De la Révolution et de la philosophie

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De la Révolution et de la philosophie
De la Révolution
ET
DE LA PHILOSOPHIE.

Quand l’empire allait accomplir au pas de course sa mission à travers l’Europe, à chaque instant des hommes fatigués se détachaient de ses colonnes, et s’asseyaient sur le bord des fossés. On avait beau leur dire qu’ils allaient y mourir, ils voulaient s’arrêter ; puis, le sommeil, puis le froid les prenaient, et les voilà ensevelis sous une tombe de neige. Chaque jour aussi, dans le mouvement d’idées qui nous emporte, des hommes lassés s’arrêtent, des amis épuisés du chemin s’engourdissent à nos côtés, et pourtant l’heure nous presse ; il faut marcher, il faut arriver au gîte avant le soir. Mais pendant que nous avançons à tout hasard, il est bon de sortir en nous-même de cette cohue d’opinions, de circonstances et de frayeurs paniques où l’esprit va s’achopper et tourbillonner sans issue. Et le moment vient peu à peu de remonter par la philosophie à la pensée de la civilisation européenne pour y retrouver notre place.

Dans ce dessein, si l’on considère le mouvement entier apporté dans le monde par la révolution française, ses longues et sanglantes alternatives, tous les climats qu’elle atteint, les pas d’hommes qui retentissent avec mesure sur le sol, on finit par découvrir une chose qui jette dans un grand étonnement : c’est que, hors d’elle et loin d’elle, soit l’écho de ses pas, soit une intime sympathie, tout ce qui se passait chez nous à la lueur du jour, tout ce qui s’y faisait de bruit, d’action réelle, apparaissait ailleurs en même temps, dans le même ordre, sous une succession impalpable d’idées, de théories et d’abstractions vivantes. La suite entière de la philosophie moderne au fond de l’âme, retirée de l’Allemagne, paraît être, en effet, l’ombre réfléchie de la vie politique et le retentissement des événemens dont le centre était en France. À mesure que notre pays marchait d’un degré les armes à la main vers une période nouvelle de l’histoire du monde, ce changement se résumait en même temps dans les théories silencieuses du Nord. On pourrait, en ne regardant que ces systèmes l’un après l’autre, retrouver sous leurs fantômes les empreintes de sang, le mouvement des assemblées populaires, le soleil des champs de batailles, et chacune des phases politiques par où nous avons passé. Kant a le même caractère que la Constituante ; mêmes espérances illimitées, même enthousiasme du devoir, mêmes acclamations sur sa réforme inattendue. Lui aussi croit retenir l’avenir sur le seuil qu’il entr’ouvre ; et puis l’héroïsme est la condition de sa philosophie morale, comme il le devait être de la société enfantée par la déclaration des droits. Fichte, qui le suit, est le génie idéalisé de la Convention, le principe de la Montagne appliqué à l’intelligence de l’univers. Excepté cette farouche république, qui poussa aussi loin que lui le mépris du passé et de la tradition, qui fit mieux l’apothéose de la volonté humaine, qui secoua et nia plus puissamment que lui jusqu’à la nature elle-même ? Imaginez un de ces hommes de 93, sorti brusquement de la mêlée ; le voilà qui a dépouillé la ceinture et le panache, qui a essuyé la sueur de son front. Sur quelque cathèdre isolée, avec la ferveur qu’il rapporte des clubs, au lieu de décréter les peuples, les rois et les armées, il n’aura plus affaire qu’aux idées, au monde, à la substance infinie. Ce montagnard, s’il a du génie, sera Fichte lui-même. Il règne couronné de son seul vouloir. Il décrète, il met au ban, il fait, il défait la création éternelle, comme le génie de la Convention dispose de l’histoire qui se fait autour d’elle. Quand la pensée de l’homme fut si forte, que par la seule énergie déposée dans un peuple, elle créait à son gré une Europe nouvelle, il sembla que ce qui pouvait ainsi changer à chaque instant l’histoire, pouvait aussi changer le monde ; et cette souveraineté exercée sur l’humanité, s’agrandit dans la philosophie jusqu’à l’idée de souveraineté sur l’univers. Ce qui confirme cette alliance, c’est que de sa solitude, Fichte proclama lui-même que tout son idéalisme allait au même but que la carrière si réelle et si rude, où la France avançait[1]. On vit pour la première fois un métaphysicien s’aider ouvertement d’une révolution flagrante et contemporaine pour y chercher l’image de ses abstractions et l’argument de son propre système ; et le Dieu qu’il se fit fut une sorte de terroriste de vertu, qui, de son banc solitaire, traduisait pêle-mêle à sa barre les siècles, les idées, la nature, la matière et la vie, les décimant, les reniant à tout hasard, et ne trouvant à se repaître que de leurs communes ruines.

