Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 12

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Des principes de l’économie politique et de l’impôt

CHAPITRE XII.

DE L’IMPÔT FONCIER.


Un impôt foncier, prélevé proportionnellement à la rente des fonds de terre, et sujet à varier avec elle, est en effet un impôt sur la rente ; et comme un tel impôt ne peut atteindre ni les terres qui ne paient pas de rente, ni le produit du capital employé sur les terres dans le seul but d’en retirer un profit, — capital qui ne paie jamais de loyer, — cet impôt ne peut par consé­quent influer aucunement sur le prix des produits du sol, et doit retomber entièrement sur les propriétaires. Un pareil impôt ne différerait en rien d’un impôt sur les rentes. Mais si l’impôt foncier frappe toutes les terres cultivées, alors, quelque modéré qu’il puisse être, il devient un impôt sur la production, et fait par conséquent hausser le prix des produits. Si le no 3 est le terrain cultivé en dernier lieu, quoiqu’il ne paie pas de rente, il ne peut, après la création de cet impôt, continuer à être cultivé, ni rapporter le taux ordinaire des profits, à moins que le prix des produits ne s’élève parallèlement à l’impôt. Ou l’on détournera de cet emploi les capitaux jusqu’à ce que le prix du blé ait suffisamment haussé, par suite de la demande, pour rapporter les profits ordinaires ; ou, s’il y a un capital déjà employé sur cette terre, on l’en retirera pour le placer d’une manière plus avantageuse. L’impôt ne peut être rejeté sur le propriétaire ; car, dans la supposition que nous avons faite, il ne reçoit pas de rente.

Un pareil impôt peut être proportionné à la qualité des terres et à l’abondance de leurs produits, et dans ce cas il ne diffère nullement de la dîme ; ou bien l’impôt peut être un impôt fixe de tant par arpent de terre cultivée, quelle qu’en soit la qualité.

Un impôt foncier de la nature de ce dernier serait un impôt fort inégal, et il serait en opposition avec l’une des quatre maximes sur les impôts en général, d’après lesquelles, selon Adam Smith, tout impôt devrait être calculé. Voici ces quatre maximes :

« Première maxime. Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du Gouvernement, chacun, autant qu’il est possible, en proportion de ses facultés.

Deuxième maxime. La quote-part de l’impôt que chacun est tenu de payer, doit être certaine, et non arbitraire.

Troisième maxime. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode qu’on peut présumer le plus commodes pour le contribuable.

Quatrième maxime. Tout impôt doit être calculé de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au delà de ce qu’il rapporte au trésor de l’État, et en même temps à ce qu’il tienne cet argent le moins longtemps possible hors de la bourse du public. »[1]

Un impôt foncier, assis également sur toutes les terres en culture, sans avoir égard à la différence des qualités, fera hausser le prix du blé en proportion de l’impôt payé par le cultivateur de la terre de la plus mauvaise qualité. Des terres de qualité différente, sur lesquelles des capitaux pareils sont employés, rapporteront des quantités très-différentes de produits bruts. Si la terre, qui, au moyen d’un capital donné, rapporte mille quarters de blé, est imposée à 100 l., le blé haussera de 2 sch. par quarter, pour que le fermier puisse être indemnisé de l’impôt. Mais en employant le même capital sur une terre de meilleure qualité, on peut recueillir deux mille quarters de blé, qui, à 2 sch. d’augmentation par quarter, donneront 200 l., et cependant, l’impôt étant assis d’une manière égale sur l’une comme sur l’autre de ces terres, sera de 100 l. pour la terre fertile de même que pour la terre ingrate. Par conséquent le consommateur de blé aura non-seulement à contribuer pour les dépenses de l’État, mais il paiera encore au cultivateur du meilleur de ces deux terrains, pendant le temps de son bail, 100 sch. qui viendront ensuite s’ajouter à la rente du propriétaire.

Un impôt de cette nature est donc en opposition avec la quatrième maxime d’Adam Smith ; car il tirerait de la poche du peuple une valeur plus forte que celle qui entrerait dans les coffres de l’État. La taille, en France, avant la révolution, était un impôt de cette espèce ; il n’y avait de terres imposées que celles des roturiers. Le prix des produits du sol haussa dans la proportion de l’impôt, et par conséquent, ceux dont les terres n’étaient pas taillées y gagnèrent une augmentation de rentes.

L’impôt sur les produits immédiats du sol, ainsi que la dîme, n’ont point un semblable inconvénient. Ils augmentent, à la vérité, le prix des produits du sol ; mais il n’est perçu sur chaque espèce de terrain qu’une contribution proportionnée à ses produits actuels, et non une contribution calculée sur le produit du terrain le moins productif.

Le point de vue particulier sous lequel Adam Smith a considéré le loyer de la terre lui fit dire que tout impôt territorial assis sur la terre même, — sous forme d’impôt foncier, ou de dîme — , perçu sur les produits de la terre, ou prélevé sur les profits du fermier, était toujours payé par le propriétaire foncier, qui était dans tous ces cas le seul contribuable, quoique l’impôt fût nominalement avancé par le fermier. Cette opinion vient de ce que Smith n’a pas fait attention que, dans tous pays, il y a des capitaux considérables employés sur des terres qui ne paient pas de rente. « Des impôts, dit-il, sur le produit de la terre sont, dans la réalité, des impôts sur les fermages, et quoique l’avance en soit primitivement faite par le fermier, ils sont toujours définitivement supportés par le propriétaire. Quand il y a une certaine portion du produit à réserver pour l’impôt, le fermier calcule le plus juste qu’il peut le faire à combien pourra se monter, une année dans l’autre, la valeur de cette portion, et il fait une réduction proportionnée dans la rente qu’il consent de payer au propriétaire. Il n’y a pas un fermier qui ne calcule par avance à combien pourra se monter, une année dans l’autre, la dîme ecclésiastique qui est un impôt foncier de ce genre. »

