De l’Archéologie hébraïque

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DE


L’ARCHÉOLOGIE HÉBRAÏQUE





JERUSALEM ET LA MER-MORTE.


Voyage autour de la Mer-Morte et dans les terres bibliques, par M. de SAULCY, membre de l’Institut, 2 volumes, Paris 1553.





Un invincible prestige s’est de tout temps attaché à la terre qu’ont marquée d’une double consécration les grands souvenirs de la Bible et de l’Évangile. La religion, la science, la poésie, lui paient un juste tribut d’hommages. A la religion elle montre le tombeau du Christ, à la science une des sources les plus profondes de l’histoire, à la poésie un ciel éclatant et l’image de l’infini par l’immensité du désert. Nul pays, à l’exception de La Mecque, n’a vu tant de pèlerins. Les premiers appartiennent à ce siècle extraordinaire, passionné de prosélytisme, où la religion chrétienne devint triomphante et dominatrice après avoir été si longtemps persécutée et vaincue. Les seconds apparaissent au milieu de cette époque chevaleresque où le christianisme, modifié par le caractère primitif des nations occidentales, sert de prétexte à l’esprit guerrier, uni au génie des aventures. Enfin, quand les derniers pèlerins arrivent en Judée, l’Europe, rajeunie par le contact de l’antiquité profane, est entrée déjà dans cette période qui marque la naissance de la civilisation moderne et la disparition presque complète des derniers germes de barbarie. Désormais on abordera en Terre-Sainte non point en brandissant son épée, mais la Bible ou la plume à la main. Dans ces croisades d’une autre espèce, le souffle de l’esprit nouveau dont l’Europe est animée se fait sentir. Le pèlerin emporte des lieux-saints quelque chose de plus que ce qu’il était allé y chercher, je veux dire certaines notions sur les mœurs, le climat et la géographie. Mille fois déjà ces pacifiques croisades se sont renouvelées et elles se renouvelleront toujours, car elles ne peuvent cesser que lorsque deux grands stimulans, la foi positive et la curiosité scientifique, seront totalement détruits. Toutefois ce genre d’exploration qui recueille les faits avec l’exactitude du savant, qui les juge avec la souveraine liberté du philosophe, avait été longtemps inconnu. C’est au commencement de notre siècle que l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ouvrit avec éclat la carrière dans laquelle il a été suivi par une foule de voyageurs. A partir de cet instant, les deux grands centres du culte réformé, l’Allemagne et l’Angleterre, ainsi que cette Amérique du Nord, qui semble ne connaître qu’un seul livre, n’ont cessé de jeter sur la côte de Syrie de nouveaux explorateurs. Ce livre unique d’une race énergique se développant sur une terre nouvelle, ce livre qui depuis la chute du paganisme, à la place de Rome, a gouverné l’Occident, n’est autre que l’histoire de la Judée. En effet, à ne l’envisager qu’au point de vue purement humain, la Bible est un beau poème, le récit vivant, animé, plein de concision et de force, des triomphes et des revers d’une nation douée d’un génie étrange et faite pour l’isolement. Dans la variété et l’immensité de ses récits, la Bible embrasse tout, usages civils et religieux, lois, mœurs, climat, configuration, géographie, et devient par cela même le premier et le meilleur guide du voyageur.

Quand la critique moderne s’est prise à envisager la Bible comme un monument d’une merveilleuse originalité, mais qui rentrait dans son domaine, elle a appliqué à cette étude la toute-puissance d’analyse qu’elle devait à cet esprit de libre examen dont elle est de plus en plus pénétrée. De là plus d’un bel édifice scientifique élevé par les mains aussi patientes que hardies de nos voisins d’outre-Rhin. Mais ce qu’il importe de faire remarquer ici (car ce trait caractérise l’archéologie hébraïque et lui fait une place à part), c’est l’absence complète de tous les élémens qui constituent ce qu’on désigne habituellement dans la langue de l’érudition sous le nom d’antiquité figurée. Ce fait, si digne d’être signalé et qui a été proclamé par tous les voyageurs, se trouve confirmé par le témoignage des maîtres de la science, depuis Rosenmüller jusqu’à Gesenius, depuis Michaëlis jusqu’à Ewald.

On comprend sous le nom d’antiquité figurée toute œuvre d’art échappée à la destruction. Quand l’antiquité littéraire semble vouloir nous fuir ou se perdre dans un majestueux lointain, l’antiquité figurée vient se placer pour ainsi dire sous nos doigts. Le souvenir, la tradition, le rêve du passé se sont revêtus d’une forme sensible; ils sont là présens devant nos yeux et nous dominent par la toute-puissance de la réalité, A Herculanum et à Pompéi, l’antiquité figurée descend aux plus infimes détails de la vie, elle n’échappe même à une sorte de vulgarité bourgeoise qu’à force d’élégance et d’art. Vous n’avez qu’à voyager, à parcourir l’Inde, l’Italie, la Grèce : partout vous trouverez des temples, des statues, qui vous parlent éloquemment des magnificences du paganisme. Visitez la Judée, vous y chercherez en vain les restes de sa civilisation primitive et de son antique religion. C’est que la race qui foula d’abord ce sol, comme toutes les races sémitiques, n’avait que peu de goût pour les images et ne s’inocula jamais le culte des beaux-arts. En Judée, si le décor est le même qu’il y a trois mille ans, la scène est vide depuis nombre de siècles. On n’y voit point, comme sur les promontoires de Sicile, comme auprès des flots du Nil, de ces belles ruines qui enrichissent le paysage; point d’édifices au sommet des collines, piédestaux sans statues. Il est brisé, ce bel accord de la nature et des monumens; il y est inconnu, ce lien de l’Acropole et du Parthénon, qui les attache si étroitement que le rocher athénien serait le plus affreux rocher du monde sans sa couronne d’albâtre. Ces harmonies, faites pour le peintre et pour le poète, n’existent point en Judée, car il est aussi difficile aujourd’hui de reconnaître les vestiges des premiers dominateurs de ce pays que les pas des Arabes sur le sable du désert qui est à ses portes.

Et pourquoi ? C’est que la nation juive n’a eu à vrai dire qu’un seul monument, et qu’il est détruit depuis plus de deux mille années. Ce monument, c’est le temple de Salomon, dont il ne reste rien, si ce n’est la description assez confuse qu’on en lit dans l’Écriture. Ne soyons-donc pas surpris si tous les auteurs qui ont traité de l’architecture des anciens peuples se sont accordés à dire qu’on ne sait que bien peu de chose de celle des Hébreux[1]. Il y a plus; un des hommes qui ont le mieux connu l’antiquité biblique, l’illustre Michaëlis, a voulu prouver que les Juifs n’étaient que de pauvres architectes au temps de Salomon. Cette incapacité a été de longue durée. Copier les Phéniciens parait avoir été le but de tous leurs efforts. Or, comme les Phéniciens n’ont pas laissé un seul monument, on peut juger d’après cela de l’immense difficulté de se rendre un compte exact et sévère de l’architecture des Hébreux.

Mais supposons pour un instant que Michaëlis et les historiens de l’art soient pleinement dans l’erreur; supposons que les Juifs aient été d’habiles architectes, supposons qu’une race si rapprochée du désert, et par conséquent nomade à son origine, puisse être placée sur la même ligne que des nations agricoles et sédentaires, et forcées par cette raison d’apprendre de bonne heure à bâtir : il ne faudrait pas pour cela méconnaître l’importance d’un fait capital pour l’intelligence de l’archéologie biblique, et sur lequel nous devons insister. C’est une terre cruellement bouleversée que cette terre de Judée ! On a dit éloquemment qu’elle avait été travaillée par les miracles; il faut ajouter, pour être vrai, qu’elle l’a été plus encore par les révolutions. La Judée était un vaste chemin ouvert aux conquérans de l’Egypte ou de l’Asie. Odieux aux autres peuples, les Juifs n’étaient entourés que d’ennemis. Leur histoire n’est qu’une alternative sanglante de victoires ou de défaites, entremêlées de longues périodes de servitude. Occupés sans cesse à se préserver du joug de l’étranger, ils succombèrent à la fin, et leur capitale perdit jusqu’à son nom. Jérusalem a été prise et saccagée dix-sept fois, un million d’hommes ont été tués autour de ses murailles. Les Juifs auraient construit autant et plus que les Romains, que d’aussi effroyables catastrophes expliqueraient l’impossibilité où l’on est de trouver des restes de l’architecture hébraïque. Et quand il serait vrai que les guerres, le temps et la barbarie ne se seraient point conjurés pour disperser et anéantir tous les débris de la première civilisation hébraïque, ne faudrait-il pas reconnaître aussi le pouvoir d’un autre conquérant qui s’avance couronné de fleurs et suivi de tous les arts, pour s’emparer des montagnes arides de la Judée ? Ne faut-il pas saluer le génie hellénique qui se révèle avec tant de magnificence dans les longues colonnades de Palmyre et jusque dans le flanc des rochers de Petra ? De là cette Jérusalem nouvelle, toute brillante des clartés de la Grèce, qui s’élève triomphalement sur les édifices de la cité de David croulant de vétusté. De là ce temple où se déploie la richesse élégante d’Athènes ou de Corinthe, Ce temple est le troisième ; c’est Hérode qui l’érige sur les débris des deux premiers. Ne voit-on pas que ce sont des ruines qui s’accumulent sur des ruines, une nouvelle civilisation qui fait ombre à celle qui précède ? Ne voit-on pas que l’antiquité hébraïque se trouve ainsi rejetée dans des profondeurs inconnues où nul antiquaire, à cette heure, ne peut aller la chercher ?

