De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 1

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 2-6).
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I. Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux ! Et il est si difficile d’atteindre à la vie heureuse, qu’une fois la route perdue, on s’éloigne d’autant plus du but qu’on le poursuit plus vivement ; toute marche en sens contraire ne fait, par sa rapidité même, qu’accroître l’éloignement. Il faut donc d’abord déterminer la fin vers laquelle nous devons tendre, ensuite chercher les moyens les plus directs pour l’atteindre ; une fois en route, si nous sommes engagés sur la bonne voie, nous comprendrons quelle perte produit chaque jour une mauvaise direction, et combien est plus voisin de nous ce but vers lequel nous pousse l’inclination naturelle. Mais tant qu’on marche à l’aventure, sans guide et suivant le hasard des vagues rumeurs et des clameurs contradictoires qui nous appellent vers mille points opposés, on consume dans de vains écarts cette vie déjà si courte, alors même que l’on consacrerait ses jours et ses nuits à l’étude de la sagesse. Déterminons donc la fin et les moyens, non sans consulter un guide expérimenté qui ait déjà exploré cette route où nous devons marcher ; car les conditions de ce voyage sont tout autres que celles d’un voyage ordinaire, où un sentier battu, les indications fournies par les gens du pays, empêchent qu’on ne s’égare : ici ce sont les chemins les plus suivis et les plus fréquentés qui trompent le mieux. Ainsi, par dessus tout, gardons-nous de suivre en stupide bétail la tête du troupeau, et de nous diriger où l’on va plutôt qu’où l’on doit aller. Or il n’est rien qui nous jette en d’inextricables misères comme de nous régler sur le bruit public, regardant comme le mieux ce que la foule applaudit et adopte, ce dont on voit le plus d’exemples, et vivant, non pas d’après la raison, mais d’après autrui. De là ce vaste entassement d’hommes qui se renversent les uns sur les autres. Comme en une déroute générale où, les masses se refoulant sur elles-mêmes, nul ne tombe sans faire choir quelque autre avec lui ; les premiers entraînent la perte de ceux qui suivent ; de même, dans tous les rangs de la vie, nul ne s’égare pour soi seul : on est la cause, on est l’auteur de l’égarement des autres. Car il n’est pas bon de s’attacher à ceux qui marchent devant ; et comme chacun aime mieux croire que juger, de même au sujet de la vie, jamais on ne juge, on croit toujours : ainsi nous joue et nous précipite l’erreur transmise de main en main, et l’on périt victime de l’exemple. Nous serons guéris à condition de nous séparer de la foule ; car tel est le peuple : il tient ferme contre la raison, il défend le mal qui le tue. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices, où les électeurs eux-mêmes s’étonnent d’avoir choisi tel ou tel préteur, quand la faveur capricieuse a fait un retour contraire. On approuve et on blâme tour à tour les mêmes choses ; telle est l’issue de tout jugement où la majorité décide.

I. Vivere, Gallio frater, omnes beate volunt : sed ad pervidendum, quid sit quod beatam vitam efficiat, caligant. Adeoque non est facile consequi beatam vitam, ut ab ea quisque eo longius recedat, quo ad illam concitatius fertur, si via lapsus est : quæ ubi in contrarium ducit, ipsa velocitas majoris intervalli causa fit. Proponendum est itaque primum, quid sit quod appetamus : tunc circumspiciendum est, qua contendere illo celerrime possimus : intellecturi in ipso itinere, si modo rectum erit, quantum quotidie profligetur, quantoque propius ab eo simus, ad quod nos cupiditas naturalis impellit. Quamdiu quidem passim vagamur, non ducem secuti, sed fremitum et clamorem dissonum in diversa vocantium, conteritur vita inter errores, brevis, etiamsi dies noctesque bonæ menti laboremus. Decernatur itaque et quo tendamus, et qua ; non sine perito aliquo, cui explorata sint ea, in quæ procedimus : quoniam quidem non eadem hic, quæ in ceteris peregrinationibus, conditio est. In illis comprehensus aliquis limes, et interrogati incolæ non patiuntur errare : at hic tritissima quæque via, et celeberrima, maxime decipit. Nihil ergo magis præstandum est, quam ne, pecorum ritu, sequamur antecedentium gregem, pergentes non qua eundum est, sed qua itur. Atqui nulla res nos majoribus malis implicat, quam quod ad rumorem componimur : optima rati ea, quæ magno assensu recepta sunt, quodque exempla pro bonis multa sunt : nec ad rationem, sed ad similitudinem vivimus. Inde iste tanta coacervatio aliorum super alios ruentium. Quod in strage hominum magna evenit, quum ipse se populus premit, nemo ita cadit ut non alium in se attrahat, primi exitio sequentibus sunt : hoc in omni vita accidere videas licet ; nemo sibi tantummodo errat, sed alieni erroris et causa et auctor est. Nocet enim applicari antecedentibus : et dum unusquisque mavult credere quam judicare, nunquam de vita judicatur, semper creditur : versatque nos et præcipitat traditus per manus error, alienisque perimus exemplis. Sanabimur, si modo separemur a cœtu : nunc vero stat contra rationem, defensor mali sui, populus. Itaque id evenit, quod in comitiis, in quibus eos factos prætores iidem qui fecere mirantur, quum se mobilis favor circumegit. Eadem probamus, eadem reprehendimus ; hic exitus est omnis judicii, in quo secundum plures datur.