Des infirmités des organes des sens dans la production des œuvres de génie

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CONFÉRENCE LAMARCK
par M. le Dr Félix Regnault.
(Séance du 3 mai 1928).

des infirmités des organes des sens dans la production des œuvres de génie

I.

Le daltonisme, l’astigmatisme, la mauvaise acuité visuelle chez les peintres. La myopie chez les peintres et les écrivains.


Les sens apportent des images au cerveau qui les œuvre. On a donc pensé que la production intellectuelle devait différer suivant la nature de ces images.

Pourtant une finesse particulière des sens n’est pas indispensable au génial. L’examen scientifique révèle que ses sens ne sont point meilleurs que ceux du commun. Bien plus, le génie serait parfois aidé par des sens défectueux, et ce fait a été relevé notamment chez des peintres dont la vue était mauvaise !

Il y a eu, il est vrai, des exagérations. On a dit à tort que certains peintres avaient tiré avantage de certaines infirmités de leur vision, telles que l’astigmatisme ou le daltonisme. El Greco a été taxé d’astigmate, parce qu’il peignait des figures démesurément longues. Mais, s’il avait été tel, il n’aurait point pour cela allongé son modèle, il l’aurait reproduit avec ses proportions réelles. En réalité, il exprimait ainsi le mysticisme de ses personnages et, ayant du succès, il exagéra sa manière.

On a avancé que Rembrandt était daltonien, mais sans preuve.

On l’a dit d’Eugène Carrière, mais ce peintre distinguait les couleurs ; le Dr Polak l’examina : « Tous ses gris sont obtenus par mélange du bleu avec une ou deux couleurs chaudes… S’il avait été achromate, il eût fait des confusions »[1]. Son originalité vient de son cerveau, non de ses sens.

De même, une mauvaise acuité visuelle influencerait l’œuvre du peintre. Dès le XVIIIe siècle, les critiques d’art l’avaient noté. Diderot disait : « Un œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. Il répugnera aux effets qui le blessent dans la nature. Il vous restituera par l’harmonie ce qu’il refuse en vigueur ». Pour Gœthe « une vue faible augmente l’opacité de l’air » dans le tableau du peintre[2].

Par contre, la myopie avec bonne acuité visuelle donne aux productions du peintre un cachet spécial. Il peut, avec son œil qui forme loupe, voir de près les détails, à l’inverse de l’emmétrope. Par suite, il tend à analyser, à faire des œuvres minutieuses[3].

Même particularité s’observe chez les littérateurs myopes. Comme le dit Guy de Maupassant :

« Chez le romancier, la vision en général domine. Elle domine tellement qu’il devient facile de reconnaître, à la lecture de toute œuvre travaillée et sincère, les qualités et les propriétés physiques du regard de l’auteur. Le grossissement du détail, son importance ou sa minutie, son empiétement sur le plan et sa nature spéciale indiquent, d’une façon certaine, tous les degrés et les différences des myopies. La coordination de l’ensemble, la proportion des lignes et des perspectives préférées à l’observation menue, l’oubli même des petits renseignements, qui sont souvent les caractéristiques d’une personne, ou d’un milieu, ne dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu mais lâche d’un presbyte »[4].

Théophile Gautier est le type de l’écrivain myope. Il commence par étudier la peinture, n’y réussit point à cause de sa vue, il se lance dans la littérature, tâtonne, écrit comme on peint avec le seul souci des lignes et des couleurs, et aime surtout le détail, la nuance exacte.

Même observation a été faite pour certains savants : ceux d’Allemagne, qui si souvent sont myopes, analysent à l’extrême, accumulent les détails.

Un littérateur myope avec une mauvaise acuité visuelle peut utiliser le sens de l’ouïe.

Alphonse Daudet était myope extrêmement. Il était plus frappé du son des êtres et des choses que de leur vue. Sa myopie lui aurait été avantageuse en lui « imposant la nécessité de vivre en dehors de lui »[5], et il devint, par l’oreille, observateur minutieux.


II.

La maladie d’yeux du peintre Degas influença son œuvre,
de même la surdité de Beethoven.


