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De la Vieillesse (Gallon-la-Bastide)

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CATON L’ANCIEN,
OU
DE LA VIEILLESSE ;

TRADUCTION DE GALLON-LA-BASTIDE,
revue par l’éditeur.

INTRODUCTION.


L’an de Rome 709, vers le milieu d’avril, un mois après la mort de César, Cicéron écrivait à Atticus (Epist. ad Attic., XIV, 4) : « Que pourrais-je vous mander à présent de Lanuvium ? Mais à Rome, je crois, les nouvelles ne manquent pas. L’avenir menace…. Je gémis de voir ce qu’on n’a jamais vu dans aucune autre république : plus de maître, et pas encore la liberté. Rien de plus horrible que leurs paroles, leurs projets de vengeance. Je crains aussi que les Gaulois ne prennent les armes, et je ne sais ce que deviendra Sextus. Mais quand tous les malheurs devraient fondre sur nous, les ides de mars me consolent. Nos héros ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire, et ils ont mérité une immortelle gloire ; mais pour consommer cet ouvrage, il faut de l’argent, des troupes, et nous n’en avons point. J’attends tous les jours des nouvelles. »

C’est cependant à cette époque même, c’est au milieu de ces inquiétudes et de ces alarmes, qu’on s’accorde à placer la composition de ce Dialogue ; Brutus et Cassius avaient été forcés de quitter Rome ; Cicéron, que les vétérans de César accusaient de s’être réjoui de la mort de leur général, avait à craindre pour sa vie, et c’est peut-être par prudence qu’il changeait à tout moment de séjour ; car les lettres qu’il écrivit à Atticus pendant ce mois (les premières du quatorzième Livre) nous apprennent qu’il habitait alors tour à tour plusieurs de ses maisons de campagne, Tusculum, Formies, Astura, Sinuesse, Pouzzol, etc. Persuadé sans doute qu’on ne pouvait résister encore à l’usurpation d’Antoine, il cherchait une distraction dans ses études philosophiques et littéraires. Jamais il ne s’y livra davantage, s’il faut réellement assigner à cette année la Nature des dieux, la Divination, la Vieillesse, l’Amitié, les Devoirs, etc. Enfin, au mois de septembre, il retrouva quelque espérance, et il prononça dans le sénat sa première Philippique.

Cicéron parle à Atticus du traité de la Vieillesse au mois de mai de l’an 709 (ad Attic., XIV, 21) ; il en fait encore mention au mois de novembre (Ibid., XVI, 11). Il avait soixante-trois ans lorsqu’il le composa ; Atticus en avait soixante-six.

L’auteur, dont le but est de faire l’apologie de la vieillesse, suppose une conversation de Caton le censeur, âgé de quatre-vingt-quatre ans (c. 10), avec le second Scipion, surnommé depuis l’Africain, et son ami Lélius, l’an de Rome 603 (c. 5), sous le consulat de T. Quintius Flamininus et de M’. Acilius Balbus. Caton, qui a presque toujours la parole, et que Cicéron a choisi comme l’interlocuteur le plus capable de donner du poids à ses discours, examine, l’un après l’autre, les divers reproches qu’on fait à la vieillesse ; il les réduit à ces quatre principaux : qu’elle nous éloigne des affaires (c. 6), qu’elle nous ôte les forces (c. 9), qu’elle nous prive de presque tous les plaisirs (c. 12), et qu’elle est voisine de la mort (c. 19). Il appuie ses réponses de l’autorité et de l’exemple des vieillards qui ont illustré Rome et la Grèce, des Fabius, des Curius, des Fabricius, des Solon, des Platon, des Sophocle. Il en cite des traits et des pensées qui répandent sur ce dialogue beaucoup de charme et de variété.

Il y a long-temps que les traités de la Vieillesse et de l’Amitié, malgré quelques difficultés que les savants n’ont pas toujours bien résolues, ont été mis dans toutes les écoles au premier rang des livres classiques ; ils sont connus de ceux même qui ne connaissent point d’autre ouvrage de Cicéron. Les traductions françaises en sont innombrables. Si l’on voulait en faire l’énumération, il faudrait commencer par celle de Laurent de Premierfait, clerc du diocèse de Troyes, composée vers l’an 1416, et que l’on conserve manuscrite[1]. Les curieux recherchent aussi celle de l’abbé Mignot, abbé de Scellières, et neveu de Voltaire, imprimée pour quelques amis en 1780, mais dont la rareté fait tout le prix. Je donne ici une traduction presque nouvelle.

Quoique le traité de la Vieillesse, bien supérieur à celui de l’Amitié, soit un des ouvrages les plus parfaits de Cicéron, et que la division en soit claire, la marche facile, les développements ingénieux et quelquefois touchants, on peut trouver cependant qu’il n’est point complet. L’esprit politique, qui se montre sans cesse dans la plupart des écrits philosophiques de Cicéron, et qui, surtout alors, devait le préoccuper tout entier, a certainement influé sur la composition et le caractère de cet ouvrage, et il s’en est aperçu lui-même (c. 5). Il ne songe le plus souvent qu’à la vieillesse de l’homme d’état. Il n’écrit point pour tous les rangs, pour toutes les conditions ; il y a même un sexe qu’il oublie absolument ; les femmes ne sont pas même nommées. Il les oublie aussi dans le traité des Devoirs, dans celui de l’Amitié, dans ses autres ouvrages de morale. C’est l’effet de ce préjugé commun à tous les siècles qui ont précédé le christianisme. Les institutions, qui plaçaient toute la société dans le forum et dans le Champ-de-Mars, reléguaient les femmes dans la solitude, et les dérobaient aux observations et aux leçons des moralistes. On ne s’occupait ni de leurs défauts, ni de leurs vertus, ni de leur bonheur ; on semblait, en un mot, les exclure de tous les intérêts de la vie.

Une Française, madame de M***, a voulu suppléer au silence de Cicéron. À la suite d’une traduction de l’ouvrage latin, cette dame a publié quatre Lettres sur la Vieillesse des femmes, où elle suit le même plan que l’auteur qu’elle a pris pour guide, et prouve successivement que les femmes, arrivées à la vieillesse, peuvent s’occuper encore des soins domestiques ; qu’une longue expérience de la vie leur offre de nombreuses occasions de se rendre utiles par de sages conseils ; que s’il leur est moins permis qu’aux hommes de s’abandonner à la fougue des passions, elles doivent, à plus juste titre, regarder le calme qui les remplace, et même la perte de la beauté, comme un bienfait de l’âge ; qu’enfin le souvenir d’une vie active et presque toujours dévouée, joint aux consolations d’une âme religieuse, suffit pour leur faire envisager sans effroi le jour du repos. Ces Lettres, où l’on trouve quelquefois beaucoup d’élévation et de sentiment, sont écrites avec grâce et facilité.

Les réflexions de madame de Lambert sur la Vieillesse, que le nouvel auteur paraît n’avoir point connues, ont peut-être quelque chose de plus piquant ; mais elles sont présentées sans ordre, et laissent trop voir l’abus de l’esprit.

J.V.L.

CATON L’ANCIEN,

OU
DIALOGUE
SUR LA VIEILLESSE,
ADRESSÉ PAR CICÉRON
À T. POMPONIUS ATTICUS.

I.

Si je puis, ô Titus, dissiper ta douleur,
Et soulager l’ennui qui pèse sur ton cœur,
Quel en sera le prix ?…

Il m’est permis sans doute, Atticus, de vous adresser les mêmes vers qu’adresse à Flamininus notre poète,

Homme pauvre de biens, mais riche de vertus.(1)

Je suis sûr pourtant que vous n’êtes pas, comme Flamininus,

Jour et nuit tourmenté de soucis et d’alarmes.

Je connais trop la modération et l’égalité de votre âme, et ces mœurs douces, cette sagesse, que vous avez rapportées d’Athènes avec le surnom d’Atticus. Toutefois j’ose soupçonner qu’il est des choses dont il vous arrive d’être, ainsi que moi, profondément affligé(2). Les consolations que cet important sujet pourrait demander seraient les plus difficiles de toutes, et il faut les renvoyer à un autre temps. Je ne veux aujourd’hui que vous parler de la vieillesse. Elle semble déjà nous presser l’un et l’autre, ou du moins elle s’avance vers nous à grands pas : c’est ce fardeau que je veux alléger pour vous comme pour moi, quoique je sois bien persuadé que vous le supportez et le supporterez, ainsi que toutes choses, avec cette modération qui est dans votre caractère. Mais lorsque j’ai pensé à faire un livre sur la vieillesse, vous vous êtes présenté à mon esprit comme digne d’un tel présent, dont nous jouirons tous les deux en commun. Je vous assure que la composition de cet ouvrage a eu tant de charmes pour moi, qu’elle a dépouillé la vieillesse à mes yeux de toutes ses peines, et me l’a fait voir aussi douce qu’aimable. On ne pourra donc jamais assez louer la philosophie, puisqu’avec elle l’homme peut être heureux à tout âge. Mais nous avons déjà parlé souvent, et nous parlerons souvent encore de ses bienfaits : dans l’ouvrage que je vous envoie, il ne s’agit que de la vieillesse. J’ai choisi, pour mon principal interlocuteur, non pas Tithon, comme a fait Ariston de Chio(3), de peur que la fable n’ôtât tout crédit à mes discours, mais Caton l’ancien, pour qu’il leur donnât plus d’autorité. Je suppose Lélius et Scipion chez lui, témoignant leur admiration de la facilité avec laquelle il supporte la vieillesse, et Caton répondant à leurs questions. Que si vous lui trouvez un esprit un peu plus orné que dans ses propres écrits, vous devez l’attribuer à la littérature grecque, dont il est constant qu’il fit une étude particulière dans sa vieillesse. Mais il suffit ; vous allez voir comment je fais parler Caton.

II. — Scipion(4). Il m’arrive souvent, Caton(5), d’admirer avec Lélius(6) votre parfaite sagesse en toutes choses ; mais rien n’excite plus notre admiration que de voir la vieillesse sans incommodités pour vous, tandis qu’elle est si à charge à la plupart des vieillards, qu’elle les accable, disent-ils, d’un fardeau plus pesant que l’Etna.

Caton. Il me semble, Scipion et Lélius, que, malgré votre admiration, rien n’est plus simple. Tous les âges sont à charge à ceux qui ne trouvent en eux-mêmes aucune ressource pour bien vivre et pour être heureux ; ceux, au contraire, qui n’attendent de bien que d’eux-mêmes, ne peuvent regarder comme un mal tout ce qui est une suite inévitable de leur nature. Telle est principalement la vieillesse : tous désirent d’y arriver, et lorsqu’ils y sont parvenus, ils l’accusent ; tant est grande leur inconséquence et leur folle injustice ! Ils disent qu’elle est arrivée plus vite qu’ils n’avaient compté. D’abord, à qui doivent-ils s’en prendre de leur faux calcul ? et comment la vieillesse a-t-elle succédé plus rapidement à l’adolescence que celle-ci au premier âge ? Ensuite comment la vieillesse leur serait-elle moins à charge à l’âge de huit cents ans, par exemple, qu’à celui de quatre-vingts ? Le passé, quelque long qu’il fût, une fois passé, ne saurait adoucir par aucune consolation leur vieillesse insensée. Si donc vous voulez absolument admirer ma sagesse (et plût au ciel qu’elle fût digne de votre admiration et du surnom qu’on m’a donné !), je vous dirai qu’elle consiste à suivre la nature comme un excellent guide, et à lui obéir comme à un Dieu ; or, il n’est pas vraisemblable qu’après avoir bien rempli tous les autres actes de la vie, la nature, comme un mauvais poète, néglige le dernier. Il a bien fallu toutefois qu’il y eût quelque chose à l’extrémité de la vie, qui, ainsi que les fruits des arbres et les autres productions de la terre, éprouvât les effets de la maturité : le vieillard tombe comme un fruit mûr. C’est ce que le sage supporte avec douceur. Résister à la nature, n’est-ce pas vouloir, comme les géants, faire la guerre aux dieux ?

Lélius. Eh bien ! Caton, vous pouvez nous donner à tous deux (car je ne crains pas de parler pour Scipion) la plus agréable preuve d’amitié : comme nous espérons, que nous désirons même devenir vieux, apprenez-nous d’avance par quels moyens nous pourrons supporter facilement le poids de l’âge avancé.

