur, que cette affaire ne peut être confondue avec la question du droit de visite. S’il existe un certain rapport entre les deux questions, ce rapport, quel est-il ? Les Américains voudraient, par leurs réclamations, intervenir dans l’administration et la police des possessions anglaises, comme les Anglais auraient voulu, par le droit de visite, intervenir dans la police et la conduite des navires américains. Voilà le rapport, la ressemblance. La différence, la voici : les Anglais voudraient intervenir pour réprimer un commerce infâme et délivrer des esclaves ; les Américains, pour ressaisir des esclaves et les livrer au bourreau. Les Américains ont toute raison de repousser hautement les prétentions de l’Angleterre et de soutenir que le droit de visite ne peut être que le résultat d’une convention, convention que chaque état est parfaitement libre d’accepter ou de repousser. Les Anglais, de leur côté, ont-ils tort de soutenir que ce que les Américains leur demandent n’est rien moins qu’une extradition, et que tout état est parfaitement libre, lorsqu’un traité ne l’oblige pas, de refuser une demande de cette nature ?

Oui, monsieur, c’est là toute la question. Ce que les États-Unis demandent à l’Angleterre n’est autre chose qu’une extradition. Ce mot dit tout. Avais-je tort de m’étonner et des efforts de M. Wheaton pour justifier semblable demande, et de l’accueil que son écrit a trouvé dans un recueil estimable ?

La question est d’une simplicité qui embarrasse. Les faits ne laissent pas de prise au doute, et il a fallu un patriotisme bien ingénieux pour trouver des argumens quelconques en faveur des États-Unis.

Prenons les faits tels que M. Wheaton nous les raconte :

« Le navire américain la Créole, parti du port de Richemond, état de Virginie, se dirigeait vers la Nouvelle-Orléans ; il avait à bord, comme passager, un planteur américain, qui allait s’établir dans l’état de la Louisiane, accompagné de ses esclaves, au nombre de cent trente-cinq. Dans le détroit qui sépare la péninsule de la Floride des îles Bahames, les esclaves se révoltèrent, assassinèrent leur maître, mirent le capitaine aux fers et blessèrent plusieurs des officiers de l’équipage. Ils prirent possession du navire, qu’ils conduisirent dans le port de Nassau. Le gouverneur anglais fit arrêter et mettre en prison dix-neuf des esclaves qui lui étaient signalés comme ayant pris part à la révolte et au crime d’assassinat. Les autres esclaves, au nombre de cent dix-sept, furent mis en liberté. À l’égard des esclaves retenus prisonniers, le gouverneur demanda des ordres au gouvernement supérieur en Angleterre. »

Le gouvernement anglais a pris sur la question l’avis des conseils judiciaires de la couronne ; ils ont émis l’opinion que le gouvernement n’avait pas le droit de faire juger les individus dont il s’agit, et encore moins l’obligation de les livrer, sur la demande du gouvernement américain, aux tribunaux des États-Unis. En conséquence, le ministre secrétaire d’état des colonies avait donné l’ordre de les mettre en liberté.

Lord Brougham, lord Denmann, lord Campbell, ci-devant chancelier d’Irlande, et le chancelier d’Angleterre ont tous partagé hautement l’opinion des jurisconsultes de la couronne.

Peut-il sérieusement y avoir deux opinions ? Peut-il y avoir l’ombre d’un doute pour quiconque s’élève au-dessus des nuages de la politique du jour ?

M. Wheaton pose trois questions : L’extradition est-elle due d’après les principes généraux du droit international ? En tous cas, ne doit-on pas du moins l’extradition de l’esclave, même lorsqu’il s’est réfugié dans un pays où l’esclavage n’est pas admis ? Enfin, quoi qu’il en soit des principes généraux, les circonstances particulières qui ont accompagné l’arrivée de la Créole dans le port de Nassau, ne sont-elles pas de nature à commander une exception aux règles générales ?

Sur la première question, M. Wheaton veut bien reconnaître qu’en effet l’extradition ne peut être exigée. Il avoue qu’il faudrait pour cela une convention, un traité. L’obligation de livrer, dit-il avec Puffendorf, Voet, Martens, Kluber, n’est qu’une obligation imparfaite qui a besoin d’être fortifiée et réglée par des conventions spéciales.

