Des Fonctions du cerveau
DES FONCTIONS
DU CERVEAU
I.
Le premier soin de la physiologie a été de localiser les fonctions de la vie dans les différens organes du corps qui leur servent d’instrument. C’est ainsi qu’on a rattaché la digestion à l’estomac, la circulation au cœur, la respiration au poumon ; c’est encore de même qu’on a placé le siége de l’intelligence et de la pensée dans le cerveau. Toutefois, relativement à ce dernier organe, on a cru devoir faire des réserves et ne pas admettre que l’expression métaphysique des facultés intellectuelles et morales fût la manifestation pure et simple de la fonction cérébrale. Descartes, qu’il faut mettre au nombre des promoteurs de la physiologie moderne parce qu’il a très bien compris que les explications des phénomènes de la vie ne peuvent relever que des lois de la physique et de la mécanique générales, s’est clairement exprimé à cet égard. Adoptant les idées de Galien sur la formation des esprits animaux dans le cerveau, il leur donne pour mission de se répandre au moyen des nerfs dans toute la machine animée, afin de porter à chacune des parties l’impulsion nécessaire à son activité spéciale. Cependant, au-dessus et distincte de cette fonction physiologique du cerveau, Descartes admet l’âme, qui donne à l’homme la faculté de penser; elle aurait son siége dans la glande pinéale, et dirigerait les esprits animaux qui en émanent et lui sont subordonnés.
Les opinions de Descartes touchant les fonctions du cerveau ne pourraient aujourd’hui supporter le moindre examen physiologique ; ses explications, fondées sur des connaissances anatomiques insuffisantes, n’ont pu enfanter que des hypothèses empreintes d’un grossier mécanisme. Néanmoins elles ont pour nous une valeur historique, elles nous montrent que ce grand philosophe reconnaissait dans le cerveau deux choses : d’abord un mécanisme physiologique, puis, au-dessus et en dehors de lui, la faculté pensante de l’âme. Ces idées sont à peu près celles qui ont régné ensuite parmi beaucoup de philosophes et parmi certains naturalistes ; le cerveau, où s’accomplissent les fonctions les plus importantes du système nerveux, serait non pas l’organe réel de la pensée, mais seulement le substratum de l’intelligence. Bien souvent en effet on entend faire cette objection, que le cerveau forme une exception physiologique à tous les autres organes du corps, en ce qu’il est le siége de manifestations métaphysiques qui ne sont pas du ressort du physiologiste. On conçoit que l’on puisse ramener la digestion, la respiration, la locomotion, etc., à des phénomènes de mécanique, de physique et de chimie ; mais on n’admet pas que la pensée, l’intelligence, la volonté se soumettent à de semblables explications. Il y a là, dit-on, un abîme entre l’organe et la fonction, parce qu’il s’agit de phénomènes métaphysiques et non plus de mécanismes physico-chimiques. De Blainville dans ses cours de zoologie insistait beaucoup sur la définition de l’organe et du substratum. « Dans l’organe, disait-il, il y a un rapport visible et nécessaire entre la structure anatomique et la fonction ; dans le cœur, organe de la circulation, la conformation et la disposition des orifices et de leurs valvules rend parfaitement compte de la circulation du sang. Dans le substratum, rien de pareil ne s’observe : le cerveau est le substratum de la pensée ; elle a son siége en lui, mais la pensée ne saurait se déduire de l’anatomie cérébrale. » C’est en se fondant sur de pareilles considérations qu’on s’est cru autorisé à prétendre que la raison pouvait être, chez les aliénés, troublée d’une manière dite essentielle, c’est-à-dire sans qu’il existât aucune lésion matérielle du cerveau. La réciproque a été de même soutenue, et on trouve cités dans des traités de physiologie des cas où l’intelligence se serait manifestée intègre chez des individus dont le cerveau était ramolli ou pétrifié. Aujourd’hui les progrès de la science ont ruiné toutes ces doctrines ; cependant il faut reconnaître que les physiologistes qui se sont autorisés des recherches modernes les plus délicates sur la structure du cerveau pour localiser la pensée dans une substance particulière ou dans des cellules nerveuses d’une forme et d’un ordre déterminés n’ont pas davantage résolu la question, car ils n’ont fait en réalité qu’opposer des hypothèses matérialistes à d’autres hypothèses spiritualistes.