Le génial doit avant tout posséder un cerveau qui dirige ses sens vers leur meilleur emploi, recueille les images, les classe, les coordonne, sinon sa mémoire est un capharnaüm où s’entassent confusément mille matériaux qu’il ne sait retrouver et utiliser au moment voulu.

Un intellectuel perd-il le sens nourricier de son génie, son cerveau n’ayant plus à emmagasiner des images, peut consacrer son énergie à ordonner, classer, associer celles qu’il a précédemment accumulées, et, de ce fait, ses productions en deviennent meilleures[6].

Le peintre Degas (1834-1917) en est un exemple frappant. Il changea sa facture et devint célèbre quand il fut atteint d’une maladie des yeux, qui s’aggrava lentement et aboutit à la cécité.

En une première phase, de 1854 à 1870, sa myopie en fait un dessinateur réaliste, qui délimite des contours minutieux et fins à l’exemple d’Ingres, et note avec vérité et délicatesse des harmonies grises. Vers 1871, il commence à éprouver une gêne de la vision ; (Daniel Halévy) par irido-choroïdite d’origine vraisemblablement spécifique. Il avoue à son ami Thiébaut Sisson que les images se font moins claires, les effets de lumière se perçoivent plus troubles, et la rétine ne réagit plus que faiblement à la couleur.

« Il avait de longtemps, pris l’habitude, le soir, de réfléchir à ses études de la journée, de les comparer, d’en détruire un bon nombre. Quand l’obscurité s’étendit sur sa vue, il se détacha davantage des soucis de la vie, il vécut surtout des visions qu’il avait emmagasinées en son esprit, car il avait une mémoire de l’œil étonnante, ce peintre qui a tracé de souvenir une image fidèle du plafond de la galerie d’Apollon au Louvre. C’est ainsi qu’il a réfléchi longtemps à l’essence des mouvements, à ce qui les caractérise » (Thiébaut-Sisson).

Sa technique change. Pour apprécier son modèle, il s’aide de ses doigts, il le touche, il le palpe dans l’ombre. Puis l’obscurité augmentant toujours pour lui, il se sert des visions qu’il a emmagasinées en sa mémoire, arrivant encore à les reproduire[7]. Sa maladie modifie son but, sa technique, son idéal.

Pour exécuter, il laisse le crayon, emploie le fusain, charge le trait d’un rehaut de pastel pour accentuer la ligne sur la toile, pour la rendre sensible à ses misérables yeux » (Daniel Halévy). Ses traits gros indiquent l’essentiel. Sa peinture devient l’antithèse de ce qu’étaient celle d’Ingres et la sienne propre. Il reproduit des attitudes rares, des mouvements de grande amplitude, les marque à grands traits, synthétise, voit l’ensemble, le reproduit exact. Son coloris ne recule devant aucune des brutalités du plein air et des feux aveuglants de la rampe.

À partir de 1880, il abandonne le portrait. Il s’adonne davantage à la sculpture. Depuis 1886, il délaisse les expositions.

Son caractère change. Lui qui sortait souvent, fréquentait des amis, devient taciturne, inabordable, vit en solitaire. Il méprise les honneurs, a horreur de la publicité.

On pourrait multiplier les exemples.

Il faudrait étudier parmi les peintres :

Corot qui fut très myope.

Parmi les littérateurs :

Chamfleury, un des réalistes, qui fut aussi très myope.

Huysmans qui fut atteint de choroïdite spécifique et devint mystique.

Sargey qui fut extrêmement myope et eût un œil perdu dès sa jeunesse par décollement rétinien etc, etc.

Mais il faut surtout comparer au peintre Degas un musicien, Beethoven (1770-1827). À 26 ans, il ressent ses premiers bourdonnements d’oreille ; à 28 ans débute sa surdité. En 1800, il écrit à son ami Wegeler :

« Ton Beethoven vit très malheureux. Sache que la plus noble partie, de moi-même, mon ouïe, a beaucoup perdu. Pour te donner une idée de cette étrange surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois me pencher tout contre l’orchestre pour comprendre l’acteur. Les sons élevés des instruments, des voix, si je suis un peu loin, je ne les entends pas. Parfois aussi j’entends à peine si l’on parle doucement, et encore rien que les sons pas les mots. Pourtant, sitôt que quelqu’un crie, cela m’est insupportable. J’ai souvent maudit mon existence et le créateur. Plutarque m’a conduit à la résignation. Je veux, si je ne puis faire autrement, braver mon destin, bien qu’il doive y avoir des moments de ma vie où je serai la créature la plus malheureuse de Dieu. »

Il dut se replier sur lui-même, vivre isolé, car son mal empira.