Caton. Je le ferai volontiers, Lélius, surtout si cela doit vous être agréable à l’un et à l’autre, comme vous me le dites.

Scipion. Oui, Caton, nous voudrions tous deux, si ce n’est pas trop exiger de vous, qu’après avoir, pour ainsi dire, parcouru une longue route que nous devons aussi entreprendre, vous nous fissiez connaître le pays où vous êtes arrivé.

III. — Caton. Je le ferai comme je pourrai, mes amis. J’ai entendu souvent les plaintes de ceux de mon âge ; car, pour me servir du vieux proverbe, qui se ressemble s’assemble(7), C. Salinator, Sp. Albinus, tous deux consulaires et à peu près de mon âge, se plaignaient sans cesse, tantôt de ce qu’ils étaient privés des plaisirs sans lesquels, disaient-ils, la vie n’est rien ; tantôt de ce qu’ils étaient dédaignés par ceux dont ils étaient accoutumés à recevoir les hommages. Il me semble qu’ils avaient tort d’en accuser la vieillesse. Si c’étaient là des peines qu’il fallût lui imputer, je les sentirais aussi-bien que tous les vieillards : or, j’en ai connu beaucoup qui ne faisaient aucune de ces plaintes, qui se voyaient sans peine détachés des vains plaisirs de la jeunesse, et qui n’étaient point délaissés. C’est sur les mœurs et non sur l’âge qu’il faut rejeter la cause de ces sortes de plaintes[2]. Les vieillards modérés, doux, indulgents, passent une vieillesse qui n’est pas sans bonheur ; tandis que l’homme d’un caractère difficile et chagrin est malheureux à tout âge.

Lélius. Ce que vous dites est bien vrai, Caton ; mais peut-être quelqu’un répondra-t-il que la vieillesse ne vous paraît supportable qu’à cause des richesses, du crédit, des honneurs dont vous jouissez, avantages réservés à bien peu d’hommes.

Caton. Oui, Lélius, c’est bien quelque chose ; mais ce n’est pas tout. Un homme de l’île de Sériphe, dans une dispute qu’il eut un jour avec Thémistocle, lui ayant dit que c’était la gloire de sa patrie et non la sienne qui l’avait illustré, Thémistocle lui répondit : Je ne serais peut-être pas fort illustre, si j’étais Sériphien ; mais si tu étais Athénien, tu n’en vaudrais pas mieux. Cette réponse revient assez à notre question. La vieillesse ne peut être légère, même pour le sage, dans une grande pauvreté ; mais elle est insupportable pour l’insensé, même au sein de l’opulence. Les meilleures armes de la vieillesse, Scipion et Lélius, sont les lettres et la vertu. Cultivées à tout âge, après une vie longue et bien remplie, elles produisent des fruits merveilleux, non seulement parce qu’elles ne nous abandonnent jamais, pas même vers les derniers temps de la vie (ce qui est déjà une grande consolation), mais aussi parce que rien ne contribue plus au bonheur que la consciente d’une vie pure et sans tache, et le souvenir de ses bonnes actions.

IV. Je m’attachai dans ma jeunesse à Q. Maximus, celui qui prit Tarente, et je l’aimais tout vieux qu’il était, comme s’il eût été de mon âge. La gravité en lui était tempérée par l’aménité, et la vieillesse n’avait rien changé à ses mœurs. Il est vrai que dans le temps où je m’attachai à lui, il n’était pas encore arrivé à l’extrême vieillesse, mais il en approchait ; car je naquis un an avant son premier consulat, et il était consul pour la quatrième fois, lorsque j’allai, sous lui, faire mes premières armes au siége de Capoue ; cinq ans après, je servis à Tarente comme questeur ; je fus ensuite édile, et au bout de quatre ans, préteur : j’exerçai cette magistrature sous le consulat de Tuditanus et de Céthégus, lorsque Maximus, alors très vieux, fit porter la loi Cincia, contre les dons et les présents. Quoique très avancé en âge, il faisait la guerre avec toute l’activité d’un jeune homme ; et d’un autre côté, par sa patience, il déconcertait la fougueuse jeunesse d’Annibal. C’est de lui que notre Ennius a si bien dit :

     Seul, il sut à pas lents ramener la victoire ;
     Pour sauver les Romains il brava leurs discours :
     Sa gloire en est plus belle, et s’accroît tous les jours !

Et quelle prévoyance, quelle sagesse il montra lorsqu’il reprit Tarente ! Je me souviens qu’un jour en ma présence, Salinator, qui, après avoir perdu cette ville, s’était retiré dans la citadelle, lui dit : C’est à moi, Fabius, que vous êtes redevable d’avoir soumis Tarente. Oui, en vérité, lui répondit-il en riant ; car si vous ne l’aviez pas perdue, je ne l’aurais jamais reprise. Mais il ne s’illustra pas moins sous la toge que sous les armes. Consul pour la seconde fois, il résista de toutes ses forces, sans le secours de son collègue Sp. Carvilius, au tribun du peuple C. Flaminius, qui, contre l’autorité du sénat, partageait par tête, aux citoyens, les territoires de la Gaule et du Picénum ; et lorsqu’il était augure, il ne craignit pas de dire qu’on faisait toujours sous de bons auspices tout ce qui tendait au salut de la république, et sous de mauvais, tout ce qui était dirigé contre elle.

Je l’ai toujours admiré ; mais rien ne m’a paru plus merveilleux que la manière dont il supporta la mort de son fils Marcus, personnage consulaire et déjà illustre. L’éloge qu’il prononça est dans toutes les mains : lorsque nous le lisons, quel est le philosophe que nous oserions lui comparer ? Ce ne fut pas seulement en public et sous les yeux des citoyens qu’il fut grand ; il le fut aussi dans l’intérieur de sa maison. Quelle conversation ! quelles maximes ! quelle connaissance de l’antiquité ! comme il possédait la science des augures ! Il avait aussi beaucoup de littérature pour un Romain(8) : il se rappelait parfaitement et toutes les guerres domestiques et toutes les guerres étrangères. Que j’étais avide de l’entendre ! il semblait que je devinais, ce qui arriva, qu’après sa mort je n’aurais personne auprès de qui je pusse m’instruire.

V. Pourquoi vous ai-je tant parlé de Maximus ? Pour vous faire comprendre qu’il n’est pas permis de dire qu’une telle vieillesse a été misérable. Tous les hommes, il est vrai, ne peuvent pas être des Scipion, des Fabius, ni occuper leur mémoire de villes soumises, de combats sur terre et sur mer, de victoires, de triomphes. Mais à une vie tranquille, pure, honorable, succède aussi une douce et paisible vieillesse. Telle on nous apprend que fut celle de Platon, qui écrivit jusqu’à l’âge de quatre-vingt-un ans, où il mourut. Telle fut celle d’Isocrate, qui atteste lui-même qu’il composa, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, son Panathénaïque, et qui vécut encore cinq ans. Son maître Gorgias le Léontin alla jusqu’à la cent septième année, sans abandonner ni ses études ni ses travaux. Quelqu’un lui demandant un jour comment il ne s’ennuyait pas de vivre si long-temps : Je n’ai aucune raison, dit-il, de me plaindre de la vieillesse. Belle réponse, et bien digne d’un homme éclairé ! Il n’y a que les insensés qui rejettent sur la vieillesse leurs défauts et leurs vices. On ne pouvait faire ce reproche à Ennius dont je parlais tout à l’heure :

Tel le noble coursier
Qui triompha souvent aux plaines d’Olympie,
Coule dans le repos les restes de sa vie.

Il compare sa vieillesse à celle d’un noble coursier, souvent victorieux. Vous pouvez très bien vous ressouvenir de lui, puisqu’il n’y avait que dix-neuf ans qu’il était mort lorsque les consuls actuels, T. Flamininus et M’. Acilius, furent élus. Cépion était consul, et Philippe l’était pour la seconde fois, quand Ennius mourut ; et moi-même, à l’âge de soixante-cinq ans, j’avais encore une assez forte voix et une assez bonne poitrine pour faire passer la loi Voconia. Ennius, à l’âge de soixante-dix ans, où il mourut, supportait si bien deux choses qui sont réputées les plus grands fardeaux de la vie, la pauvreté et la vieillesse, qu’il semblait en faire son bonheur.

Lorsque j’y réfléchis, je trouve qu’il y a quatre causes qui font paraître la vieillesse misérable : la première est, dit-on, qu’elle nous éloigne des affaires ; la seconde, qu’elle affaiblit le corps ; la troisième, qu’elle prive de presque tous les plaisirs ; la quatrième, qu’elle est voisine de la mort. Essayons, si vous voulez, d’apprécier toutes ces causes l’une après l’autre, et de voir si l’on a raison de se plaindre.

VI. La vieillesse éloigne des affaires. De quelles affaires ? Est-ce de celles qui ne peuvent se faire que dans la force de l’âge ? Mais n’en est-il point qui soient propres aux vieillards, et que la tête dirige, quelque faible que soit le corps ? Fabius Maximus ne faisait donc rien, non plus que Paul Émile votre père, Scipion, et le beau-père de mon fils, cet excellent citoyen ? Et les autres vieillards, les Fabricius, les Curius, les Coruncanius, quand ils soutenaient la république de leurs conseils et de leur autorité, ils ne faisaient donc rien ? Appius Claudius(9) était vieux, et de plus aveugle ; cependant, lorsque l’opinion du sénat inclinait à faire la paix et à conclure un traité avec Pyrrhus, il n’hésita point à dire ce qu’Ennius exprime ainsi :

Qu’entends-je ? quelle erreur, quelle fatalité
A fait devant un roi plier votre fierté ?

Le reste est de la même énergie ; vous connaissez le poëme : le discours même d’Appius nous est resté ; et il le prononça dix-sept ans après son second consulat, qu’un intervalle de dix ans séparait du premier, avant lequel il avait été censeur : d’où l’on voit qu’il était très âgé du temps de la guerre de Pyrrhus ; et c’est aussi ce que nous apprenons de nos pères. Ceux-là donc ne réfléchissent pas qui nient que la vieillesse soit propre aux affaires, et ils ressemblent à celui qui dirait que dans un vaisseau le pilote ne fait rien, parce que, le gouvernail en main, il se tient tranquille à la poupe, tandis que les uns grimpent au haut des mâts, que les autres manœuvrent sur les ponts, que d’autres vident la sentine. Les occupations du vieillard ne sont pas celles du jeune homme ; non, mais elles sont plus douces et plus importantes. Certes, ce n’est ni par la force, ni par la vitesse, ni par l’agilité que se traitent les grandes affaires ; c’est bien plutôt par la prudence, par l’autorité, par les bons avis, toutes choses qui, loin de manquer aux vieillards, se trouvent en eux à un degré supérieur. Moi-même, qui ai fait comme soldat, tribun, ambassadeur, consul, tous les genres de guerres, me trouvez-vous maintenant inutile, parce que je n’en fais plus ? J’indique au sénat celles qu’il doit faire. Il y a bien des années, par exemple, que je veux qu’on prenne les armes contre Carthage, qui, dès longtemps, couve contre nous de mauvais desseins, et que je ne cesserai de craindre que quand je la verrai détruite. Puisse une telle palme vous être réservée par les dieux immortels, ô Scipion ! puissiez-vous terminer glorieusement ce que votre aïeul a si bien commencé ! Voici la trente-unième année qui s’écoule depuis sa mort ; mais sa mémoire vivra dans tous les âges. Il mourut l’année qui précéda ma censure, neuf ans après mon consulat, sous lequel il fut créé consul pour la seconde fois. Aurait-il donc eu, s’il était parvenu à l’âge de cent ans, à se plaindre de la vieillesse ? Il n’aurait pu ni courir, ni sauter, ni lancer de loin le javelot, ni combattre de près avec l’épée ; mais il aurait servi la république par sa prudence, par ses conseils, par sa raison. Si telles n’étaient point les qualités des vieillards, nos ancêtres eussent-ils appelé Sénat le conseil suprême ? À Lacédémone, les premiers magistrats sont nommés les vieillards (γέροντες), comme ils le sont en effet. Que si vous voulez prendre connaissance de l’histoire des autres peuples, vous trouverez que les plus grandes républiques ont été ruinées par les jeunes gens, et soutenues ou rétablies par les vieillards :

Quel revers a si tôt détruit votre puissance ?