De tout ce qui précède, je tirerai la seule conclusion légitime qui en découle : c’est que le mécanisme de la pensée nous est inconnu, et je crois que tout le monde sera d’accord sur ce point. La question fondamentale que nous avons posée n’en subsiste pas moins, car ce qui nous importe, c’est de savoir si l’ignorance où nous sommes à ce sujet est une ignorance relative qui disparaîtra avec les progrès de la science, ou bien si c’est une ignorance absolue en ce sens qu’il s’agirait là d’un problème vital qui doit à jamais rester en dehors de la physiologie. Je repousse, quant à moi, cette dernière opinion, parce que je n’admets pas que la vérité scientifique puisse ainsi se fractionner. Comment comprendre en effet qu’il soit donné au physiologiste de pouvoir expliquer les phénomènes qui s’accomplissent dans tous les organes du corps, excepté une partie de ceux qui se passent dans le cerveau ? De semblables distinctions ne peuvent exister dans les phénomènes de la vie. Ces phénomènes présentent sans doute des degrés de complexité très différens, mais ils sont tous au même titre accessibles ou inaccessibles à nos investigations, et le cerveau, quelque merveilleuses que nous paraissent les manifestations métaphysiques dont il est le siége, ne saurait constituer une exception parmi les autres organes du corps.
II.
Les phénomènes métaphysiques de la pensée, de la conscience et de l’intelligence, qui servent aux manifestations diverses de l’âme humaine, considérés au point de vue physiologique, ne sont que des phénomènes ordinaires de la vie, et ne peuvent être que le résultat de la fonction de l’organe qui les exprime. Nous allons montrer en effet que la physiologie du cerveau se déduit, comme celle de tous les autres organes du corps, des observations anatomiques, de l’expérimentation physiologique et des connaissances de l’anatomie pathologique.
Dans son développement anatomique, le cerveau suit la loi commune, c’est-à-dire qu’il devient plus volumineux quand les fonctions auxquelles il préside augmentent de puissance. À mesure que l’intelligence se manifeste davantage, nous voyons dans la série des animaux le cerveau acquérir un plus grand développement, et c’est chez l’homme, où les phénomènes intellectuels sont arrivés à leur expression la plus élevée, que l’organe cérébral présente le volume le plus considérable. D’après la forme du cerveau, d’après le nombre des plis ou circonvolutions qui en étendent la surface, on peut déjà préjuger l’intelligence des divers animaux ; mais ce n’est pas seulement l’aspect extérieur du cerveau qui changé quand ses fonctions se modifient, il offre en même temps dans sa structure intime une complexité qui s’accroît avec la variété et l’intensité des manifestations intellectuelles. Relativement à la texture du cerveau, nous n’en sommes plus au temps de Buffon, qui considérait la cervelle, ainsi qu’il l’appelait avec dédain, comme une substance muqueuse sans importance. Les progrès de l’anatomie générale et de l’histologie nous ont appris que l’organe cérébral possède la texture à la fois la plus délicate et la plus complexe de tous les appareils nerveux. Les élémens anatomiques qui le composent sont des élémens nerveux sous la forme de tubes et de cellules combinés et unis entre eux. Ces élémens sont semblables dans tous les animaux par leurs propriétés physiologiques et par leurs caractères histologiques ; ils diffèrent par le nombre, les réseaux, les connexions, l’arrangement en un mot, qui présente une disposition particulière dans le cerveau de chaque espèce. En cela, le cerveau suit encore la loi générale, car dans tous les organes l’élément anatomique garde des caractères fixes qui le font reconnaître ; le perfectionnement organique consiste surtout dans l’arrangement de ces élémens, qui, dans chaque espèce animale, offre une forme spécifique. Chaque organe serait donc en réalité un appareil dont les élémens constitutifs restent identiques, mais dont le groupement devient de plus en plus compliqué à mesure que la fonction elle-même se montre plus variée et plus complexe.
