De la Poésie et des poètes populaires

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De la Poésie et des poètes populaires
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 1136-1152).

LA POESIE


ET


LES POETES POPULAIRES.




I. — Muse populaire, Chants et Poésies, par Pierre Dupont ; 1 vol. in-18, Paris, 1851.

II. — Fables de Pierre Lachambeaudie, 4 vol. in-18, 10e édition ; Paris, 1851.




Y a-t-il une poésie populaire ? Incontestablement. Y a-t-il des poètes populaires ? La réponse est ici plus difficile. Le nombre en est infiniment restreint, et l’on ne s’en étonnera pas, si l’on considère les qualités et les vertus qui sont nécessaires à un poète pour raconter l’existence du peuple, pour en pénétrer les mystères, pour vivre de la même vie que lui : l’infaillibilité morale et la certitude d’être dégagé de l’erreur et du préjugé auxquelles il faut être arrivé pour avoir le droit de parler en son nom. Si le poète n’est pas lui-même un homme du peuple, si même, lui appartenant par les liens du sang, il en est sorti par l’éducation, par les mœurs, par les habitudes, par le monde qu’il fréquente et la nouvelle sphère sociale dans laquelle il est entré, on a le droit de lui demander compte du moindre mot violent, du moindre accent de haine et de colère qu’il laissera échapper. Pour qu’un poète appartenant à l’une des classes supérieures de la société ait moralement le droit de parler au nom du peuple, il faut qu’il ait acquis ce droit par une carrière si entièrement dévouée au bien et par une si longue habitude de la vertu, qu’on ne puisse en aucun temps l’accuser d’avoir joué un rôle et de n’avoir eu qu’une sympathie extérieure pour tous les infortunés et tous les déshérités de ce monde. Il faut que le caractère de ce poète repousse non-seulement le soupçon, mais jusqu’à l’idée même du mensonge, et que les mots de vérité et de sincérité arrivent sur les lèvres, comme une escorte naturelle, presqu’en même temps que son nom ; il faut qu’on sache que par sa vie il était tellement intéressé à servir le bien absolu, que son amour pour les hommes était en conséquence entièrement désintéressé. Voilà l’idéal d’un poète populaire ; ce n’est qu’un idéal, nous le savons trop, car les vertus que nous réclamons comme étant les attributs naturels du poète populaire, comme étant les moyens uniques de faire croire à la sincérité de sa parole, se rencontrent rarement : — aussi une ombre de soupçon et de défiance plane-t-elle toujours sur tous les hommes qui parlent au nom du peuple sans lui appartenir directement par les liens du sang ou par l’éducation ; — mais, bien que le poète populaire ainsi compris ne soit guère qu’un type idéal, il est bon de le faire apercevoir dans un temps où la démocratie menace de tout envahir et ne se présente pas précisément sous une forme très idéale. Il est bon de rappeler à tous les enfans perdus qui errent dans toutes les capitales de l’Europe le cœur gonflé de fiel, ou (ce qui est un cas plus fréquent) l’esprit plein du vent impur et desséchant que souffle le siècle, que l’idéal de la démocratie, ce n’est pas l’orgueil ni la révolte, ce n’est pas même l’honneur et la bonne volonté, ni aucune des qualités sympathiques de l’homme, mais la vertu et la sainteté transportées de l’accomplissement des devoirs religieux dans l’accomplissement des obligations temporelles et des devoirs du citoyen. Si tel n’est pas l’idéal de la démocratie, elle ne peut en avoir qu’un autre : c’est celui que Milton a dessiné en traits si énergiques et chanté avec des accens si puissans, — Satan foudroyé et chassé, sans espérance de retour, de sa patrie céleste.

Que le poète populaire fasse son choix entre ces deux types de la démocratie, car, entre les mains d’un poète lettré, la lyre populaire ne peut rendre que deux sons, et infailliblement celui qui s’en servira fera résonner une de ces deux cordes, — ou la corde religieuse et morale, ou la corde de la violence et de la révolte. Quiconque touche au peuple touche aux profondeurs mêmes de l’humanité ; quiconque remue le peuple remue les grandes eaux qui couvrent, comme dit l’Écriture, la face même de l’abîme. Comprenez-vous alors combien il faut de sagesse, de prudence et de vertu pour être en droit de parler en son nom ? comprenez-vous combien il faut au poète populaire de scrupules, de sévères retours sur lui-même ? Aussi la poésie populaire n’est-elle pas une affaire d’artiste : c’est l’œuvre d’un magicien qui évoque violemment les esprits, ou l’œuvre d’un sage qui les purifie, les apaise et leur communique sa tendresse et sa grace. Avez-vous vu les gravures des vieux maîtres allemands, d’Albert Dürer, de Lucas de Leyde, où Jésus est représenté descendant dans les limbes pour délivrer les ames des patriarches qui y demeurent captives ? Autour de lui grimacent, rampent et mugissent toutes les bêtes du chaos, tous les défenseurs et tous les alliés du péché et de la mort. Telle est l’image du poète populaire ; dans les profondeurs où il descend, il rencontrera infailliblement, et surtout de notre temps, le même spectacle, des ames non encore rachetées, en proie à tous les caprices du mal ; — des vertus sur lesquelles le vice s’acharne obstinément, qu’il cherche à entamer, comme le vautour qui rongeait incessamment le foie de Prométhée ; — des désirs qui rampent tristement à terre, semblables à ces fleurs qui montent lentement le long des murs humides des souterrains et des caves pour atteindre à la lumière. Malheur au poète populaire, s’il ne s’arme pas de mansuétude et de fermeté ! Selon le langage qu’il tiendra à cette foule d’ames captives de leur ignorance aussitôt qu’elles cessent d’être spontanées, victimes de leurs passions aussitôt qu’elles cessent d’être naïves, il entendra s’élever du sein de cette multitude une prière implorant le secours d’en haut ou un chant de sauvage triomphe ; mais incontestablement ce sera l’un ou l’autre : si ce n’est pas le De profundis clamavi ad te qui s’élève, ce sera le chant de l’abîme qui désespère de lui-même, comme dit si éloquemment Calderon.