À cette question, comme dans la pièce du poète Névius, entre autres réponses, on fera surtout celle-ci :

Des jeunes orateurs accusez l’imprudence.

En effet, la témérité appartient surtout au jeune âge, comme la prudence à la vieillesse.

VII. Mais, me dira-t-on, la mémoire s’affaiblit[3]. Je le crois, si on ne l’exerce pas, ou si elle est naturellement ingrate. Thémistocle avait retenu les noms de tous ses concitoyens : pensez-vous qu’en avançant en âge il lui soit arrivé souvent de saluer Lysimaque pour Aristide ? Moi-même, je ne connais pas seulement chacun de nos concitoyens aujourd’hui vivants ; je sais encore quel était son père, son aïeul ; et je ne crains pas, en lisant leurs épitaphes(10), d’en perdre, comme on dit, la mémoire : cela ne fait, au contraire, que me rappeler leur souvenir. Je n’ai jamais ouï dire qu’entre tous les vieillards un seul ait oublié l’endroit où il avait caché son trésor(11). Ils se sont toujours souvenus des objets de leurs soins, des échéances de leurs dettes, des noms de leurs débiteurs, de ceux de leurs créanciers. Combien de jurisconsultes, de pontifes, d’augures, de philosophes qui, dans un grand âge, ont conservé une excellente mémoire ! Le génie n’abandonne pas les vieillards, pourvu qu’à leur tour ils n’abandonnent ni leurs études, ni leurs travaux ; et cela n’est pas seulement vrai des hommes publics, ce l’est encore des simples particuliers. Sophocle fit des tragédies jusqu’à l’extrême vieillesse. Ses études paraissant lui faire négliger ses intérêts domestiques, il fut cité en justice par ses fils, qui demandaient que l’administration lui en fût interdite pour cause d’incapacité, comme il se pratique chez nous à l’égard des pères qui sont mauvais économes. On dit qu’alors ce vieillard récita aux juges une nouvelle pièce à laquelle il travaillait encore, Œdipe à Colone, et qu’il leur demanda si ce poème leur semblait être d’un homme tombé en enfance. À l’instant même il fut absous par la sentence des juges(12). Est-ce donc Sophocle que la vieillesse a forcé d’interrompre ses études ? sera-ce Homère, Hésiode, Simonide, Stésichore ? ou bien Isocrate, Gorgias, dont j’ai déjà parlé ? ou les princes des philosophes, Pythagore, Démocrite, Platon, Xénocrate, ou, après ceux-là, Zénon, Cléanthe ? ou enfin Diogène le stoïcien, que vous avez vu à Rome ? Les études de tous ces grands hommes n’ont-elles pas duré autant que leur vie ? Mais quoi ! sans parler de ces études divines, je puis citer de nos Romains agriculteurs, mes amis et mes voisins, qui ne souffrent presque jamais qu’on fasse sans eux aucun grand travail dans leurs champs, et ne veulent pas qu’on s’occupe sans eux d’ensemencer les terres, de cueillir et d’enfermer les fruits. Cette prévoyance du moins n’a rien qui doive étonner, car il n’est personne de si vieux, qui ne croie pouvoir vivre encore un an ; mais ils se livrent à des travaux dont ils savent qu’ils ne profiteront pas. Tel est le vieillard de Statius dans les Synéphèbes :

Ses arrière-neveux lui devront cet ombrage.(13)

Aussi, demandez à un laboureur, quelque vieux qu’il soit, pour qui il plante ; il n’hésitera point à répondre : C’est pour les dieux immortels, qui ont voulu non seulement que je reçusse ces biens de mes ancêtres, mais aussi que je les transmisse à mes descendants.

VIII. Ce que le poète dit de ce vieillard soigneux de l’avenir, est bien plus sage que ce qu’il dit ailleurs :

La somme de nos maux croît avec nos années ;
Cette raison suffit, c’est assez pour gémir ;
C’est même trop, vieillesse, et je dois te haïr.

Mais on peut dire aussi que la somme de nos plaisirs croît avec nos années ; et quant aux maux et aux souffrances, la jeunesse n’en a-t-elle point sa part ? Voici quelque chose que je pardonne encore moins à Cécilius :

Le pire, à mon avis, des maux de la vieillesse,
C’est de s’apercevoir que l’on déplaît sans cesse.

Les vieillards, au contraire, sont plutôt aimables que déplaisants, et si les plus sages d’entre eux aiment la société des jeunes gens d’un bon naturel ; si la vieillesse est d’autant plus légère pour eux, qu’ils sont honorés et chéris de la jeunesse : les jeunes gens, de leur côté, profitent avec plaisir des maximes des vieillards qui les conduisent à la pratique des vertus, et je sens que je ne vous suis pas moins agréable que vous ne me l’êtes vous-mêmes. Vous voyez, du reste, que la vieillesse n’est ni paresseuse ni languissante ; qu’elle est même laborieuse, faisant ou méditant toujours quelque chose, et ne perdant jamais de vue les occupations de toute la vie. Que dis-je ? les vieillards n’acquièrent-ils pas aussi de nouvelles connaissances, comme Solon, qui se glorifiait de vieillir en apprenant chaque jour quelque chose de nouveau, comme j’ai fait moi-même en étudiant, sur mes vieux jours, les lettres grecques ? et certes je m’y suis livré avec l’avidité d’un homme qui cherche à étancher une soif ardente, impatient que j’étais de connaître les traits que je vous cite aujourd’hui pour exemples. Quand j’ai su que Socrate s’exerçait à jouer de la lyre, j’aurais voulu, en vérité, le faire aussi, à l’imitation des anciens. Mais, du moins, je n’ai rien négligé pour apprendre sa langue.

IX. La faiblesse du corps est le second reproche qu’on fait à la vieillesse ; mais, de bonne foi, je ne désire pas plus aujourd’hui d’avoir les forces d’un jeune homme, que je ne désirais, dans ma jeunesse, d’avoir celles d’un taureau ou d’un éléphant. User de ce qu’on a, et agir en tout selon ses forces, telle est la règle du sage. Est-il, en effet, rien de plus méprisable que ce mot de Milon de Crotone ? Étant un jour, dans sa vieillesse, à voir les athlètes s’exercer, on rapporte qu’après avoir regardé ses bras, il s’écria en pleurant : Ceux-ci, hélas ! sont déjà morts. Homme frivole, c’est toi-même qui n’es plus ! car ce n’est pas toi qui as été fameux, ce sont tes reins et tes muscles qui l’ont été. On ne cite rien de tel de Sextus Élius, de Tib. Coruncanius, bien plus ancien encore, de P. Crassus, qui est plus près de nous ; ils furent tous, aux yeux de leurs concitoyens, comme les oracles de la jurisprudence, et l’on admira leur sagesse jusqu’au dernier terme de leur vie. Pour un orateur, je craindrais que la vieillesse n’affaiblît ses moyens ; ils ne sont pas seulement dans son génie, ils sont aussi dans ses forces et ses poumons. Il est cependant des vieillards qui, je ne sais comment, conservent encore tout l’éclat de leur voix. Je ne l’ai pas perdu, et vous savez pourtant le nombre de mes années. Toutefois la voix du vieillard est calme, grave, imposante ; et lorsqu’il est disert, sa diction douce et pure le fait écouter avec plaisir. Si l’on ne peut en donner l’exemple, on peut du moins instruire Scipion et Lélius : et quel plus agréable tableau que celui d’un vieillard instruisant ses jeunes disciples ? Ne laisserons-nous pas même à la vieillesse les forces nécessaires pour élever, instruire les jeunes gens, et les former à la pratique de leurs devoirs ? eh ! qu’y a-t-il de plus noble que de telles fonctions ? Pour moi, je regardais comme heureux les deux Scipions, Cn. et P., et vos deux aïeux, L. Émile et P. l’Africain, d’être toujours entourés de la jeune noblesse. Oui, quelque faible, quelque languissant que soit un homme qui donne d’utiles leçons, je ne le croirai jamais malheureux. Encore cet affaiblissement provient plus souvent des vices de la jeunesse, qu’il n’est l’effet de la vieillesse. Une jeunesse déréglée et intempérante ne transmet à la vieillesse qu’un corps épuisé. Cyrus[4], dans le discours que Xénophon lui fait tenir en mourant, dans un âge très avancé, nie qu’il se soit jamais senti moins de forces dans la vieillesse que dans l’adolescence. Je me souviens d’avoir vu, dans mon enfance, L. Métellus, le même qui, ayant été fait grand pontife quatre ans après son second consulat, exerça cette magistrature sacrée pendant vingt-deux ans ; il avait si bien conservé ses forces, qu’il ne regrettait point son adolescence. Je n’ai pas besoin de parler de moi-même, quoique ce soit assez la coutume des vieillards, et qu’on le pardonne à notre âge.

X. Voyez-vous comme, dans Homère, Nestor vante souvent ses propres vertus ? Il avait déjà vécu trois âges d’homme, et certes il n’avait point à craindre qu’en disant des choses vraies à sa louange, il ne parût ou trop grand parleur ou trop vain. En effet, comme dit Homère, de sa bouche sortaient des discours plus doux que le miel ; et, pour ce doux langage, il n’avait besoin d’aucune force de corps. Cependant le chef des Grecs ne forme pas le vœu d’avoir dix capitaines comme Ajax, mais d’en avoir dix comme Nestor[5] ; et ce vœu rempli, il ne doute point de la prochaine destruction de Troie. Mais pour revenir à moi-même, je suis dans ma quatre-vingt-quatrième année, et je voudrais bien pouvoir me glorifier de la même chose dont se vantait Cyrus ; mais du moins je puis dire que, sans avoir les mêmes forces que j’avais lorsque j’étais soldat, et ensuite questeur dans la guerre punique, ou consul en Espagne ; ou lorsque, quatre ans après, en qualité de tribun militaire, je combattis aux Thermopyles sous le consul M’. Acilius Glabrion, la vieillesse cependant ne m’a ni abattu ni épuisé. Le barreau ne regrette point mes forces, non plus que la tribune aux harangues, non plus que mes amis, mes clients, mes hôtes. Je n’ai jamais goûté ce proverbe si ancien et si vanté, qui avertit que, pour être long-temps vieux, il faut le devenir de bonne heure. Pour moi, j’aimerais mieux l’être moins long-temps, que de vieillir avant la vieillesse(14). Aussi personne n’a encore voulu me parler, que je n’aie pu le recevoir. Mais j’ai moins de force qu’aucun de vous. Rien de plus vrai ; mais vous, en avez-vous autant que le centurion T. Pontius ? et en valez-vous pour cela moins que lui ? Qu’un homme n’ait que des forces médiocres ; s’il en tire tout le parti possible, il n’aura certainement pas un grand désir d’en avoir davantage. On rapporte que Milon, aux jeux olympiques, parcourut le stade(15) portant un bœuf en vie sur ses épaules : eh bien ! aimeriez-vous mieux avoir une telle force de corps, que la force de génie de Pythagore ? Enfin, les forces sont un bien dont il faut user tant qu’on l’a, et qu’on ne doit pas regretter quand on ne l’a plus, à moins qu’il ne faille regretter l’enfance dans l’adolescence, et celle-ci dans l’âge mûr. Le cours de notre vie est fixé, et la voie de la nature est une et simple. Chaque âge a son caractère particulier. C’est ainsi que la nature a donné la faiblesse à l’enfance, la fierté à la jeunesse, la gravité à l’âge viril, la caducité à la vieillesse : le fruit est mûr, il doit tomber. Je crois cependant, Scipion, que vous n’ignorez pas ce que fait Masinissa, l’hôte de votre maison, aujourd’hui qu’il est âgé de quatre-vingt-dix ans : quand il commence un voyage à pied, il le finit sans monter du tout à cheval, et lorsqu’il l’entreprend à cheval, il n’en descend plus ; ni la pluie ni le froid ne peuvent jamais lui faire couvrir la tête ; il a le corps sain, dispos, et il remplit fidèlement tous les devoirs et toutes les fonctions de la royauté. L’exercice et la tempérance peuvent donc conserver au vieillard quelque chose de son ancienne vigueur.