Si nous considérons maintenant les conditions organiques et physico-chimiques nécessaires à l’entretien de la vie et à l’exercice des fonctions, nous verrons qu’elles sont les mêmes dans le cerveau que dans tous les autres organes. Le sang agit sur les élémens anatomiques de tous les tissus en leur apportant les conditions de nutrition, de température, d’humidité, qui leur sont indispensables. Lorsque le sang afflue en moindre quantité dans un organe quelconque, l’activité fonctionnelle se modère, et l’organe entre au repos ; mais, si le fluide sanguin est supprimé, les propriétés élémentaires du tissu s’altèrent peu à peu, en même temps que les fonctions sont anéanties. Il en est absolument de même pour les élémens anatomiques du cerveau. Dès que le sang cesse d’y parvenir, les propriétés nerveuses sont atteintes, ainsi que les fonctions cérébrales, qui finissent par disparaître, si l’anémie devient complète. Une simple modification dans la température du sang, dans sa pression, suffit pour produire des troubles profonds dans la sensibilité, le mouvement ou la volonté.
Tous les organes du corps nous offrent alternativement un état de repos et un état de fonction dans lesquels les phénomènes circulatoires sont essentiellement différens. Des observations nombreuses, prises dans les appareils les plus divers, ont mis ces faits hors de doute. Lorsque par exemple on examine le canal alimentaire d’un animal à jeun, on trouve la membrane muqueuse qui revêt la face interne de l’estomac et des intestins pâle et peu vascularisée ; pendant la digestion au contraire, on constate que la même membrane est très colorée et gonflée par le sang, qui y afflue avec force. Ces deux phases circulatoires, à l’état de repos et à l’état de fonctions, ont pu être vérifiées directement dans l’estomac chez l’homme vivant. Tous les physiologistes connaissent l’histoire d’un jeune Canadien blessé accidentellement d’un coup de mousquet chargé à plomb qui l’atteignit presque à bout portant dans le flanc gauche. La cavité abdominale avait été ouverte par une énorme plaie contuse, et l’estomac, largement perforé, laissait échapper les alimens du dernier repas. Le malade fut soigné par le docteur Beaumont, chirurgien à l’armée des États-Unis ; il guérit, mais en conservant une plaie fistuleuse de 35 à 40 millimètres de circonférence, à travers laquelle on pouvait introduire différens corps et inspecter facilement ce qui se passait dans l’estomac. Le docteur Beaumont, voulant étudier ce cas remarquable, s’attacha en qualité de domestique ce jeune homme, dont la santé et les facultés digestives en particulier s’étaient complètement rétablies. Il put le garder à son service pendant sept années, durant lesquelles il fit un très grand nombre d’observations du plus haut intérêt pour la physiologie. À jeun, en regardant dans l’intérieur de l’estomac, on en apercevait distinctement la membrane interne ; elle formait des replis irréguliers, la surface, d’un rose pâle, n’était animée d’aucun mouvement, et n’était absolument lubréfiée que par du mucus. Aussitôt que les matières alimentaires descendaient dans l’estomac et touchaient la membrane muqueuse, la circulation s’y accélérait, la couleur s’avivait, et des mouvemens péristaltiques s’y manifestaient. Les papilles muqueuses versaient alors le suc gastrique, fluide clair et transparent destiné à dissoudre les alimens. Lorsqu’on essuyait avec une éponge ou un linge fin le mucus qui recouvrait la membrane villeuse, on voyait bientôt le suc gastrique reparaître et s’assembler en gouttelettes qui ruisselaient le long des parois de l’estomac comme la sueur sur le visage. Ce que nous venons de voir sur la membrane muqueuse gastrique s’observe de même pour tout l’intestin et pour tous les organes glandulaires annexés à l’appareil digestif. Les glandes salivaires, le pancréas, pendant l’intervalle des digestions, présentent un tissu pâle et exsangue dont les sécrétions sont entièrement suspendues. Pendant la période digestive au contraire, ces mêmes glandes sont gorgées de sang, rutilantes, comme érectiles, et leurs conduits laissent écouler les liquides sécrétés en abondance.