Interrogée par un poète des classes lettrées, encore une fois l’ame populaire ne répondra que par ces deux accens, elle ne rendra que ces deux vibrations simples et infinies. Le poète rencontrera dans le peuple le bien et le mal marchant sans aucune de ces lisières que la société nous impose et que l’éducation nous attache, afin de rendre les passions moins hideuses et de faire paraître l’homme plus agréable qu’il ne l’est en réalité aux yeux de ses semblables. Que celui qui aspire à être un poète populaire fasse donc son choix entre cette double facilité qu’il rencontrera en s’adressant au peuple, — de servir le bien ou le mal.

Voilà les écueils redoutables contre lesquels peut venir se briser le poète qui se donne la mission de parler au nom du peuple. Il est remarquable que tous les poètes dits populaires ne sont jamais, après tout, que des poètes de partis ou de sectes. Les uns nous rendent l’ombre de Tyrtée, les autres l’écho affaibli des anciens prophètes ; mais que nous apprennent-ils en réalité sur la vie du peuple, sur ses douleurs et sur ses joies ? A peu près rien. Ils ont vu les mœurs, les habitudes du peuple, et, comme ils n’y ont reconnu ni leurs mœurs ni leurs habitudes, ils s’en sont détournés avec pitié et avec fureur, — ils ont tonné contre les puissans d’ici-bas ou ont imploré leur secours ; mais, voyez le miracle ! tous ces dangers et toutes ces erreurs n’existent point lorsque c’est le peuple lui-même qui raconte sa vie et qui chante ses passions et ses mœurs. Les poésies populaires véritables, celles qui ne sont point composées par un poète lettré ou par un homme des classes élevées (educated, comme disent très bien les Anglais), sont empreintes d’un calme singulier, d’une tendresse, d’une grace naïve et d’une douceur infinie. La gaieté et la bonne humeur y brillent partout, mais se manifestent rarement comme des éclats bruyans de bonheur passager ou comme le résultat de plaisirs et de divertissemens d’un instant : on dirait plutôt un état permanent de l’ame. Une douce joie circule à travers tous les anciens chants populaires comme le sang dans le corps, et répand partout, comme lui, la même plénitude de vie, la même santé, la même force. Cette bonne humeur ne trahit nullement un contentement puéril ou une grossière joie de vivre : ce qu’on y reconnaît surtout, c’est une facilité singulière à s’arranger de tous les événemens de l’existence, une aisance à prendre la vie que toutes les habitudes du monde ne donneront jamais au plus accompli gentleman. De cette naïve confiance dans la vie résultent un bon ton naturel, un bon goût, une finesse de tact et une délicatesse de sentimens qui se rencontrent rarement, même chez les plus grands poètes. Ne vous hâtez pas trop, lettrés, de déclarer que ces chants sont incomplets et incorrects ; — toutes ces chansons, ballades, légendes, refrains, prouvent un fait incontestable : c’est que, laissée à elle-même, l’intelligence du peuple est plus près de la nature, comprend mieux les véritables lois de l’existence que l’intelligence du poète, du lettré et du savant. Il n’y a jamais dans ces chants de sentiment anormal ou qui ne soit pas justifié ; il y a de la tristesse souvent, mais elle est toujours motivée, elle a toujours pour cause, remarquez-le bien, un motif irréparable, la mort, les longues absences, le déshonneur, la séduction. Dans le désordre apparent de la composition, dans les contrastes de brutalité et de grace qui nous semblent le fait de natures illettrées et grossières, il y a le plus souvent au contraire un bon sens d’une exactitude irréprochable. J’ai remarqué, par exemple, que, dans tous les chants populaires dont le sujet roulait sur l’amour et la séduction, le langage de l’amoureux était empreint d’une grace irrésistible et pleine de pudeur, tandis que le fait de la séduction était immédiatement après exprimé brutalement, avec une crudité impitoyable : c’est qu’en effet le langage de la séduction est toujours aimable, tandis que le fait de la séduction n’est rien moins que beau. Quant aux chants qui ont un accent religieux, rien n’en égale la mystique innocence et la douceur ; l’ame et le cœur s’y fondent devant Dieu comme la neige immaculée sous les rayons du soleil. Tels sont quelques-uns des caractères de tous les chants populaires, qu’ils viennent de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Écosse, et même de la France ; mais n’admirez-vous pas combien cette lyre populaire, lorsqu’elle est touchée par le peuple lui-même, a tous les tons ? Maniée par un homme des classes plus élevées de la société, elle n’en rend que deux, avons-nous dit : la violence ou l’amour ; et, que ce soit l’un ou l’autre, ils seront toujours empreints d’une certaine monotonie, car je ne prends pas pour des chants populaires les ballades de Goethe ou de Uhland, tirées de vieux chants et arrangées par l’esprit des deux poètes. Nous avons lu certains de ces chants sur lesquels Goethe a composé quelques-unes de ses plus remarquables pièces lyriques ; nous sentons bien dans les pièces de Goethe la vie générale de l’Allemagne, mais beaucoup moins la vie particulière du peuple allemand. La reproduction de la vie du peuple, voilà cependant quel devrait être l’élément principal de la poésie populaire ; mais les poètes ne nous donnent d’ordinaire que des fables et des sentimens qui leur sont personnels, et qu’ils tirent de leurs inspirations, en ayant soin seulement de les placer dans un cadre familier au peuple, et de les rattacher à quelqu’un des sujets qui lui sont chers. Cela peut être une ruse littéraire fort habile, mais cela ne constitue pas en vérité une poésie populaire.