Voilà ce que chacun sait, voilà ce dont on est convaincu, voilà ce que traditions, histoire, pèlerins, voyageurs, savans, poètes même, répètent à l’envi ; voilà néanmoins ce que dans une publication récente on est venu combattre, ce qu’on a voulu nier. Au nombre des principaux argumens présentés à l’appui de cette théorie, il en est deux surtout qui ont attiré l’attention réveillée par des noms qui s’associent depuis l’enfance dans toutes les mémoires aux notions les plus élémentaires de l’histoire sainte. On a mis en avant la découverte du tombeau de David et celle non moins remarquable des ruines de Sodome. La critique a cependant éprouvé quelque défiance à l’annonce de ces deux découvertes, elle a osé soupçonner que quelquefois on peut aller chercher très loin une erreur. Serait-ce de sa part entêtement, faux système, quelque chose de pis encore ? Il y a là un point qu’il nous paraît intéressant d’examiner, car les deux questions à débattre sont au nombre des plus importantes parmi celles que peut soulever un voyage archéologique en Terre-Sainte.


I.

Dans les premiers mois de l’année 1851, un groupe de voyageurs traversait la Judée. Étudier la topographie et les monumens de Jérusalem n’était pas leur unique but : l’attrait de l’inconnu les poussait à explorer le bassin de la Mer-Morte. Aussi, après quelques momens de repos, quittèrent-ils en toute hâte la ville sainte, afin de gagner la rive occidentale du lac Asphaltite ; puis, après l’avoir côtoyée en se dirigeant vers le sud, après avoir tourné la pointe de la Mer-Morte à son extrémité méridionale en passant au pied de la montagne de Sodome, ils côtoyèrent la rive orientale en remontant vers le nord, à travers le pays de Moab, bien au-dessus de la presqu’île d’El-Lican, c’est-à-dire à près de la moitié du lac Asphaltite ; ensuite ils visitèrent El-Karak, célèbre dans l’histoire des croisades, revinrent par le même chemin, et rentrèrent à Jérusalem en passant par Hébron. Définitivement établi à Jérusalem après une seconde excursion sur le rivage de la Mer-Morte, au nord, à l’embouchure du Jourdain et sur l’emplacement de Jéricho, le chef de cette expédition se consacre à l’étude des principaux monumens de la ville sainte, ou plutôt de ses8 reliques. Les tombeaux de la vallée de Josaphat, celui qu’on nomme le tombeau des Rois, les débris de la muraille qui entourait le temple de Salomon, la vieille enceinte des rois de Juda, ruines auxquelles le voyageur assigne ces noms, enfin les portes, les fontaines, attirent tour à tour son attention, et lui fournissent la moisson la plus ample d’observations et de conjectures. Enfin, après quelques mois partagés ainsi entre l’étude et les courses, le voyageur et ses amis traversent la Syrie, remontent jusqu’au Liban après avoir visité Damas, et s’embarquent pour la France dans ce même port de Beyrout qui les avait vus jeter l’ancre cinq mois auparavant.

Quels ont été les résultats de cette exploration ? — La solution d’un double problème, si nous en croyons le voyageur lui-même, homme d’imagination vive et d’esprit facile, qui joue avec l’érudition comme d’autres avec la poésie, et qui se trouvera toujours, vous pouvez en être sûr, là où il y a une difficulté à résoudre et un logogriphe à deviner. Ce voyageur est M. de Saulcy. La première énigme qu’il ait rencontrée sur sa route est le fastueux sépulcre qui cache si bien, sous les murs de Jérusalem, le nom de ceux dont jadis il a renfermé les dépouilles. La seconde touche également aux sciences naturelles et à l’archéologie, aux phénomènes dont les bords de la Mer-Morte gardent la trace et aux ruines qu’on a prétendu y retrouver. Commençons par la première des deux questions.

Quand on sort de la ville sainte par la porte de Damas, on marche pendant un demi-mille sur un plateau rougeâtre où croissent quelques oliviers. Là, on rencontre une excavation que l’on a comparée aux travaux abandonnés d’une ancienne carrière. Un chemin large et en pente douce vous conduit au fond de cette excavation, où l’on entre par une arcade. On se trouve alors au milieu d’une salle taillée dans le roc. Cette salle a trente pieds de long sur trente pieds de large, et les parois du rocher peuvent avoir de douze à quinze pieds d’élévation. La population arabe donne à cette excavation le nom de Qbour-el-Molouk, qui répond à celui de grottes royales ou tombeaux des rois dans le langage des Francs.

Depuis que Jérusalem est devenue un but de pèlerinage ou un objet de curiosité, il n’est pas de voyageur qui n’ait visité le tombeau des rois. C’est le plus beau, le plus intéressant de tous les monumens qui entourent cette ville, et déjà au moyen âge il jouissait d’une certaine célébrité. Pococke, Niebuhr, Yrby et Mangles, enfin MM. Robinson et Smith, ont tous pris soin de lever le plan du tombeau des rois. C’est ce que M. de Saulcy paraît avoir oublié, lorsqu’il assure que l’incertitude qui règne sur l’origine de ce tombeau provient de ce que personne avant lui ne l’avait examiné attentivement. Tout au contraire, comme on vient de le voir, les regards, depuis bien longtemps, sont fixés sur ce tombeau. Depuis bien longtemps aussi on dispute sur la destination funéraire d’un monument dont la qualification, à la fois si pompeuse et si vague, laisse errer l’imagination. En effet, de quels rois s’agit-il ? Les uns veulent y voir le sépulcre d’Hérode le Tétrarque, les autres celui d’Hélène, reine d’Adiabène[2]. M. de Saulcy est le premier qui se soit avisé d’y reconnaître les tombes authentiques des rois de Juda. Deux raisons jusqu’ici ont empêché tous ceux qui ont visité ce monument de concevoir une semblable idée, deux raisons bien graves, il le faut croire : la première, c’est que l’Écriture sainte et le sentiment universel placent les tombeaux des rois de Juda sur la montagne de Sion ; la seconde, c’est que l’architecture du tombeau des rois est bien plus dans le goût grec que dans celui de l’Orient.

Il y a des personnes qui s’effraieraient, en une matière si délicate, de se trouver seules de leur opinion. Cette crainte n’a point troublé M. de Saulcy. Enlever les tombes des rois de Juda de la colline de Sion, où chacun croit qu’elles sont enfouies depuis des centaines de siècles, c’était un vrai tour de force dont l’idée lui a souri. Que l’on veuille bien nous suivre dans l’examen de ce curieux point d’archéologie.

Quand on cherche à ramener cette question à son vrai point de départ, on reconnaît que toutes les hypothèses du savant académicien reposent uniquement sur une pure interprétation, sur le sens qu’il attribue à ces mots : la ville de David, locution fréquemment employée dans le corps des Écritures hébraïques pour désigner la partie la plus ancienne et la mieux fortifiée de Jérusalem. Selon M. de Saulcy, le nom de ville de David n’appartient point exclusivement, comme on l’avait pensé jusqu’ici, à cette portion de la cité qui était assise sur le rocher de Sion ; il veut que cette dénomination s’applique à Jérusalem tout entière. M. de Saulcy a ses raisons, comme on va le voir. Il est clair que du moment où la montagne de Sion ne peut plus être considérée comme étant spécialement l’assiette de la ville de David, les sépulcres des rois de Juda peuvent se rencontrer partout ailleurs, et il n’est pas moins facile de voir que, les passages de l’Écriture où il est dit que ces princes ont été ensevelis dans la ville de David se trouvant alors dépourvus de toute application à un lieu déterminé, le champ des hypothèses s’étend outre mesure. Pour mieux faire apprécier la valeur de cette observation, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la topographie de Jérusalem.

Au temps de Flavius Josèphe, cette ville était assise sur deux collines placées en face l’une de l’autre, au nord et au midi, de hauteur inégale, et séparées par une vallée. De là, comme dans une foule d’endroits, une ville haute et une ville basse. La ville haute, c’est-à-dire l’ancienne Jérusalem, était située sur la colline la plus méridionale ; elle s’élevait au-dessus d’un ravin profond qui serpentait à ses pieds, à l’est, au sud et à l’ouest, — le ravin des enfans d’Hinnom, c’est ainsi qu’on le désignait,— et se trouvait défendue vers le nord par une épaisse muraille flanquée de tours. Ce plateau, le plus escarpé de tous ceux sur lesquels s’étendait la cité sainte, n’était autre que la colline de Sion elle-même. Acra, la colline du nord, dominait le temple, qui s’élevait sur un autre plateau situé à l’est, sur le mont Moria. Cette éminence, qui n’était qu’un appendice de la colline de Sion, communiquait avec elle par un pont ou viaduc jeté sur une gorge étroite surnommée le Tyropéon, ou vallée des fromagers. Ainsi Jérusalem couvrait un sol accidenté, coupé par de profonds ravins formant comme de larges fissures au milieu de ses vastes plateaux. Par ses nombreux mamelons, elle rappelait cette autre cité, assise sur sept collines, qui lui dispute le premier rang dans l’histoire et dans le respect du monde.