Après ce temps vient l’âge de poésie et de recomposition que nous appelons l’empire. Comme il avait pour mission de faire sortir de son cercle égoïste le génie de la révolution française, de le semer sur tous les grands chemins, et de le généraliser dans le monde de l’histoire, il se trouva qu’en même temps que lui, et par un effort analogue, la philosophie, sortant de l’enceinte passionnée où Fichte la tenait à l’étroit, s’éleva à un degré semblable d’universalité. Il faut ajouter qu’elle eut le même éclat, et éblouit d’autant de merveilles que l’histoire. Si cette époque s’appuyait d’un côté sur les sables d’Égypte, et de l’autre sur les bords du Danube, la philosophie de Schelling se mit aussi à étreindre à la fois les rêves d’Alexandrie et le panthéisme des Scandinaves. À aucune théorie on n’avait vu encore une marche si aventureuse ni si facilement conquérante. Le respect pour la force physique, que les peuples l’un après l’autre venaient de transformer en adoration, s’y réfléchit dans un culte abstrait de la nature. Pendant que l’on retrouvait dans l’homme de ces jours la figure et le génie d’un conquérant oriental, la philosophie avait pris subitement de son côté tous les traits de l’Asie. Si le géant ramenait les longs jours d’Orient, s’il foulait les petites guerres, les petits noms, les gloires à peine écloses du siècle précédent, elle aussi élevait une sorte de poëme de l’Inde, et entassait un infini visible sur les doutes, sur le vide, sur les tapis et l’ambre de cette société défunte. Quand l’empire vint à tomber, cette philosophie, comme le génie de sa destinée, pâlit et s’évanouit en même temps que lui. Avec cette tour de Babel que nous avions nous-mêmes construite, s’écroula l’ombre mystique qu’elle projetait dans l’intelligence de l’humanité. Alors on vit un empressement extrême de quiconque avait la force à renouer la chaîne des traditions ; et pour que cet aspect nouveau du monde parût sans tarder dans le principe de la philosophie, Hegel fonda son école au centre de la Sainte-Alliance. Ce moment d’enchantement où étaient tous ces rois de retrouver leur passé si facile à refaire, cette surprise du monde de se rattacher si vite à sa chaîne rompue, ces ruines qui se réparaient sur le chemin, qui faisaient autant d’arches triomphales à qui en demandait, donnèrent une idée extraordinaire de la puissance vitale de ce que l’homme imagine avoir détruit. Et cette nécessité tout à coup renaissante, cette loi de subir son passé, ce joug qui s’accroît en durant, cette force de l’histoire qui s’opprime et se contraint elle-même, ce néant de liberté où tout le présent restait évanoui, devint le Dieu nouveau que cette époque annonça. Dans ce monde haletant, aussi épuisé de liberté que d’esclavage, n’y ayant plus nulle part de spontanéité, ni seulement d’apparence de vie, il n’y en eut pas plus dans sa philosophie. Ce fut la consécration divine de toute autorité, la sanction du plus fort, un mot échappé à l’abattement de l’univers, et pris pour sa dernière idée. Comme alors toute histoire semblait suspendue et muette, et que la résignation à leurs misères était la seule chose qui parût dans les peuples, la philosophie ne sut elle-même que chercher et fonder le présent ; et son caractère fut de n’avoir aucun pressentiment d’un lendemain. Si de Maistre avait mis à nu la théorie du catholicisme au moment où il croulait, Hegel dévoila la raison et la dernière ressource de l’ordre politique que nous venons de vaincre. Mais lors même qu’il exprimait avec une profondeur inouie la pensée de nos temps, ces temps avaient un invincible éloignement à regarder leur image dans un miroir si fidèle. Une répugnance populaire protesta toujours en Allemagne contre cette dernière école. Formée au centre de la monarchie prussienne, c’est là qu’elle continua de vivre, et elle ne se développa à l’aise que derrière les trophées de Waterloo.