XI. La vieillesse n’a plus de forces ? eh bien ! on n’exige pas qu’elle en ait. Ainsi nos lois et nos usages dispensent notre âge des emplois où les forces sont nécessaires. Loin donc d’être tenus de faire ce que nous ne pourrions pas, nous ne le sommes pas même de faire tout ce que nous pourrions. Mais, dira-t-on, il y a des vieillards si infirmes, qu’ils sont incapables de remplir le moindre devoir, la moindre fonction de la vie. Eh ! certes, ce n’est point la faute de la vieillesse, mais l’effet ordinaire de la mauvaise santé. Quelles ne furent pas les infirmités du fils de Publ. l’Africain, qui vous adopta ? combien sa santé était faible, ou plutôt nulle ! Sans cela, il eût été, comme son père, l’ornement de Rome ; car, à sa grandeur d’âme, il joignait encore de plus grandes lumières. Qu’y a-t-il donc d’étonnant de voir certains vieillards sujets à des infirmités, lorsque les jeunes gens eux-mêmes n’en sont pas exempts ? Il faut, mes amis, se raidir contre la vieillesse, s’appliquer sans relâche à corriger les torts qu’elle peut avoir, et la combattre comme on combat la maladie. Nous devons ménager notre santé, user d’un exercice modéré, ne prendre de nourriture que ce qu’il en faut pour réparer nos forces, non pour les accabler. Et nos soins ne doivent pas se borner au corps seulement, nous devons nourrir encore mieux l’esprit et le cœur ; car si on ne les entretient comme la lampe en lui fournissant de l’huile, eux aussi s’éteignent dans la vieillesse. Il y a même cette différence entre l’esprit et le corps, que celui-ci s’appesantit par le grand exercice, tandis que celui-là en reçoit une vigueur nouvelle. Cécilius entend par ce mot de sots vieillards de comédie, les vieillards crédules, oublieux, inconséquents : défauts moins propres à la vieillesse, qu’aux vieillards dont la vie n’est plus qu’engourdissement et sommeil. Comme la pétulance et le libertinage, qui appartiennent plutôt à la jeunesse qu’à la vieillesse, ne se rencontrent pas dans tous les jeunes gens, mais seulement dans ceux qui n’ont point de mœurs ; ainsi cette faiblesse de tête qu’on a coutume d’appeler enfance, est le partage, non pas de tous les vieillards, mais de ceux qui n’ont point de caractère. Appius, vieux et aveugle, gouvernait très bien quatre fils déjà formés, cinq filles, une maison considérable et une nombreuse clientèle(16). Son esprit était tendu comme un arc, loin de languir et de succomber sous le poids de la vieillesse. Il ne maintenait pas seulement son autorité, il conservait son empire sur tous les siens. Il était craint de ses esclaves, révéré de ses enfants, et chéri de tous ; la discipline et les mœurs anciennes étaient en vigueur dans sa maison. La vieillesse est toujours honorée, lorsqu’elle sait se défendre elle-même, qu’elle maintient ses droits, et que, loin d’être assujettie à personne, elle exerce son autorité jusqu’au dernier soupir sur tous ceux qui l’entourent. Comme j’estime le jeune homme en qui l’on remarque quelque chose du vieillard, j’aime le vieillard en qui l’on voit quelque trace du jeune homme. C’est ainsi que le corps pourra vieillir, mais non l’esprit. Je travaille maintenant à mon septième Livre des Origines ; je recueille tous les monuments de l’antiquité ; je donne la dernière main aux harangues que j’ai prononcées dans les causes célèbres que j’ai défendues ; je fais un Traité du droit des augures, du droit des pontifes, du droit civil ; je cultive beaucoup les lettres grecques, et, à la manière des pythagoriciens, pour exercer ma mémoire, je rappelle le soir tout ce que j’ai fait, dit, ou entendu dans la journée. Voilà mes exercices, mes études ; je tiens mon esprit toujours occupé, toujours en haleine, et je ne songe pas à regretter les forces du corps. Je sers mes amis ; je viens souvent au sénat ; j’y apporte des choses mûries par le temps et la réflexion, et je les soutiens non par les forces du corps, mais par celles de la pensée. Si je ne pouvais faire tout cela, je me plairais à m’occuper sur mon lit de ce que je ne pourrais exécuter ; mais, grâce à ma vie passée, je puis tout faire. L’homme vieillit ainsi peu à peu sans s’en apercevoir, et au lieu de tomber tout à coup, il ne s’éteint qu’à force de vivre.

XII. Voici maintenant le troisième reproche qu’on fait à la vieillesse ; elle est privée des plaisirs. O belle prérogative de notre âge, si en effet il nous affranchit de ce qu’il y a de plus vicieux dans la jeunesse ! Écoutez donc, ô bons jeunes gens ! un ancien discours d’Archytas de Tarente, un des premiers et des plus illustres personnages de son temps ; ce discours me fut rapporté dans ma jeunesse, lorsque j’étais à Tarente avec Q. Maximus. « Il n’y a pas dans la nature, disait-il, de poison plus funeste que la volupté ; c’est aux plaisirs des sens que l’homme se porte avec le plus d’impétuosité et de frénésie. De là les projets sacrilèges contre la patrie, le renversement des états, les intelligences clandestines avec les ennemis ; point de forfait, point de grand crime auquel ne pousse cette funeste passion. Ce n’est qu’à ses amorces qu’on doit les incestes, les adultères, et tous les désordres de ce genre ; et la raison, cette faculté divine, ce don par excellence que l’homme a reçu de la nature ou d’un Dieu, n’a pas d’ennemi plus dangereux que la volupté. Plus de modération, plus de frein, quand la passion domine ; et l’on peut même dire que dans l’empire de la volupté il n’y a de place pour aucune vertu. » Archytas voulait que, pour se rendre cette vérité plus sensible, on se représentât un homme dans l’accès du plaisir le plus vif que le corps puisse goûter ; il pensait qu’alors il ne serait douteux pour personne que, tant que cet homme serait dans une telle ivresse, l’action de sa pensée, de son esprit, de sa raison, ne fût totalement suspendue ; qu’ainsi rien n’était plus détestable, plus pernicieux que la volupté, qui, lorsqu’elle était excessive, et qu’elle avait quelque durée, ne pouvait manquer d’éteindre toute lumière de l’esprit. Voilà quel fut le discours d’Archytas, conversant avec le Samnite C. Pontius, père de celui qui triompha des consuls Sp. Postumius et T. Véturius, à la journée des Fourches Caudines. Il nous fut rapporté par notre hôte Néarque de Tarente, qui avait toujours conservé l’amitié du peuple romain, et qui tenait ces paroles de quelques vieillards. Néarque ajoutait que l’Athénien Platon y fut présent ; et je trouve en effet que celui-ci vint à Tarente sous le consulat de L. Camillus et d’Appius Claudius(17). Mais pourquoi tous les détails où je viens d’entrer ? Pour vous faire sentir que si la raison et la sagesse ne peuvent toujours nous garantir des pièges de la volupté, nous avons de grandes actions de grâces à rendre à la vieillesse, qui nous ôte le goût de plaisirs si funestes. En effet, la volupté, ennemie de la raison, corrompt le jugement, offusque les yeux de l’esprit, et ne peut s’allier avec la vertu. C’est bien, en vérité, malgré moi que j’exclus du sénat, sept ans après son consulat, L. Flamininus, frère de l’illustre T. Flamininus ; mais je crus devoir faire un exemple contre l’ivresse des passions. Lorsqu’il était proconsul dans la Gaule, une courtisane, au milieu d’un repas, obtint de lui, par ses prières, qu’il fît devant elle frapper de la hache un criminel condamné à mort. Son délit resta d’abord impuni, parce que Titus, son frère, à qui je succédai immédiatement, était alors censeur ; mais Flaccus et moi nous ne pûmes passer sous silence une faiblesse si honteuse et si dépravée, dont l’ignominie semblait rejaillir jusque sur les faisceaux consulaires.

XIII. J’ai souvent ouï dire à des vieillards, qui dans leur enfance l’avaient appris de ceux de leur temps, que Fabricius avait coutume de raconter, et toujours avec étonnement, que lorsqu’il était ambassadeur auprès de Pyrrhus, le Thessalien Cinéas disait qu’il y avait à Athènes un homme faisant profession de sagesse, qui prétendait que la volupté devait être le but de toutes nos actions ; ils ajoutaient que M’. Curius et Tib. Coruncanius, entendant ce récit, faisaient des vœux pour que les Samnites et Pyrrhus lui-même fussent imbus d’une pareille doctrine, persuadés que plus ils seraient livrés aux plaisirs, plus il serait facile de les vaincre. Ce même Curius avait vécu avec P. Décius, qui s’était dévoué(18) pour la république dans son quatrième consulat, cinq ans avant celui de Curius. Fabricius et Coruncanius l’avaient aussi connu, et ils jugeaient tous, soit d’après l’expérience de leur vie entière, soit d’après ce noble dévouement, qu’il existait quelque chose de beau, de sublime par sa nature, qu’on aimait pour soi-même, et à quoi toute belle âme rendait hommage, en méprisant la volupté.

J’ai voulu prouver, en m’étendant sur ce point, que loin de faire aucun reproche à la vieillesse, on doit la louer, au contraire, de ne désirer passionnément aucune espèce de plaisir. Elle est privée des grands repas ; elle ne peut ni manger beaucoup, ni boire fréquemment : eh bien ! plus d’ivresse, plus d’indigestions, plus d’insomnies. Toutefois s’il faut donner quelque chose au plaisir, dont les attraits sont si puissants, et que le divin Platon nomme l’appât du mal [parce que les hommes s’y laissent prendre comme les poissons à l’hameçon], quoique les grands festins ne soient pas faits pour la vieillesse, elle peut néanmoins se plaire à de modestes repas. Je me souviens d’avoir vu souvent, dans mon enfance, revenir de souper le vieux C. Duillius, fils de M., qui gagna la première bataille navale contre les Carthaginois. Il prenait plaisir à se faire reconduire à la clarté des flambeaux et au son des flûtes, quoiqu’il n’y eût pas d’exemple de pareille chose pour un particulier, tant sa gloire lui donnait de privilège ! Mais pourquoi parler des autres ? j’en reviendrai encore à moi. D’abord j’ai toujours eu des compagnons de table : ces compagnies furent établies pendant que j’étais questeur, lorsqu’on introduisit à Rome le culte de la mère des dieux. Je me régalais donc avec mes compagnons ; notre table était sobre, mais nous avions cette ardeur du jeune âge. Tout se tempère à mesure qu’on vieillit. Ce qui m’attirait le plus dans ces festins, n’était pas le plaisir de manger et de boire ; c’était celui de me trouver avec mes amis et de converser avec eux. Nos ancêtres ont eu raison d’appeler une réunion d’amis à table, d’un mot(19) qui exprime l’action de vivre ensemble, parce que la table est en effet un des liens de la société ; les Grecs expriment moins heureusement la même chose par des mots(20) qui ne rappellent que le boire et le manger, comme s’ils ne considéraient dans les festins que ce qui en fait la moindre partie.

XIV. Quant à moi, j’aime ces banquets prolongés pour le plaisir de la conversation ; et ce n’est pas seulement avec les hommes de mon âge, qui restent en bien petit nombre, mais c’est aussi avec ceux du vôtre, et surtout avec vous ; et j’ai grande obligation à la vieillesse, qui n’a fait que me rendre plus avide de conversation, et plus sobre sur le reste. Si pourtant on trouve quelque charme aux jouissances mêmes de la table, pour ne pas paraître avoir déclaré une guerre impitoyable à tous les plaisirs, dont le goût n’est que trop naturel peut-être, je dirai que je ne comprends pas pourquoi les vieillards ne seraient pas propres à goûter celui-ci. J’aime beaucoup, j’en conviens, et les royautés de table établies par nos ancêtres, et le discours prononcé, le verre en main, par le roi du festin, à la manière de nos pères. J’aime aussi, comme Socrate dans le Banquet de Xénophon, à boire dans ces petits verres qui ne font qu’arroser le gosier, devant le feu ou au soleil en hiver, et au frais en été. C’est ainsi que j’ai coutume de vivre à ma campagne de Sabine : je suis tous les jours en festin avec mes voisins, et tout en discourant sur divers sujets, nous prolongeons ces assemblées aussi avant dans la nuit que nous pouvons(21).