En 1814, il conduisit l’orchestre sans en entendre une note. Depuis 1819, on ne s’entretenait plus avec lui qu’à l’aide de ces « cahiers de conversation » dont Schindler fut le dépositaire. Il mourut le 26 mars 1827, sans avoir jamais plus entendu le son d’une voix humaine, ni celui d’un instrument de musique.

La surdité explique son caractère mélancolique et sa vie isolée : il se plaint en 1816 de n’avoir point d’amis, d’être seul au monde. Elle explique sa chasteté en dépit de ses nombreux amours, tous sans conclusion. Elle explique son alcoolisme, dérivatif à sa tristesse. On reconnut à son autopsie une cirrhose atrophique et une otite interne.

La surdité a collaboré à son génie[8].

Jusqu’à l’âge de 28 ans, époque à laquelle débute sa surdité, il s’inspire de Haydn et de Mozard. Ce n’est qu’en 1801, alors que sa surdité est complète pour les sons aigus et presque complète pour les autres sons, qu’il devient lui-même (Marage).

À mesure que sa surdité augmente, ses œuvres gagnent en beauté et en originalité. Quand il n’entend plus rien, il écrit sa 9e symphonie[9].

C’est qu’il avait une grande mémoire auditive « entendant, disait-il, ses idées dans un instrument, jamais dans les voix ». Son cerveau utilisa les images sonores qu’il avait emmagasinées quand il entendait.

Elles se réveillaient sous l’influence de l’hyperacousie produite par la labyrinthite. Car ce genre de malade entend ainsi des sons très variés, jusqu’à des chants d’oiseaux.

Se repliant sur lui-même dans son isolement, Beethoven conçut un mode nouveau d’expression qu’il rendit parfait parce qu’il ne se contentait pas du produit de son inspiration, mais travaillait ensuite avec acharnement pour le corriger. Mode de faire qu’il n’aurait pas sans doute adopté s’il avait entendu.

On comprend un génie artiste avec des sens devenus défectueux, mais non avec des sens qui l’auraient toujours été.

Un enfant qui a mauvaise vue ou mauvaises oreilles ne deviendra jamais grand peintre ou grand musicien.

Mais, parfois, les sens donnent trop d’images au cerveau, qui en est encombré ; abus de richesses nuit.

Ce que nous avons dit du musicien Beethoven et du peintre Degas, s’observe aussi chez le poète devenu aveugle. Il se replie sur lui-même, concentre son énergie nerveuse, désormais inemployée, sur les images emmagasinées en sa mémoire, et se surpasse. La légende a représenté avec raison Homère aveugle, et nous savons que Milton devenu aveugle a dicté le Paradis perdu à ses filles. Ainsi, quand il veut que ses serins captifs chantent mieux, l’oiseleur cruel leur brûle les yeux.


III.

La cécité lente et progressive chez les naturalistes :
François Hubert, Ch. Bonnet, Lamarck, Delage.


Ce que nous avons dit des génies artistes s’applique aux génies scientifiques.

Plusieurs ont changé et amélioré leur production après que leur vue se fut altérée.

Des naturalistes ont été frappés de cécité qui firent encore des découvertes.

Un cas unique est celui d’Hubert François, (1750-1831)[10]. Dès l’âge de 15 ans sa vue déclina parce que souvent il lisait la nuit à la clarté d’une lampe ou même de la lune. Comme il avait de la fortune, il put observer les abeilles avec les yeux d’un autre. Il donnait ses idées à Burnens, son domestique devenu bientôt son ami ; celui-ci suivait ses instructions et savait voir, car leur collaboration réalisa de grandes découvertes.