Il est très-certain que le fermier calcule d’avance les frais de toute espèce qu’il aura à supporter, lorsqu’il convient avec son propriétaire du prix qu’il doit lui payer pour sa rente, et si ce qu’il est obligé de payer pour la dîme ecclésiastique ou pour l’impôt sur le produit de terre, ne se trouvait pas compensé par l’augmentation de la valeur relative du produit de sa ferme, il aurait sans doute déduit le montant de ces charges du prix du loyer. Or, voilà précisément le point en discussion, et la question est de savoir si le fermier déduira éventuellement toutes ces charges du montant de la rente, ou bien s’il en sera indemnisé par le plus haut prix des produits de sa ferme. Par les raisons que j’ai déjà données, il me parait certain que l’effet de ces impôts serait de faire hausser le prix des produits, et par conséquent que Adam Smith a considéré cette question importante sous un faux jour.

Cette manière de voir de Smith est probablement ce qui lui fait dire que « la dîme et tout autre impôt sont, sous l’apparence d’une égalité parfaite, des impôts extrêmement inégaux ; une portion fixe du produit étant, suivant la différence des circonstances, l’équivalent de portions très-différentes du fermage. » Je me suis attaché à montrer que de tels impôts ne pesaient point d’une manière inégale sur les différentes classes des fermiers et des propriétaires, les uns comme les autres se trouvant dédommagés par la hausse du prix des produits du sol, et ne contribuant à l’impôt qu’en proportion de ce qu’ils consomment de ces produits[2]. Il y a même plus ; car, en tant que les salaires éprouvent des variations, et que, par l’effet de ces variations, le taux des profits est changé, la classe des propriétaires, bien loin de fournir tout son contingent pour l’impôt, est précisément la classe qui en est particulièrement exemptée. C’est la part des profits du capital, enlevée par l’impôt, qui retombe sur les cultivateurs, lesquels, par l’insuffisance de leurs fonds, ne peuvent pas payer des impôts. Cette portion pèse exclusivement sur toutes les personnes qui tirent leur revenu de l’emploi d’un capital, et par conséquent elle n’a aucun effet sur les propriétaires.

Il ne faut pourtant pas inférer de cette manière d’envisager l’effet de la dîme et des impôts sur la terre et sur ses produits, que ces impôts ne découragent pas la culture des terres. Tout ce qui augmente la valeur échangeable des denrées de toute espèce pour lesquelles il y a une forte demande générale, tend à décourager la culture, ainsi que la production ; mais c’est là un mal inhérent àtout genre d’impôt, et non un mal particulier aux impôts dont nous nous occupons en ce moment.

On peut en effet considérer ce mal comme l’inconvénient inévitable attaché à tout impôt perçu et dépensé par l’État. Chaque nouvel impôt devient une charge nouvelle sur la production, et augmente le prix naturel des produits. Une portion du travail du pays dont pouvait disposer auparavant le contribuable, est mise à la disposition de l’État. Cette portion peut s’accroître tellement qu’il ne reste plus assez d’excédant de produits pour encourager les efforts des personnes qui, par leurs économies, grossissent d’ordinaire le capital national. Heureusement les impôts n’ont encore été portés, dans aucun pays libre, assez loin pour faire décroître son capital d’année en année. Une telle surcharge d’impôts ne saurait être supportée longtemps, car si on l’endurait, l’impôt irait toujours absorbant une si grande partie du produit annuel du pays, qu’il en résulterait un état affreux de misère, de famine et de dépopulation.

« Un impôt territorial (dit Adam Smith) qui est établi comme celui de la Grande-Bretagne, d’après un cens fixe et invariable, a bien pu être égal pour tous à l’époque de son premier établissement ; mais il devient nécessairement inégal dans la suite des temps, en raison de l’amélioration ou du dépérissement de la culture dans les différentes parties du pays. En Angleterre, l’évaluation d’après laquelle a été faite l’assiette de l’impôt foncier sur les différents comtés et paroisses, par l’acte de la quatrième année de Guillaume et Marie, a été fort inégale, même à l’époque de son premier établissement. À cet égard donc, cet impôt choque la première des quatre règles exposées ci-dessus : il est parfaitement conforme aux trois autres ; il est on ne peut plus fixe. L’époque du paiement de l’impôt étant la même que celle du paiement des rentes, est aussi commode qu’elle peut l’être pour le contribuable, Quoique le propriétaire soit dans tous les cas le vrai contribuable, l’impôt est, pour l’ordinaire, avancé par le tenancier, auquel le propriétaire est obligé d’en tenir compte dans le paiement de la rente. »

Si le fermier rejette l’impôt, non sur le propriétaire, mais sur le consommateur, alors l’impôt, s’il n’a pas été inégal dès son origine, ne pourra plus l’être ; car le prix des produits ayant été tout d’un coup élevé dans la proportion de l’impôt, ne variera plus dans la suite par cette cause. Cet impôt pourra mécontenter par son inégalité, et j’ai déjà montré qu’il produisait cet effet ; car il est contraire à la quatrième des maximes énoncées ci-dessus ; mais il ne l’est point à la première. Il peut enlever au public plus qu’il ne rapporte au trésor de l’État ; mais il ne pèsera inégalement sur aucune classe particulière de contribuables.