Sion se trouvant la colline la plus élevée, l’avantage de cette situation aurait pu la faire choisir, de préférence à la colline d’Acra, par le roi David, s’il avait eu à se décider à cet égard; mais on sait que ce fut en s’emparant d’une forteresse située sur les rochers de Sion qu’il triompha de la résistance des Jébuséens, premiers habitans de Jérusalem. Devenu maître de cette forteresse, David s’y fixa, il y fit bâtir son palais et lui donna son nom. Cette forteresse est la ville de David, c’est-à-dire le noyau de la véritable Jérusalem[3], laquelle, devenue riche et populeuse sous les princes de la maison de Juda, franchit bientôt les limites étroites qui lui sont assignées, s’empare du mont Moria, où elle élève son temple, se déploie sur le plateau d’Acra, et finit par conquérir vers le nord une dernière colline nommée Bezetha.

N’est-ce pas là l’histoire de toutes les cités ? Ne commencent-elles pas par une acropole, lieu élevé et fortifié, inaccessible à l’ennemi ? Que la civilisation se fasse jour, et la ville, qui étouffe dans son étroite enceinte, descendra dans la vallée pour y respirer à l’aise et fleurir autour de son rocher natal. Ce qui est non moins certain, c’est que quand on trouve dans les poètes et chez les prophètes le nom de ville de David appliqué à Jérusalem tout entière, ceci n’est qu’une expression emphatique, une pure licence poétique[4], que l’on aurait tort, en présence des témoignages de l’histoire, de vouloir prendre au sérieux. Ouvrez les Macchabées, et vous y verrez ces mots : la ville de David, appliqués de la façon la plus directe et la moins contestable à la montagne de Sion[5]. C’est précisément le même endroit que Josèphe nomme la ville haute (l’historien des Juifs affecte de ne se servir jamais de ce nom de ville de David), c’est ce même endroit, disons-nous, et ce qui le prouve sans réplique, c’est qu’il donne à la ville haute les mêmes limites que celles de la ville de David, le ravin de Tyropéon et celui des enfans d’Hinnom.

Sur quoi M. de Saulcy se fonde-t-il pour repousser tous les témoignages qui établissent que jamais on n’a confondu la ville de David, c’est-à-dire l’enceinte fortifiée de Sion, avec le reste de Jérusalem ? sur quoi se fonde-t-il pour méconnaître l’autorité des Gesenius, des Winer et de notre Danville ? Sur le passage suivant extrait d’une note de M. Cahen, le traducteur de la Bible : « David fut enterré à Jérusalem, appelée ville de David parce que c’était le siège de sa cour et le berceau de sa dynastie. »

On le voit clairement, s’il faut chercher le tombeau de David quelque part, ce ne peut être que sur la montagne de Sion; en voici une preuve non moins forte que nous devons signaler. Lorsque le Juif Néhémias eut reçu d’Artaxercès Longue Main l’autorisation de reconstruire Jérusalem, il distribua les travaux entre certaines notabilités de la ville qui s’occupèrent principalement de la restauration des murailles; ce furent ses chefs d’ateliers. Ainsi, dit l’Écriture, Sellum, fils de Choloza, fut chargé de reconstruire « la muraille de la piscine de Siloé, le long du jardin du roi, et jusqu’aux degrés qui descendent de la ville de David. » Après lui Néhémias, fils d’Azboc, continua la restauration du mur d’enceinte de la ville de David « jusqu’en face des tombeaux de David, jusqu’à la piscine et jusqu’à la maison des forts de David. » Nous le demandons : est-il possible de trouver rien de plus concluant que ces deux passages de l’histoire hébraïque ? N’en ressort-il pas que le tombeau de David se trouvait placé à l’extrémité méridionale de la ville de David ? Ici la topographie antique est indiquée par un témoin muet, mais irrécusable, par la piscine de Siloé, qui se voit encore aujourd’hui au sud-est du rocher de Sion, là où la vallée des enfans d’Hinnom et le ravin de Tyropéon se rejoignent, là où était jadis l’emplacement du jardin du roi.

L’esprit de système a un grand inconvénient, c’est de rendre obscur ce qui est clair, et clair ce qui est obscur. Quand on a découvert les restes de Sodome, on ne peut plus être admis à prétendre « qu’il n’y a pas l’ombre de possibilité de reconnaître quoi que ce soit dans les lieux qui se trouvent énumérés dans cette partie du récit de Néhémias. » C’est encore l’esprit de système qui, peu scrupuleux sur le choix des argumens, enregistre, au nombre des preuves qu’il croit pouvoir citer, le fait que nous allons rapporter. Un jour un certain Antiochus, un de ces voisins incommodes qui harcelaient sans cesse le peuple de Dieu, vint mettre le siège devant Jérusalem, et déclara qu’il ne battrait en retraite qu’à la condition de recevoir des assiégés une énorme contribution de guerre. Or, à ce moment les finances de la ville étant épuisées, le pontife Hyrcan, qui la gouvernait, ne put offrir au roi syrien que la moitié du tribut imposé par l’esprit de rapine. Le croirait-on ? c’est de cette particularité qu’on s’autorise pour soutenir que l’enceinte de Sion n’a jamais renfermé le tombeau de David ! Si ce tombeau avait eu son emplacement dans l’enceinte de Sion, répète-t-on avec insistance, nul doute, comme il contenait d’immenses richesses, qu’Hyrcan ne l’eût mis à sec pour éloigner l’ennemi. Mais comment n’a-t-on pas vu que de ce récit de Josèphe résultait la condamnation la plus formelle de tout ce qu’on met en avant au sujet des grottes royales ? Vraiment les Juifs auraient perdu le sens, s’il leur fût venu seulement dans l’idée de placer un monument si vénérable, si utile dans les momens de crise, comme l’histoire l’atteste, ce qu’on pourrait appeler un trésor funéraire, de le placer, disons-nous, aux portes d’une ville si souvent assiégée, et justement sous la main de l’ennemi.

Enfin, car pourquoi argumenter plus longtemps en faveur de l’évidence ? l’esprit de système seul pouvait se prévaloir de l’usage judaïque qui consistait à exclure les tombeaux de l’intérieur des villes pour cause d’impureté. À cette coutume, générale dans l’antiquité, nous en opposerons une autre non moins bien établie en Palestine : c’est que de tout temps les tombes des rois et celles des prophètes y furent affranchies de cette loi d’impureté; c’était une sorte d’hommage rendu à la sainteté et à la puissance. Les exemples en sont nombreux. Où Samuel fut-il enseveli ? Dans sa maison, à Ramatha. Et Basa, général des armées de Nadab et devenu roi par trahison ? Dans la ville de Thersa, dont il avait fait su capitale. Et Amri, fondateur de Samarie, et Joachas, roi d’Israël, et Joas son fils, où furent-ils ensevelis ? Dans leur bonne ville de Samarie. En présence de pareils faits, comment croire que Jérusalem seule aurait été déclarée impure à perpétuité, ainsi qu’on l’affirme, en conservant dans son acropole le corps de son fondateur et de son prophète ? Ce serait là assurément une étrange loi d’impureté; mais non, cette loi n’existe point, si ce n’est dans l’imagination de ceux qui prétendent que toutes les fois qu’on lit dans la Bible qu’un roi de Juda fut enterré dans la ville de David, cela signifie qu’on l’enterra hors de la ville de David.

M. de Saulcy est-il mieux fondé dans ses appréciations sur le caractère architectural du tombeau des rois ? M. de Chateaubriand en a esquissé l’ornementation avec cette précision singulière, l’une des grandes qualités de son style, qualité assez rare chez les hommes d’imagination : « Au centre de la muraille du midi, vous apercevez une grande porte carrée d’ordre dorique, creusée de plusieurs pieds de profondeur dans le roc; une frise un peu capricieuse, mais d’une délicatesse exquise, est sculptée au-dessus de la porte. C’est d’abord un triglyphe suivi d’une métope ornée d’un simple anneau; ensuite vient une grappe de raisin entre deux couronnes et deux patères. A dix-huit pouces de cette frise règne un feuillage entremêlé de pommes de pin. » Écoutons un autre voyageur, le docteur Robinson, l’auteur du meilleur livre sur la Judée, comme M. de Saulcy s’empresse loyalement de le reconnaître : «Ce roc est élégamment sculpté, mais il est de la dernière époque de l’art chez les Romains, in the latter Roman style. Au centre du portique, on a représenté de larges grappes de raisin entre des guirlandes de fleurs, mêlées de chapiteaux corinthiens[6]