Les plaisirs, dira-t-on, sont moins piquants dans la vieillesse. Je le crois ; mais aussi nous n’avons pas les mêmes désirs. Or, on ne regrette point ce qu’on ne désire plus[6]. Voici une belle réponse de Sophocle à quelqu’un qui lui demandait s’il jouissait encore des plaisirs de l’amour : Que les dieux veuillent m’en préserver ! répondit-il ; je m’y suis soustrait de bon cœur, comme au joug d’un maître sauvage et furieux. Pour ceux qui sont avides de ces choses-là, il peut être fâcheux et pénible d’en être privé ; mais quand la satiété est venue, la privation est préférable à la jouissance, si l’on peut appeler privation l’absence d’une chose qu’on ne désire point. Je dirai donc qu’en cela, ne point désirer vaut mieux que jouir. Que si, dans le bel âge, on se livre plus volontiers à ces plaisirs, je dirai encore, comme je l’ai déjà fait, que ces plaisirs sont bien peu de chose, et que la vieillesse, pour en jouir moins, n’en est pas entièrement privée. Lorsque l’acteur Ambivius Turpio(22) se fait entendre, ceux qui se trouvent placés aux premiers rangs ont sans doute le plus de plaisir ; mais ceux-là en ont aussi qui sont aux derniers. De même l’adolescence, qui se trouve plus à portée des plaisirs, en jouit peut-être mieux ; mais les vieillards, qui en sont plus éloignés, en jouissent encore suffisamment. Eh ! de quel prix n’est-il pas, après avoir, pour ainsi dire, fait son temps au service de l’amour, de l’ambition, de l’intrigue, des rivalités, et enfin de toutes les passions, d’être à soi, et, comme on le dit, de vivre avec soi-même ? Si, de plus, on a quelque objet d’étude qui serve d’aliment à l’esprit, qu’y a-t-il de plus agréable que l’oisive vieillesse ? C. Gallus, l’ami de votre père, Scipion, ne l’avons-nous pas vu mourir en mesurant, en quelque sorte, le ciel et la terre ? Combien de fois le jour ne le surprit-il pas attaché sur l’ouvrage entrepris le soir, et la nuit sur des calculs commencés le matin ? Qu’il avait de plaisir à nous prédire long-temps d’avance les éclipses de soleil et de lune ! Que dirai-je des études moins profondes, mais qui demandent pourtant du génie ? combien Névius ne se complaisait-il pas dans sa Guerre Punique ! Plaute, dans son Truculentus et son Pseudolus ! J’ai vu Livius, qui, après avoir donné, déjà avancé en âge, une pièce de théâtre, sous le consulat de Centon et de Tuditanus, six ans avant ma naissance, vécut encore jusqu’au temps de ma jeunesse. Vous parlerai-je des études de P. Licinius Crassus, dans le droit civil et dans le droit pontifical ? ou bien de celles de P. Scipion, celui qui vient d’être fait grand-pontife ? Tous ces hommes, nous les avons vus, dans leur vieillesse, se livrer encore avec ardeur à leurs anciens travaux. M. Céthégus, qu’Ennius a si bien appelé l’âme de la Persuasion(23), ne le voyais-je pas, même sur ses vieux jours, s’exercer dans l’art de bien parler ? Les festins, les jeux et les courtisanes offrent-ils des plaisirs comparables à de tels plaisirs ? Voilà les jouissances de l’étude. Dans les bons esprits, ce goût croît avec les années. Aussi est-ce une belle parole de Solon, que celle que nous avons déjà citée : Qu’il vieillissait en apprenant toujours. Est-il quelque volupté qui égale ces plaisirs de l’esprit ?

XV. J’en viens maintenant aux plaisirs de l’agriculture, qui ont pour moi un charme incroyable. Ceux-là ne sont pas interdits à la vieillesse, et ils me paraissent les plus analogues aux mœurs du sage. Ils ont pour objet la terre, qui, toujours docile à la main qui la gouverne, ne rend jamais qu’avec usure ce qu’elle a reçu, mais quelquefois avec moins, souvent avec plus de profit. Cependant, ce ne sont pas seulement les fruits qui me charment, c’est aussi la nature et la vertu de la terre. Dès qu’elle a été bien cultivée, et qu’elle a reçu dans son sein entr’ouvert la semence dispersée par la main du laboureur, et recouverte par la herse[7], elle la ramollit bientôt par son contact et sa chaleur, la fait enfler et fendre : il sort alors une pointe verdoyante, qui grandit peu à peu en se fortifiant dans sa racine ; la plante s’élève ensuite en chalumeau noueux, reste quelque temps enveloppée comme pour achever mystérieusement sa formation ; et, s’échappant enfin de cette enveloppe, elle présente un épi de la structure la plus symétrique, muni d’un rempart de pointes piquantes contre les insultes des petits oiseaux. Que vous dirai-je de la plantation, de la naissance, de l’accroissement de la vigne ? Je ne puis me rassasier de ce spectacle, et je vous fais connaître ici les délassements, les délices de ma vieillesse. Je ne m’arrêterai pas à la force productive de la terre, qui, d’un aussi petit grain que celui de la figue ou du raisin, ou d’autres petites semences d’arbres et de racines, forme des troncs si gros, et des branches si étendues. Mais les marcottes, les plants, les sarments, les racines vivaces, les provins, n’ont-ils pas de quoi faire notre amusement à la fois et notre admiration ? Et la vigne qui, faible de sa nature, rampe si elle n’a pas d’appui, voyez-vous comme, avec ses vrilles, qui semblent autant de mains, elle embrasse tout ce qui semble se présenter à elle ? Pour l’empêcher de s’épuiser en jets superflus, l’agriculteur promène habilement le fer sur ses sarments multipliés et vagabonds. Il recueille le fruit de ses soins : au retour du printemps, sur les ceps qu’il a épargnés, il voit, comme aux articulations des sarments, poindre le bourgeon où se montre bientôt la grappe. Celle-ci, fécondée par le suc de la terre et les rayons du soleil, grandit, est d’abord âpre au goût, s’adoucit ensuite en mûrissant, et, à la faveur du pampre qui la couvre, jouit d’une douce chaleur, sans être exposée à la trop vive ardeur du soleil. Quoi de plus riant, de plus beau que la vigne avec son pampre et ses raisins ? Et ce n’est pas seulement l’utile qui me plaît, comme je l’ai déjà dit, c’est aussi la nature même de la vigne, et les charmants détails de la culture, tels que les longues files d’échalas, les liens qui assujettissent le sarment, les provins, l’amputation des ceps inutiles, et la conservation des autres. Que dirai-je encore de l’art de faire des irrigations, des différents labours qu’on donne aux terres pour les rendre plus fertiles ? Parlerai-je de l’utilité des engrais ? Je l’ai fait dans mon ouvrage sur l’agriculture. Hésiode n’en dit pas un mot dans son poème sur la culture des champs. Mais Homère qui vivait, je crois, plusieurs siècles avant lui, nous représente Laërte fumant et cultivant lui-même ses domaines, pour adoucir les regrets de l’absence de son fils. Au reste, les moissons, les prairies, les vignobles et les arbres ne sont pas les seuls ornements de la campagne : il faut y joindre les jardins, les vergers, les bestiaux, les pâturages, les essaims d’abeilles, les différentes espèces de fleurs. Outre le plaisir des plantations, j’ai encore celui des greffes ; l’agriculture n’a rien trouvé de plus ingénieux.

XVI. Je pourrais m’étendre davantage sur les amusements de la campagne, mais je sens que je n’ai déjà été que trop long. Vous me le pardonnerez, je me suis laissé entraîner par mon goût naturel ; et puis la vieillesse est parleuse ; j’en conviens, pour ne pas avoir l’air de ne reconnaître en elle aucun défaut. C’est aux champs que M’. Curius passa ses derniers jours, après avoir triomphé des Samnites, des Sabins et de Pyrrhus. Lorsque je considère sa maison de campagne, qui n’est pas éloignée de la mienne, je ne puis assez admirer et son désintéressement et les mœurs de son siècle. C’est là qu’assis au coin de son feu, Curius rejeta l’offre d’une grosse somme d’or que lui avaient apportée les Samnites, en leur disant : « La gloire n’est pas d’avoir de l’or, mais de commander à ceux qui en ont. » Avec une âme si élevée, sa vieillesse pouvait-elle n’être pas heureuse ?

Mais je reviens aux agriculteurs, pour ne pas trop m’éloigner de moi-même. Alors les sénateurs, c’est-à-dire les vieillards, vivaient à la campagne. L. Quintius Cincinnatus fut trouvé la charrue à la main, quand on vint lui annoncer qu’il était nommé à la dictature ; et c’est par l’ordre de ce dictateur que C. Servilius Abala, général de la cavalerie, surprit et tua Sp. Mélius, qui aspirait à la royauté. C’est de la campagne qu’étaient mandés au sénat et Curius et les autres vieillards ; et de là vient le nom de voyageurs, qu’on donnait à ceux qui allaient les y chercher. Eh bien ! la vieillesse de ces hommes qui se plaisaient à cultiver les champs, vous paraît-elle misérable ? Pour moi, je doute qu’il puisse y avoir une vie plus heureuse, non seulement parce qu’on y remplit un devoir, en cultivant un art salutaire à tout le genre humain, mais parce qu’on y trouve ce charme dont j’ai parlé, et l’abondance de toutes les choses nécessaires au culte des dieux et à la nourriture des hommes : il n’en faudrait pas davantage, puisque cette opinion a des partisans, pour me faire rentrer en grâce avec la volupté. En effet, un bon habitant de la campagne a toujours sa maison approvisionnée des meilleurs vins, d’huile, même de gibier ; et tout abonde chez lui, le porc, le chevreau, l’agneau, les poules, le lait, le fromage, le miel. Le jardin est encore ce que l’agriculteur appelle un second saloir, et dans les moments perdus, la chasse vient ajouter à toutes ces jouissances. Que dirai-je de la verdure des prairies, des rangées d’arbres, de la beauté des vignes et des oliviers ? Je dirai tout en peu de mots. Rien de plus agréable et de plus utile qu’une campagne bien cultivée ; et loin que la vieillesse nous empêche d’en jouir, elle nous y appelle au contraire et nous y convie. Où donc les vieillards pourraient-ils trouver un feu plus vif, un soleil plus ardent pour se réchauffer, ou des ombrages et des eaux plus salubres pour se rafraîchir ? Que les jeunes gens gardent pour eux les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage et les courses ; et qu’à nous, vieillards, ils laissent seulement, de tant de jeux, les dés et les osselets ; encore comme il leur plaira, car nous n’en avons pas besoin pour être heureux.

XVII. Les livres de Xénophon renferment beaucoup de choses de la plus grande utilité. Continuez, je vous y exhorte, à les lire avec application. Comme il s’étend sur les louanges de l’agriculture, dans son livre de l’économie domestique, intitulé l’Économique ! Pour faire sentir que nulle occupation ne lui semble plus royale que la culture des champs, il fait, dans ce livre, raconter par Socrate à Critobule, que Cyrus le jeune, roi des Perses, également grand par son génie et la gloire de son empire, ayant reçu dans sa cour à Sardes le Lacédémonien Lysandre, homme d’un mérite éminent, qui lui apportait des présents de la part de ses alliés, le traita avec beaucoup de politesse et de bonté, et lui fit voir un parc planté avec soin ; que Lysandre, enchanté de la beauté des arbres, de leur disposition en quinconce, de la propreté des allées bien battues et bien unies, et des odeurs suaves que les fleurs exhalaient, lui dit que, dans tout cela, il n’admirait pas seulement l’exécution qui en était parfaite, mais encore l’intelligence de celui qui en avait conçu le plan ; et que Cyrus lui répondit : C’est moi qui l’ai conçu : la disposition et l’alignement, sont mon ouvrage ; et plusieurs de ces arbres ont été plantés de ma propre main ; qu’à ces mots Lysandre fixant les yeux sur la magnificence asiatique, la pourpre, l’or, les pierreries qui rehaussaient la beauté de ce prince, s’écria : Ah ! c’est à juste titre, Cyrus, qu’on vous dit heureux, puisqu’en vous la fortune se joint à la vertu(24) !