M. Say me parait avoir mal saisi la nature et les effets de l’impôt foncier en Angleterre dans le passage suivant : « Plusieurs écrivains attribuent à cette fixité d’évaluation la haute prospérité où l’agriculture est portée en Angleterre. Qu’elle y ait beaucoup contribué, c’est ce dont il n’est pas permis de douter ; mais que dirait-on si le gouvernement, s’adressant à un petit négociant, lui tenait ce langage : Vous faites, avec de faibles capitaux, un commerce borné, et votre contribution directe est en conséquence peu de chose. Empruntez et accumulez des capitaux, étendez votre commerce, et qu’il vous procure d’immenses profits : vous ne paierez toujours que la même contribution ; bien plus, quand vos héritiers succéderont a vos profits, et les auront augmentés, on ne les évaluera que comme ils furent évalués pour vous, et vos successeurs ne supporteront pas une plus forte part des charges publiques.

Sans doute ce serait un grand encouragement donné aux manufactures et au commerce ; mais serait-il équitable ? Leur progrès ne pourrait-il avoir lieu qu’à ce prix ? En Angleterre même, l’industrie manufacturière et commerciale n’a-t-elle pas, depuis la même époque, fait des pas plus rapides encore, sans jouir de cette injuste faveur ?

Un propriétaire, par ses soins, son économie, son intelligence, augmente son revenu annuel de 5,000 fr. Si l’État lui demande un cinquième de cette augmentation de revenu, ne lui reste-t-il pas 4,000 fr. d’augmentation pour lui servir d’encouragement ? »

Si l’on suivait l’idée de M. Say, et que l’État réclamât du fermier le cinquième de son revenu augmenté, cette contribution serait injuste ; elle entamerait les profits du fermier sans affecter les profits des autres branches d’industrie. Toutes les terres seraient également sujettes à l’impôt, celles qui rendent peu et celles qui rapportent beaucoup ; et sur les terres qui ne paient pas de rente, il ne pourrait y avoir de compensation à l’impôt dans une réduction de la rente. Un impôt partiel sur les profits ne frappe jamais le genre d’industrie sur lequel il est assis ; car le commerçant quittera son commerce, ou se remboursera de l’impôt. Or, ceux qui ne paient pas de rente, ne pouvant être dédommagés que par la hausse du prix des produits, l’impôt que M. Say propose retomberait sur le consommateur, sans frapper ni le propriétaire ni le fermier.

Si l’on augmentait l’impôt proposé dans le rapport de l’augmentation de la quantité ou de la valeur des produits agricoles, il ne différerait en rien de la dîme, et il serait, de la même manière, rejeté sur le consommateur. Qu’un tel impôt fût donc assis sur le produit brut ou sur le produit net de la terre, ce serait un impôt sur la consommation, qui ne pèserait sur le propriétaire et sur le fermier qu’à la manière de tout autre impôt sur les produits agricoles.

Si l’on n’avait mis aucun impôt sur la terre, et que les sommes nécessaires à la dépense de l’État eussent été levées par tout autre moyen, l’agriculture aurait prospéré pour le moins autant qu’elle l’a fait ; car il est impossible qu’aucun impôt sur la terre soit un encouragement à la culture. Un impôt modéré peut ne pas être et probablement n’est pas un obstacle à la production, mais il ne l’encourage point. Le gouvernement anglais n’a pas tenu le langage que M. Say lui prête. Il ne promit pas d’exempter la classe agricole et leurs successeurs de tout impôt futur, et de lever les fonds qui pourraient devenir nécessaires pour les dépenses de l’État sur les autres classes de la société ; le gouvernement a dit simplement : « Nous ne chargerons plus la terre par ce mode d’impôt ; mais nous nous réservons la plus entière liberté de vous faire payer sous une autre forme tout le montant de votre contingent futur pour défrayer les besoins de l’État. »

En parlant de l’impôt en nature, ou de l’impôt levé en une certaine portion des produits, ce qui est précisément la même chose que la dîme, M. Say dit :

« Cette forme d’impôt paraît la plus équitable de toutes : il n’y en a pas qui le soit moins. Il ne tient nul compte des avances faites par le producteur ; il se proportionne au revenu brut, et non au revenu net. »

« Deux agriculteurs ont des cultures différentes : l’un cultive de médiocres terres à blé, ses frais de culture se montent, année commune, à 8,000 fr. ; le produit brut de ses terres est de 12,000 fr. : il a donc 4,000 fr. de revenu net. »

« Son voisin a des prairies ou des bois qui rendent brut, tous les ans, 12,000 fr. également, mais qui ne lui coûtent d’entretien que 2,000 fr. : c’est donc, année commune, 10,000 fr. de revenu qui lui restent. »

« Une loi commande qu’on lève en nature un douzième des fruits de la terre, quels qu’ils soient. On enlève en conséquence, au premier, des gerbes de blé pour une valeur de 1,000 fr., et au second, des bottes de foin, des bestiaux ou des bois pour une valeur de 1,000 fr. également. Qu’est-il arrivé ? C’est qu’on a pris à l’un le quart de son revenu, qui se montait à 4,000 fr., et à l’autre, le dixième seulement du sien, qui se montait à 10,000 fr. »

« Chacun en particulier n’a pour revenu que le profit net qu’il fait après que son capital, tel qu’il était, se trouve rétabli. Un marchand a-t-il pour revenu le montant de toutes les ventes qu’il fait dans une année ? Non, certes ; il n’a de revenu que l’excédant de ses rentrées sur ses avances, et c’est sur cet excédant seul qu’il peut payer l’impôt sans se ruiner. »