C’est dans ce tombeau que M. de Chateaubriand comparait à des bains d’architecture romaine, c’est dans ce riche échantillon de l’abaissement du génie de la Grèce que M. de Saulcy croit avoir retrouvé un merveilleux spécimen d’architecture hébraïque, un édifice contemporain d’Homère, plus vieux que les plus archaïques des monumens grecs, et qui porte sur son front une de ces dates effrayantes dont l’Egypte a le privilège, la date de mille ans avant Jésus-Christ ! Comment M. de Saulcy a-t-il été amené à proclamer cette nouveauté hardie ? Voilà ce qu’il faut examiner. Pendant son excursion autour de la Mer-Morte, il a trouvé sur sa route, dans le pays de Moab, un chapiteau d’une facture assez étrange. «Un pareil chapiteau, dit-il, n’a qu’une analogie fort éloignée avec le chapiteau ionique, et ceux qui l’ont taillé étaient à coup sûr de véritables sauvages qui ont plus probablement précédé que suivi les artistes grecs auxquels nous devons les belles proportions de l’ordre ionique. » La vue de ce chapiteau sur le sol arabe, au milieu de ruines que M. de Saulcy considère a priori comme antérieures aux civilisations grecque et romaine, paraît avoir été pour le savant voyageur un véritable trait de lumière. De là découle en grande partie sa théorie si neuve sur l’architecture hébraïque en général, dont il nous a donné un aperçu en traitant de l’origine du tombeau des rois : « Il n’est pas douteux, dit-il, que le rocher dans lequel est taillé le vestibule des Qbour-el-Molouk n’offre des triglyphes et des patères, de plus les moulures dont la corniche est surchargée ont bien l’élégance des moulures grecques; mais qui pourrait affirmer que les ordres dorique et ionique sont d’invention grecque ? » Qui pourrait affirmer, dirons-nous de notre côté, que les ordres dorique et ionique sont d’invention hébraïque, ou du moins ont passé par la Judée avant d’arriver à la Grèce ? Personne, nous avons le regret d’être contraint de le dire, personne, si ce n’est M. de Saulcy s’appuyant sur une autorité toute récente, celle de M. Prisse d’Avesnes, qu’il cite un peu trop longuement. M. Prisse d’Avesnes est l’auteur d’une histoire inédite de l’art chez les anciens Égyptiens, où il fait voir que les Grecs, aussi bien que les Hébreux, ont reçu leur architecture de l’Egypte, en vertu de « certaines transmissions des idées et des styles des peuples majeurs à tous les peuples en travail de civilisation, » d’où il suivrait inévitablement que l’architecture grecque est la sœur cadette de l’architecture hébraïque. Appliquez maintenant cette théorie au tombeau des rois, et vous reconnaîtrez que les patères et triglyphes qui en ornent l’entrée, en dépit de leur caractère hellénique, émanent des architectes de Salomon.

On ne peut qu’applaudir au louable dessein de M. Prisse ; mais prétendre que l’Egypte a procréé l’art architectural non-seulement chez les Phéniciens, les Hébreux, les Assyriens, mais encore chez les Grecs, c’est s’exposer à être vivement et sérieusement combattu. Et d’abord les monumens phéniciens et hébraïques qui pourraient servir de point de comparaison et fournir témoignage sont restés complètement inconnus jusqu’à ce jour. Secondement, il n’est pas permis d’oublier que les relations entre l’Egypte et la Grèce ne datent que de six cents ans avant l’ère chrétienne, et ne remontent point au-delà du règne de Psammitichus. La race égyptienne, sédentaire outre mesure, avait peu d’inclination pour les expéditions lointaines; la mer l’effrayait à ce point que les Pharaons n’avaient pas un seul port sur la Méditerranée, et pendant longtemps les côtes septentrionales furent fermées aux étrangers comme l’est encore le Japon, il est à croire que les prêtres de ce pays, qui avaient quelque intérêt à capter les Grecs, dont l’influence croissante les inquiétait, se sont plu à créer entre les deux peuples certaines assimilations de religion et d’origine, assimilations factices qui ont égaré tant d’érudits. Je crains que M. Prisse d’Avesnes, à l’exemple de ses devanciers, ne s’y soit laissé surprendre ; mais alors que fera-t-on de ces corporations d’artistes, de ces pontifes lithotomistes qu’il dirige sur l’Hellade pour y porter tous les arts ? On sera forcé de les renvoyer, dans le pays des fables, rejoindre les colonies égyptiennes de Cécrops ou de Danaüs.

Il y a des savans, gens de mérite, fort éloignés de s’enrôler sous la bannière de M. Prisse, qui croient cependant, — les uns, que la sculpture grecque procède de l’Egypte, — les autres, que l’école éginétique est fille de l’Assyrie. Ils ignorent que tout simplement ils s’essaient à combler un abîme, celui qui sépare l’idéal de la réalité. Mais comment a-t-on pu supposer que l’incomparable souplesse de l’art grec, que sa variété infinie ne nous offraient rien autre chose que le simple développement d’un germe oriental ou égyptien ? Comment n’a-t-on pas vu qu’il était impossible qu’une liberté si charmante eût pris naissance au sein de la lourdeur asiatique ou de la rigidité égyptienne ? Un art qui n’a que des muscles ne peut rien enfanter de délicat ou de sublime. Comment n’a-t-on pas songé que ce génie plastique, auquel il a suffi de quelques siècles pour toucher à la perfection, ne pouvait rien emprunter à cet autre génie plastique qui, au lieu de se développer, s’est borné à tourner, pendant des milliers d’années, dans le cercle que le sacerdoce, d’une main inexorable, lui avait tracé ? Si quelquefois, quand on remonte le cours des âges, on est frappé d’un faux air de famille entre des œuvres d’essence si différente, ceci provient de ce que partout, au début, les difficultés pratiques arrêtent et maîtrisent l’essor du talent. Les arts en tout pays ont eu leur enfance ; aussi les monumens de la première heure paraissent-ils tous jumeaux.

Comment M. de Saulcy, lui l’habile antiquaire, n’a-t-il pas été ébranlé par des considérations de cette nature ? Il est vrai que nous aurions été privés de ce sarcophage transporté des Qbour-el-Molouk au Louvre sous ce titre imposant : Tombeau du roi David! Avouons que la perte n’eût pas été irréparable. Rien que pour sauver l’honneur de la sculpture hébraïque, il faudrait contester l’origine donnée à ce morceau[7]. Qu’on se figure une longue bière dont le couvercle arrondi est orné de larges bandes où se déroulent des rinceaux de pampre entremêlés de grenades et de coloquintes; ciseau maladroit, ornementation recherchée, goût douteux, détails trop nombreux, voilà ce que montre cette œuvre bizarre, marqués du sceau de la décadence. C’est de Byzance, mais non de Jérusalem, qu’elle évoque le souvenir.

Au nombre des argumens réunis par M. de Saulcy pour faire naître la conviction dans l’esprit de ceux qui le lisent, il en est un sur lequel il fonde beaucoup d’espérances; c’est dans la tradition qu’il puise cet argument. Que cette tradition soit juive, chrétienne ou musulmane, cela lui importe peu. Du moment où elle tient au pays, il n’en faut pas davantage pour que le voyageur l’accueille sans défiance. Que la tradition orale soit aussi oublieuse que capricieuse, voilà, d’un autre côté, ce que certains témoignages donneraient à croire[8]. Un célèbre voyageur arabe, Ibn-Batoutah[9], a fait le procès à la tradition orale musulmane en racontant l’anecdote que voici : « Un certain iman, qui avait des doutes sur l’authenticité de ces tombeaux, — il s’agit des tombeaux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob à Hébron, — entra dans la grotte, et se tint debout auprès du tombeau. Survint un vieillard auquel il demanda lequel de ces sépulcres était le tombeau d’Abraham; le vieillard lui indiqua le tombeau désigné par le nom du patriarche. Puis entre un jeune homme auquel il fit la même question, et celui-ci montra le même tombeau. Enfin arrive un enfant, lequel fait la même réponse. Alors l’iman s’écrie : Le doute n’est plus permis, ce sépulcre est réellement celui d’Abraham. » M. de Saulcy ne s’est-il pas un peu trop hâté, à l’exemple de l’iman d’Hébron, de s’écrier : « Voilà la tombe des rois de Juda ? »