Sans doute la vieillesse peut jouir d’une telle fortune, et l’âge n’empêche pas que nous ne conservions, jusqu’au dernier moment, le goût de toutes ces choses, surtout celui de l’agriculture. Nous apprenons que M. Valérius Corvus[8] vécut jusqu’à cent ans ; que, dans ses dernières années, il habitait et cultivait les champs. Il y eut quarante-six ans d’intervalle entre son premier et son sixième consulat : il vécut donc pour les honneurs autant d’années qu’il en faut avoir pour être à l’âge où nos pères ont fixé le commencement de la vieillesse ; et il fut plus heureux encore à la fin qu’au milieu de sa vie, puisqu’il avait plus d’autorité et moins de travail. L’autorité est la couronne de la vieillesse. Quelle ne fut pas l’autorité de L. Cécilius Métellus ! quelle ne fut pas celle d’Attilius Calatinus, qui seul obtint l’honneur de cette inscription : les nations, les peuples, s’accordent à dire qu’il fut un grand homme. Vous connaissez l’inscription entière, gravée sur son tombeau. Celui-là est, à juste titre, un grand personnage, dont l’éloge est répété par tous les peuples. Quels hommes que les grands-pontifes que nous avons vus ! D’abord un P. Crassus, ensuite un M. Lépidus. Est-il besoin de nommer Paul-Émile, ou l’Africain, ou Maximus dont j’ai déjà parlé ? L’autorité de ces hommes n’était pas seulement dans leur avis, mais jusque dans leurs moindres signes. La vieillesse, surtout lorsqu’elle a passé par les honneurs, jouit d’une si grande autorité, que tous les plaisirs de la jeunesse ne sont rien en comparaison.

XVIII. Mais souvenez-vous une fois pour toutes que je n’entends faire ici l’éloge que de cette vieillesse qui a ses fondements dans le premier âge. C’est dans le même sens que j’ai dit autrefois, avec l’approbation de tous ceux qui m’entendaient, que cette vieillesse-là était bien misérable, qui était réduite à se défendre par des paroles. Les rides, les cheveux blancs ne peuvent tout à coup donner l’autorité ; elle est le dernier fruit qu’on recueille des vertus de toute sa vie. Ce sont pour nous autant de marques d’honneur, quoique frivoles et communes en apparence, que de nous saluer, de venir au-devant de nous, de se retirer, de se lever devant nous, de nous accompagner, de nous reconduire, de nous consulter ; et tous ces procédés s’observent chez nous et chez les autres peuples avec d’autant plus de soin qu’il y a plus de mœurs. On rapporte que le Lacédémonien Lysandre dont je viens de parler, avait coutume de dire que Lacédémone était l’asile le plus honorable de la vieillesse. Nulle part, en effet, on n’a autant d’égards pour l’âge ; nulle part, la vieillesse n’est aussi honorée. On dit qu’à Athènes, un jour de spectacle, un vieillard ne put trouver de place au théâtre parmi ses concitoyens ; qu’alors il s’approcha de l’endroit où siégeaient les ambassadeurs de Lacédémone, et que tous se levèrent pour faire place au vieillard. Comme toute l’assemblée applaudit : « Les Athéniens, dit un des ambassadeurs, savent ce qu’il faut faire, mais ils n’en font rien. » Notre collége, entre plusieurs usages admirables, en a qui sont d’accord avec ces principes. Le plus avancé en âge y opine le premier ; et ce n’est pas seulement sur ceux qui sont plus élevés en dignité que les augures plus âgés ont la préséance, ils l’ont même sur ceux qui sont revêtus du pouvoir. Quels sont donc les plaisirs des sens qu’on puisse comparer à ces prérogatives ? Ceux qui en ont joui avec éclat me semblent avoir bien fini le drame de la vie, et n’avoir pas échoué au dernier acte, comme font les acteurs novices.

Mais, dira-t-on, les vieillards sont moroses, inquiets, irascibles, difficiles ; enfin, pour ne rien oublier, ils sont avares. Ces défauts viennent des mœurs et non de la vieillesse ; et encore la morosité, comme ces autres défauts dont je parle, a-t-elle une espèce d’excuse qui n’est pas légitime à la vérité, mais qui semble plausible. Ils croient qu’on les méprise, qu’on les dédaigne, qu’on les tourne en ridicule(25) ; en outre, pour un corps débile, la moindre offense est douloureuse. Tout cela cependant s’adoucit par les bonnes mœurs et par la culture de l’esprit ; et la scène de la vie, comme celle du théâtre, nous présente souvent l’exemple des deux frères dans les Adelphes[9]. Quelle dureté dans l’un ! dans l’autre quelle douceur ! Ainsi va le monde. Il en est des hommes comme des différents vins, qui ne s’aigrissent pas tous en vieillissant. J’approuve la sévérité dans la vieillesse, pourvu qu’elle soit modérée, comme tout doit l’être ; mais l’âpreté est toujours condamnable. Quant à l’avarice du vieillard, je ne la comprends pas. Quelle folie d’augmenter ses provisions de voyage à mesure que le terme du voyage est plus prochain !

XIX. Reste maintenant la quatrième cause qui semble inquiéter et tourmenter notre âge, la proximité de la mort : et en effet, elle ne peut en être fort éloignée. Oh ! malheureux le vieillard qui, dans une longue vie, n’a pas appris à mépriser la mort ! Elle doit être toutefois, ou bien indifférente, si elle anéantit notre âme, ou bien désirable, si elle la fait passer dans un lieu où elle sera éternelle. Or, certainement on ne pourrait trouver une troisième supposition. Que craindrai-je donc, si je dois, après ma mort, ou n’être pas misérable, ou bien être heureux ? Quel est l’homme, quelque jeune qu’il soit, assez insensé pour assurer qu’il vivra jusqu’au soir ? Que dis-je ? les causes de mort sont plus nombreuses dans le jeune âge que dans le nôtre. Les maladies y sont plus fréquentes, plus aiguës, plus difficiles à traiter. C’est ce qui fait que peu d’hommes vieillissent. S’il y avait plus de vieillards, on vivrait mieux et plus sagement. Le bon sens, la raison, la prudence, appartiennent à la vieillesse : sans les vieillards, il n’y aurait jamais eu de cités. J’en reviens à la mort qui nous menace. Pourquoi en faire le crime de la vieillesse, si elle menace également les jeunes gens ? Ah, Scipion ! je n’ai que trop éprouvé, et dans la perte de mon excellent fils, et dans celle de vos frères destinés aux premières dignités, que la mort est commune à tous les âges.

Mais le jeune homme peut espérer de vivre long-temps, ce qui n’est pas permis au vieillard. C’est une espérance folle. Quelle illusion moins raisonnable que de compter sur l’incertain, et de prendre le faux pour le vrai ? Mais le vieillard n’a pas même de raisons d’espérer. Eh bien ! sa condition en est meilleure que celle du jeune homme, puisqu’il a déjà ce que celui-ci espère. L’un veut vivre long-temps, l’autre a long-temps vécu. Cependant, ô bons dieux ! qu’est-ce que c’est que long-temps dans la vie de l’homme ? Prenons la plus longue, celle du roi des Tartessiens (car j’ai lu quelque part qu’il exista à Gadès un certain Arganthonius, qui régna quatre-vingts ans, et en vécut cent vingt) ; pour moi, je ne vois pas une grande durée là où je vois une fin. Lorsqu’elle est venue cette fin, tout le passé est perdu pour jamais ; il ne reste que le fruit des vertus et des bonnes actions. Les heures disparaissent, ainsi que les jours, et les mois, et les années ; le temps passé ne revient plus, et l’on ne peut connaître l’avenir. Chacun doit être satisfait du temps qu’il lui est donné de vivre. Il n’est pas nécessaire qu’un acteur joue toute la pièce pour être applaudi ; qu’il joue bien son rôle, et c’est assez : de même le sage n’a pas besoin d’arriver jusqu’à la fin du dernier acte de la vie ; et, quelque courte qu’elle soit, elle est encore assez longue pour bien vivre. Que si vous vivez plus long-temps, vous ne devez pas plus en être fâché que l’agriculteur ne l’est, après avoir joui des douceurs du printemps, d’arriver à l’été et à l’automne. Le printemps est comme la jeunesse ; il nous donne l’espérance des fruits, dont la récolte est destinée à d’autres saisons. Les fruits de la vieillesse sont, comme je l’ai dit plusieurs fois, le souvenir et la jouissance de tout le bien qu’on a éprouvé dans la vie ; et nous devons mettre au rang des biens tout ce qui arrive selon la nature. Or, qu’y a-t-il de plus conforme à ses lois, que de mourir quand on est vieux ? Il semble, au contraire, quand les jeunes gens meurent, que la nature est en contradiction avec elle-même. Aussi je compare leur mort à l’extinction de la flamme qu’on n’étouffe qu’à force d’eau, tandis que le vieillard, ainsi qu’un feu épuisé, s’éteint de lui-même et sans effort. Les fruits ne s’arrachent de l’arbre qu’avec peine lorsqu’ils sont verts, et tombent d’eux-mêmes quand ils sont mûrs ; ainsi la mort est comme l’effet de la violence dans les jeunes gens, et celui de la maturité dans les vieillards. Cette pensée m’est si agréable, que plus j’approche de la mort, plus tôt il me semble, pour ainsi dire, que je découvrirai la terre, et toucherai au port où je dois enfin arriver après une longue navigation.

XX. Chaque âge a son terme marqué ; il n’y a que la vieillesse qui n’en ait point de fixe. Un vieillard jouit pleinement de la vie aussi long-temps qu’il peut remplir exactement tous ses devoirs ; il jouit de la vie en méprisant la mort. C’est par là que la vieillesse est plus forte et plus courageuse que la jeunesse. Je citerai pour preuve la réponse de Solon au tyran Pisistrate : celui-ci lui ayant demandé sur quel espoir il se fondait dans son audacieuse résistance ; sur ma vieillesse, lui répondit Solon(26). C’est finir la vie de la meilleure manière, que de mourir avec l’entier usage de son esprit et de ses sens, et quand la nature qui nous forma dissout elle-même son ouvrage. Ainsi que celui qui a construit un vaisseau, un édifice, le détruit avec plus de facilité ; ainsi la nature dissout plus doucement le corps humain qu’elle cimenta elle-même. Le vieux ciment, d’ailleurs, se sépare facilement, et le nouveau coûte bien plus de peine à détruire. Il suit de tout cela, que le vieillard ne doit pas trop tenir à ce reste de vie, mais qu’il ne doit pas non plus y renoncer sans motif. Pythagore défend d’abandonner le poste de la vie sans l’ordre du général, c’est-à-dire de Dieu. On cite une épitaphe de Solon(27), où ce sage déclare qu’il veut que ses amis honorent son trépas de gémissements et de larmes. Il voulait, je pense, vivre dans le cœur des siens ; mais je ne sais si Ennius ne dit pas avec plus de raison :

Je ne veux à ma mort ni tristesse ni larmes ;
Pourquoi ?

C’est qu’il ne croit pas qu’il faille pleurer une mort que doit suivre l’immortalité. De plus, le sentiment de la mort, s’il est vrai qu’on se sente mourir, est de bien peu de durée, surtout pour un vieillard ; et après la mort, ou ce sentiment est désirable, ou il n’existe point. Dès l’adolescence, nos méditations doivent se porter sur le mépris de la mort. Sans cela, il est impossible d’avoir l’esprit tranquille. Il est certain que nous devons mourir, et incertain si ce ne sera pas ce jour même. Or, craindre ce qui peut arriver à toute heure, est-ce vivre ? Une longue discussion à ce sujet me paraît superflue, lorsque je me rappelle non seulement L. Brutus[10], qui sacrifia sa vie pour la liberté de son pays ; les deux Décius, qui coururent de toute la vitesse de leurs chevaux à une mort volontaire ; Régulus, qui alla souffrir tous les supplices pour tenir la parole donnée à l’ennemi ; les deux Scipions(28), qui voulurent fermer de leur corps le chemin de Rome aux Carthaginois ; non seulement L. Paullus, votre aïeul, qui paya de sa mort la témérité de son collègue à l’ignominieuse journée de Cannes ; M. Marcellus, à qui son plus cruel ennemi même ne voulut pas refuser les honneurs de la sépulture ; mais des légions entières de soldats romains, qui, comme je l’ai consigné dans mes Origines, partirent tant de fois d’un cœur déterminé et content pour le poste d’où elles savaient qu’elles ne reviendraient pas. Ce qu’ont méprisé des jeunes gens ignorants, grossiers, des vieillards éclairés le redouteraient-ils ? Je suis frappé surtout de cette vérité morale, que la satiété de tous les goûts et de tous les désirs fait la satiété de la vie. L’enfance a ses goûts particuliers : peuvent-ils être ceux des jeunes gens ? La première jeunesse a les siens : sont-ils les mêmes que les goûts de l’âge viril ? Ceux-ci ne sauraient convenir à la vieillesse, qui a les siens propres. Les goûts de ce dernier âge se perdent à leur tour comme ceux des âges précédents ; et quand ce moment arrive, la satiété de la vie amène la nécessité de la mort.