En dehors de ce mouvement universel, il s’en formait un autre dans l’intérieur de la France, et qui se nommait ecclectisme. Née sous le glaive de la restauration, cette philosophie était ce qu’était alors la France. Une éclatante résignation aux principes discordans qui faisaient invasion à la suite des peuples, un compromis entre le midi et le nord, entre le couchant et le levant, une trêve demandée à l’Écosse de Waterloo, à l’Allemagne de Leipsick, un dénombrement d’idées naturellement ennemies, qui, après le dénombrement des armées étrangères, venaient faire une alliance d’un jour, et vivre ensemble sous la tente. Le peu d’énergie qui nous restait, et l’impuissance de mettre au jour aucun élément nouveau, nous rendaient parfaitement propres à cette diplomatie envers les théories. Chaque système vint, comme dans un congrès d’idées, transiger avec son adversaire, et dissimuler après la lutte pour obtenir au moins sa part légitime. On aurait dit volontiers de chacun d’eux ce que l’on disait de chaque instinct des peuples : faites-vous petits, soyez le moins possible pour tenir tous ensemble sous les Fourches Caudines. À la vérité, nous sentions bien que dès que la vie commencerait, elle entraînerait dans son cours nos artificielles combinaisons, et que notre machine se détraquerait au premier mouvement ; ce moment est venu.

Après que les merveilles de l’empire furent tombées, il y eut du bonheur, on ne peut le nier, à se réfugier sous ces conceptions de l’idéal, qui du moins nous voilaient le présent. Nous nous mîmes à peser l’avenir, qui échappait de nos mains, avec ces conquêtes philosophiques que nous faisions sur nous-mêmes ; et il nous parut qu’un malheur qui donnait une profondeur si vaste et une originalité si créatrice au génie de la France n’était pas sans compensation. Long-temps nous restâmes ainsi convaincus que nous assistions à l’une de ces époques décisives qui changent la face de la science, jusqu’à ce que ceux qui s’étaient le plus écartés finirent par s’apercevoir que ces dogmes philosophiques ne nous appartenaient pas, et que cette résignation dans la défaite était encore un don de nos vainqueurs. Alors, nous l’avouerons, il y eut pour nous une heure amère : ce fut celle où nous reconnûmes en effet que ces systèmes auxquels nous avions livré notre âme n’étaient que le reflet inconsistant, que l’ombre confuse et décevante des théories déjà chancelantes en Allemagne. Tout ce que nous pensions émané librement du génie national, nous le retrouvions là, non par débris, mais complet sur sa base, et déjà près de sa ruine. Nous avions accepté pour remède à nos misères une source d’idées déjà épuisée et tarie par nos maîtres. Après eux, nous allions ruminant leurs systèmes, à mesure qu’ils les quittaient, vides et désenchantés ; et plus dépendans mille fois dans le principe de notre philosophie que nous ne l’étions dans notre vie sociale, nous bâtissions notre foi de tout ce que nous entendions crouler chez eux dans leur croyance.