Puisque nous parlons des ruses littéraires, nous en signalerons une qui a bien son importance, et qui n’est pas précisément favorable à la poésie prétendue populaire. Il arrive assez fréquemment que les poètes se contentent d’un terme moyen, d’un à peu près superficiel, et qu’ils composent des chants à demi naïfs, à demi littéraires, propres à captiver à la fois les habitués des salons et les hommes des classes inférieures par leur apparence de naturel. Pour les connaisseurs véritables, cette poésie est aussi peu de la bonne poésie populaire que les peintures du Guide sont de la bonne peinture italienne ; mais la foule, qui n’y regarde pas de si près, accepte parfaitement le mélange. C’est là un cas assez fréquent, et, parmi les poètes de notre époque, on pourrait citer des noms et même de très illustres, non-seulement en France, mais encore en Angleterre, qui ont dû à cette ruse une bonne partie de leur réputation. Cela s’appelle, dans les termes du métier littéraire, trouver sa manière, créer son genre : c’est à coup sûr une façon de se faire une place à part, de se constituer le propriétaire d’un domaine inexploré ; mais combien cela est loin de l’idée qu’on doit avoir de la poésie populaire ! En vérité, on peut, par ce moyen, devenir un poète fort remarquable, on peut parvenir même, cela aurait pu se voir, au fauteuil académique ; quant à mériter d’être l’interprète des secrets du peuple, oh ! non ! N’a pas qui veut le droit et le devoir de parler en son nom, et tous ceux qui ambitionnent cet honneur ne l’obtiennent pas par cela seul qu’ils le cherchent. Qu’ils se contentent d’être ce qu’ils sont, des poètes et des lettrés. Tout cela nous montre assez comment nous avons des poètes libéraux, démocratiques, socialistes, politiques, des poètes de parti enfin, et non pas des poètes populaires dans le vrai et dans le bon sens du mot.

On le voit, il y a tant de difficultés à vaincre pour devenir un poète réellement populaire, que ce genre de poésie est à peu près impossible. Il n’y a donc de vraie poésie populaire que celle qui est créée par le peuple lui-même. Tous les grands génies poétiques semblent l’avoir compris. Ils ne se sont jamais inquiétés spécialement de peindre les mœurs du peuple ou les mœurs de l’aristocratie ; ils se sont contentés de raconter les impressions que la vie générale avait produites en eux. Dante, Molière, Shakspeare, Cervantes, ont fait, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de la poésie humaine, et ils se sont servis indifféremment de tous les élémens que leur présentaient la société et la nature. Ils sont populaires, me dit-on ; oui, si nous élargissons la signification de ce mot, si nous en changeons légèrement l’acception ; ils sont populaires, parce qu’ayant peint avant tout l’homme éternel, ils peuvent être compris par tous les esprits. La véritable vertu des poètes, c’est d’être humains ; ils laissent aux hommes de parti et aux politiques de profession le soin des récriminations et des colères ; ils expriment dans leurs œuvres les modifications que l’être général de l’homme subit en passant à travers les différentes conditions de l’existence, les altérations que lui font éprouver les mœurs, les professions et tous les jeux de la fortune. Dans toutes les positions où ils le peignent, même dans les plus excentriques, c’est toujours l’homme et non pas la position qui domine. Bien différens en cela des écrivains de notre temps, qui peignent non plus le genre ou l’espèce, mais des individus qui sont, si complètement excentriques et tellement individuels, qu’ils constituent leur espèce à eux seuls : les grands poètes sont simplement humains, même ceux qui sont sortis directement du peuple, tels que Plaute et Shakspeare.

Le nombre des poètes populaires est donc infiniment restreint, et, dans les temps modernes (la poésie populaire n’existe d’ailleurs que depuis le christianisme), on n’en compte que deux qui soient réellement remarquables, Robert Burns et Hebel. À côté d’eux, on pourrait encore citer Allan Ramsay et Burger, et la liste serait à peu près complète. Les deux premiers sont les seuls vraiment grands, parce qu’ils n’ont pas seulement un ton unique comme les deux autres, parce qu’ils n’ont pas seulement l’âpreté et la réalité des descriptions d’Allan Ramsay, ou les sourdes colères plébéiennes de Burger, mais parce qu’ils comprennent et reproduisent la vie du peuple dans toutes ses nuances et dans ses plus intimes délicatesses. Robert Burns, enfant du peuple, paysan, laboureur, doit à sa mauvaise fortune d’avoir pu rester un vrai poète populaire. Les dernières années de sa vie, l’époque où, devenu un des lions des salons d’Édimbourg, il s’affaissa et perdit son talent en grande partie, pour avoir voulu se mêler de trop près au monde, prouvent assez clairement qu’il n’aurait jamais été le grand poète que nous connaissons, s’il eût été transporté pour ainsi dire dans un autre terrain que celui où il avait pris naissance, où s’étaient enfoncées dès l’enfance les racines de ses habitudes, et où s’étaient épanouis les sentimens de son ame charmante et de son cœur susceptible. C’est à cet heureux hasard de l’adversité qu’il a dû d’être exempt de tout artifice et de tout mensonge littéraire ; c’est à cela qu’il a dû de parler, de respirer, pour ainsi dire, la vie du peuple en vers mélodieux ; c’est à cela qu’il doit de sympathiser profondément avec le peuple, au lieu de s’apitoyer sur son sort en vers mélodramatiques.