De même, l’aveugle se fait conduire par le paralytique qu’il porte sur son dos, un général aveugle gagne des victoires parce que son État-Major le renseigne et qu’il combine d’après leurs données.

Au XVe siècle, Jean Ziska continua à battre les Impériaux quand de borgne il passa aveugle[11].

De même certains joueurs d’échecs mènent et gagnent plusieurs parties les yeux bandés, si leurs adversaires leur disent les pièces qu’ils jouent.

Dans tous ces cas, l’infirmité est corrigée, le cerveau continue à fonctionner comme auparavant.

Tous autres sont les cas de Ch. Bonnet et de Lamarck. Leur infirmité influença la nature de leurs productions.

Tant qu’ils y virent, ils furent observateurs, et s’illustrèrent comme tels. Quand ils n’y virent plus, ils se tournèrent vers la philosophie de la science qu’ils avaient cultivée et firent admirer leur esprit généralisateur et synthétique[12].

Charles Bonnet (1720-1793) élève de Réaumur, fut, dès l’âge de 20 ans, un observateur hors ligne. Il découvrit la reproduction agame des pucerons, celle par division des polypes et des vers, observa la respiration des feuilles, etc. En 1745, il publia un traité d’insectologie, en 1754, des recherches sur le rôle des feuilles dans la plante.

Une maladie d’yeux l’obligea alors à suspendre ses recherches. Il tourna son esprit vers la philosophie zoologique, écrivit : Un Essai de Psychologie (1754) ; un Essai analytique des facultés de l’âme (1760) ; les Contemplations de la Nature (1764) ; la Palingénésie philosophique (1770) ; des Recherches philosophiques sur les principes chrétiens (1773).

Il développa surtout la loi de l’échelle des êtres qu’il croyait continue sans interruptions. Cet observateur, une fois aveugle, devient métaphysicien.

Mais le meilleur de son œuvre consista en ses découvertes durant sa période de clairvoyance. La philosophie biologique de sa période d’aveugle a eu un succès éphémère et ne mérite pas d’être retenue.

Il en est autrement de Lamarck.

Lamarck (1744-1829) est d’une part un esprit intuitif, spéculatif et systématique, de l’autre observateur et classificateur[13]. Il fut d’abord disciple de Buffon. Pourtant il se refusa longtemps à adopter ses systèmes et les combattit même. Après avoir étudié la Météorologie, il s’orienta vers la Botanique et satisfit ainsi son goût de collectionneur. Élève de Bernard de Jussieu, il fixa pour la détermination des plantes, la clé dichotomique ; en 1778, sa première œuvre, la Flore française, fut imprimée aux frais du roi. En 1781-1782 il voyagea à l’étranger avec le fils de Buffon. À son retour il dut, pour gagner sa vie, collaborer à des entreprises de librairie : nouvelle édition de l’Encyclopédie méthodique de Pankouke avec le dictionnaire de botanique qu’il comporte. En 1789 il obtint la place de « garde des herbiers du cabinet » ; mais les deux conservateurs attitrés, Desfontaines et Laurent des Jussieu, protestèrent contre sa nomination, et lui interdirent l’entrée de l’herbier[14].

N’ayant à sa disposition ni matériaux de recherche, ni laboratoire, il se lança dans les spéculations physiques, chimiques, météorologiques. À son époque, cet universalisme n’était point pour étonner. Ces sciences étant petites, peu nourries de faits, et pouvant aisément se laisser embrasser entières par un seul esprit.

En 1793 il obtint un nouveau champ d’observations et de recherches : il fut nommé à la chaire des invertébrés, alors qu’il frisait la cinquantaine ! Il reprit, en l’affectant à d’autres êtres, son ancien travail de classement des herbiers, tout en continuant ses spéculations dans les autres sciences. Il y avait en lui deux personnalités, l’une d’un observateur méticuleux, collectionneur et classificateur précis, l’autre d’un généralisateur et philosophe. Il avait sans doute pris ce goût des spéculations à ses maîtres du collège des Jésuites d’Amiens où il fut élevé.