Toutes les légendes recueillies par l’auteur du Voyage dans les Terres bibliques, et empruntées à la tradition orale sur les tombeaux d’Absalon, de Josaphat, de Zacharie, des juges de Juda, et cent autres encore, sont des plus suspectes. Les qualifications arbitraires que fournit la tradition orale sont ou l’indice de certaines fraudes pieuses, ou une marque de l’empressement des premiers siècles de l’église à appliquer certains passages de l’Ancien et du Nouveau Testament à quelques localités au dedans ou au dehors de Jérusalem. Il est bien à regretter que les opinions de M. de Saulcy sur l’architecture hébraïque aient mis en défaut sa pénétration habituelle. Sans une préoccupation profonde à cet égard, en dépit de son respect pour la tradition orale, il serait resté incrédule par exemple à l’endroit du tombeau d’Absalon. En effet, puisqu’il rejetait comme une fable absurde la tradition musulmane, qui place le tombeau de David dans la petite mosquée de Naby-Daoud, sur la montagne de Sion, il devait nécessairement, au même titre, se mettre en garde contre la légende rabbinique sur le tombeau d’Absalon. Malheureusement, nous le répétons, M. de Saulcy n’a pas su résister en cette circonstance aux influences décevantes de l’esprit de système, et comme il a eu occasion de remarquer que ce tombeau, prétendu monument d’un fils rebelle, orné de colonnes ioniques et d’une frise dorique, était surmonté d’une sorte de pyramidion dans le goût de l’Egypte, il est parti de ce point pour conclure que ce qu’il voyait n’était autre que quelque petit chef-d’œuvre sorti des mains des artistes de la cour du roi David. M. de Saulcy affirme même qu’il n’a jamais vu ailleurs le mélange bizarre que présente le tombeau d’Absalon. Cependant, lorsqu’il explorait la pointe méridionale de la Mer-Morte, il lui aurait été bien facile de rencontrer des monumens du même genre. Quelques journées de voyage de plus vers le sud-est, et il trouvait dans la capitale de l’Idumée, au milieu des ruines de Petra, les restes d’une architecture hybride, parfaitement semblable aux monumens de la vallée de Josaphat; mais ceci devient embarrassant. Loin d’être une cité juive, ayant conservé quelques restes de l’architecture hébraïque, Petra n’est qu’une ville arabe devenue complètement romaine sous Trajan, quand il réunit l’Idumée à son empire. De plus, elle fut honorée du haut patronage d’Adrien, prince si enclin à fonder et à construire, et qui lui donna son nom. De là ce théâtre, ces temples ornés de coupoles, ces tombeaux, cet arc de triomphe, ces monumens de toute espèce dont le style fastueux, mais bizarre, excite encore plus l’étonnement que l’admiration des voyageurs. Comment supposer alors que ces édifices, qui marquent si nettement, par leurs nombreux emprunts à tous les genres d’architecture, une époque de décadence, soient antérieurs à l’époque où les Grecs songèrent à créer leurs ordres classiques ? A-t-on pu oublier d’ailleurs quel était l’état du monde au temps de Trajan ou d’Adrien, ce mélange de tous les cultes, de toutes les civilisations, qui fait de cette période la Babel de l’histoire profane ? Maîtresse en Orient et en Égypte par ses anciennes conquêtes et son génie, la Grèce, à ce dangereux contact, avait beaucoup perdu de son élégante simplicité, comme ces fleuves dont la limpidité s’altère quand ils franchissent leurs rivages. De là cette architecture syncrétique, que M. de Saulcy a prise pour de l’architecture hébraïque. L’histoire de l’art grec aux jours de décadence suffit amplement à expliquer ce mélange de styles divers qu’il érige en un problème dont il croit avoir trouvé la solution.


II.

Les découvertes de M. de Saulcy s’étendent bien au-delà de Jérusalem, et il faut le suivre maintenant sur les bords de la Mer-Morte. Le moins connu de tous les lacs, si on réfléchit à sa grande célébrité, est le lac Asphaltite. Tout est mystérieux en lui, son origine, sa nature, ses productions. C’est au fond d’un affreux désert qu’il réfléchit un ciel d’airain, et ses eaux, sans fraîcheur et sans mouvement dans leur ceinture brûlante de sables et de rochers, lui ont valu le lugubre surnom de Mer-Morte.

Les anciens n’avaient sur le lac Asphaltite que des notions très imparfaites, et pendant longtemps l’ignorance des modernes à cet égard a dépassé celle des anciens. Ce n’est qu’en 1806, au moment même où un grand peintre parcourait la Judée pour y trouver les couleurs d’un beau poème, qu’un autre voyageur, victime peu après de son dévouement à la science, faisait pour la première fois le tour de la Mer-Morte. Depuis l’infortuné Seetzen, d’autres explorateurs, parmi lesquels nous citerons Burckhard, Irby et Mangles, Robinson et Smith, le colonel Lynch, etc., ont visité cette contrée. Nous honorons le courage de ces missionnaires de la science, nous sentons toute la reconnaissance qui est due à de si intelligens efforts, nous en apprécions hautement les résultats, mais nous ne pouvons nous empêcher de croire que l’obscurité dans laquelle s’enveloppe cette difficile question du lac Asphaltite n’est point encore suffisamment dissipée, en dépit de M. de Saulcy, qui ne s’est déterminé à entreprendre une longue et pénible excursion que dans l’espoir de l’éclaircir.

Un fait qui semble incontestable, même en réduisant à sa juste valeur l’exagération à laquelle les voyageurs et les exégètes bibliques ne sont que trop enclins, c’est que ce lac fameux a été le théâtre d’une grande catastrophe. Le caractère si remarquable de ses eaux, les phénomènes singuliers qu’elles présentent et qui sont attestés par des témoins dignes de toute confiance, l’incomparable désolation de sa rive méridionale, désolation qui est telle que tous ceux qui la visitent sont frappés de stupeur, tout ici se réunit pour montrer les traces de quelque révolution physique. À ces puissans indices d’un événement perdu dans la nuit du passé vient se joindre un récit curieux, significatif et plein d’enseignemens; ce récit est celui de la tradition hébraïque, qui nous apprend que, dans ce lieu même, cinq villes qui avaient excité la colère de Jéhovah furent foudroyées et détruites. Toutefois, comme il n’arrive que trop souvent dans les questions d’une nature hypothétique, sur lesquelles on se hâte de prononcer avant de bien connaître les élémens dont elles se composent, les érudits se sont parlasses sur le point de savoir si, entre le fait physique et la tradition hébraïque, il y avait un lien quelconque. Ainsi les uns ont pensé que, le bassin de la Mer-Morte servant de réservoir au Jourdain et à quelques autres rivières, le lac avait dû exister aussi anciennement que ces rivières; que l’hypothèse de Cellarius, d’après laquelle le Jourdain se serait écoulé jadis dans le golfe d’Arabie, était inadmissible, parce que du côté du sud le lac Asphaltite reçoit une rivière qui coule en sens inverse du Jourdain, et ils ont tiré de là cette conséquence, que le lac devait avoir existé avant le bouleversement local signalé dans la Genèse, révolution physique qui tout au plus n’aurait fait que l’agrandir.

D’autres ont supposé au contraire (et tel est le sentiment du célèbre Michaëlis et du savant géographe Busching) qu’il était facile de concilier la Genèse et la physique. Se fondant sur le passage de l’Écriture où il est dit que la vallée de Siddim ou plaine de Sodome, — devenue depuis la mer de sel ou lac Asphaltite, comme l’indique un des versets suivans, — renfermait sur une vaste étendue des sources de bitume; qu’en outre, comme en Égypte, de nombreux canaux la fertilisaient, ils ont tiré cette conclusion : c’est qu’une portion des eaux du Jourdain, après avoir alimenté ces mêmes canaux, formait un lac souterrain, et que le jour où la foudre alluma ces sources de bitume sur divers points du territoire, le sol venant à céder au milieu de cet incendie, les villes s’abîmèrent avec lui dans les profondeurs du lac.

Il y a trente ans, cette hypothèse pouvait paraître purement gratuite. Aujourd’hui elle a acquis une certaine valeur, depuis qu’un observateur habile qui a visité le lac Asphaltite l’a reprise en la modifiant. En effet, selon M. Robinson, il y a plus d’un motif pour croire qu’une portion de ce lac couvre aujourd’hui la région appelée dans l’Écriture plaine de Siddim. Voici les principales raisons qu’il donne à l’appui de cette assertion. — Premièrement, l’aspect de la partie méridionale de la Mer-Morte est tout différent de celui que présente la partie nord, dont elle est séparée par une presqu’île qui semble couper le lac en deux. La mer, dans cette partie méridionale, est peu profonde[10], et si on remarque à son extrémité, du côté du sud-ouest, une grande masse de sel gemme ou fossile, de deux cents pieds de haut, nommée le Promontoire d’Usdum ou de Sodome, ses bords à l’est et au sud-est sont plats et découverts. Vue des montagnes de l’ouest, elle ressemble à l’embouchure d’une rivière quand la marée est descendue. — En second lieu, cette contrée est toute volcanique et sujette à des tremblemens de terre. Les traces en sont, pour ainsi dire, toutes fraîches dans la région du lac Tiberias, qui n’en est pas éloignée, — Troisièmement, l’asphalte, qui est maintenant beaucoup moins abondant que du temps des anciens, ne se trouve que dans la partie méridionale du lac. Quand il s’y montre flottant sur les eaux, c’est à la suite de quelque convulsion de la nature. Après les tremblemens de terre de 1834 et de 1837, qui désolèrent ces contrées, les Arabes recueillirent de grandes quantités d’asphalte que le vent avait poussées sur la rive. C’est sur de telles données, résultant de ses observations personnelles, que M. le docteur Robinson a fondé son système; mais à la foudre de Jéhovah, l’unique agent dans la tradition hébraïque de la destruction des villes coupables, il en associe un autre d’un ordre bien différent, l’agent volcanique. Peut-être, ainsi qu’il le suppose, se réunirent-ils tous deux pour embraser ces amas de bitume qui s’accroissaient depuis des siècles autour de ces fosses ou sources dont parle l’Écriture. Or, comme ces sources étaient nombreuses, leurs produits devaient être abondans, et il est permis de supposer qu’ils s’étendaient au loin sous terre, se mêlant au sol dont leurs larges stratifications formaient la seconde couche, faisant ainsi du territoire de la Pentapole un foyer d’incendie souterrain. De là, par une cause ou par une autre, destruction de la vallée de Siddim, formation immédiate de la baie méridionale, c’est-à-dire agrandissement du lac Asphaltite. Que cette catastrophe ait eu pour origine soit un éboulement, soit un soulèvement volcanique du fond du lac, ceci importe peu quant au résultat, qui aura toujours été le même : la création d’un nouveau bassin de la Mer-Morte. En effet, si on admet le cas d’éboulement, les eaux se seront précipitées dans le gouffre qui leur était ouvert; si on suppose le soulèvement volcanique, il est tout naturel que, franchissant leurs anciennes limites et se répandant au loin dans la direction du sud, elles aient recouvert l’immense bas-fond qui commence à la presqu’île d’El-Mezraa et se continue jusqu’à l’extrémité de la Mer-Morte.