Burns est par excellence le poète du peuple, et il en est aussi le philosophe. Il a ses mœurs, et il reflète sa conscience comme un miroir. Jamais je n’ai mieux senti qu’à la lecture des vers de Burns l’éternité du peuple et son impérissable immortalité. Pendant que s’écroulent les monarchies, que tombent et disparaissent les aristocraties et toutes les classes gouvernantes de ce monde, le peuple, lui, ne meurt jamais, et, toujours en travail, il bouillonne comme les sources de la vie, redonnant au monde, lorsqu’il a perdu ses espérances, des sentimens plus frais et des pensées plus jeunes. C’est là le sens admirable de la fameuse ballade intitulée Jean Grain-d’Orge. En vain les rois venus de l’Orient s’acharnent-ils contre lui, en vain le mettent-ils en terre : Jean Grain-d’Orge reparaît toujours et leur échappe ; en vain ils le broient sous les meules, son sang qu’ils boivent les remplit de sa vie, de son esprit, de son courage et de sa gaieté. Il y a de Burns une autre pièce lyrique, le Samedi soir dans une chaumière, où le poète nous fait entrer dans la pauvre demeure des paysans écossais. Le souper fini, le père ouvre sa Bible, il lit les histoires des hommes saints qui méritèrent que Dieu jetât sur eux un regard de clémence et celles des peuples pervers qui méritèrent sa colère, et le poète, en nous décrivant ce spectacle, nous fait pressentir un moment où Dieu, fatigué des hypocrisies et des fraudes religieuses, cherchera un asile dans ces simples coeurs. Lorsque la religion sera oubliée sur la terre et que le nom de Dieu ne sera plus prononcé que pour être blasphémé, alors l’ame du peuple sera le dernier sanctuaire où seront gardés la parole et le nom du Tout-Puissant. Entre ces deux grandes compositions philosophiques à force d’être humaines se placent toutes les pièces où le poète raconte sa vie qui est celle du peuple, ses habitudes, les accidens arrivés aux animaux ses fidèles serviteurs, la mort de la brebis Mailie, la vieillesse de sa bonne jument Maggie, et rien n’égale la sensibilité de cette ame populaire, mais que l’on peut sans crainte appeler bien née. Burns n’a jamais menti. Poète lyrique, il a souvent parlé de lui. Quelle occasion pour vanter ses vertus, ou pour accuser le monde de ses vices ! Mais Burns ne s’en fait pas accroire sur son propre compte : il est sensuel, et il le sait ; il est ivrogne, et il s’en repent, mais il ne laisse échapper aucune récrimination. Il a des passions, mais il sait que ce sont des passions, et il n’en a pas le cynisme ; il a l’esprit droit, et il est exempt de sottise. Comparez, par exemple, le livre des Confessions de Jean-Jacques, où l’orgueilleux écrivain se représente devant le tribunal de Dieu, se recommandant de sa propre bonté, et les prières où Burns supplie l’arbitre suprême des destinées d’épargner le pauvre mélange de bien et de mal qu’il a formé de ses propres mains.

Le doux Hebel n’est pas aussi vraiment populaire que Burns, mais il a son originalité bien marquée : il parle au peuple le langage naïf des nourrices à leurs enfans, il s’adresse à lui avec une humilité de cœur telle qu’on dirait qu’avant de lui parler, il s’est prosterné devant. Dieu, a fait son examen de conscience, a émondé son cœur de tout désir et purifié son ame de toute pensée qui n’est pas une pensée strictement populaire. En le lisant, on oublie que le mal existe, et l’on ne peut se figurer qu’il y ait quelque chose qui s’appelle le vice ou le crime. Les méchans y font l’effet d’êtres symboliques, et les corrompus de populations lointaines et à demi fabuleuses. Il n’y a qu’un sentiment qui soit exprimé dans Hebel, sentiment qui est essentiellement populaire : la joie naïve d’être bon et l’orgueil naïf de se sentir tel.

Voilà les deux seuls poètes qui puissent véritablement porter le nom de poètes populaires. Si nous sortons des pays étrangers et si nous descendons jusqu’aux premières années de ce siècle, nous rencontrons Béranger, quia la réputation d’être un poète populaire, et qui ne l’est pas dans le sens qu’on doit attacher à ce mot. Béranger est surtout un poète national. Son souvenir et ses œuvres s’attacheront à une date historique impérissable, et c’est là surtout ce qui lui assure une place élevée dans la mémoire des générations. Malgré la couleur politique trop vivement tranchée de certaines de ses chansons, il n’est point un poète de parti ; il a échappé aux partis politiques à force d’esprit national, et au libéralisme, au républicanisme à force d’esprit patriotique ; il a raconté les douleurs de l’invasion, les angoisses et le morne désespoir des populations, et non pas les ambitions, les convoitises ou les passions de telle ou telle classe de la société. Béranger a été, à un moment donné, le poète de cette personne morale appelée la nation française, mais nullement le poète des classes populaires, et en vérité cela est heureux pour sa gloire, car la lecture de ses chansons nous révèle clairement qu’il n’avait aucune mission pour cela. Au point de vue purement politique, Béranger est absolument irrépréhensible : il a exprimé un beau et noble sentiment, l’amour de la patrie. On nous faisait apercevoir récemment dans Béranger une chose trop peu remarquée et bien digne de l’être : après Waterloo, nous disait-on, après l’invasion, il y eut un moment où la France, se sentant vaincue, crut que définitivement tout était fini, et qu’elle n’avait plus rien à faire dans le monde, il y eut un instant de suprême abattement où la France sembla repasser dans sa mémoire toutes ses destinées glorieuses et se dire que désormais, rien de pareil ne lui arriverait. Se sentant blessée au cœur, elle ne douta pas de la mort, et l’attendit dans un muet et sombre accablement : c’est ce douloureux sentiment qui revit dans quelques-unes des plus belles pièces de Béranger, et qui le rend digne de passer à la postérité. L’observation est parfaitement judicieuse et part d’un sentiment profond ; aussi, malgré ce qu’il y a de fausse vanité nationale dans le recueil de Béranger, pensons-nous qu’il n’est pas répréhensible au point de vue politique, l’esprit de parti étant comme noyé chez lui dans un sentiment large, profond de la patrie. Au point de vue moral, c’est autre chose. Si on considère Béranger de ce côté, on verra non-seulement qu’il n’est pas un poète populaire, mais même qu’il n’a pas mérité de l’être.