L’erreur dans laquelle M. Say est tombé dans ce passage, consiste à supposer que, parce que la valeur du produit de l’une de ces propriétés (après que le capital de l’agriculteur est rétabli) est plus grande que la valeur du produit de l’autre terre, le revenu net de chacun des cultivateurs doit différer dans la même proportion. M. Say a entièrement négligé de tenir compte de la rente que chacun de ces cultivateurs paie. Il ne peut y avoir deux différents taux de profits dans un même emploi, et par conséquent, quand les produits sont en proportions différentes par rapport au capital, c’est la rente qui diffère et non les profits. Sous quel prétexte pourrait-on souffrir qu’un homme retirât, d’un capital de 2,000 fr., un profit net de 10,000 fr., pendant qu’un autre, avec un capital de 8,000 fr., ne pourrait en retirer que 4,000 fr. ?

Que M. Say tienne compte de la rente ; qu’il considère aussi l’effet qu’un semblable impôt aurait sur les prix des différentes espèces de fruits de la terre, il verra que cet impôt n’est point inégal, et que les producteurs eux-mêmes n’y contribuent pas plus que toute autre classe de consommateurs[3].

  1. En regard de ces maximes généreuses qui sont, en quelque sorte, une déclaration des droits du contribuable, nous croyons utile de placer celles que M. de Sismondi — cette âme si forte et si tendre à la fois — a émises sous l’inspiration des idées démocratiques les plus élevées. Cela fait, nous réclamerons l’attention du lecteur pour les choses graves que nous essaierons de dire sur la question des charges publiques.

    1o Tout impôt doit porter sur le revenu et non sur le capital. Dans le premier cas, l’État ne dépense que ce que les particuliers devraient dépenser ; dans le second, il détruit ce qui devait faire vivre et les particuliers et l’État

    2o Dans l’assiette de l’impôt, il ne faut point confondre le produit brut annuel avec le revenu ; car le premier comprend, outre le second, tout le capital circulant : et une partie de ce produit doit demeurer pour maintenir ou renouveler tous les capitaux fixes, tous les travaux accumulés et la vie de tous les ouvriers productifs.

    3o L’impôt étant le prix que le citoyen paie pour des jouissances, on ne saurait le demander à celui qui ne jouit de rien : il ne doit donc jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire à la vie du contribuable.

    4o L’impôt ne doit jamais mettre en fuite la richesse qu’il frappe ; il doit donc être d’autant plus modéré que cette richesse est d’une nature plus fugitive. Il ne doit jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire, pour que ce revenu se conserve.

    Ces règles, ajoute l’illustre économiste, doivent être combinées avec celles données par Adam Smith. En les observant, si on ne saurait faire que l’impôt soit un bien, on fera du moins qu’il soit un moindre mal. » (Sismondi, t. II, livre vi, chap. 8.)

    Il y a, comme on le voit, dans les prescriptions de Smith quelque chose de plus pratique, de plus financier ; dans celles de Sismondi, quelque chose de plus social, de plus élevé peut-être ; mais chez les deux penseurs on retrouve le même désir de proportionner les charges publiques à la force de ceux qui les supportent, et de repousser le sens des vieux adages qui faisaient de la gent travailleuse la gent taillable et corvéable à merci. Dans ce siècle où le genre humain choisit ses guides et ses prophètes dans les rangs des travailleurs, — penseurs, poètes, industriels, artistes, — il était naturel qu’on reconnût à ces créateurs, à ces soutiens de toute civilisation, le droit de n’être plus rançonnés à outrance sous prétexte de droit divin, de servage, de prolétariat. Après avoir réhabilité le travail, et la source d’où il s’épanche, le peuple, on était amené forcément à lui reconnaître le droit à la première place dans les jouissances sociales, le droit à la dernière dans les charges publiques : deux nécessités logiques que la Révolution publia par la terrible voix de ses canons, la science sociale par l’éloquente proclamation de Turgot, de Smith, et qui, après s’être imposées aux esprits, s’imposent de nos jours aux faits. Qu’est-ce, en effet, que le morcellement de la propriété, la diffusion des capitaux, la multiplication de ces caisses prévoyantes où l’épargne, comme une urne intarissable, verse les millions dus aux sueurs de l’ouvrier, et, trop souvent aussi, aux fourberies de nos laquais, — scapins éhontés qui déshonorent l’économie, achètent des chemins de fer et commanditent jusqu’à des dynasties espagnoles ou portugaises avec des sous pour livre, des gratifications et des bouts de bougie ? Qu’est-ce que l’abaissement de l’intérêt, et l’accroissement du salaire, si ce n’est un progrès évident vers le bien-être de la masse ? Et que sont, d’un autre côté, ces réformes incessantes dans la répartition des impôts ; ces lois qui dégrèvent les matières premières, ce pain de l’industrie ; les subsistances, ce pain des générations ; les lettres, les écrits, ce pain de l’intelligence et de l’âme ? Que sont ces décrets à l’allure passablement révolutionnaire qui, déplaçant les sources de l’impôt, tendent graduellement à l’asseoir, comme en Angleterre, sur des revenus fixes, des propriétés mollement étalées au soleil, — income-tax, property-tax, — et non sur les bases mouvantes et capricieuses du salaire ? Que sont, dis-je, toutes ces choses, si ce n’est l’allégement progressif du travail ?