Il n’y réussit guère, défendant les vieilles idées qu’il avait apprises dans son enfance. Il défendit la théorie du Phlogistique contre Lavoisier et crut réfuter la nouvelle théorie pneumatique (1796), En météorologie, il prédit le temps à venir, publiant, chaque année, à partir de 1800, des almanachs de prédiction. Il cessa en 1810, quand il fut rabroué par l’empereur devant les académiciens au point qu’il fondit en larmes. Sur quelques points pourtant il toucha la vérité. En 1792 il compara l’atmosphère à une mer, avec ses courants et ses marées ; en 1802, dans ses époques géologiques, il conçut l’immensité de ces époques qui s’opposent aux révolutions de Cuvier.

J’en viens à l’infirmité qui fut décisive en sa vie. Comme il abusa de la loupe et du microscope, lentement sa vue s’affaiblit ; puis une cataracte aggrava son mal. En 1797, à l’âge de 53 ans, — cette date est importante, — il fit nommer Latreille comme aide-naturaliste pour « l’aider dans l’étude des insectes ».

Il eut alors des heures d’inaction forcée qu’il utilisa pour ses chères spéculations. Jusqu’alors elles ne portaient pas sur l’histoire naturelle. Son cerveau avait deux compartiments étanches, l’un spéculatif pour la physique, la chimie, la météorologie ; l’autre positif, pour les sciences naturelles. Aussi n’avait-il encore posé aucun jalon pour sa théorie transformiste et même admettait-il la fixité des espèces.

Ce reploiement sur lui-même l’obligea à ne plus dépenser son énergie mentale à des travaux d’observation et d’analyse. Notre esprit succombe sous l’amas des faits et n’arrive plus à en concevoir l’ensemble. Auguste Comte, quand il édifia sa philosophie positiviste, obéit à la nécessité de ne plus lire. Pour Lamarck, la cécité lui imposa de ne plus chercher les détails. Et comme il avait acquis en sa mémoire une collection abondante de faits il put à loisir les étudier, les comparer, en tirer la synthèse. Toute son énergie mentale fut employée aux recherches spéculatives. C’est seulement en 1897, que Lamarck commença à publier ses Mémoires de physique et d’histoire naturelle. Il conçut sa théorie transformiste et l’exposa le 11 mai 1800. Parce qu’il philosophait sur une science qui lui était familière, il aboutit à une théorie valable. Il ne raisonnait plus à priori, mais avait acquis sur la matière des connaissances très étendues et ne systématisait que sur de nombreuses données.

En 1809, apparut sa Philosophie zoologique où il exposa toute sa théorie sur la création des êtres vivants. En 1815 enfin il reprit et remania sa théorie dans son Introduction à l’histoire naturelle des animaux sans vertèbres.

Cela ne l’empêchait point de poursuivre ses travaux de zoologie concrète. Il publia, à partir de 1815 ; l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, œuvre de systématique et de description. Il put en écrire lui-même les cinq premiers volumes, sa vue s’affaiblit lentement. Ce n’est qu’en 1818 qu’il dut dicter à sa fille la deuxième partie du sixième volume, puis le septième. Il mourut en 1829.

Il fut méprisé durant sa vie, oublié après sa mort, longtemps dédaigné. C’est que la science officielle de son temps était créationniste et fixiste ; elle resta telle jusqu’à Darwin.

Et ce dernier qui, en 1859, reprit le problème de l’Origine des espèces, ne lui rendit justice qu’à la fin de sa vie. Car Darwin ne croyait qu’en la sélection et étayait ses raisonnements d’une extraordinaire abondance de faits. Donc, d’une part, il n’admettait point la théorie de Lamarck, de l’autre, il méprisait sa pauvreté en faits à l’appui de sa thèse.

Ni Darwin, ni son école, ne pouvaient admettre chez Lamarck le dédain des petits faits et sa manière de résoudre les problèmes sans les creuser. Ils trouvaient ses exemples trop peu nombreux, trop généraux, trop brefs ; quelques-uns même leur semblaient mal choisis, et un tantinet ridicules. Ils oubliaient cette règle très générale de l’esprit humain qui commence par établir des lois simples, et en reconnaît ensuite la complexité.