Nous savons combien il est difficile et délicat de toucher à cette gloire incontestée ; mais la vérité est plus belle que le mensonge. En dehors du poète national, il y a deux poètes chez Béranger, le poète érotique et le poète voltairien, — l’un et l’autre très répréhensibles. Comme poète érotique, je ne trouve pas que les noms d’Anacréon populaire et d’Horace moderne, qui lui ont été décernés, lui conviennent. Il a commis un péché qui n’est jamais pardonné à un poète, il a outragé tous les sentimens élevés de l’amour ; comme poète érotique, il a commis le plus grand crime qu’un poète de ce genre puisse commettre il a outragé la volupté. Il m’est facile, en lisant Horace ou Anacréon, de rattacher l’idée de beauté à l’idée de plaisir ; en lisant Béranger, il m’est impossible d’y rattacher autre chose qu’un sentiment lascif et grivois. La volupté n’est point une chose morale par elle-même ; mais, comme une certaine idée de bonheur s’y rattache, elle acquiert ainsi une élévation relative qui fait naître l’idée de beauté. Béranger a presque toujours semblé ignorer cette vérité, qui est comme l’alphabet de tout vrai poète érotique : c’est que l’idée du plaisir séparée de l’idée de beauté est repoussante. Dussé-je être accusé d’hérésie, je dirai que personne ne me semble avoir touché à tous les sentimens délicats de l’ame d’une manière aussi coupable. Ce qui est charmant - avec lui frise vite l’obscénité. Il n’a point cherché la popularité en flattant les passions extrêmes des partis, je le lui accorde ; mais il l’a cherchée en chatouillant les vices mesquins de la menue bourgeoisie et la grossière sensualité du peuple des villes. Quant aux chansons qui touchent à la religion, je n’ai jamais pu les lire sans qu’elles produisissent sur moi un effet glacial. Elles ne font pas rire des choses dont rit le poète, et elles ne font pas non plus naître de colère contre lui. Il en est une, le Dieu des bonnes gens, qui contient plusieurs belles strophes, mais dont le refrain m’a toujours pénétré d’une grande tristesse. Singulière religion, en vérité, que celle qui consiste à prier Dieu les coudes sur la table et le verre en main ! comme dit le refrain même. — On peut lui passer toutes ses chansons contre les personnes, les mandemens et même les institutions ; mais il nous est impossible de ne pas trouver assez maigre la morale du déisme telle qu’elle se présente dans ces chansons, et nous avouons qu’il nous semblerait très difficile de discerner, au moyen de ce code et de cette religion de bon vivant, ce qui est permis de ce qui ne l’est pas. Nous trouvons donc que Béranger a outragé ou plutôt égratigné quelques-unes des vertus les plus désirables chez le peuple ; nous trouvons qu’il a souvent manqué de respect envers les choses les plus saintes, et qui lorsque nous avons le malheur de ne pas y croire, méritent au moins que nous gardions le silence ; de tous les moyens de popularité il a employé le pire. Ce que nous venons de dire peut paraître audacieux, mais il est juste que chacun prenne sa part de responsabilité, et ne croie pas en être exempt, parce qu’il a la modestie ou la finesse de se tenir constamment à l’écart.

Depuis Béranger, les tendances des esprits ont bien changé. Les événemens politiques, les crises de l’industrie et surtout la révolution de février ont fait naître en foule des poésies démocratiques, socialistes, qui ne sont pas précisément ce qu’il y a de plus innocent au monde, Nous ne chercherons pas si ces poésies s’accordent avec l’idée du poète populaire telle que nous l’avons exposée, ce serait peine perdue ; nous n’aurions point songé à en parler, si au milieu de ce fatras ne s’était pas rencontré un petit volume plein d’idées fausses, de sentimens incomplètement exprimés, mais où se révèle un talent qui pourrait être mieux dirigé et mieux employé.

De tous les jeunes poètes qui, depuis quelques années, ont tenté d’exprimer les sentimens populaires, le plus célèbre à coup sûr et le seul vraiment distingué est M. Pierre Dupont, l’auteur d’un recueil de chansons récemment publié sous le titre de Muse populaire. Le mérite de ces chansons peut être discutable, mais non pas la vogue de popularité qu’elles ont obtenue. Ces chansons ont été bruyamment chantées dans la rue et accompagnées sur les élégans pianos des salons de Paris. Le jeune poète a fait coup double, et a conquis à la fois la popularité et la mode. C’est beaucoup, qu’il prenne garde d’avoir trop réussi. Nous croyons qu’il cherche trop le succès et qu’il éprouve trop de joie de l’avoir obtenu ; mais qu’il sache bien que le succès facile n’est jamais un bon signe, et que d’ailleurs, pour le trouver, le meilleur est de ne pas courir après lui. « Veux-tu trouver une chose ? dit le livre divin ; eh bien ! alors ne la cherche pas. » Et en effet celui qui cherche avant tout à réussir mine par avance les fondemens de son édifice futur. Je n’ai jamais pu voir un homme courir après la louange facile sans me rappeler involontairement cette flatterie de Potemkin, qui avait placé dans les steppes arides de la Russie des villages entiers, des jardins et des kiosques artificiels pour récréer et abuser un moment la vue de Catherine en voyage. Or, ce petit volume manifeste clairement que la pensée du poète est trop préoccupée d’une chose : réussir. À chaque instant, des allusions indirectes aux événemens politiques viennent gâter les plus heureux sentimens, et les flatteries, ou plutôt, tranchons brutalement le mot, les flagorneries perpétuelles à l’adresse de telle ou telle classe de la société viennent arrêter et glacer les émotions naissantes, auxquelles nous ne demandions pas mieux que de nous laisser entraîner. En employant un pareil système, on peut bien à coup sûr conquérir immédiatement le succès ; mais on ne le maintient que par d’autres moyens plus élevés et plus conformes au but et à la nature de l’art.