    La première condition d’existence pour une société, c’est une légion innombrable d’ouvriers, toujours prêts à creuser le sol, à battre le fer ; et on s’est aperçu, après tant de siècles d’ignorance et d’iniquité, qu’il était absurde de décimer ou d’affaiblir ces bataillons, vraiment sacrés, en leur enlevant par mille taxes oppressives le sang de leurs veines, la moelle de leurs os. Le prolétaire a besoin de tout son salaire pour retrouver l’immense énergie qu’il déploie chaque jour dans la production : c’est le géant sur lequel repose le monde social ; et Atlas lui-même, qui étayait de ses vastes épaules l’univers ancien, eût succombé sous la tâche, s’il lui avait fallu payer la taxe sur le pain, sur le sel, sur la viande. Il est impossible de remuer cette noble science de l’Économie politique que nous définissons, pour notre part : la science du travail et de sa rémunération, sans se sentir entraîné par une immense sympathie pour tout ce qui pense, agit, crée ici-bas, sans chercher à traduire cette sympathie en formules protectrices et fortes ; et l’on ne doit pas s’étonner si J.-B. Say eut l’insigne honneur d’accumuler sur sa tête toutes les haines de la bureaucratie, par l’impitoyable rigueur avec laquelle il disséqua les budgets d’alors, et si les plaidoyers les plus énergiques contre les maltôtiers modernes sont partis des rangs des économistes. C’est qu’en effet ils sont les défenseurs nés des classes laborieuses et qu’ils ont, plus encore que les réformateurs politiques, ôté la couronne aux hommes de la féodalité pour la donner aux hommes de la paix et de la production : c’est que Ad. Smith, Turgot, Sismondi, en quelques lignes, ont donné la force d’axiomes à ces notions d’égalité qui n’existaient dans les âmes qu’à l’état de sentiment. Pour eux, en effet, la classe taillable et corvéable est, avant tout, surtout, la classe oisive, rentée, aristocratique, et ils se sont parfaitement entendus dans l’émission de cette vérité bien simple : — le seigneur, le financier, le bourgeois, gentilhomme ou non, participant plus largement que l’ouvrier aux joies et aux splendeurs de la civilisation, doivent participer plus largement aussi à ses dépenses.

    Il en est de cette répartition des charges publiques comme des taxes que les directeurs de concerts prélèvent sur la curiosité et le dilettantisme. Le même spectacle est ouvert à tous : le même lustre verse sur la scène ses gerbes de lumière -, les mêmes vers, les mêmes harmonies font courir sur tous les fronts le souffle divin du génie ; les mêmes décors, le même fard, les mêmes pirouettes, suivies des mêmes coups de poignard, s’adressent à tous les spectateurs, et cependant lisez le tarif, que de nuances de prix correspondant à combien de places différentes! Les charges qui pèsent sur chacun sont mathématiquement proportionnées à la dose d’aisance, de commodité dont il jouit, et si nous avions à proposer aux législateurs un modèle pour la péréquation de l’impôt, nous n’en voudrions pas d’autre que cette échelle si habilement graduée par les imprésarios. La civilisation n’est-elle pas, en effet, une fête immense et perpétuelle que le genre humain se donne à lui-même, et ceux-là qui assistent à cette fête du haut de leurs amphithéâtres somptueusement décorés, n’en doivent-ils pas défrayer les dépenses plus largement que la foule qui gronde dans l’arène poudreuse du parterre, ou qui s’agite, comme l’Irlandais de nos jours et l’Ilote de l’antiquité, sans même entrevoir les splendeurs de ce jubilé ? C’est ainsi que l’on est amené forcément à placer au-dessus du principe qui veut qu’on frappe chaque citoyen dans la mesure de ses ressources, un autre principe plus grand encore, qui porte en lui la solution à la fois mathématique et paternelle du vaste problème de l’impôt et qui n’est que la loi de la solidarité sociale mise en chiffres. Ce principe entrevu par Montesquieu, confirmé par J.-B. Say, et formulé dans la théorie de l’impôt proportionnel, veut ceci : La taxe qui atteint cette portion de la richesse du pays qui sert à la satisfaction des premiers besoins, doit être infiniment moins lourde que celle supportée par les consommations de luxe. Ainsi, des esprits que l’on a traités de rêveurs et de révolutionnaires, — et nous nous faisons honneur d’appartenir à cette jacquerie financière, — certains esprits ont eu l’audace de penser et de dire que tout homme doit avoir dans ses ressources une partie inviolable, respectée, celle où il puise son existence matérielle et celle de ses enfants. Ce fonds indispensable, qu’on ne saurait atteindre sans commettre un crime pareil à celui qu’on commettrait en diminuant la somme d’air qu’il faut à ses poumons, la somme de liberté qu’il faut à sa conscience, ce fonds ne relève pas de l’impôt c’est le tribut payé à la faim, à la nature. Le prélèvement de la société commence là où la consommation des individus franchit les lignes sévères du besoin pour entrer dans le domaine infini et varié des choses d’agrément ou de luxe. C’est alors que l’impôt doit frapper, et frapper avec une énergie d’autant plus grande, que la consommation est plus facultative, plus futile : de telle sorte qu’au bas de l’échelle l’homme du peuple ne soit pas obligé de partager avec le fisc le morceau de pain que trempent ses sueurs, et qu’au sommet, au contraire, les grands seigneurs, les primadona et les vieilles marquises paient fort cher le droit d’avoir des chevaux pur sang, des rivières de perles et des king-charles. Eu un mot nous ne verrions, avec tant d’autres, aucun inconvénient à ce que la taxe fût de 100 pour 100 pour les mille superfluités qui égaient la vie des privilégiés d’ici-bas, s’il fallait acheter à ce prix le dégrèvement du sel, du vin, des lettres et nous trouverions fort raisonnable une loi qui, établissant une taxe de 2 pour 100 sur un revenu de 500 francs, grèverait de 3 pour 100 un revenu de 1000 francs, de 6 pour 100 un revenu de 10,000 fr., et ainsi de suite. Si même l’on objectait, ce que l’on a constamment objecté, que nous mentons au grand principe de la proportionnalité des charges, que nous oublions les notions les plus simples de l’arithmétique, nous dirions que la science sociale, opérant sur des éléments sensibles et non sur des abstractions, ne doit pas chercher l’équilibre des charges publiques dans des formules mathématiques, fausses à force de vérité, mais bien dans une appréciation intelligente des droits, des besoins, des instincts de chacun. Vouloir que l’ouvrier qui a lentement accumulé à force de sueurs, de privations un revenu de 500 fr., paie au trésor 50 fr., par la raison que le grand propriétaire jouissant d’un revenu de 50,000 fr., paierait 5000 f., c’est vouloir que parce qu’un homme de vingt ans peut soulever un poids de 200 kilogrammes, un enfant de deux ans soulève un poids de 20 kilogrammes qui briserait ses faibles bras ; c’est vouloir l’absurde, l’injuste ; c’est ne tenir compte ni du développement des forces individuelles ni des nécessités sociales. Quoi qu’on dise ou fasse, en effet, il sera toujours plus facile pour le riche de renoncer à des voluptés gastronomiques, que pour le pauvre de renoncer à un pain noir qu’il brise parfois à coups de hache, comme dans les Alpes, comme en Suède, lorsque la faim le presse et que sa dent ne peut l’entamer.