J’irai plus loin et je dirai que tout état qui se respecte et qui a soin de sa dignité et de sa puissance, ne consent à des conventions de cette nature qu’à trois conditions essentielles.

La première, c’est que les faits pour lesquels l’extradition est accordée soient des crimes graves et de droit commun, des crimes reconnus tels en tout temps, en tout pays, des attentats universellement réprouvés par la conscience humaine. Tels sont le parricide, l’assassinat, le vol avec violence. Quel est le gouvernement ayant quelque soin de la moralité de ses actions, qui voudrait livrer à une justice étrangère des hommes accusés de faits qui seraient à ses yeux exempts de tout reproche ? Un gouvernement protestant livrerait-il au gouvernement pontifical des hommes prévenus d’hérésie ? Conçoit-on rien de plus immoral qu’un gouvernement disant à un autre gouvernement : L’homme qui me demande asile n’a rien fait qui me paraisse devoir attirer sur lui la vindicte publique ; mais n’importe, le voici, prenez-le, et faites-en avec lui à votre fantaisie. Vos lois sont absurdes, votre justice inique ; c’est égal, je ne viens pas moins vous prêter aide et assistance, et vous fournir des victimes.

Cette première condition en entraîne une seconde qui est, pour ainsi dire, l’exécution et la garantie de la première.

Si l’extradition ne doit être accordée que pour des crimes graves et de droit commun, il est indispensable d’écrire dans le traité la liste des crimes pour lesquels l’extradition est stipulée. C’est la pratique des nations civilisées. Mais comment former cette liste qui doit être commune à deux gouvernemens, s’il n’existe aucune ressemblance, aucune analogie entre les législations pénales des deux pays ? si elles diffèrent profondément l’une de l’autre par le langage et l’arrangement technique des élémens dont elles se composent ? Que faire si, par exemple, les mots d’assassinat, de meurtre, de banqueroute, de faux, de brigandage, ne se trouvent pas également dans les deux législations, ou s’ils s’y trouvent, ce qui est encore plus dangereux, avec des significations diverses ? Sans doute ce ne sont pas là des difficultés insurmontables ; la diplomatie pourrait les vaincre par des recherches patientes et approfondies, si, moins confiante en elle-même, elle parvenait à se convaincre que, dans beaucoup de cas, des études sérieuses lui sont nécessaires, et que, s’il importe de conclure des traités, il est encore plus important de n’en pas signer qui compromettent des principes sacrés, et qui blessent la conscience publique. Malheureusement, l’histoire des traités diplomatiques, considérés sous le rapport des questions de droit qu’on se proposait de résoudre, prouve que trop souvent les négociateurs prenaient peu de souci de ces questions.

Quoi qu’il en soit, empressons-nous d’arriver à la troisième condition, qu’il importe de vérifier lorsqu’on ne veut pas qu’un traité d’extradition soit une insulte à l’humanité et à la morale. Il faut s’assurer que, dans le pays avec lequel on contracte, l’administration de la justice pénale repose sur des principes que la raison avoue et qu’elle repousse ces horribles moyens qui ont si long-temps déshonoré et qui déshonorent encore dans plus d’un pays la justice humaine. Qui voudrait livrer un homme à des juges comptant au nombre de leurs moyens d’instruction la torture ? qui voudrait avoir quelque chose de commun avec ces tribunaux qui, tout en déclarant que le prévenu n’est pas convaincu du crime qu’on lui impute, ont cependant le pouvoir de l’en déclarer véhémentement soupçonné, et de lui appliquer à ce titre une peine extraordinaire, telle que les galères au lieu de la peine capitale, la prison au lieu des galères ?

Nous disions qui voudrait avoir quelque chose de commun avec ces tribunaux, car, il faut bien le dire, celui qui extrade participe à l’action de la juridiction étrangère, il s’en fait l’auxiliaire, il en devient le commissaire de police, le gendarme. Seulement sa participation est toute volontaire, elle ne lui est pas imposée par des liens hiérarchiques ; il n’avait pas seulement le droit, il avait l’obligation d’examiner si cette participation était un fait légitime et moral.