On reprochait enfin à Lamarck un style lourd et imprécis. Reproche injuste, car il reste toujours clair bien qu’exprimant des idées toutes neuves. Lamarck, n’osant créer des néologismes, y suppléa heureusement par des périphrases.

Par un retour imprévu, on reconnaît aujourd’hui que les observations de Darwin, vraies en elles-mêmes, étaient mal analysées, et leur importance relative mal appréciée. Darwin se contentait souvent d’à peu près, sans grand esprit critique. Il ne pesait pas les faits, ne cherchait pas à mettre en évidence ceux péremptoires. Au contraire, les faits cités par Lamarck étaient topiques, et chacun a donné naissance à d’innombrables travaux qui, d’ailleurs, n’ont pas abouti à des conclusions plus décisives.

Les critiques ont enfin objecté que Lamarck avait eu des précurseurs, comme de Maillet, puis Érasme, Darwin, et des émules contemporains comme Cabanis. Mais ces auteurs ont énoncé d’une façon vague l’idée d’évolution, que Lamarck, le premier, a systématisée.

Quant à l’influence du milieu, et en particulier du climat, sur la forme des êtres, elle avait été reconnue dès longtemps, notamment par Linné. Mais on la croyait fugace et ne donnant que des variations. Lamarck les déclara héréditaires. Or, ceci n’est pas encore démontré. Mais cette hypothèse était heuristique : elle favorisait la recherche, tandis que celle des fixistes restait stérile. En effet, si les espèces sont fixes, inutile d’en chercher la genèse ; si, au contraire, le milieu agit sur elles, un immense champ d’exploration est ouvert. Ce n’est qu’à partir de 1866 qu’on rendit justice aux théories de Lamarck ; en Amérique, Hyatt et Cope fondèrent l’école néo-lamarckienne.

En France, ce n’est que très tard que des naturalistes comme Giard s’y rangèrent. Ces dernières années, les néo-darwiniens (weissmaniens, mendeliens, génétistes), semblaient avoir fait triompher le dogme de la fixité des espèces. Les récents travaux de morphogenèse, montrant l’influence des sécrétions internes, donnent un regain de faveur aux néo-lamarckiens.

Un naturaliste contemporain, Yves Delage (1854-1920), subit la même épreuve. Il commença par d’importants travaux descriptifs : grâce à son ingéniosité technique, il étudia l’évolution de la sacculine, la mérogonie, l’embryogénie des éponges. Son traité de Zoologie concrète atteignit son neuvième volume ; la cécité l’obligea à l’interrompre.

En même temps, il se passionna pour la biologie générale ; d’où, en 1895, son livre célèbre sur l’Hérédité.

Sa maladie d’yeux débuta vers 1903. Atteint de myopie, il abusait du microscope et il eut un décollement double de la rétine, qui s’aggrava du fait qu’il persista dans ses travaux. De 1900 à 1907, il poursuivit ses expériences sur l’éclosion des œufs d’échinodermes par les agents physiques et chimiques. En 1912, il était à peu près aveugle.

« Il fit alors preuve, nous écrit sa collaboratrice Mlle Goldsmith, d’un courage admirable et d’une vivacité d’esprit qui, peut être, s’est encore accentuée du fait qu’aucun travail de laboratoire ne le distrayait de ses méditations. Il s’intéressa, au cours de ces années, surtout à des questions, en dehors de la zoologie pure : philosophie, biologie, psychologie ». D’où son livre sur les Rêves qu’il préparait depuis longtemps et qui parut quelques mois avant sa mort.

Mais si Delage, vers la fin de sa vie, a dû limiter son activité à la philosophie biologique, ses œuvres capitales, à l’inverse de celles de Lamarck, sont antérieures à sa cécité. Chez les naturalistes le cas de Lamarck reste unique.


Conclusion.


La cécité lente et progressive oblige le naturaliste à dépenser son énergie dans des méditations spéculatives. Chez certains, comme Lamarck, celles-ci peuvent atteindre une haute envolée et créer un système durable.