    On a dit, il est vrai, — et sans remuer ici la question si vaste et si compliquée des impôts, il nous est permis d’en dresser l’état actuel et les contours généraux, — on a dit que l’impôt ainsi conçu, tendait, sous des apparences spécieuses, à décourager l’accumulation des capitaux par une sorte de maximum dirigé contre ceux qui grossissent leur fortune et leurs revenus : on a ajouté que, fatal sous ce rapport, notre système était de plus inefficace en ce que les consommations de luxe étant purement facultatives, les classes opulentes les délaisseraient pour éviter l’impôt. À la première accusation je réponds par cette simple réflexion, que s’il est bon de ne pas décourager l’accumulation,— ce qu’un impôt bien établi serait d’ailleurs bien loin de faire, — il est urgent et charitable de ne pas décourager le travailleur en rognant son modique salaire au moyen des octrois, des taxes sur les matières premières, etc. Qui n’aimerait mieux voir s’arrêter dans leur progression géante les fortunes de nos modernes traitants ? qui n’aimerait mieux provoquer le découragement chez des millionnaires avides de nouveaux trésors, plutôt que devoir le malheureux canut en lutte avec le fisc ? Quant à l’inefficacité des impôts somptuaires, nous pourrions la réfuter d’un seul mot, en citant l’exemple de l’Angleterre et de quelques autres pays où le trésor prélève des tributs considérables sur la vanité et la frivolité des classes aisées : nous pourrions dire que quelques francs de plus ajoutés par l’impôt à des objets de luxe comme ceux dont nous avons déjà parlé, pèsent bien peu devant la fantaisie d’une grande dame, et qu’un impôt sur les perles n’eût pas empêché Cléopâtre d’en boire ni nos cantatrices d’en porter ; mais nous aimons mieux admettre le fait pour vrai et reconnaître que les revenus déserteraient les objets de haut luxe. Eh bien ! à nos yeux, la société devrait se réjouir d’un tel résultat : car les fonds qui servaient à commanditer les plaisirs et les soupers fins des grandes villes, s’adresseraient à des consommations plus sérieuses, plus vives, et iraient alimenter de vastes usines, de riches ateliers. Sans anathématiser le luxe, comme le fit l’excellent abbé Pluquet, il est permis de contempler sans douleur cette transmigration si peu probable des capitaux, et de songer qu’un jour pourrait venir où les trésors que la noblesse romaine dissipe dans les bals, les fêtes, les processions somptueuses, serviraient à défricher cette campagne de Rome d’où s’exhalent encore de nos jours, avec l’âme des vieux héros, tant de miasmes destructeurs.