L’opinion des géologues, qui considèrent maintenant les bitumes ou asphaltes comme des produits volcaniques indirects, de même que les dépôts de sel gemme, les éruptions gazeuses, les sources thermales et minérales, vient à l’appui des conjectures de M. Robinson. Aussi un savant célèbre, Léopold de Buch, consulté par le prudent voyageur, s’est-il empressé de confirmer en beaucoup de points sa théorie[11].

Serait-ce tomber dans une grave erreur que de croire que les curieux documens recueillis par MM. Robinson et Smith sur les rives de la Mer-Morte, documens qui acquièrent une valeur toute nouvelle quand ils sont complétés par les observations d’un illustre géologue, peuvent être considérés comme une réponse péremptoire aux objections d’un des plus savans membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Quatremère, qui veut bien, sauf quelques modifications, admettre l’hypothèse de Michaëlis, mais qui rejette nettement l’action volcanique ? « La catastrophe de la plaine de Sodome, dit-il, ne peut être l’effet d’un tremblement de terre. Les tremblemens de terre ne laissent pas à leur suite de si nombreuses marques de désolation. — Si une éruption volcanique ou un tremblement de terre avait seul causé la ruine de Sodome et des villes voisines, des éruptions ou des ébranlemens du même genre se seraient continués dans la suite des âges. Jérusalem aurait éprouvé le contre-coup de ces terribles catastrophes. » On remarquera qu’ici l’orthodoxie fort respectable d’un grand orientaliste se rencontre avec l’orthodoxie poétique d’un grand écrivain. « La présence des eaux thermales, du soufre et de l’asphalte, observe M. de Chateaubriand, ne suffit point pour attester l’existence antérieure d’un volcan. C’est dire assez que quant aux villes abîmées, je m’en tiens au sens de l’Écriture, sans appeler la physique à mon secours. »

Maintenant nous arrivons à une quatrième ou cinquième hypothèse. Nous la nommerons l’hypothèse philologique : c’est celle d’un homme qui a mérité d’être appelé un miracle d’érudition, mais qui peut-être était prédisposé par de trop nombreuses lectures au paradoxe et à la contradiction; cet homme, c’est le Hollandais Reland. Un beau matin, Reland croit pouvoir démontrer à force de citations, et contrairement à l’opinion générale, que le lac Asphaltite n’occupe pas l’emplacement même de la Pentapole. Il est malheureux pour le succès de cette idée, car autrement elle eût fait fortune, émanant d’un auteur estimé, qu’elle ait choqué l’esprit à la fois ingénieux et exact d’un grand investigateur, Michaëlis. En effet, Michaëlis (d’autres l’avaient fait avant lui s’est posé en adversaire de Reland dans sa dissertation sur la Mer-Morte[12]. Entre autres bonnes raisons, Michaëlis fait remarquer quelle aurait été la folie des fondateurs de la Pentapole, s’ils se fussent avisés de préférer un coin de terre entre les replis brûlans de la montagne à cette plaine de Siddim, si fertile et si bien arrosée, malgré l’ardeur du climat, que quelques commentateurs ont cru que c’était dans cette partie de Chanaan que Dieu avait placé le Paradis terrestre. Malte-Brun avait lu Michaëlis, et cependant, loin d’être touché des solides argumens d’un bon esprit, il incline vers l’opinion de Reland. Or c’est dans la voie tracée par Reland et suivie par Malte-Brun que M. de Saulcy s’est engagé.

Elle n’est donc pas née d’hier seulement, cette question de savoir si la Pentapole est, oui ou non, ensevelie sous les flots du lac Asphaltite ? On pourrait le croire à la lecture du passage suivant : « Sur quoi l’explication qu’on allègue contre mon opinion est-elle appuyée ? Où a-t-on trouvé la catastrophe de la Pentapole racontée de façon à permettre de supposer un seul instant que les villes frappées de la colère céleste ont été englouties au fond du lac ? — Je ne sais quel commentateur aura imaginé un beau jour la faille dont J’ai donné en quelques mots l’analyse. » Assurément on a le droit de parler haut lorsqu’on revient de la Mer-Morte ; mais n’est-ce pas traiter un peu légèrement une opinion qui remonte jusqu’à l’antiquité elle-même, et qui compte parmi ses adhérens des hommes tels que Michaëlis, Rosenmüller et ce Robinson, l’auteur du «meilleur Voyage en Judée, » qui tous comme critiques sont bien supérieurs à Reland ? Or ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’au fond M. de Saulcy n’est pas moins plutoniste que le voyageur américain. Seulement, il prétend limiter les effets de l’éruption qui détruisit la Pentapole à un embrasement. Il n’admet l’action du feu qu’en protestant de toutes ses forces contre celle de l’eau. Si vous demandez en vertu de quelle autorité il tranche nettement une question de géologie dont la difficulté est extrême, il répondra que « les écrits sacrés et profanes sont unanimes pour démontrer que jamais les villes maudites n’ont été englouties dans les eaux du lac. » Mais est-il bien certain que cette unanimité soit telle qu’on nous l’affirme ? On a quelques raisons d’en douter.

Jusqu’à Reland, on avait cru que le passage de la Bible où il est dit « que les rois de la Pentapole se rassemblèrent dans la vallée de Siddim, qui est la mer de sel, » signifiait clairement qu’au temps de Moïse le lac Asphaltite occupait cette vallée, c’est-à-dire l’emplacement de Sodome et des autres villes coupables. Il paraît qu’on était pleinement dans l’erreur. Or voici le raisonnement du docte Hollandais : « Puisqu’il est dit que les rois de la Pentapole se réunirent dans la vallée de Siddim, il suit de là que cette vallée était distincte de la Pentapole elle-même. » Un philologue de bon sens a répondu que ce n’était point entre leurs murailles, et en restant isolés, que ces petits rois pouvaient combattre l’ennemi, qu’il était tout simple qu’ils se fussent donné rendez-vous sur l’un des points de leur territoire, c’est-à-dire dans la vallée de Siddim elle-même. Peut-être que l’auteur du Voyage dans les Terres bibliques, s’il eût approfondi davantage cette minime question de stratégie, ne se serait point écrié « que l’illustre Reland, avec son tact ordinaire, avait parfaitement deviné que les villes de la Pentapole devaient être sur les bords du lac Asphaltite, et que leurs ruines pouvaient, devaient même s’y trouver. »

M. de Saulcy a rassemblé plusieurs passages des prophéties de Jérémie, de Sophonie et d’Amos, où l’on remarque qu’en parlant des villes coupables il n’est question que de soufre, de ronces, de tisons, d’incendie. Nous croyons que le langage des prophètes, qui souvent n’est pas beaucoup plus clair que celui des oracles, est trop vague en général pour servir de point d’appui quand il s’agit de caractériser un fait qui se rattache à la physique. On n’a jamais invoqué l’Apocalypse dans une question de géographie. Voici un argument plus nouveau. Il consiste à prétendre que Sodome, dans les premiers siècles de l’église, n’était rien moins qu’un évêché. On annonce que le fait a été attesté par les actes du premier concile de Nicée. Toutefois il a paru si extraordinaire à Reland, qui l’a discuté, que le docte Hollandais n’a pu s’empêcher de soupçonner ici quelque confusion inouïe. Aujourd’hui que la version copte des actes de ce concile a été publiée et commentée par un confrère de M. de Saulcy, nous avons la joie d’apprendre que le doute n’est plus possible, et qu’en effet un saint personnage a reçu le titre d’évêque de Sodome. Seulement, comme il est plus que douteux que la ville maudite, se relevant de ses ruines, se soit transformée en une Sodome repentante et chrétienne, M. de Saulcy propose de voir dans cet évêque, nommé Sévère, un de ces dignitaires ecclésiastiques que le clergé désigne par la qualification d’évêques in partibus, c’est-à-dire sans évêchés. Mais passons aux auteurs profanes.

On s’est prévalu de ce que Strabon rapporte que les ruines de Sodome n’avaient pas moins de soixante stades de tour. Il était impossible de citer Strabon plus mal à propos. Ceux qui ont cru que les ruines d’une ville bâtie il y a quarante siècles par une petite tribu arabe dans une oasis menacée par le désert, que ces ruines, disons-nous, après des milliers d’années, pouvaient avoir trois lieues de tour, ceux-là n’y ont pas songé. Aussi les érudits ont cherché à expliquer, car ils ne se découragent pas aisément, ces soixante stades de circuit, et ils ont pensé que ce n’était point l’enceinte de la ville, mais tout le territoire de la Sodomitide, que Strabon désignait de la sorte. Il eût été bien plus simple de convenir que Strabon, qui n’avait pas visité la Judée, a confondu deux lacs situés à plus de soixante lieues l’un de l’autre.

le lac Asphaltite et le lac Sirbon, lequel est en Égypte, non loin d’Arsinoé.