XXI. Je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à vous dire ce que je pense de la mort : comme j’en suis plus près que vous, il me semble que je vois mieux quelle doit être sur ce point notre opinion. Je crois, P. Scipion, que votre père, et le vôtre, C. Lélius, ces hommes illustres, mes plus intimes amis, sont pleins de vie, et de cette vie qui seule en mérite le nom ; car tant que nous sommes retenus dans ces entraves du corps, nous ne faisons que remplir un devoir que la nécessité nous impose, une tâche dure et pénible. Notre âme, d’origine céleste, a été précipitée des hautes demeures, et comme plongée dans la fange de la terre, lieu d’exil pour une nature divine et éternelle. Mais je crois que les dieux immortels ont distribué les âmes dans les corps humains pour donner à la terre des protecteurs qui, contemplant l’ordre des choses célestes, fussent capables de les imiter par la constante régularité de leur vie. Cette croyance n’est pas seulement le fruit de ma raison et de mes méditations ; elle est fondée aussi sur la noble autorité des plus grands philosophes. J’apprends que Pythagore et ses disciples, qui étaient presque nos compatriotes, et qu’on appelait autrefois les philosophes italiques, n’ont jamais douté que notre âme ne fût une émanation de l’âme universelle, qui est Dieu. Je puis encore lire et admirer le discours que fit sur l’immortalité de l’âme, la veille de sa mort, ce Socrate que l’oracle d’Apollon déclara le plus sage des hommes. Que vous dirai-je de plus ? je suis persuadé, je sens qu’une âme aussi active, une mémoire aussi étonnante, cette prévoyance de l’avenir, tant d’arts et de sciences, tant d’inventions et de découvertes, ne peuvent appartenir à une âme qui serait mortelle. Notre âme est dans un mouvement continuel ; ce mouvement, qui est inhérent à sa nature, n’a pas eu de commencement ; il n’aura pas non plus de fin, parce qu’il ne peut s’abandonner lui-même. D’autre part, l’âme étant simple de sa nature et sans aucun mélange de substances hétérogènes, elle ne peut être divisée, et ce qui ne peut être divisé ne peut périr. Ajoutez que les hommes viennent au monde avec certaines notions qui paraissent innées : ce qui en est une grande preuve, c’est que les enfants, en apprenant des arts difficiles, saisissent un nombre infini de choses avec une telle promptitude, qu’ils semblent plutôt se les rappeler que les apprendre pour la première fois. Tel est, à peu près, le système de Platon.

XXII. Dans Xénophon, l’ancien Cyrus dit en mourant : « Gardez-vous bien de croire, ô mes chers fils ! que lorsque je vous aurai quittés, je ne serai nulle part, ou que je n’existerai plus. Tant que j’ai été avec vous, vous n’avez pas vu mon âme ; mais vous compreniez, par mes actions, qu’elle animait ce corps périssable. Croyez donc toujours que cette même âme existe, tout invisible qu’elle sera pour vous. Certes les hommages qu’on rend aux grands hommes ne leur survivraient pas longtemps, si la conviction où nous sommes que leur âme subsiste encore ne nous faisait honorer leur souvenir(30). Pour moi, je n’ai jamais pu croire que les âmes, qui vivent tant qu’elles sont dans des corps mortels, meurent aussitôt qu’elles en sortent, ni qu’elles perdent toute intelligence en quittant des corps sans intelligence. J’ai toujours pensé, au contraire, que dégagées alors de tout mélange corporel, et recouvrant la pureté originelle de leur nature, elles s’élevaient à la sagesse suprême. De plus, lorsque la mort dissout l’homme, on voit clairement ce que deviennent les parties matérielles ; car toutes choses retournent à leur source. L’âme seule, qu’elle soit unie au corps, ou qu’elle en soit séparée, reste toujours invisible. Rien certainement ne ressemble plus à la mort que le sommeil. Or, l’action des âmes pendant le sommeil nous révèle leur divinité. Plus libres alors et plus indépendantes, elles nous donnent des pressentiments de l’avenir ; d’où l’on peut concevoir ce qu’elles deviendront quand elles seront entièrement affranchies des liens du corps. Si telle est réellement notre destinée, mes enfants, honorez-moi comme un génie immortel(31) ; et si l’âme doit périr avec le corps, vous cependant, qui respectez les dieux, maîtres et conservateurs de toutes ces merveilles, vous garderez pieusement et inviolablement notre mémoire. » Ainsi parle Cyrus au lit de la mort. Voyons, à notre tour, si vous le voulez bien, ce que nous devons penser de nos concitoyens et de nous-mêmes.

XXIII. Jamais on ne me persuadera, Scipion, que Paul-Émile, votre père, vos deux aïeux Paul et l’Africain, le père de ce dernier, son oncle, et tant d’autres grands hommes dont il n’est pas nécessaire de rappeler ici les noms, aient fait tant d’efforts et de si grandes choses pour vivre dans l’avenir, sans avoir un pressentiment que cet avenir ne serait point pour eux une chimère. Et croyez-vous (pour me flatter un peu moi-même à la manière des vieillards), croyez-vous que je me fusse livré et le jour et la nuit à de si grands travaux militaires et civils, si ma gloire eût dû avoir les mêmes bornes que ma vie ? n’aurait-il pas mieux valu, loin du tumulte et des affaires, couler mes jours dans le repos et le loisir ? Mais mon âme, par je ne sais quel élan, se portait sans cesse vers la postérité, comme si elle n’eût vu dans la mort que le commencement de sa vie. S’il n’était pas vrai que les âmes fussent immortelles, verrait-on les hommes les plus vertueux aspirer sans relâche à une gloire immortelle ? Pourquoi la mort du sage est-elle si tranquille, et celle de l’insensé si agitée ? N’est-ce pas que le premier, dont le regard est plus pénétrant, voit au-delà de la mort une meilleure vie, et que le dernier, dont la vue est trouble, ne l’aperçoit pas ?

Pour moi, je suis en vérité transporté du désir de voir vos pères, avec qui j’ai vécu et que j’ai chéris. Et non seulement je désire d’aller joindre ceux que j’ai connus, mais ceux aussi dont j’ai ouï rapporter, ou lu, ou écrit les belles actions. Le jour de mon départ, il serait bien difficile de me retenir, et je ne me soumettrais pas volontiers au rajeunissement de Pélias. Si quelque dieu me donnait la faculté de repasser de cet âge à l’enfance, et de crier comme autrefois dans mon berceau, je le refuserais certainement, et je ne voudrais pas être rappelé de la borne au point du départ. En effet, quels sont les plaisirs de la vie ? ou plutôt quels n’en sont pas les maux ? Je veux encore qu’elle ait des plaisirs ; ils ont du moins leur dégoût et leur terme. Je n’aime pourtant pas à déprécier la vie, comme d’autres l’ont fait souvent, et même des gens éclairés. Je ne me repens point d’avoir vécu, parce que ma vie a été telle, que je ne crois pas être né en vain ; mais j’en sortirai comme d’une hôtellerie, et non comme de mon domicile. La nature ne nous a pas mis dans ce monde pour l’habiter toujours, mais pour y loger en passant. O le beau jour que celui où je partirai pour cette assemblée céleste, pour ce divin conseil des âmes, où je m’éloignerai de cette foule et de cette fange terrestre. Je partirai pour aller me réunir, et à ces grands hommes dont je viens de parler, et surtout à mon cher Caton, le meilleur des citoyens, le plus tendre des fils. J’ai mis son corps sur le bûcher funèbre, et il eût convenu, au contraire, qu’il y plaçât le mien ; mais son âme, sans m’abandonner, sans me perdre de vue, s’est retirée dans ce séjour où elle voyait bien que je viendrais aussi. Si j’ai paru supporter mon malheur avec fermeté, je n’y ai pas été moins sensible ; seulement je me consolais moi-même, en pensant que notre séparation ne serait pas longue. C’est à ces espérances que je dois ce qui fait, dites-vous, Scipion, votre admiration et celle de Lélius, une vieillesse légère pour moi, et qui m’est agréable, bien loin de m’être importune. Si je me trompe en croyant à l’immortalité de l’âme, je me trompe avec plaisir, et je ne veux pas qu’on m’arrache une erreur qui fait le charme de ma vie. Si je meurs tout entier, comme le pensent quelques petits philosophes, je ne sentirai rien, et je n’aurai pas à craindre que les philosophes morts comme moi se moquent de mon erreur. Quand même nous ne serions point immortels, il est néanmoins désirable pour l’homme de finir en son temps. Les jours qui nous sont accordés ont leur terme ainsi que tout le reste, et la vieillesse est comme le dernier acte du drame de la vie. Nous devons remercier la nature qui nous soustrait à la fatigue, et peut-être à la satiété.

Voilà ce que j’avais à vous dire sur la vieillesse. Puissiez-vous y parvenir, afin que l’expérience vous confirme ce que je viens de vous en apprendre !


NOTES SUR
LE DIALOGUE DE LA VIEILLESSE.


(1). — I. Le poète Ennius, qui supportait si bien la pauvreté, qu’il semblait en faire son bonheur.

(2). Ibid. Cicéron veut parler de l’état d’oppression où César avait réduit la république, et surtout des alarmes et des inquiétudes qui suivirent la mort du dictateur.

(3). Ibid. Philosophe stoïcien qui avait fait un livre sur la vieillesse où il faisait parler le vieux Tithon, personnage fabuleux.

(4). — II. Le second Africain, qui renversa Carthage.

(5). Ibid. Appelé Caton l’ancien, ou Caton le censeur.

(6). Ibid. Le sage Lélius, l’ami et le compagnon de gloire de Scipion.

(7). — III. Ce proverbe, si vulgaire parce qu’il est si vrai, remonte à une très haute antiquité. Homère a dit, Odyssée, XVII, 218 :

Ὡς αἰεὶ τὸν ὁμοῖον ἄγει θεὸς ὡς τὸν ὁμοῖον.

Et Aristénète, Epist. I, 10, fait évidemment allusion à ce vers : Ὁ γὰρ παλαιὸς λόγος εὖ ἔχει, ὡς ὅμοιον ὁμοίῳ κατὰ θεῖον ἀεὶ προσπελάζει. Ménandre rappelait l’ancien proverbe dans la Sicyonienne : on le trouve encore dans Platon, Banquet, Phèdre, Lysis ; dans Aristote, Morale à Nicomaque, VIII, IX ; dans Pline le jeune qui le cite d’après Euripide, Epist. IV, 27, etc. J.V.L.

(8). — IV. C’était encore un siècle d’ignorance ; les livres latins étaient fort rares, et l’on connaissait à peine la littérature grecque. Gallon-la-Bastide avait traduit ut in homine romano, comme il convient à un Romain. J.V.L.

(9). — VI. C’est lui qui fit construire la voie Appienne, qui porte son nom.

(10). — VII. C’était une opinion parmi le peuple, que la lecture des épitaphes faisait perdre la mémoire.

(11). Ibid. « Il m’est advenu plus d’une fois d’oublier où j’avais caché ma bourse, quoi qu’en die Cicero. » Montaigne, Essais, II, 17.