Un autre grand défaut de ces poésies, c’est qu’elles sont systématiques. Le poète, dirait-on, unit à des instincts très vrais, très populaires, la subtilité d’esprit la plus bizarre, si bien qu’il touche toujours à la réalité par un côté, et qu’il en sort bénévolement pour entrer dans l’abstrait. Imaginez un mélange de Lycophron et de Burns, et demandez-vous ce qui pourrait sortir de là. Des accens très vrais s’y marient à la métaphysique la plus alambiquée, et ce mélange vous fait éprouver à chaque instant le mouvement de dépit qu’on éprouve en trouvant précisément le contraire de ce qu’on cherchait. Le socialisme est ramené perpétuellement de la manière la plus inattendue ; la description d’un objet naturel, une fête de village, une fleur, tout sert à ramener le système. On dirait que toutes ces poésies ont été composées avec l’arrière-pensée d’y introduire quelques bribes de philosophie contestable. Joli métier pour un poète que de coudre des phrases de premier-Paris avec des sentimens, et d’entourer de déclamations les pensées les plus ingénieuses !

Le petit volume de M. Dupont relève de trois genres divers : les chansons politiques, les chants populaires, les chants de fantaisie. Les pires de toutes ces pièces assurément sont les chansons politiques. O trop juste châtiment ! il n’y a pas dans tous ces chants un vers réellement poétique. Triste parti que celui qui est impuissant à fournir à un poète un accent capable de remuer et d’intéresser à lui ! Si M. Pierre Dupont a voulu composer des chants de propagande socialiste, il peut être satisfait, il a réussi ; mais, s’il a cru faire des chants d’un ordre plus élevé, il s’abuse. Ces chants politiques ne sont pas meilleurs et sont même pires que ce malheureux Chant des Girondins qui, pendant deux années, a affligé nos oreilles. Le Chant des Soldats, le Chant du Vote, le Chant des Étudians, occupent dans l’ordre poétique à peu près le même rang que tiennent dans l’ordre politique les articles polémiques de tel ou tel journal socialiste. Qu’il ne s’abuse pas au point de croire que ces chansons ont quelque chose de patriotique et de national : elles sont composées pour certaines factions et chantées par des factieux. Ces chants sont du reste son crime, et un jour ou l’autre seront son châtiment. Lorsque ses facultés poétiques se seront pleinement développées, lorsqu’il sera arrivé, ce que nous lui souhaitons du reste de grand cœur, à écrire des œuvres dignes d’une admiration sans réserve, le souvenir de ces chants jettera son ombre sur son succès, l’empoisonnera et le poursuivra comme un remords. Combien faudrait-il de vers admirables et de flots de poésie pour effacer le souvenir de cet appel à la révolte et à l’indiscipline intitulé le Chant des Soldats ! Qu’il fasse oublier, s’il se peut, ces malencontreuses excuses données par avance à tous ceux qui manqueront à leur devoir, ces refrains humanitaires et cosmopolites que nous avons vus se transformer en chants de menace ! En voilà assez sur ce sujet, le poète a déjà reçu la punition qu’il méritait : c’est d’avoir manqué de talent quand il lui a fallu exprimer des sentimens aussi faux. Fasse le ciel qu’il ne reçoive pas un jour la punition qui est due à tout homme qui, étourdiment ou après y avoir long-temps réfléchi, sincèrement ou avec hypocrisie, peu importe, met entre les mains de ses concitoyens un brandon de guerre civile ! Une seule fois, dans ces chants politiques, on rencontre une émotion véritable et un accent de douleur : c’est dans le chant intitulé les Journées de Juin ; l’esprit politique est ici dominé par un sentiment humain, et le poète reproduit dans des vers vivement sentis les impressions funèbres de cette bataille sanglante :

Quatre jours pleins et quatre nuits,
L’ange des rouges funérailles,
Ouvrant ses ailes sur Paris,
A soufflé le vent des batailles.

O république au front d’airain !
Ta justice doit être lasse ;
Au nom du peuple souverain,
Pour la première fois, fais grace.

Ces derniers vers sont beaux et me semblent surtout reproduire parfaitement le portrait de la république telle que nous l’avons toujours connue en France : un masque despotique et un bras implacable. O république, s’écrie-t-il ailleurs, montre à ces perfides

Ta grande face de Méduse
Au milieu des rouges éclairs !

On ne peut pas mieux achever un portrait. Remarquez bien que le portrait est d’un ami de la république.

Les chansons rustiques, populaires ou de fantaisie, sont bien supérieures aux chants politiques. Si les arrière-pensées socialistes ne venaient pas à chaque instant gâter la sincérité des impressions et la grace des pensées, il y aurait là les germes d’une poésie véritable. Toutefois une chose nous frappe : dans ce recueil, toutes les idées sont à l’état de germe, aucune ne s’est épanouie complètement. Le recueil de M. Dupont a un défaut capital : il n’a pas d’unité de sentiment. Les sentimens et les passions dont se compose la nature humaine ne se sont pas fondus en un tout moral ; en un mot, l’originalité du poète n’est pas véritablement formée. Qu’est-ce qui compose l’originalité du poète ? C’est la manière dont tous les sentimens et toutes les passions de l’ame se sont combinés, agglomérés, unis, pour former un tout spirituel ; ce sont les modifications particulières qu’ont dû recevoir les sentimens, les blessures et les pressions qu’ont dû éprouver les passions pour pouvoir entrer dans ce tout moral. Or, il est évident que chez M. Dupont ce phénomène ne s’est pas encore accompli. Il y a de tout dans ce petit volume, de l’élévation, de la familiarité, de la subtilité, de la finesse, même de la sensualité ; mais aucune unité ne relie en faisceau ces sentimens, chacun d’eux s’en va de son côté sans s’inquiéter des autres, et de là résultent les discordances et les dissonances les plus désagréables. Les sentimens poétiques existent bien dans ce volume, mais ils s’y trouvent tous à l’état d’élémens poétiques purs et simples, à l’état de matériaux bruts. Ces germes mûriront-ils et s’épanouiront-ils ? Il faut l’espérer ; mais en vérité nous n’oserions rien affirmer hautement : c’est au poète lui-même de nous rassurer un jour. On sent bien qu’il y a quelque chose dans tous ces élémens qui réalisent à la lettre le mot d’Horace : Disjecti membra poetœ ; mais il est fort difficile de dire au juste quelle forme ils revêtiront. L’épanouissement possible de ce talent est enveloppé d’obscurité et de nuages. Quelques strophes prises çà et là justifieront notre assertion en donnant une idée du talent de l’auteur. Voici, par exemple, une strophe de la chanson des Fraises :

O fraise ! un poète latin
T’aurait fait mûrir sur le sein
De Vénus ou de sa maîtresse ;
Je t’aime mieux où tu te plais,
A l’ombre où les rossignolets
Modulent sans fin leur tendresse.