Au dix-huitième siècle aussi, la France alla chercher ailleurs que chez elle le germe de sa philosophie ; elle ne se fit pas faute de le confesser ouvertement, et jamais l’idée ne lui serait venue, à elle, de se faire une originalité furtive et éphémère. Mais aussi cette idée qu’elle avait reçue, comme elle la mania en souveraine, comme elle la poussa fortement dans les affaires de l’État, comme elle s’en fit avec génie une épée éclatante pour délier les destinées de son pays ! Reconnaissez, si vous le pouvez, le théorème de Locke dans cette parole qui, sous toutes les formes, enthousiasme, déclamation, stoïcisme, épicuréisme, austère, moqueuse, insaisissable, s’en va limer le fer de l’ouvrier, ronger avec le ver le vieux trône de France, prenant pour siens tous les dangers, toutes les misères, toutes les larmes d’un siècle. Au contraire, si quelque chose devait montrer combien notre philosophie de la restauration était mal entrée au cœur du pays, c’est de voir ce qu’elle est devenue à l’œuvre, sitôt qu’il l’a appelée à son aide. Trois jours d’épreuves ont suffi pour la disperser de telle sorte qu’on en cherche en vain la trace. Dans un danger si faible, combien d’hommes ont trouvé leur idée digne qu’ils prissent racine avec elle, et qu’ils partageassent ses chances avec elle ! Disons-le hautement, la philosophie a abdiqué sa mission depuis qu’une révolution a passé devant elle sans qu’elle s’en soit mêlée. Quand on s’est aperçu qu’elle faisait si bon marché d’elle-même que d’aller échanger son principe et sa haute ambition pour la première chance que le monde lui offrait à sa roue, quelle estime lui est restée dans un pays dont l’effort le plus grand avait été de la supporter sans fiel ? Après avoir vu une religion se tuer de sa main, il nous restait à voir comment une philosophie s’y prend, après que son heure est arrivée, pour s’étouffer à son tour par les mêmes moyens : car la défiance que l’on avait pour les dogmes, on l’étend aux idées dans un temps où chacune d’elles porte sur le front la marque d’une apostasie récente. Il ne manque pas de gens qui s’en vont nous montrant au doigt nos théories d’hier retournées aujourd’hui contre nous. Cette foi dans la pensée, qu’on avait réveillée à si grand’peine, la voilà donc détruite de nouveau, et le pays, joué ou croyant l’être, s’étourdit et se rejette à plaisir dans le tumulte et l’insouciance de l’action. Loi éternelle, harmonie de l’histoire, monde infini à lui seul visible, toutes paroles éloquentes il y a deux ans, aujourd’hui vides et mortes, et qui coûtent plus de temps à réhabiliter que des royautés découronnées ! Si une de ces philosophies sensuelles, long-temps redoutées d’avance, se fut mise à se faire tranquillement sa part dans l’État, et à se retirer à l’écart dans le danger commun, il y aurait là une conséquence logique que nous saurions priser autant qu’un autre. Mais, au lieu de cela, si c’est le spiritualisme exalté qui, tout plein de sa foi, s’en va, du haut de sa récente victoire, tomber et s’arrêter dans les mêmes convoitises que l’école adversaire ; si c’est l’idéalisme qui, pour sa première épreuve, se range à tout hasard sous le joug du premier pouvoir qui l’accepte ; si, pour se faire plus léger, comme un affranchi qui défait sa tunique, il se débarrasse lui-même de ses chimères, de ses désirs rassasiés, de l’infini qui le gêne, je dis qu’à ce spectacle la conscience d’un pays se bouleverse, que matérialisme, idéalisme, toute philosophie s’évanouit à ses yeux dans le même néant, que l’idéalisme apostat est pire que le sensualisme avoué, et que, pour celui qui assiste à cette confusion, il faut qu’il ait le cœur de la signaler, quoi qu’il en coûte, ou qu’il brise sa plume.

Outre ces philosophies dont je viens de parler, je voudrais en apercevoir quelqu’autre ; je la regarderais avec attention pour y voir le caractère et l’histoire de l’avenir vers lequel nous allons. Par malheur, il n’en est point d’autres[2] ; et celles-là même qui existent le plus sèchent déjà sur pied, et leurs fruits sont cueillis. Il est évident que pour qu’une école nouvelle paraisse, il faut qu’un branle nouveau soit donné à l’univers politique. Tant que l’État chancelle à l’œuvre, que sa victoire est incertaine, qu’il se résigne chaque matin à douter de lui-même, il y a aussi autour de lui mille formes d’art, des systèmes, des solutions entreprises, des cultes commencés qui se cherchent sans pouvoir se trouver dans ces demi-ténèbres et cette demi-lumière qu’il répand sur lui-même. La pensée hésite et s’arrête sur son seuil en même temps que l’action politique. Mais, laissez le génie de 89 peu à peu s’aguérir sur le trône, et vous verrez bientôt le vieux dogme de Fichte monter tous les degrés, et reparaître à ses côtés refait et éprouvé par l’âge. La France est à l’Allemagne ce que l’action est à la réflexion dans le génie de l’humanité ; et ces deux mondes croissent ensemble, et forment l’un par l’autre l’unité de la société moderne. Vas donc, marche donc, ô mon glorieux pays ; broie sous ton char nos frayeurs et nos vœux de retour ; car tu n’emportes pas seulement des peuples, des corps, du sang, de l’or et des voix confondues, mais aussi tout un cercle d’idées, des arts, des cultes, des dieux inconnus et des lambeaux éternels qui s’attachent à tes pas, comme le cercle des heures sur les pas du matin.


Edgar Quinet


  1. Fichte a écrit en effet sur la révolution française et le génie de la Convention, deux volumes qui ont été mis en interdit pendant vingt ans par les gouvernemens d’Allemagne. Voyez dans la Revue Germanique, plusieurs articles, extraits de la correspondance de ce philosophe, que son fils vient de publier.
  2. L’école de Saint-Simon veut être une religion, et non pas une philosophie ; nous la rencontrerons ailleurs.