    Et d’ailleurs le système actuel des impôts dans notre France régénérée et libérale ne réalise même pas le programme rétréci de nos adversaires. Ainsi le vin du pauvre acquitte à la barrière le même droit que le vin des plus riches gourmets ; la taxe sur les bestiaux étrangers pèse aussi lourdement sur les faibles épaules de l’ouvrier que sur les robustes ressources des classes aisées ; et le sel, que Dieu a jeté, comme la manne, en masses inépuisables sur nos côtes et dans les entrailles de la terre, le sel qu’on arrache aux malheureux paludiers, nous rappelle encore les plus mauvais jours de la gabelle, du quint et du requint. Des taxes oppressives, que toute l’indignation des cœurs honnêtes ne peut faire lever, privent l’indigent de cet aliment précieux et retardent les progrès de notre agriculture, tandis que le trésor prélève à peine quelques deniers sur les produits qui ornent les tables aristocratiques. Est-ce là de la justice, de l’égalité, nous le demandons ? et est-il encore besoin de prouver les scandales de ce régime, après les pages énergiques écrites par Ricardo, Sismondi, Say, à ce sujet ; après les protestations ardentes de la tribune et les émouvantes improvisations de MM. Rossi, Blanqui et Chevalier, au Conservatoire et au Collège de France ? Vous aurez beau dire que les impôts indirects se recommandent par une admirable souplesse, se paient par parcelles minimes aux époques choisies par le consommateur, et grandissent ou diminuent avec ses ressources : ce sont là des sophismes bons tout au plus à satisfaire les employés de l’octroi, les optimistes et les naïfs. Et d’abord, c’est une bien étrange souplesse que celle d’une institution qui s’aggrave chaque jour et ne s’allège jamais. Un ressort souple est celui qui se détend après avoir été tendu ; or, qui se rappelle avoir vu diminuer et surtout annuler des impôts ? Cette souplesse est donc analogue à celle du knout, et nous la désavouerons en la baffouant, tant que nous verrons des décimes de guerre se perpétuer en pleine paix. Quant à la facilité d’ajourner à volonté l’impôt individuel, nous dirons que là repose encore une erreur grave et dangereuse. Il est bien vrai sans doute que le sacrifice se fait par parcelles ; mais il n’est pas vrai que le consommateur puisse choisir l’époque à laquelle il devra l’acquitter, ni que la taxe grandisse ou diminue avec ses ressources, c’est-à-dire avec la consommation effectuée. En effet, la vie a des exigences quotidiennes qu’il faut satisfaire quotidiennement, et s’il est possible d’ajourner au lendemain un plaisir, ou l’achat de quelque, superfluité, il n’en est pas de même des denrées de première nécessité. Celles-là il les faut avoir sous peine de mort, et pour les avoir il faut payer tribut à ce créancier inflexible qui ne fait crédit ni aux larmes ni à la faim, et qu’on appelle l’Octroi. Il faut donc rayer encore de la liste des avantages attachés aux contributions indirectes, ces prétendus accommodements et cette prétendue souplesse. Reste donc maintenant le parallélisme qu’on dit exister entre la consommation elle-même, l’impôt qui la grève, et les ressources de la masse. Rien de plus réel, de plus séduisant au premier coup d’œil, rien de plus faux en réalité. Voici comment :

    Étant donnée une taxe de 0,05 c. sur un litre de lait, celui qui achète deux litres paiera 0,10 c, celui qui en achète quatre paiera 0,20 c, et ainsi de suite. Notre intelligence va jusqu’à comprendre cela ; mais cette taxe en sera-t-elle pour cela-plus équitable, plus régulière, plus proportionnelle, en un mot ? Nullement. Pour tous les individus jouissant de revenus fixes le sacrifice fait en faveur de la société sera sans doute le même chaque jour : ce n’est qu’à de larges intervalles, en effet, que s’abaissent l’intérêt des capitaux et la rente foncière. Mais quoi de plus mouvant, de plus capricieux que les salaires de l’ouvrier : aujourd’hui, sous l’influence d’une industrie prospère, ils atteindront un niveau élevé et, le lendemain, si des crises financières, des sécessions menacent la grande ruche populaire, ils diminueront, ils s’anéantiront peut-être ! Une taxe que l’ouvrier supportait aisément avec une rétribution de 3 ou 4 francs par jour, lui paraîtra écrasante alors que cette rétribution ne sera plus que de 2 ou de 1 franc. Or, comme ces variations du tempérament industriel se représentent chaque jour, on voit à quoi se réduit ce rapport tant vanté entre les ressources du citoyen et le tribut qu’il paie à l’État. En réalité ce rapport qui existe pour certaines classes ne l’est pas pour d’autres : il est vrai aujourd’hui, et ne l’est plus le lendemain.

    À quoi on a objecté qu’il faut à tout prix des revenus à l’État, que l’égalité réelle et non fictive demandée par nous est tout simplement une chimère, et qu’il est impossible, par exemple, de déboucher toutes les bouteilles de vin pour savoir si on a affaire à du Johannisberg, à du Porto ou à du Surène. Il faut des revenus à tout prix, sans doute, excepté au prix de l’injuste et des privations de la classe laborieuse qui a besoin de toutes ses forces pour sa rude et incessante tâche, véritable rocher de Sisyphe, qui seulement ne retombe pas. Et quant à l’impossibilité d’asseoir nos contributions sur les données du bon sens, je la récuse d’abord et j’ajoute que les nations ne doivent pas souffrir de l’impuissance des législateurs, ne peuvent pas se contenter de cette fin de non-recevoir, et qu’elles ont droit d’attendre autre chose de ceux à qui elles remettent le soin de les gouverner. Comment ? il serait impossible de proportionner le droit sur le vin à la fortune de celui qui le consomme ! Mais que fait-on donc à la frontière pour distinguer nettement entre les graisses de cheval, d’ours, de bœuf, entre les dix ou douze espèces de poils qui paient tribut à la protection ? Les douaniers sont-ils doués d’une science universelle en fait de produits, et sauraient-ils classer à l’odorat telle ou telle qualité de graisse, comme un courtier de thés, en Chine, classe par la dégustation les innombrables variétés de cette plante ? Eh bien ! ce qu’on fait pour ces produits et pour tant d’autres, il serait très-facile de le faire, par exemple, pour les vins. Outre que les vases qui les contiennent affectent des formes très-variées, suivant l’origine et la qualité, formes auxquelles la consommation est habituée et qui, pour les vins du Rhin, le Champagne, le Tokay, sont devenues traditionnelles, il est un moyen bien simple ; — en dehors de l’entrée en tonneaux qui a ses inconvénients, — c’est de prélever le droit ad valorem sur le montant des factures ou des lettres de voiture. Le procédé, comme on voit, n’a rien de révolutionnaire, rien d’inquisiteur, et il trouverait une garantie puissante dans la pénalité redoutable qui s’attache à toutes les fraudes commises au préjudice du trésor. Ce serait là une réforme transitoire en attendant le moment où, balayées par le souffle du progrès, les barrières de l’octroi tomberaient avec celles de la douane aux applaudissements de tous. Je ne veux pour garants de ces applaudissements, que les passages lumineux que M. Horace Say a consacrés à ce problème des octrois dans ses belles Études sur l’administration de la ville de Paris*.