Je sais qu’il ne faut pas avoir la présomption d’imposer ses idées, ses usages, ses lois à tous les peuples avec lesquels on est appelé à soutenir des relations internationales. Il faut savoir apprécier les institutions qui nous sont étrangères, et reconnaître que, dans une certaine mesure du moins, elles peuvent aussi donner des résultats satisfaisans. Ainsi je conçois qu’un pays possédant l’institution du jury puisse conclure une convention d’extradition avec un pays où le verdict, après une procédure orale et publique, serait prononcé par des juges. Je conçois même, à toute rigueur, qu’un pays jouissant de la procédure orale et publique puisse admettre certains cas d’extradition à l’égard des pays à procédure écrite, si d’ailleurs cette procédure y est entourée de garanties suffisantes. Mais là s’arrêtent les concessions possibles ; peut-être même les poussons-nous trop loin, car il ne nous est guère donné de comprendre par quelles garanties on peut écarter les dangers de la procédure écrite et par cela même secrète.

Telles sont, ce me semble, les conditions qui seules peuvent légitimer une convention d’extradition, et ici j’éprouve le besoin de vous dire que cette théorie ne s’est pas présentée à mon esprit aujourd’hui, au sujet du différend qui vient de s’élever entre les États-Unis et le gouvernement britannique. Je l’ai exposée, il y a vingt ans, dans les Annales de législation.

L’application de ces principes au fait de la Créole n’est pas difficile. D’un côté, l’Angleterre n’est liée par aucun traité ; de l’autre, elle devait refuser l’extradition des noirs qui venaient de s’affranchir, parce que le fait qui leur était imputé n’était pas un crime de droit commun.

Ces noirs se sont révoltés ; ils ont mis à mort leur maître, blessé plusieurs officiers de l’équipage, et pris possession du navire qu’ils ont conduit dans le port de Nassau. Certes, aux yeux des Américains, selon leurs lois, ce sont là des crimes, des crimes énormes mais la raison, la justice éternelle, demandent avant tout dans quel but, dans quelles circonstances ces faits ont eu lieu. Il ne suffit pas de mettre un homme à mort, de le tuer sciemment, volontairement, avec préméditation, pour être un assassin. De même toute insurrection n’est pas une révolte. Le voyageur qui tue le brigand qui l’attaque, le soldat qui exécute un arrêt de la justice militaire, ne sont pas des criminels. Les fondateurs de la liberté américaine n’étaient pas des scélérats dignes de figurer à Tyburn ou de peupler Botany-Bay. Ils avaient cependant foulé aux pieds les lois de l’Angleterre, violé leurs sermens, pris les armes contre la couronne, tué ses soldats, détruit ses propriétés.

C’est ici, monsieur, que vous devez mettre le doigt sur le sophisme de M. Wheaton.

Que dit-il en effet en cherchant à résoudre la seconde des trois questions qu’il s’est proposées ? Toute son argumentation peut se résumer ainsi : ces nègres sont des esclaves selon les lois de l’Amérique ; l’Amérique, maîtresse d’elle-même, pays autonome, a le droit de faire telles lois que bon lui semble ; ces lois, on peut les critiquer, mais nul n’a le droit de les tenir pour non avenues ; ce serait méconnaître l’indépendance de l’Amérique, ce serait vouloir lui imposer d’autres lois que les siennes ; dès-lors comment admettre qu’on puisse aider ces hommes à fouler aux pieds les lois de leur pays, à jouir des résultats d’un grand crime, à dépouiller leurs maîtres d’une propriété qui leur est garantie par les lois américaines ? On veut donc imposer à l’Amérique les nouveaux principes de l’Angleterre en matière d’esclavage ! Ces principes peuvent être bons en eux-mêmes : l’esclavage est sans doute chose déplorable ; mais tant que l’Amérique ne se décide pas elle-même à l’abolir, les nations qui vivent en bonne intelligence avec elle doivent le respecter comme les gouvernemens constitutionnels respectent les gouvernemens absolus, comme les républiques respectent les monarchies, comme les monarchies respectent les gouvernemens républicains.

Rappelez-vous, monsieur, les pages de M. Wheaton et avouez qu’en les résumant, je n’ai pas cherché à affaiblir les argumens du publiciste américain. Tout repose sur deux propositions : les nègres reçus à Nassau venaient de commettre un grand crime ; les Anglais doivent, quoi qu’ils en pensent, respecter les lois de l’Amérique.