Nous ne nous arrêterons pas au témoignage de Tacite, qui fait mention de grandes villes maintenant réduites en cendres par la foudre, et dont il reste des vestiges. N’oublions pas que c’est ce même Tacite qui fait venir les Juifs du mont Ida, attendu que c’est de cette montagne qu’ils tirent leur nom[13]. Qu’il nous suffise, avant d’arriver à Josèphe, de constater qu’à l’exception de Strabon et de Tacite, il n’est pas un seul auteur profane, parmi ceux qui ont parlé du lac Asphaltite, qui vienne fournir un témoignage contre la submersion de la Pentapole. Pausanias, Justin, Pline, oui Pline lui-même, si abondant en renseignemens de toute espèce, gardent sur ce point le silence le plus éloquent. C’est donc Josèphe surtout qui doit nous occuper ; c’est lui qui est invoqué en ce débat comme l’autorité la plus respectable. Or voici qui est assez étrange : Josèphe, qui nous annonce, dans son Histoire des Juifs, que la Sodomitide est voisine du lac Asphaltite, et qu’on peut y voir encore « les ombres des cinq villes[14], » dans ses Antiquités judaïques s’exprime ainsi : « Cette région fertile a disparu[15]. » Et un peu plus loin : « Il y avait dans ce lieu des sources ; mais aujourd’hui que la ville de Sodome a disparu, la vallée se trouve occupée par le lac Asphaltite. » Nous demandons lequel il faut croire, de l’historien ou de l’antiquaire ? Pour ma part, je crois pouvoir accorder plus de confiance à l’antiquaire. S’il est vrai que Josèphe est un guide un peu dangereux, contre lequel, depuis longtemps, la critique prend ses précautions ; s’il s’est fait tort dans l’esprit de ceux qui sont ses juges naturels en matière d’archéologie sacrée, parce qu’il donne aux récits qu’il tire de la Genèse un faux air classique, il n’en est pas moins vrai que ses Antiquités attestent une plus grande maturité, des recherches plus approfondies ; que c’est son dernier mot, ou plutôt un effort suprême pour retrouver les titres de la nation Juive et marquer sa place au milieu des gentils. Du reste, l’opinion de Josèphe sur la disparition des villes coupables se trouve confirmée par un savant géographe de la fin du ve siècle, par Etienne de Byzance, qui, parlant de Sodome, s’exprime ainsi : « Elle était la métropole de dix cités qui furent ensevelies dans le lac Asphaltite. »

Il est impossible, on le voit, de tirer des écrivains sacrés et profanes des preuves suffisantes à l’appui de l’opinion que M. de Saulcy cherche à faire prévaloir. Les souvenirs de son voyage seront-ils plus concluans ? C’est à la pointe nord de la montagne de sel que M. de Saulcy aurait retrouvé les ruines de Sodome. Entre tous les voyageurs qui ont passé au pied du promontoire d’Usdom, il est le seul qui ait eu le bonheur de les apercevoir. Seetzen, Irby et Mangles, Robinson et Smith, M. Lynch, qui, dans la relation de son voyage, nous a donné une vue de la montagne de sel, ne paraissent point avoir eu la moindre révélation de ces décombres immenses qui ont si vivement frappé l’attention du savant académicien. Tout ce que le docteur Robinson, passant dans le même endroit, aurait aperçu ne serait rien autre qu’un gros monceau de pierres (heap of stones). C’est ce monticule, avec ses pierres brutes et à l’aspect calciné, qui a mis sans doute M. de Saulcy sur la voie d’une hypothèse contre laquelle l’érudition d’un orientaliste des plus compétens a pu élever des argumens d’un singulier intérêt : nous voulons parler du débat que l’exposé fait par M. de Saulcy des résultats de son voyage a suscité entre lui et M. Quatremère. Ce savant[16] s’est étonné des rapports que l’on prétendait établir entre les ruines massives aperçues près de la montagne de Sodome et les misérables villes de la Pentapole. Qu’était-ce en effet que ces villes dont les vainqueurs furent vaincus eux-mêmes en une nuit par les trois cents hommes que commandait Abraham ? On doit croire que, de même que la plupart des villes de l’Orient à cette heure, elles étaient bâties en terre. Chez les Hébreux, à l’époque où ils vinrent dans le pays de Chanaan, et bien longtemps après, on n’employait pour la construction des édifices publics ou privés que de détestables matériaux, la terre ou le bois. C’était par une tour de bois que la ville de Sichem était défendue. En cent endroits de la Bible, on trouve la preuve de l’état misérable de ces constructions. En voici deux exemples : la loi mosaïque flagellait le voleur qui perçait un mur en une nuit, preuve flagrante du peu de solidité des murs dans la terre de Chanaan, et l’on remarque dans le livre de Job qu’il arrivait quelquefois que le vent du désert renversait ces pauvres cabanes. Qu’est-il résulté de cette absence de bons matériaux ? L’impossibilité de trouver dans toute la Palestine et les contrées voisines un seul monument dont l’existence remonte à l’époque d’Abraham et même à celle de David.

Ce n’est point parce qu’une opinion prend une forme dogmatique, — opinion contre laquelle l’observation physique, l’histoire et la raison des choses conspirent d’un commun accord, — qu’elle a plus de chances de se faire accepter. En vain on s’écrie : « Faites comme moi, allez étudier par vous-mêmes ; rejetez sans regret les théories a priori sorties de toutes pièces du fond d’un cabinet d’études : le meilleur des livres descriptifs ne vaut pas une heure passée sur le terrain. » Il n’en est pas moins vrai que sur le terrain on peut être tout aussi bien la dupe d’une foule d’illusions que dans son cabinet.

Sur le terrain, mille circonstances se réunissent pour égarer le voyageur, pour surprendre sa bonne foi. Un jugement sain, une grande pénétration d’esprit ne suffisent pas toujours pour le faire sortir triomphant de cette épreuve, et le danger s’augmente quand on arrive sous l’influence d’une idée première, poussé même par une intention honorable, par le désir d’enrichir la science de quelque fait nouveau. D’ailleurs personne n’ignore combien il est difficile d’obtenir des renseignemens d’une exactitude même médiocre, non-seulement sur ce qu’on ne voit pas, mais même sur ce qu’on voit dans ces contrées malheureuses où le sol se partage entre la fanatique population des villes et les races sauvages du désert. Comment croire, lorsque les habitans de nos campagnes sont si profondément ignorans de ce qui touche à l’histoire de leur pays, que des peuplades barbares aient conservé religieusement le souvenir d’événemens contemporains de la construction des Pyramides ? Mais ce qui contribue le plus souvent à éloigner de la vérité, ce qui donne l’apparence de la réalité à un fantôme, c’est l’obséquieuse complaisance des Arabes en certains cas. La plupart des Européens qui ont parcouru l’Orient ont remarqué l’empressement des guides à répondre d’une façon affirmative aux questions qui leur étaient adressées, dans l’espoir fondé qu’ils augmenteraient ainsi leur salaire. Or les guides en tout pays tiennent un peu des Arabes[17]. Qu’on lise, par exemple, ce petit dialogue entre l’auteur du Voyage dans les Terres bibliques et le cheikh Abou-Daouk : « Quand je lui demande où était la ville de Sdoum : — Ici, dit-il. — Et cette ruine était-elle de la ville maudite ? — Sahihh! (sûrement.) — Y a-t-il d’autres ruines de Sdoum ? — Nâam ! Fih kherabat ktir (oui, il y a beaucoup de ruines). — Où sont-elles ? — Hon ! oua hou (là et là). — Et il me montre la pointe de la montagne de sel[18]. »

Cet Abou-Daouk est un perfide. Mieux eût valu cent fois, dans l’intérêt de la vérité, qu’il se fût borné à répondre au savant voyageur comme les Arabes de l’Algérie aux ingénieurs français qui levaient la carte du pays. Quand ces derniers leur demandaient le nom d’une localité : — Manarf, répondaient les Bédouins. — Et ceci ? — Manarf. — Et cet autre endroit ? — Manarf. — Cet éternel manarf parvint enfin à éveiller les soupçons de nos officiers d’état-major, qui reconnurent que manarf veut dire en arabe : Je ne sais pas.