Il faut donc reconnaître dans les organes deux ordres de circulations : d’un côté la circulation générale, connue depuis Harvey, et de l’autre les circulations locales, découvertes et étudiées seulement dans ces derniers temps. Dans les phénomènes de circulation générale, le sang ne fait en quelque sorte que traverser les parties pour passer des artères dans les veines ; dans les phénomènes de la circulation locale, qui est la vraie circulation fonctionnelle, le fluide sanguin pénètre dans tous les replis de l’organe, et s’accumule autour des élémens anatomiques pour réveiller et exciter leur mode d’activité spéciale. Le système nerveux, sensitif et vaso-moteur, préside à tous les phénomènes de circulations locales qui accompagnent les fonctions organiques ; c’est ainsi que la salive s’écoule abondamment lorsqu’un corps sapide vient impressionner les nerfs de la membrane muqueuse buccale, et que le suc gastrique se forme sous l’influence du contact des alimens et de la surface sensible de l’estomac. Toutefois cette excitation mécanique sur les nerfs sensitifs périphériques, venant retentir sur l’organe par action réflexe, peut être remplacée par une excitation purement psychique ou cérébrale. Une expérience simple vient en donner la démonstration. Prenant un cheval à jeun, on découvre sur le côté de la mâchoire le canal excréteur de la glande parotide, on divise ce conduit, et rien n’en sort ; la glande est au repos. Si alors on fait voir au cheval de l’avoine, ou mieux, si, sans rien lui montrer, on exécute un mouvement qui indique à l’animal qu’on va lui donner son repas, aussitôt un jet continu de salive s’écoule du conduit parotidien, en même temps que le tissu de la glande s’injecte et devient le siége d’une circulation plus active. Le docteur Beaumont a observé sur son Canadien des phénomènes analogues. L’idée d’un mets succulent déterminait non-seulement un appel de sécrétion dans les glandes salivaires, mais provoquait encore un afflux sanguin immédiat sur la membrane muqueuse stomacale.
Ce que nous venons de dire sur les circulations locales ou fonctionnelles ne s’applique pas seulement aux organes sécréteurs où s’opère la séparation d’un liquide à la formation duquel le sang doit plus ou moins concourir ; il s’agit là d’un phénomène général qui s’observe dans tous les organes, quelle que soit la nature de leur fonction. Le système musculaire, qui ne produit qu’un travail mécanique, est dans le même cas que les glandes, qui agissent chimiquement. Au moment de la fonction du muscle, le sang circule avec une plus grande activité, qui se modère quand l’organe entre en repos. Le système nerveux périphérique, la moelle épinière et le cerveau, qui servent à la manifestation des phénomènes de l’innervation et de l’intelligence, n’échappent pas non plus à cette loi, ainsi que nous allons le voir.
Les relations qui existent entre les phénomènes circulatoires du cerveau et l’activité fonctionnelle de cet organe ont été longtemps obscurcies par des opinions erronées sur les conditions du sommeil, considéré à juste titre comme l’état de repos de l’organe cérébral. Les anciens croyaient que l’état de sommeil était la conséquence d’une compression opérée sur le cerveau par le sang lorsque sa circulation se ralentit. Ils supposaient que cette pression s’exerçait surtout à la partie postérieure de la tête, au point où les sinus veineux de la dure-mère viennent aboutir dans un confluent commun qu’on appelle encore torcular ou pressoir d’Hérophile, du nom de l’anatomiste qui en donna la première description. Ces explications hypothétiques se sont transmises jusqu’à nous ; ce n’est que dans ces dernières années que l’expérimentation est venue en démontrer la fausseté. On a prouvé en effet par des expériences directes que pendant le sommeil le cerveau, au lieu d’être congestionné, est au contraire pâle et exsangue, tandis que pendant la veille la circulation, devenue plus active, provoque un afflux de sang qui est en raison de l’intensité des fonctions cérébrales. Sous ce rapport, le sommeil naturel et le sommeil anesthésique du chloroforme se ressemblent ; dans les deux cas, le cerveau, plongé dans le repos ou l’inaction, présente la même pâleur et la même anémie relative.