De ces deux propositions, la première, prise en elle-même et indépendamment de toute loi positive et locale, est une erreur ; la seconde est une vérité sans application possible au cas particulier.

L’insurrection des nègres de la Créole est un fait punissable en Amérique. — Je le sais, et je sais aussi que la confédération américaine n’est pas le seul état où ces faits sont nécessairement réputés criminels et punis des peines les plus sévères. Mais de quel droit voudrait-on imposer ces principes et ce langage à tous les peuples de la terre ? de quel droit voudrait-on ainsi, par une loi municipale, subjuguer la conscience humaine ?

Que sous les inspirations d’une religion toute de paix et de mansuétude, qu’en s’autorisant des sublimes et touchans exemples qu’elle nous présente, on enseigne aux esclaves l’obéissance et la résignation, nous le concevons, et nous sommes loin de blâmer ces pieux soins des serviteurs de Dieu. Qu’en descendant à un autre ordre d’idées, on ajoute que, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt de leurs enfans, c’est par la soumission aux lois, par le travail, par le développement de leurs facultés plutôt que par la violence et l’insurrection que les esclaves doivent chercher leur affranchissement, nous le concevons encore. Nul ne conteste que dans les pays à esclaves le gouvernement n’ait un double devoir à remplir, le devoir de préparer sérieusement, efficacement l’abolition de l’esclavage, et le devoir de maintenir en même temps l’ordre et la paix publique. Est-il moins vrai qu’au point de vue du droit rationnel, nul ne peut qualifier d’assassin celui qui recourt même à la violence pour recouvrer sa liberté ?

« On nous a toujours enseigné, dit M. Wheaton, que le droit naturel est subordonné au droit positif de l’état, et si la loi municipale de chaque société civile a le pouvoir d’établir et de maintenir l’esclavage comme un état légal des personnes, il est impossible de supposer que les individus sujets à cette condition soient en droit de se libérer par un acte de violence qui porte les caractères d’un crime, et encore moins que la loi internationale permette aux autorités d’un état étranger d’intervenir pour protéger les criminels qui sont arrivés dans son territoire par une conséquence directe du crime commis par eux. »

Singulier raisonnement ! Le droit naturel est subordonné au droit positif de l’état. — Il serait certes facile de contester la justesse de cette pensée et la propriété de cette expression, subordonné. Mais voulût-on accepter le principe tel que M. Wheaton nous le donne, qu’est-ce à dire ? Que le droit positif de l’Amérique sera pour toutes les nations la mesure, le type des modifications pratiques du droit naturel ? Que le monde entier, que l’Angleterre en particulier devra regarder comme un crime toutes les actions qui paraissent criminelles aux planteurs de la Virginie ou de la Louisiane ? S’il est permis aux républicains transatlantiques de subordonner le droit naturel au droit civil au point de légitimer l’esclavage et de frapper de peines atroces l’esclave qui brise ses fers, ne sera-t-il pas loisible aux Anglais de proclamer tout au contraire qu’à leurs yeux c’est le possesseur d’esclaves qui est coupable de lèse-humanité, tandis que l’homme qui recouvre la liberté qu’on lui a injustement ravie ne fait qu’exercer un droit qu’aucune puissance humaine ne peut lui enlever ?

L’esclavage étant un état légal, il est impossible de supposer que les esclaves aient le droit de se libérer par la violence. — J’accorderai, si l’on veut, que cela est impossible à supposer ; mais impossible pour qui ? Pour ceux que la loi américaine oblige, pour ceux qui sont tenus de se conformer, quoi qu’ils en pensent d’ailleurs, aux déclarations souveraines de l’Amérique. Certes si un étranger quelconque viole, sur le territoire américain, les lois de police relatives à l’esclavage, les magistrats américains auront le droit de le punir, comme l’Autriche a le droit d’envoyer au carcere duro tout homme qui, sur le territoire autrichien, pourrait rêver les libertés publiques ; mais partout où la juridiction de l’Amérique ne s’étend pas, il est parfaitement possible de tenir pour vraies et de prendre pour règle de conduite des propositions diamétralement opposées à celles qui régissent l’Amérique en fait d’esclavage.