Ronsard ou tout autre poète du XVIe siècle n’aurait pas mieux dit. Voici maintenant une strophe de la pièce intitulée la Véronique :

Fleurs touchantes du sacrifice,

Mortes, vous savez nous guérir ;
Je vois dans votre humble calice
Le ciel entier s’épanouir.
O véroniques, sous les chênes,
Fleurissez pour les simples cœurs
Qui dans les traverses humaines
Vont cherchant les petites fleurs.

Un journal anglais, le Morning Chronicle, citait dernièrement cette strophe et la comparait aux poésies de Wordsworth ; en effet, Wordsworth n’a pas de plus mystiques rapprochemens ni de plus subtiles analyses : que l’on relise, pour s’en convaincre, les pièces à la Marguerite.- Nous pourrions multiplier ces citations ; ces deux exemples nous suffiront. Laquelle de ces deux strophes exprime le mieux l’originalité de l’auteur ? Ni l’une ni l’autre. Eh bien ! il n’y a pas plus d’unité de sentiment dans tout ce volume qu’il n’y a de ressemblance entre ces deux strophes.

Toutes les pièces de la Muse populaire contiennent des vers remarquables, mais il n’y en a peut-être pas trois qui soient complètement irréprochables. Si M. Pierre Dupont écrivait de longs poèmes, nous passerions volontiers sur quelques négligences et quelques incorrections ; mais, puisqu’il se borne à écrire de petites pièces lyriques, il doit savoir que ce genre n’a de valeur qu’autant que l’inspiration s’y unit à la perfection de la forme. Un sonnet, une chanson, veulent être parfaits, et les beaux vers qui peuvent s’y trouver ne compensent jamais les imperfections, même légères. Le prix de tous ces petits ouvrages est dans le fini du travail, dans l’exquis de la forme. Pourquoi M. Dupont ne se donne-t-il pas la peine de composer et de développer sa pensée ? L’idée première de ses chansons est heureuse d’habitude ; mais l’exécution est bien loin de répondre à l’idée. Par exemple, nous avons remarqué une pièce très mal conçue, très mal composée, intitulée le Tueur de lions. Dans l’idée première de cette chanson se trouve le germe de tout un petit poème populaire. Ce simple soldat d’Afrique qui, sorti de son village il y a trois ou quatre ans à peine, a eu à se mesurer non-seulement avec les populations ennemies, mais avec les bêtes sauvages, et qui rapporte à son retour la peau du lion qu’il a tué, ne vous semble-t-il pas capable de fournir à un poète le sujet d’un chant naïf et délicieux ? Les histoires qu’il raconte auprès du foyer de sa chaumière aux paysans de son village ébahis devant ce trophée, dépouille d’un monstre qui leur est inconnu, ne pensez-vous pas qu’elles peuvent égaler en exagérations fabuleuses et en poétiques hyperboles les récits des marins espagnols ou portugais du XVIe siècle ? Et les commentaires des spectateurs, et l’orgueil de la vieille femme et du vieillard, assis près de leur fils, est-ce qu’il n’y avait pas là les élémens d’un chant populaire vraiment moderne ? Malheureusement nous sommes obligés de nous en tenir aux suppositions. Le poète va au plus facile ; il néglige d’introduire l’élément dramatique dans ses chansons et même dans ses légendes ; il use et abuse du procédé de description, le plus commun de tous. La poésie veut, au contraire, que le poète brise l’enveloppe extérieure des objets pour en pénétrer le sens moral. Ainsi, dans la chanson de la Mer, nous nous attendions à des sentimens vastes et profonds comme le spectacle que le poète devait avoir sous les yeux : nous n’avons trouvé que des descriptions géographiques et des explications chimiques sur la formation des sels marins. Dans la chanson du Tisserand, d’ailleurs pleine de détails gracieux, le poète nous raconte à quelle époque le chanvre est cueilli, comment on fait blanchir la toile, à quels usages l’humanité l’emploie. Or, tout cela ne m’intéresse pas ; ce que je veux voir, c’est le tisserand à son métier ; ce que je veux savoir, ce sont les pensées qui lui sont venues en poussant sa navette pendant de si longues années ; c’est la tournure d’esprit que son état lui a donnée, les habitudes auxquelles il l’a formé, c’est la vie morale de cet homme qu’il fallait me montrer. Je n’aime pas beaucoup non plus les légendes et les ballades de M. Dupont. L’élément dramatique, qui est l’élément principal de la ballade, est à peu près absent de ces pièces, d’ailleurs peu variées. Le poète semble ignorer qu’une ballade est une action dramatique, vive et rapide, condensée en quelques vers, et non pas une explication de l’origine du mal et autres questions théologiques. Toutefois il faut faire exception pour deux de ces légendes : les Louis d’or et les Fers à cheval.