(12). Ibid. Lucien (in Macrobiis) raconte ainsi le même fait : « Sophocle, dans ses dernières années, accusé de démence par son fils Jophon, lut aux juges son Œdipe à Colone, et leur prouva si bien par cette pièce qu’il avait toute sa raison, que, pénétrés pour lui d’une admiration nouvelle, ils déclarèrent qu’il n’y avait de folie que du côté de l’accusateur. » Mais un fait assez ignoré, c’est que la même chose arriva à l’abbé Cotin. Quelques uns de ses parents voulurent le faire interdire : il invita ses juges à venir l’entendre prêcher ; et son éloquence, quelle qu’elle fût, produisit tant d’effet sur eux, qu’ils condamnèrent les accusateurs aux dépens et à une amende. (Mélanges historiques, Amsterdam, 1728.) J. V. L.

(13). — VII. Ce vers des Synéphèbes est déjà cité dans les Tusculanes, I, 14. On peut voir les notes, tome XXIV, p. 137. Nous le traduisons toujours par le beau vers de La Fontaine. J. V. L.

(14). — X. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem ante, quam essem. Montaigne, dans ses Essais, II, 10, a remarqué à propos de cette phrase, que Cicéron mêle parfois bien rudement ses nombres. Il faut observer cependant qu’il n’y a rien ici de contraire aux règles que Cicéron a données sur le rhythme oratoire ; il faisait surtout attention aux longues et aux brèves, et probablement ces terminaisons semblables ne choquaient point dans la langue latine. Il serait même difficile de dire jusqu’à quel point elles pouvaient ici être effacées par l’élision. Ciceron nous apprend qu’elle se faisait même dans la prose (Orat., c. 45) : Quod quidem latina lingua sic observat, nemo ut tam rusticus sit, qui vocales nolit conjungere. Ces nuances tiennent donc à la manière de prononcer, et nous aurions tort de juger une phrase latine d’après les usages de nos langues modernes. J. V. L.

(15). Ibid. Le Stade, carrière où les Grecs s’exerçaient à la course, et qui était d’environ cent vingt-cinq pas géométriques de longueur.

(16). — XI. Les clients à Rome étaient des plébéiens pauvres, qui choisissaient pour patrons les membres des familles patriciennes. Ceux-ci les protégeaient, défendaient leurs intérêts, et les dirigeaient dans leurs affaires.

(17). — XII. L. Furius Camillus et Appius Claudius furent consuls l’an de Rome 404 et l’on ne peut douter que Platon ne soit venu à Tarente bien des années avant ce consulat. On trouve dans cet ouvrage quelques autres fautes de chronologie. Platon mourut vers l’époque même où Cicéron place son séjour en Italie ; il y avait longtemps qu’il ne voyageait plus. J. V. L.

(18). — XIII. Ce dévouement consistait à se précipiter au milieu de l’armée ennemie ; il était précédé de certaines cérémonies religieuses.

(19). — Ibid. Convivium, qui vient de vivere cum, vivre avec quelqu’un. (20). — XIII. Compotationem, qui vient de potare cum, boire avec quelqu’un, et concœnationem, qui vient de cœnare cum, souper avec quelqu’un. Les deux mots grecs sont συμπόσιον et σύνδειπνον.

(21). — XIV. On voit par tous ces détails que Cicéron emprunte sans doute à l’histoire et à la tradition, que le lyrique latin avait quelque raison de dire, Carm., III, 21 :
Narratur et prisci Catonis
Sæpe mero caluisse virtus.
La vertu du vieux Caton,
Chez les Romains tant prônée.
Était souvent, nous dit-on,
De Falerne enluminée.
J. B. Rousseau, Odes, II, 2.

Voici le passage du Banquet de Xénophon, que Cicéron fait rappeler ici par Caton l’ancien : Ἢν δὲ ἡμῖν οἱ παῖδες μικραῖς κύλιξι πυκνὰ ἐπιψακάζωσιν, κ.τ.λ. Συμπόσ. II, 26. Socrate qui parle dit qu’il se sert des expressions de Gorgias. J. V. L.

(22). Ibid. La plupart des derniers traducteurs s’obstinent à dire que cet Ambivius Turpio était un orateur célèbre fort couru de son temps. Il leur suffisait cependant de parcourir les titres ou didascalies des comédies de Térence ; ils y auraient vu que les chefs de la troupe qui les joua presque toutes, s’appelaient L. Ambivius Turpio et L. Attilius de Préneste. Bien des siècles après, Symmaque (Epist. X, 2) attestait encore la gloire de cet acteur : « Non idem honor in pronuntiandis fabulis P. Pollioni, qui Ambivio fuit. » J. V. L.

(23. Ibid. On peut voir sur cette expression d’Ennius, Suadæ medulla, la note 38 de M. Burnouf sur le Brutus, tome V, page 271. J. V. L.

(24). — XVII. Tout ce récit est traduit de l’Économique de Xénophon, IV, 20. L’auteur grec rapporte ainsi le mot de Lysandre : Δικαίως μοι δοκεῖς, ὦ Κῦρε, εὐδαίμων εἶναι· ἀγαθὸς γὰρ ὢν ἀνὴρ εὐδαιμονεῖς. J. V. L.

(25). — XVIII. Aristote, Rhét., II, 13, donne à cette observation un tour plus philosophique : « L’expérience d’une longue vie, la fourberie de la plupart des hommes, leurs propres erreurs, leurs disgrâces plus nombreuses que leurs succès, empêchent les vieillards de prononcer sur rien affirmativement… Ils sont moroses, car le propre d’un tel caractère est de tout voir sous un jour défavorable ; soupçonneux, parce qu’ils sont incrédules ; incrédules, parce qu’ils ont de l’expérience… S’ils sont compatissants, ce n’est pas qu’ils soient humains comme les jeunes gens, mais c’est qu’ils sont faibles, et se voient exposés à tout souffrir. Ce caractère porté à la pitié les rend chagrins, ennemis du rire et de la gaîté, etc. » J. V. L.

(26). — XX. Ainsi le jurisconsulte A. Cascellius, qui blâmait hautement le parti des triumvirs, répondit aux avertissements et aux conseils de ses amis : « Deux choses dont les hommes s’affligent, me rassurent ; je suis vieux, et je n’ai point d’enfants. » (Val. Max., VI, 2, 12. ) J. V. L.

(27). Ibid. L’auteur cite encore l’épitaphe de Solon et celle d’Ennius, Tusculanes, I, 49. Celle d’Ennius, dont il ne rappelle dans ces deux endroits que le premiers vers, finissait par ces mots, nam volito vivu’ per ora virum. Voici le texte grec de l’épitaphe de Solon, ou du moins des vers dont Cicéron veut ici parler :

Μηδέ μοι ἄκλαυστος θανατὸς μόλοι, ἀλλὰ φίλοισι
καλλείποιμι θανὼν ἄλγεα καὶ στοναχάς.

Je ne puis m’empêcher de relever en passant l’erreur des derniers traducteurs de cet ouvrage, qui ont cru que le mot elogium, titre, inscription, signifiait éloge. Barrett, qui se trompe si souvent, traduit : ce sentiment fait son éloge. Gallon-la-Bastide lui avait emprunté cette faute, et quelques autres inadvertances très propres à défigurer l’ouvrage de Cicéron. J. V. L.

(28). Ibid. Cnéus et Publius, l’un père de Scipion Nasica, et l’autre du premier Africain. Ils périrent en Espagne dans la seconde guerre Punique.

(29). Ibid. Annibal, qui lui rendit les derniers honneurs, et envoya à son fils ses cendres, renfermées dans une urne d’argent, couverte d’une couronne d’or.

(30). — XXII. Cicéron, ou plutôt Xénophon qu’il traduit, Cyropæd., VIII, 7, veut puiser ici une nouvelle preuve de l’immortalité de l’âme, dans l’usage des honneurs funèbres et dans la religion des tombeaux. Nous traduisons d’après cette pensée, que l’auteur exprime encore dans les Tusculanes, I, 12, et dans le dialogue de l’Amitié, c. 4. En passant la phrase qui précède dans Xénophon, il a laissé ici quelque obscurité. Barrett fait dire à Cicéron, en lisant tuerentur : « La gloire des grands hommes ne leur survivrait pas, si leurs âmes n’agissaient pour rendre leur mémoire durable ; » et il trouve cette idée fort singulière. Il a raison ; mais il est bien plus singulier qu’un traducteur s’applique à rendre son auteur ridicule. J. V. L.

(31). Ibid. Il y a dans le texte, sic me colitote ut deum. Xénophon dit, καὶ τὴν ἐμὴν ψυχὴν καταιδούμενοι ποιεῖτε, ἃ ἐγὼ δέομαι. Quelques interprètes de la Cyropédie prétendent que Cicéron a mal entendu ce passage, et que son interprétation est également contraire au texte de Xénophon, et aux principes religieux qu’il prête partout à Cyrus. Mais deum, dans la phrase de Cicéron, a le sens de dæmona, δαίμονα ; c’est le τὴν ψυχὴν de Xénophon ; c’est l’âme après la mort. L’expression a d’autant plus de justesse, que c’est ici le discours d’un père à ses enfants. On ne doit pas ignorer que dans la doctrine et le langage des disciples de Socrate, un père est le, dieu de la famille ; Platon emploie sans cesse les mots ξυγγενεῖς καὶ ὁμόγνιοι θεοί, et on n’y a jamais vu d’impiété. Sur ce passage du cinquième Livre des Lois, ξυγγένειαν δὲ καὶ ὁμογνίων θεῶν et sur beaucoup d’autres semblables, le Lexique de Timée donne cette glose, Ὁμόγνιοι θεοὶ, ὅσοι ξυγγενεῖς κοινῶς ὀργιάζουσιν. Ailleurs, Livre IX des Lois, Platon compare les pères et mères à des dieux visibles. Ces expressions sont familières à tous ceux qui connaissent son système religieux. Dans un sens plus étendu θεὸς et deus signifient chez quelques platoniciens, l’âme, qu’ils regardaient comme une émanation, comme une partie de Dieu même. Le Songe de Scipion est écrit d’après cette croyance, et l’on y voit, surtout au chap. 3, les mêmes pensées que dans le dernier chapitre de la Vieillesse : « Quæsivi tamen, viveretne ipse, et Paullus pater… Imo vero, inquit, ii vivunt, qui ex corporum vinculis, tanquam e carcere, evolaverunt ; vestra vero, quæ dicitur vita, mors est. » On retrouve dans l’ouvrage entier les mêmes inspirations. Or, au chap. 8, le premier Scipion adresse ces propres paroles au fils de Paul-Émile : « Deum te igitur scito esse ; siquidem deus est, qui viget, etc., » et ce mot est expliqué ensuite par animus sempiternus. Mais il se rapporte surtout, comme nous l’avons dit, à l’âme dégagée de l’enveloppe corporelle. On trouve dans Gruter, Spon, Reinésius, une foule d’inscriptions sépulcrales où celui qui n’est plus est appelé deus. La littérature latine nous offre un autre exemple non moins remarquable de cette locution platonique, prise dans la même acception. Cornélie, écrivant à C. Gracchus (Fragm. XII de Cornélius Népos), s’exprime ainsi : « Ubi mortua ero, parentabis mihi, et invocabis deum parentem. » On n’a guère mieux compris cette phrase que celle du Traité de la Vieillesse. Les idées que nous attachons aux mots, d’après ce qu’ils signifient aujourd’hui, ont fait commettre bien des erreurs dans l’explication des anciens. J. V. L.


  1. Recherches sur les plus anciennes traductions en langue française, par l’abbé Lebeuf, Mém. de l’Acad. des Inscriptions, 1741.
  2. « Ce sont les mœurs qui font les malheurs, et non pas la vieillesse. » Madame de Lambert.
  3. « La vieillesse attache plus de rides à l’esprit qu’au visage. » Montaigne.
  4. Le premier Cyrus, fondateur de l’empire des Perses. Cyropédie, VIII, 7
  5. Iliad., II, 370
  6. « Les privations ne sont point sensibles quand le désir est éteint. Tous les goûts passent, même le goût de la vie. » Mme de Lambert.
  7. On ne peut traduire ce prétendu rapport étymologique, occœcatum, ex quo occatio.
  8. On lit dans quelques manuscrits, ou Corvinum, ou Canum, ou Cavum. Nous suivons la leçon des Fastes Capitolins, découverts en 1547. M. Valérius Corvus fut consul en 405, 407, 410, 418, 453, 454.
  9. Comédie de Térence
  10. Celui qui chassa Tarquin.