Encore moins, ajoute M. Wheaton, peut-on supposer que la loi internationale permette aux autorités d’un état étranger d’intervenir pour protéger les criminels qui sont arrivés dans son territoire par une conséquence directe du crime commis par eux.

Je ne veux plus revenir sur ces mots crime, criminels, mots que le publiciste américain se plaît à employer, toujours en oubliant que les Anglais ne sont pas tenus de regarder comme légitimes, comme avouées par la raison et conformes au droit, les lois positives, les lois municipales, pour parler comme M. Wheaton, des États-Unis sur l’esclavage, et que ces lois n’ont pour eux, chez eux, aucune force légale.

Je ne veux pas non plus épiloguer sur cette expression de conséquence directe du crime. On pourrait donc protéger les esclaves révoltés, s’ils étaient arrivés sur le territoire anglais par une conséquence indirecte de leur insurrection ? Mais qu’entend M. Wheaton par conséquences indirectes ? Il a oublié de nous le dire, d’expliquer plus nettement sa pensée. S’il avait essayé d’énumérer quelques-unes de ces causes indirectes, il aurait bientôt découvert que la distinction manquait de fondement, et que ce qui était licite dans un cas l’était également dans tous. La rectitude de son esprit lui aurait fait reconnaître que, par la question de la Créole, les États-Unis affaiblissaient en quelque sorte leurs justes réclamations sur d’autres points essentiels : rien n’est moins habile que de mêler une vaine prétention à des réclamations sérieuses et fondées.

Quoi qu’il en soit, comment du moins n’a-t-il pas vu qu’il changeait arbitrairement les termes de la question en demandant de quel droit les autorités étrangères intervenaient pour protéger des criminels ?

Intervenir ! L’Angleterre n’est pas intervenue. L’équivoque est trop forte, et c’est cependant sur cette équivoque que se fonde la prétention des États-Unis. L’Angleterre met chez elle à exécution ses principes, ses lois, et on appelle cela intervenir ! Elle intervient dans les affaires des États-Unis, parce qu’elle ne veut pas, sur son territoire à elle, déployer la force à leur profit, saisir des hommes et les leur livrer ! Elle intervient parce qu’elle s’abstient, parce qu’elle ne permet pas que des constables et des soldats anglais se transforment en constables et en soldats de l’Amérique !

Et M. Wheaton nous dit : « Nous ne pouvons pas comprendre qu’il y ait lieu d’établir une distinction entre une cargaison d’esclaves illégalement capturée et amenée dans un port anglais en temps de guerre, et un bâtiment américain naviguant d’un port des États-Unis à un autre, avec des esclaves transportés à bord, et contraint par la tempête, par la révolte des esclaves, ou par une autre cause inévitable, à relâcher dans un port anglais en temps de paix ! »

Il n’est rien, cependant, de plus facile à comprendre qu’une distinction si saillante.

Dans le premier cas, l’Angleterre se serait arrogé le droit de saisir des hommes et des propriétés américaines sur un territoire commun à tous, là où les lois anglaises n’avaient pas d’empire propre et exclusif ; elle aurait agi hors de sa juridiction territoriale, elle serait intervenue au mépris des droits de l’Amérique.

Dans le second cas, l’Angleterre se borne à ne rien faire ; maîtresse chez elle, elle laisse à ses lois leur empire ; elle se refuse aux sollicitations d’une autorité étrangère ; elle ne veut pas lui prêter main forte sur son territoire à elle, Angleterre. Y a-t-il là une tentative d’intervention ? Oui, il y en a une singulière, frappante, mais de la part des États-Unis, qui, sur le territoire anglais, voudraient faire prévaloir leur droit sur le droit anglais, qui voudraient que leurs lois fussent mises à exécution en Angleterre contrairement aux lois de l’Angleterre, qui prétendent arracher à la protection des lois anglaises des hommes réfugiés en Angleterre.

Que nous importent, je vous le demande, les faits que M. Wheaton se plaît à citer ? Quel rapport ont-ils avec la question ? Aucun.