Ce qu’il y a de réellement remarquable dans ce recueil, ce sont les chants rustiques. M. Dupont a parfaitement rendu deux des côtés de la vie du peuple : la vivacité tapageuse, la joie bruyante, les confidences intarissables de l’ame populaire éclatent, rient et bavardent dans ses plus jolies chansons : le Chien de Berger, la Mère Jeanne, les Boeufs, Mon Ane, Ma Vigne. La trivialité y est pleine de décence, la grossièreté pleine de bonhomie, la familiarité tout-à-fait engageante et sympathique. Ces chansons respirent la joie de vivre, le bonheur de la vie domestique et journalière, l’insouciance des ames laborieuses. Les longues heures paresseuses après le travail, les repos du dimanche, tout cela est admirablement senti. Pas un sentiment honnête n’est attaqué même légèrement, et, bien que ces chants portent ordinairement sur les mœurs particulières du peuple, sur ses habitudes joyeuses, jamais il n’y est fait mention que des divertissemens et des plaisirs que peuvent permettre les fatigues du travail. Aucun vice d’oisif, aucune corruption de désoeuvré n’élèvent leur voix grêle et stridente dans ce concert un peu bruyant de grosses voix et de francs éclats de rire. Oui ; ce sont bien là les chants d’un peuple laborieux, heureux du travail comme du repos. D’un autre côté, M. Dupont excelle à rendre toute la grace féminine, toutes les naïves coquetteries des paysannes : la fillette qui profite du miroir de l’eau où elle aide les commères du village à laver la lessive commune du pays, pour rajuster sa cornette ; la paysanne qui dort tranquillement sous les rayons de la lune, son panier au bras, au milieu des panais et des choux, dans nos marchés de Paris ; la science des ménagères et des laitières en économie domestique, — tout cela est délicatement décrit et exprimé. Il y a surtout une chanson intitulée la Ronde des Paysannes, moins célèbre que la plupart des autres, qui nous paraît le chef-d’œuvre du recueil ; mais notre approbation ne sera pas ici non plus donnée sans restriction nous n’avons là que l’extérieur de la vie du peuple, et non sa vie morale, ses secrets intimes, ses pensées cachées.

Nous en avons dit assez sur ces poésies pour en montrer les qualités et les défauts ; nous ne ferons plus qu’une seule observation. Il nous semble que la lecture attentive de ce petit volume révèle assez clairement ce fait : à savoir, que le poète est dans une fausse position morale et intellectuelle ; il n’est plus assez ignorant pour être instinctivement naïf, il n’est pas assez savant dans son art pour remplacer cette naïveté première par des qualités d’un ordre plus élevé, mais moins naturel ; il hésite perpétuellement entre cette ignorance qu’il n’a plus et cette science qu’il n’a pas encore ; de là très souvent résultent des sentimens faux et des pensées alambiquées. Il ne faudrait pas qu’une pareille situation se prolongeât long-temps pour que son talent fît complètement fausse route. Le seul conseil littéraire que nous puissions lui donner, c’est d’étudier les ressources et les lois de son art, qu’il est loin de connaître parfaitement : ce volume en fait foi. L’absence d’étude ne lui rendra pas son ignorance première, ce seraient peines perdues : l’auteur de la Muse populaire est un lettré, qu’il le veuille ou non ; mais qu’il sache que dans la poésie, plus que partout ailleurs, il n’y a à choisir qu’entre l’ignorance absolue et la connaissance certaine et complète des choses de l’art : on ne peut admettre aucun compromis, il faut posséder l’une ou l’autre. Un progrès que M. Dupont doit faire encore sur lui-même, c’est de renoncer aux sujets politiques, ou du moins à faire de ses chansons une gazette rimée de tous les événemens. Une telle poésie est peu engageante pour le lecteur ; pour le poète, c’est un exercice malsain. La poésie politique n’est excusable que dans un cas assez rare, dans le cas où le poète s’en servirait pour user à la longue et fatiguer ses passions par un exercice de tous les jours. Le métier de poète socialiste n’est d’ailleurs pas très séduisant : c’est le métier de Benserade retourné. Jusqu’à présent, le socialisme n’a pas réussi à M. Dupont, et certainement ce n’est point de ce côté qu’il doit se tourner, s’il veut acquérir les perfections qui lui manquent.

Après M. Pierre Dupont, on pourrait citer encore quelques poètes qui se disent populaires ; mais en réalité ce serait tomber dans les infiniment petits. À quoi bon nous occuper de toutes les chansons et de tous les pamphlets rimés qui peuvent naître et vivre ignorés et obscurs ? Parmi ces poètes, un seul est connu : c’est M. Pierre Lachambeaudie. L’Académie a couronné son recueil de fables ; le public l’a lu. Une modeste popularité l’a récompensé de la modération qui règne dans ses vers. Les fables de M. Lachambeaudie sont parfaitement inoffensives. En général, tous ces essais de poésie populaire appellent la même conclusion. — O vous qui prétendez au rôle d’interprètes du peuple, dirons-nous à M. Dupont, comme à tous les jeunes poètes qui aspirent à ce titre dangereux de poètes populaires, racontez les souffrances du peuple ou chantez ses vertus, il n’y a rien là que de très légitime ; mais, au nom de Dieu, ne mettez pas vos sentimens à la place des siens, ne donnez pas vos désirs et vos passions pour les siennes ; respectez-le, car il a une haute origine. Le peuple est né véritablement avec le christianisme ; c’est depuis cette époque qu’il a eu une voix pour s’exprimer, car la poésie populaire est entièrement inconnue dans l’antiquité. Ménagez les vertus du peuple, et surtout ne lui enseignez point le mensonge : lorsque le mensonge, qui est le vice le plus dissolvant des sociétés, provient des classes éclairées ou des classes qui gouvernent, leur châtiment ne se fait pas attendre, et les révolutions se chargent de les punir. Une classe d’hommes n’a dans une nation qu’une importance relative après tout. Rongée par la corruption, elle meurt, et puis la société humaine reprend le cours de ses destinées ; mais lorsque, dans une nation, ce sont les classes populaires elles-mêmes qui se mettent à mentir, ce n’est plus telle ou telle forme de gouvernement qui périt : c’est cette nation elle-même, car alors il n’y a plus de remède possible, les sources de la santé et de la vie étant corrompues et taries. Or, en France, on a appris au peuple à mentir, et il a déjà commencé à le faire. Que les poètes populaires s’interrogent donc et se demandent s’ils veulent être les promoteurs d’une décadence universelle, ou les instrumens d’une guérison possible par le retour à tout ce qui est le contraire du mensonge, de l’artifice et des insinuations perfides.


ÉMILE MONTÊGUT.