Voici comment se fait l’expérience. Sur un animal, on enlève avec soin une partie de la paroi osseuse du crâne, et on met à nu le cerveau de manière à observer la circulation à la surface de cet organe. C’est alors qu’on fait respirer du chloroforme pour opérer l’anesthésie. Dans la première période excitante de l’action chloroformique, on voit le cerveau se congestionner et faire hernie au dehors ; mais, dès que la période du sommeil anesthésique arrive, la substance cérébrale s’affaisse, pâlit, en présentant un affaiblissement de la circulation capillaire qui persiste autant que dure l’état de sommeil ou de repos cérébral. Pour observer le cerveau pendant le sommeil naturel, on a pratiqué sur des chiens des couronnes de trépan en remplaçant la pièce osseuse enlevée par un verre de montre exactement appliqué, afin d’empêcher l’action irritante de l’air extérieur. Les animaux survivent parfaitement à cette opération ; en observant leur cerveau par cette sorte de fenêtre pendant la veille et pendant le sommeil, on constate que, lorsque le chien dort, le cerveau est toujours plus pâle, et qu’un nouvel afflux sanguin se manifeste constamment au réveil, lorsque les fonctions cérébrales reprennent leur activité. Des faits analogues à ceux observés chez les animaux ont été vus directement sur le cerveau de l’homme. Sur un individu victime d’un épouvantable accident de chemin de fer, on eut l’occasion d’observer une perte de substance considérable. Le cerveau apparaissait dans une étendue de 3 pouces de long sur 6 de large. Le blessé présentait de fréquentes et graves attaques d’épilepsie et de coma, pendant lesquelles le cerveau s’élevait invariablement. Après ces attaques, le sommeil survenait, et la hernie cérébrale s’affaissait graduellement. Lorsque le malade était réveillé, le cerveau faisait de nouveau saillie, et se mettait de niveau avec la surface de la table externe de l’os. À la suite d’une fracture du crâne, on observa chez un autre blessé la circulation cérébrale pendant l’administration des anesthésiques. Au début de l’inhalation, la surface cérébrale devenait arborescente et injectée ; l’hémorrhagie et les mouvemens du cerveau augmentaient, puis, au moment du sommeil, la surface du cerveau s’affaissait peu à peu au-dessous de l’ouverture, en même temps qu’elle devenait relativement pâle et anémiée.
En résumé, le cerveau est soumis à la loi commune qui régit la circulation du sang dans tous les organes. En vertu de cette loi, quand les organes sommeillent et que les fonctions en sont suspendues, la circulation y devient moins active ; elle augmente au contraire dès que la fonction vient à se manifester. Le cerveau, je le répète, ne fait pas exception à cette loi générale, comme on l’avait cru, car il est prouvé aujourd’hui que l’état de sommeil coïncide non pas avec la congestion, mais au contraire avec l’anémie du cerveau.
Si maintenant nous cherchons à comprendre les relations qui peuvent exister entre la suractivité circulatoire du sang et l’état fonctionnel des organes, nous verrons facilement que cet afflux plus considérable du liquide sanguin est en rapport avec une plus grande intensité dans les métamorphoses chimiques qui s’opèrent au sein des tissus, ainsi qu’avec un accroissement dans les phénomènes caloriques qui en sont la conséquence nécessaire et immédiate. La production de la chaleur dans les êtres vivans est un fait constaté dès la plus haute antiquité ; mais les anciens eurent des idées fausses sur l’origine de la chaleur : ils l’attribuèrent à une puissance organique innée ayant son siége dans le cœur, foyer où bouillonnent le sang et les passions. Plus tard, le poumon fut considéré comme une sorte de calorifère dans lequel la masse du sang venait tour à tour puiser la chaleur que la circulation était chargée de distribuer à tout le corps. Les progrès de la physiologie moderne ont prouvé que toutes ces localisations absolues des conditions de la vie sont des chimères. Les sources de la chaleur animale sont partout et nulle part d’une manière exclusive. Ce n’est que par l’harmonisation fonctionnelle des divers organes que la température se maintient à peu près fixe chez l’homme et les animaux à sang chaud. Il y a en vérité autant de foyers calorifiques qu’il y a d’organes et de tissus particuliers, et nous devons partout relier la production de chaleur avec le travail fonctionnel des organes. Quand un muscle se contracte, quand une surface muqueuse, une glande sécrètent, il y a invariablement production de chaleur en même temps qu’il se produit une suractivité dans les phénomènes circulatoires locaux.