Il est deux genres d’esprit opposés ; l’un, observateur, s’attache aux faits, l’autre, synthétiste, systématise : tous deux sont utiles aux progrès des sciences ; mais ils se méconnaissent et se méprisent quand ils sont contemporains. Tels en chimie furent Lavoisier avec Priestley, en histoire naturelle, Buffon avec Réaumur ; Cuvier avec Lamarck, puis avec Geoffroy-Saint-Hilaire.

Pourtant, il n’existe pas, entre ces deux genres d’esprits, une opposition telle qu’ils ne puissent coexister chez la même personne ; la preuve en est donnée par ceux des naturalistes qui commencent par observer et découvrir et qui, à un moment donné, deviennent aveugles. Ne pouvant plus extérioriser leur activité, ils tendent à la dépenser en eux-mêmes, à réfléchir sur les causes premières. Ainsi fut Ch. Bonnet, observateur incomparable, qui devint, une fois aveugle, un philosophe moins remarquable.

Plus tard, Lamarck, qui avait été à la fois un esprit observateur, classificateur et synthétique, médita sur la philosophie zoologique et créa un système valable et heuristique.

Delage, enfin, qui avait été lui aussi observateur et synthétiste, se livra à la psychologie.

Mais, de ces trois naturalistes, seul, Lamarck parut tirer quelque avantage, au point de vue de son génie, de son infirmité. Car celle-ci l’invita à aborder la philosophie zoologique qu’il avait délaissée jusqu’alors, et l’étendue de ses connaissances, dans cette science, lui permit d’en traiter avec le succès que l’on sait.

  1. Chronique médicale, 1908, p. 29.
  2. Gœthe. — Conversations, p. 389.
  3. Arréat. — Psychologie du peintre, p. 230.
  4. Guy de Maupassant. — La Vie errante, 1890, p. 23.
  5. Goncourt. — Mémoires, t. V, p. 124.
  6. Il faut, évidemment, qu’il conserve le moyen de s’exprimer. Un musicien sourd peut toujours composer en écrivant ses notes. Un peintre atteint d’une maladie d’yeux, peut ne point voir assez pour bien observer, mais voit suffisamment pour faire des toiles. Des sculpteurs devenus aveugles ont continué leur profession en s’aidant du sens du tact, et sont même arrivés à faire des portraits ressemblants (Arréat). Mais pour eux leur production ne peut s’améliorer du fait de la suppléance de la vue par le tact.
  7. Thiebaut-Sisson, Feuilleton artistique du Temps, 18 mai 1918. H. Hertz. Degas, Paris. 1920 — Daniel Halévy. L’Illustration, 1924, 26 avril, p. 389. — Louis Gillet Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1924, p. 866.
  8. Marage Comptes-rendus Acad. Sciences, t. 186. p. 266. 21 janvier 1908.
  9. Voir R. Quenouille. Le déséquilibre mental de Beethoven, th. doct. Paris, 1925. — B. Locard. La surdité de Beethoven. L’Avenir médical, Lyon, 1927, p. 134.
  10. Il fut fils d’Hubert Jean (722-1790) qui étudia le vol des oiseaux au point de vue de l’aviation et père de Hubert Pierre (1777-1840) qui étudia les mœurs des fourmis.
  11. Peut être pourrait-on rapprocher le cas du général Davoust, qui s’est illustré sous le premier empire. Il était très myope.
  12. Signalons encore que Buffon avait une forte myopie, et qu’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire devint aveugle dans les dernières années de sa vie (1840-1844).
  13. Mentionnons, pour l’écarter, le jugement de Cuvier sur lui : « Lamarck devint spéculatif quand il eut son existence assurée » (Éloge historique de Lamarck dans les Mémoires de l’Académie des Sciences t. XXII. 1835). Comme le dit Ch. Martin, cet éloge de Cuvier « inaugure les éreintements » (Un naturaliste philosophe ; Revue des Deux Mondes, mars 1873). En réalité Lamarck eut toujours un esprit spéculatif, il s’adonna uniquement aux spéculations quand il ne put plus faire autrement de par sa cécité.
  14. Pour plus de détails, sur sa biographie, voir Landrieu : Marcel Lamarck, Paris, 1909.