La perfidie d’Abou-Daouk ressort clairement d’une lettre adressée d’Edimbourg, il y a trois mois à peine, à un savant français. Cette lettre émane d’un marin hollandais, homme sérieux, esprit distingué, auteur d’un ouvrage estimé sur les Colonies hollandaises aux Indes archipélagiques. M. Quatremère a cru pouvoir invoquer le témoignage de cet explorateur, recommandable à plusieurs titres. « Enfin, dit-il, un voyageur très instruit, M. Van de Welde, qui vient de parcourir le midi de la Mer-Morte, est complètement persuadé que les prétendues ruines de Sodome n’existent réellement pas, et qu’on a pris des amas de pierres réunies par la nature pour des constructions antiques[19]. » Nous croyons devoir citer quelques passages essentiels de la lettre du voyageur hollandais : « Je trouve, dit-il, que l’ouvrage de M. de Saulcy n’est qu’un tissu d’erreurs. Je suis peiné de voir que la géographie biblique ait été traitée par ce voyageur avec tant de légèreté et d’une façon si frivole; mais ce qui est plus grave, ce sont les fables que M. de Saulcy a débitées au sujet de la découverte de Sodome. J’avais une copie de la carte manuscrite du voyage de M. de Saulcy autour de la Mer-Morte, et c’est avec cette carte que j’ai été sur les lieux mêmes. J’ai pris pour guide ce même Abou-Daouk, qui avait accompagné M. de Saulcy. Je déclare, avec toute la solennité possible (most solemnly), qu’on n’aperçoit de ruines d’aucune sorte dans la plaine, et qu’on n’en voit pas davantage à la base du Djebel-Usdoum (la montagne de sel) du côté du nord. There are no ruins whatever visible upon the plain and at the N. foot of the Djebel-Usdoum….. Je ferai voir dans mon ouvrage que les erreurs de M. de Saulcy sont le résultat d’une imagination inquiète (agifated fancy), qui se laisse entraîner hors de toute mesure...

« A mon retour de Palestine, l’année dernière, dit encore M. Van de Welde, j’écrivis deux lettres, l’une à M. de Saulcy, l’autre à M. de..., afin de faire connaître à ce dernier les fautes de M. de Saulcy. Celui-ci, le seul qui m’ait répondu, m’adressa une lettre très affable, mais dans laquelle il ne me donnait aucun éclaircissement au sujet des questions que je lui avais posées, et il n’en a pas moins continué son étrange et fantastique publication. Je regrette de voir qu’une grande partie du public ait confiance dans ce qu’on lui dit de Sodome et du tombeau des rois »

Le Voyage dans les terres bibliques a été très prôné : dans quel état laisse-t-il les deux questions soulevées aujourd’hui par l’archéologie à Jérusalem, par la science sur les bords du lac Asphaltite ? Nous croyons avoir équitablement apprécié le résultat de cette excursion. Le doute en ce moment reste encore permis sur les deux questions que M. de Saulcy croit avoir tranchées. Son entreprise marque néanmoins de la résolution, du dévouement, une ardeur scientifique qui devient rare, ce nous semble, il s’est égaré en route, voilà ce qui est incontestable; mais s’il a eu foi dans l’existence de Sodome, s’il a cru pouvoir tirer de ses ruines l’architecture hébraïque, où est le mal ? Ce brillant esprit qui domina son siècle écrivait un jour à la célèbre marquise du Deffand : « Madame, je passe ma vie à me tromper. »

Au moment où la crise qui commence en Orient ramène l’attention de l’Europe sur les lieux-saints, est-il permis d’espérer que la science aura quelque profit à tirer de cette situation nouvelle ? Le jour où la Turquie, reconnaissante envers les puissances chrétiennes de l’Occident, se croira obligée de mettre un frein au fanatisme religieux de ses agens; le jour où, sans craindre de perdre la vie, on posera le pied sur l’emplacement du temple caché aujourd’hui par les sombres murailles de la mosquée d’Omar : le jour où il sera permis de pratiquer des fouilles dans les ravins, sur les plateaux qui forment l’assiette de la ville sainte, pourvu toutefois que la nature du sol ne s’y oppose point d’une manière invincible, peut-être alors pourra-t-on parler avec moins d’incertitude de l’antique cité de David et de Salomon. Peut-être le voyageur, en jetant un long et dernier regard sur le cadavre de cette reine déchue, ne sera-t-il plus réduit à s’écrier : Fuit Hierosolyma ! Peut-être aussi sera-t-il permis d’espérer, grâce à l’influence de l’Europe repoussant de plus en plus dans le désert l’ancienne barbarie, que le voile qui recouvre encore la région méridionale de la Mer-Morte sera complètement déchiré. C’est alors que le vœu de Léopold de Buch, qui réclamait il y a quelques années le concours de la Société géologique de Londres afin de rechercher quelle était la constitution de la vallée du Jourdain depuis le lac de Tiberias jusqu’à la Mer-Rouge; que le vœu, disons-nous, de cet homme éminent pourra se réaliser dans toute son étendue. Et pourquoi la Société géologique de Paris ne se réunirait-elle pas alors à celle de Londres ? Pourquoi deux peuples, dont les armes ne font plus qu’un faisceau, ne formeraient-ils point aussi un faisceau de lumières pour éclairer un point qui intéresse à la fois la religion, la physique et l’histoire ?


ERNEST VINET.

  1. Voyez Hirt, Geschichte der Baukunst. Ce savant commence le chapitre qu’il a cru devoir consacrer à l’architecture hébraïque et phénicienne par déclarer qu’il ne reste plus rien de cette architecture. « Tout ce qu’on peut conjecturer sur l’art hébraïque, dit Winer, c’est qu’il ne mérita jamais d’être considéré comme un art, puisqu’il ne dépassa point les limites d’un mécanisme grossier. » Voir Winer, Biblisches Real Wœrterbuch.
  2. Nous croyons savoir que telle est l’opinion de M. Raoul-Rochette, opinion qu’il aurait développée avec beaucoup d’érudition et de critique dans une séance de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
  3. En effet cette cité, qui n’avait été pendant longtemps qu’une bourgade sous le nom de Salem, commença dès lors à acquérir quelque importance. Joab, neveu de David, donna suite aux travaux commencés par le roi-prophète, et « Jérusalem, dit Bossuet, prit une forme nouvelle. »
  4. Gesenius, Lexicon Hebraicum, au mot Sion.
  5. Macchabées, I, V. 33. — Voyez sur ce point d’excellentes observations dans l’Encyclopédie de Ersch et Graber. (Allgemeine Encyclop., au mot Jérusalem. S. 293.) Il en résulte que le nom de ville de David désigne toujours dans les Macchabées la partie sud et sud-ouest de Jérusalem, où s’élevait la montagne de Sion.
  6. Biblical Research, in Palestine, t. II, p. 529.
  7. Cette origine deviendrait cent fois plus douteuse, s’il était vrai qu’un sarcophage sans inscription, trouvé près de Beyrout et placé nouvellement dans une des salles de la sculpture assyrienne au Louvre, est phénicien. En effet, rien de plus dissemblable que ces deux monumens. Si le sarcophage de Jérusalem ressemble à une bière, le second, qui rappelle la gaine égyptienne, offre à l’une de ses extrémités une tête de femme dont les cheveux sont bouclés à la manière des statues d’Égine. Il est impossible cependant de reconnaître dans cette tête l’art phénicien. Entre les sculptures d’origine asiatique qui sont dans la même salle et celle Beyrout le contraste est frappant. Ce bel ovale, cette ligne du front et du nez si peu tourmentée, ces grands plans et cette grâce qui décèle partout la Grèce, excluent, nous le répétons, dans le monument de Beyrout toute idée d’art phénicien. Sous le règne d’Auguste, Beryte avait cessé d’être phénicienne, et l’art mélangé de l’époque impériale ou le caprice d’une famille riche a pu produire le nouveau sarcophage du Louvre. Il nous semble que la première condition pour décider qu’un monument appartient à l’art phénicien, c’est de connaître cet art. Or en est-on là ? D’ailleurs, si l’érudition invitait plus souvent les artistes à prendre la parole dans des questions qui reposent spécialement sur l’appréciation des caractères et des styles pour les œuvres plastiques, elle ferait preuve de sagesse et de bon goût.
  8. Ce qui est certain, c’est que la tradition, au XIVe siècle, ne voyait nullement dans les grottes royales la tombe des rois de Juda. On peut consulter à ce sujet l’itinéraire d’Isaak Cheto, juif portugais fort instruit, qui s’établit à Jérusalem en 1333. « Les sépulcres de la maison de David, dit-il, qui étaient sur la montagne de Sion, ne sont plus connus aujourd’hui ni des Juifs ni des musulmans, car ce ne sont point les tombeaux des rois... Ces derniers sépulcres... sont près de la caserne de Bou-Syra. » — Voyez Carmolyn. Itinéraires de la Terre-Sainte, Bruxelles, 1847, pag. 238.
  9. Voyage d’Ibn-Batoutah, t. Ier, p. 119.
  10. Ce fait a été confirmé depuis par les sondages de M. Lynch.
  11. On en trouve la preuve dans sa réponse, écrite en français et datée de Berlin (20 avril 1839).
  12. De Natura et origine Maris Mortui. Commentat, societat. reg. scientiar. Goetting, 1758-68.
  13. Argumentum e nomine petifur, inclytum in Creta Idam montem accolas Idœros, aucto in barbarum cognomento Judœos vocitari.—Histor.
  14. De Bett. Jud, IV, c. 8, 4.
  15. Ant. Jud, I, 6, 8, 3.
  16. Journal des Savans, août 1852, p. 504 et suiv.
  17. Sur certaines révélations trop complaisantes des guides, on peut consulter Niebuhr, Voyage en Arabie, t. 1er.
  18. Voyage dans les Terres bibliques, t. Ier, p. 249.
  19. Journal des Savans, août 1852, p. 501.