En est-il de même pour le système nerveux et pour le cerveau ? Des expériences modernes ne permettent pas d’en douter. Chaque fois que la moelle épinière et les nerfs manifestent la sensibilité ou le mouvement, chaque fois qu’un travail intellectuel s’opère dans le cerveau, une quantité de chaleur correspondante s’y produit. Nous devons donc considérer la chaleur dans l’économie animale comme une résultante du travail organique de toutes les parties du corps ; mais en même temps elle devient aussi le principe de l’activité de chacune de ces parties. Cette corrélation est surtout indispensable pour le cerveau et le système nerveux, qui tiennent sous leur dépendance toutes les autres actions vitales. Les expériences ont montré que le tissu du cerveau présente la température la plus élevée de tous les organes du corps. Chez l’homme et les animaux à sang chaud, le cerveau produit lui-même la chaleur qui est nécessaire à la manifestation de ses propriétés de tissu. S’il n’en était pas ainsi, il se refroidirait infailliblement, et on verrait aussitôt toutes les fonctions cérébrales s’engourdir, l’intelligence et la volonté disparaître. C’est ce qui arrive chez les animaux à sang froid, chez lesquels la fonction de calorification n’est pas suffisante pour permettre à l’organisme de résister aux causes de refroidissement extérieures.
III.
Sous le rapport des conditions organiques ou physico-chimiques de ses fonctions, le cerveau ne nous présente donc rien d’exceptionnel. Si maintenant nous passons à l’expérimentation physiologique, nous verrons qu’elle parvient à analyser les phénomènes cérébraux de la même manière que ceux de tous les autres organes. Le procédé expérimental le plus généralement mis en pratique pour déterminer les fonctions des organes consiste à les enlever ou à les détruire d’une façon lente ou brusque, afin de juger des usages de l’organe d’après les troubles spéciaux apportés dans les phénomènes de la vie. Ce procédé de destruction ou d’ablation organique, qui constitue une méthode brutale de vivisection, a été appliqué sur une grande échelle à l’étude de tout le système nerveux. Ainsi, quand on a coupé un nerf et que les parties auxquelles il se distribue perdent leur sensibilité, nous en concluons que c’est là un nerf de sensibilité ; si c’est le mouvement qui disparaît, nous en inférons qu’il s’agit d’un nerf de mouvement. On a employé la même méthode pour connaître les fonctions des diverses parties de l’organe encéphalique, et, bien qu’on ait rencontré ici de nouvelles difficultés d’exécution à cause de la complexité des parties, cette méthode a fourni des résultats généraux incontestables. Tout le monde savait déjà que l’intelligence n’est pas possible sans cerveau, mais l’expérimentation a précisé le rôle qui revient à chacune des portions de l’encéphale. Elle nous apprend que c’est dans les lobes cérébraux que réside la conscience ou l’intelligence proprement dite, tandis que les parties inférieures de l’encéphale recèlent des centres nerveux affectés à des fonctions organiques d’ordre inférieur. Ce n’est pas ici le lieu de décrire le rôle particulier de ces différentes espèces de centres nerveux qui se superposent et s’échelonnent en quelque sorte jusque dans la moelle épinière, il suffit de constater que nous en devons la connaissance à la méthode de vivisection par ablation organique qui s’applique d’une manière générale à toutes les investigations physiologiques. Ici le cerveau se comporte encore de même que tous les autres organes du corps, en ce sens que chaque lésion de sa substance amène dans ses fonctions des troubles caractéristiques et correspondant toujours à la mutilation qui a été produite.