Parce que l’Angleterre, en d’autres temps, a suivi d’autres règles et professé d’autres maximes, elle n’aurait pas le droit d’appliquer aujourd’hui ses lois nouvelles et de se conformer à de meilleurs principes !

Parce que, dans les pays à esclavage, on n’admet pas que les maîtres perdent la propriété de leurs esclaves par cela seul qu’ils les transportent de la colonie dans la métropole, on en conclut qu’un état étranger doit également tenir pour sacrée la propriété d’un colon étranger, au point de prêter main-forte à ce colon et de lui livrer l’esclave évadé !

Parce que des juges anglais ont reconnu que des croiseurs anglais n’avaient pas le droit de capturer sur mer des nègres amenés en esclavage par des traitans appartenant à des pays qui autorisaient la traite des noirs, il s’ensuivrait que l’Angleterre devrait de ses propres mains forger de nouveau les fers des esclaves qui se sont affranchis en touchant de leur propre mouvement le sol anglais !

Tout cela, monsieur, ne supporte pas l’examen, et j’abuserais de votre patience en y insistant davantage.

Que vous dirai-je de la troisième question que M. Wheaton a posée et de la solution qu’il en donne ? Ce sont les mêmes erreurs, reproduites à peu près dans la même forme.

Il nous dit que, d’après la jurisprudence générale, une loi prohibant l’introduction de certaines marchandises ne peut être appliquée à des marchandises qui arrivent par suite d’une force majeure indépendante de la volonté du propriétaire. Faut-il lui répondre que, pour les Anglais qui ne sont pas soumis à la loi américaine, il ne s’agit pas ici de marchandises, mais d’hommes, d’hommes qui ont recouvré la liberté qu’on leur avait ravie, et dont les droits sont aussi sacrés que les droits d’un Américain, quel qu’il fût ? L’Angleterre a perdu ses colonies américaines, et nous remercions la Providence d’avoir fait surgir dans le Nouveau-Monde un grand état, un état libre qui contribuera un jour puissamment à la civilisation des peuples transatlantiques ; mais, en perdant ces colonies, l’Angleterre aurait-elle perdu en même temps son indépendance ? Doit-elle s’incliner à son tour devant les lois de ses anciens sujets, devenir l’huissier et le recors de leurs planteurs ? Quand on a le malheur d’avoir des esclaves, il les faut bien garder, car c’est une étrange pensée aujourd’hui que la prétention de trouver dans le monde entier aide et secours pour ramener l’esclave fugitif dans les fers.

Ici encore, M. Wheaton cite des faits, des arrêts de cours anglaises. Ils ne sont pas applicables à la question pendante. Il s’agissait d’esclaves capturés sur mer par des croiseurs anglais. Je ne répéterai donc pas ce que j’ai déjà dit.

Permettez-moi de terminer par une hypothèse qui résume la question tout entière.

Supposons que les patriotes polonais relégués en Sibérie s’insurgent contre leurs gardiens, qu’ils brisent violemment le joug qui les opprime, et qu’ils soient assez heureux pour atteindre le sol de la France. Voudrions-nous les livrer ? Que dis-je ? oserait-on nous les demander ?

Et cependant, monsieur, qu’a-t-on enlevé aux Polonais ? L’existence politique. Qu’a-t-on enlevé aux nègres ? Tout, même la qualité d’homme : on en a fait des choses.

Réfléchissez, monsieur, et jugez. Vous jugerez, j’en suis certain, comme moi, que l’Angleterre ne doit aux États-Unis ni l’extradition des noirs, ni aucune autre satisfaction pour le fait de la Créole.

Le sentiment le plus honorable, le sentiment patriotique, la susceptibilité que je respecte le plus, la susceptibilité nationale, ont fait illusion à M. Wheaton. Il avait habilement et vaillamment défendu la cause de son pays au sujet du droit de visite. Il a cru devoir lui prêter le secours de son talent, même dans la question toute différente, que dis-je ? tout opposée de la Créole. C’est une erreur ; mais cette erreur n’ôte rien à la haute estime qu’ont méritée à ce savant publiciste son caractère et ses travaux, estime dont, vous le savez, j’ai été heureux de pouvoir lui donner des preuves dans plus d’une occasion.

Agréez, monsieur, etc.,


Rossi.