Au moyen des lésions cérébrales qu’il produit, le physiologiste ne se borne pas à provoquer des paralysies locales qui suppriment l’action de la volonté sur certains appareils organiques ; il peut aussi, en rompant seulement l’équilibre des fonctions cérébrales, amener la suppression de la liberté dans les mouvemens volontaires. C’est ainsi qu’en blessant les pédoncules cérébelleux et divers points de l’encéphale, l’expérimentateur peut à son gré faire marcher un animal à droite, à gauche, en avant, en arrière, ou le faire tourner, tantôt par un mouvement de manège, tantôt par un mouvement de rotation sur l’axe de son corps. La volonté de l’animal persiste, mais il n’est plus libre de diriger ses mouvemens. Malgré ses efforts de volonté, il va fatalement dans le sens que la lésion organique a déterminé. Les pathologistes ont signalé chez l’homme des faits analogues en grand nombre. Les lésions des pédoncules cérébelleux déterminent chez l’homme comme chez les animaux les mouvemens de rotation. D’autres malades ne pouvaient marcher que droit devant eux. Par une cruelle ironie, un brave et vieux général ne pouvait marcher qu’en reculant. La volonté qui part du cerveau ne s’exerce donc pas sur nos organes locomoteurs eux-mêmes ; elle s’exerce sur des centres nerveux secondaires qui doivent être pondérés par un équilibre physiologique parfait.
Il est une autre méthode expérimentale plus délicate, qui consiste à introduire dans le sang des substances toxiques diverses destinées à porter leur action sur les élémens anatomiques des organes laissés en place et conservés dans leur intégrité. À l’aide de cette méthode, on peut éteindre isolément les propriétés de certains élémens nerveux et cérébraux de la même manière qu’on isole aussi les autres élémens organiques musculaires ou sanguins. Les anesthésiques, par exemple, font disparaître la conscience et engourdissent la sensibilité en laissant la motricité intacte. Le curare au contraire détruit la motricité, et laisse dans leur intégrité la sensibilité et la volonté ; les poisons du cœur abolissent la contractilité musculaire, l’oxyde de carbone détruit la propriété oxydante du globule sanguin sans modifier en rien les propriétés des élémens nerveux. Comme on le voit, par cette méthode d’investigation ou d’analyse élémentaire des propriétés organiques, le cerveau et les phénomènes dont il est le siége peuvent encore être atteints de la même manière que tous les autres appareils fonctionnels du corps.
Enfin il est une troisième méthode d’expérimentation, qu’on pourrait appeler celle des expériences par rédintégration. Cette méthode réunit en quelque sorte l’analyse et la synthèse physiologiques, elle nous permet d’établir par preuve et par contre-épreuve les relations qui relient la fonction à son organe dans les manifestations cérébrales. Lorsqu’on enlève le cerveau chez les animaux inférieurs, la fonction de l’organe est nécessairement supprimée ; mais la persistance de la vie chez ces êtres permet au cerveau de se reformer, et, à mesure que l’organe se régénère, on voit ses fonctions reparaître. Cette même expérience peut également réussir chez des animaux supérieurs tels que des oiseaux, chez lesquels l’intelligence est beaucoup plus développée. Les lobes cérébraux ayant été enlevés chez un pigeon par exemple, l’animal perd immédiatement l’usage de ses sens et la faculté de chercher sa nourriture. Toutefois, si l’on ingurgite la nourriture à l’animal, il peut survivre, parce que les fonctions nutritives sont restées intactes tant que leurs centres nerveux spéciaux ont été respectés. Peu à peu, le cerveau se régénère avec ses élémens anatomiques spéciaux, et, à mesure que cette régénération s’opère, on voit les usages des sens, les instincts et l’intelligence de l’animal revenir. Ici, je me plais à le répéter, l’expérience a été complète ; il y a eu en quelque sorte analyse et synthèse de la fonction vitale, puisque la destruction successive des diverses parties du cerveau a supprimé successivement ses diverses manifestations fonctionnelles, et que la reproduction successive de ces mêmes parties a fait reparaître ces mêmes manifestations. Il est inutile d’ajouter que la même chose arrive pour toutes les autres parties du corps susceptibles de rédintégration.
Les maladies, qui ne sont au fond que des perturbations vitales apportées par la nature au lieu d’être provoquées par la main du physiologiste, affectent le cerveau suivant les lois ordinaires de la pathologie, c’est-à-dire en donnant naissance à des troubles fonctionnels qui sont toujours en rapport avec la nature et le siége de la lésion. En un mot, le cerveau a son anatomie pathologique au même titre que tous les organes de l’économie, et la pathologie cérébrale a sa symptomatologie spéciale comme celle des autres organes. Dans l’aliénation mentale, nous voyons les troubles les plus extraordinaires de la raison, dont l’étude est une mine féconde où peuvent puiser le physiologiste et le philosophe ; mais les diverses formes de la folie ou du délire ne sont que des dérangemens de la fonction normale du cerveau, et ces altérations de fonctions sont, dans l’organe cérébral comme dans les autres, liées à des altérations anatomiques constantes. Si, dans beaucoup de circonstances, elles ne sont point encore connues, il faut en accuser l’imperfection seule de nos moyens d’investigation. D’ailleurs ne voyons-nous pas certains poisons tels que l’opium, le curare, paralyser les nerfs et le cerveau sans qu’on puisse découvrir dans la substance nerveuse aucune altération visible ? Cependant nous sommes certains que ces altérations existent, car admettre le contraire serait admettre un effet sans cause. Quand le poison a cessé d’agir, nous voyons les troubles intellectuels disparaître et l’état normal revenir. Il en est de même quand les lésions pathologiques guérissent, les troubles de l’intelligence cessent et la raison revient. La pathologie nous fournit donc encore ici une sorte d’analyse et de synthèse fonctionnelle, comme cela se voit dans les expériences de rédintégration. La maladie en effet supprime plus ou moins complètement la fonction en altérant plus ou moins complètement la texture de l’organe, et la guérison restitue la fonction en rétablissant l’état organique normal.
Si les manifestations fonctionnelles du cerveau ont été les premières qui ont attiré l’attention des philosophes, elles seront certainement les dernières qu’expliquera le physiologiste. Nous pensons que les progrès de la science moderne permettent aujourd’hui d’aborder la physiologie du cerveau ; mais avant d’entrer dans l’étude des fonctions cérébrales, il faut bien s’entendre sur le point de départ. Ici nous avons voulu seulement poser un terme du problème, et montrer qu’il faut renoncer à l’opinion que le cerveau forme une exception dans l’organisme, qu’il est le substratum de l’intelligence et non son organe. Cette idée est non-seulement une conception surannée, mais c’est une conception antiscientifique, nuisible aux progrès de la physiologie et de la psychologie. Comment comprendre en effet qu’un appareil quelconque du domaine de la nature brute ou vivante puisse être le siège d’un phénomène sans en être l’instrument ? On est évidemment influencé par des idées préconçues dans la question des fonctions du cerveau, et on en combat la solution par des argumens de tendance. Les uns ne veulent pas admettre que le cerveau soit l’organe de l’intelligence, parce qu’ils craignent d’être engagés par cette concession dans des doctrines matérialistes, les autres au contraire se hâtent de placer arbitrairement l’intelligence dans une cellule nerveuse ronde ou fusiforme pour qu’on ne les taxe pas de spiritualisme. Quant à nous, nous ne nous préoccuperons pas de ces craintes. La physiologie nous montre que, sauf la différence et la complexité plus grande des phénomènes, le cerveau est l’organe de l’intelligence au même titre que le cœur est l’organe de la circulation, que le larynx est l’organe de la voix. Nous découvrons partout une liaison nécessaire entre les organes et leurs fonctions ; c’est là un principe général auquel aucun organe du corps ne saurait se soustraire. La physiologie doit donc, à l’exemple des sciences plus avancées, se dégager des entraves philosophiques qui gêneraient sa marche ; sa mission est de rechercher la vérité avec calme et confiance, son but de l’établir d’une manière impérissable sans avoir jamais à redouter la forme sous laquelle elle peut lui apparaître.