    Renoncer aux magnifiques recettes que font les caisses municipales avec leurs droits d’entrée, est quelque chose qui peut paraître aussi utopique qu’héroïque : mais il faudra bien y venir le jour où les idées que nous venons d’émettre, et que couvre la sanction de maîtres illustres, auront fait irruption dans l’esprit public ; d’ici là il faudra ramener peu à peu les droits sur les denrées de première nécessité à des tarifs qui semblent légers, même aux plus pauvres : d’ici là il faudra faire violence au trésor, par le raisonnement, pour lui faire adopter ces tarifs modérés, qui seraient son honneur et sa richesse s’il savait s’en servir. Et comme les améliorations s’enchaînent, comme le bien a sa logique ainsi que le mal, la nécessité d’alléger le fardeau qui retombe sur les classes pauvres, conduira à la nécessité de diminuer l’ensemble des charges publiques ; de désarmer ces légions de soldats qui sont un véritable anachronisme à une époque où triomphent les théories de la paix ; d’arracher de nos dépenses toutes les branches gourmandes, de nos industries tous les monopoles, de notre régime économique tous les abus. Le licenciement de la moitié de l’armée, suivant le mode prussien, n’ôterait rien de leur héroïsme à nos soldats, restituerait à la production des bras vigoureux, et permettrait de faire à la nation la remise de deux à trois cents millions. Or, ce licenciement que tout rend probable, s’effectuera dès l’instant où comprenant l’amère tristesse de Napoléon à Eylau, on se détournera avec horreur des champs de bataille. La philosophie nous apprend en effet que toutes les fois qu’on creuse la tombe d’un homme on creuse celle d’une richesse matérielle et intellectuelle : la nation perd un citoyen, la famille un ami, l’Économie politique une valeur — et la plus noble de toutes.

    Si maintenant nous voulions résumer en quelques ligues, nos idées sur la répartition de l’impôt, sur le point où il doit cesser et commencer, nous proposerions, en complétant et élargissant les maximes posées par Sismondi, Smith et Ricardo, les règles suivantes :

    1o L’impôt, pour être régulièrement et solidement assis, doit atteindre surtout les revenus fixes, les propriétés, les différentes branches du travail industriel et commercial, par les contributions directes, les patentes et une application judicieuse de l’income-tax (taxe sur les revenus).

    2oL’impôt, pour être équitable, doit ne s’adresser aux revenus incertains, variables de l’employé, de l’artiste, de l’ouvrier, qu’après avoir épuisé toutes les autres sources de recettes.

    3o L’impôt, pour être réellement proportionnel, doit effleurer seulement les objets de consommation nécessaire pour peser lourdement sur les matières de luxe et d’ostentation. De même. De taxe sur les revenus devra tenir compte non seulement du chiffre des revenus, mais encore de leur destination, et ne pas demander 5 pour cent à un pauvre rentier de 500 fr., comme au Nabab qui reçoit annuellement 500,000 francs.

    4o L’impôt, pour être productif, doit être modéré, et l’être d’autant plus, qu’il atteindra des objets de consommation générale, qui s’adressent surtout aux humbles, aux pauvres.

    De cette manière on attend, pour y puiser, que les richesses du pays soient créées et on n’en tarit pas les sources en accablant le travailleur : de cette manière on est juste tout en étant charitable, charitable tout en étant habile, noble et triple résultat que nous recommandons à nos législateurs. A.F.

  2. M. Ricardo part toujours du principe qu’on est loin de lui accorder, que l’impôt sur les premiers produits, et que l’impôt en nature, comme la dîme, ne tombent pas sur le propriétaire foncier, mais bien sur le consommateur. C’est qu’il admet pour la fixation des prix d’autres bases que la quantité offerte et la quantité demandée de chaque chose en chaque lieu, quoiqu’il n’y en ait point d’autre. C’est sur ce fondement que Smith a justement établi que l’impôt sur les terres, aussi longtemps qu’il n’altère pas la qualité et la quantité des produits livrés à la consommation, n’en fait pas hausser le prix, et par conséquent n’est pas payé par le consommateur. — J.-B. Say.
  3. Si, dans mon Traité d’Économie politique, j’ai dit que l’impôt en nature, avec l’apparence d’être le plus équitable des impôts, en était le plus inégal, c’est après avoir prouvé, d’après Smith, dont je crois le raisonnement bon, que tous les impôts sur les terres, ou sur le produit immédiat des terres, tombent sur les propriétaires fonciers. Or, dans l’exemple cité, le produit net des deux terres, qui est pour l’une de 10,000 fr., et pour l’autre de 4,000 fr., n’est point ce qui compose le profit du fermier, c’est ce qui compose le profit du propriétaire, le fermage : non pas ce que le fermier gagne, mais au contraire ce qu’il paie. J’ai donc été fondé à dire qu’un impôt qui enlève à l’un le quart de ce fermage, de ce produit net, et à l’autre seulement le dixième, est un impôt fort inégal. Si l’impôt en nature tombait sur les profits du fermier ou du cultivateur, non pas en tant que propriétaire, mais en tant que capitaliste industrieux (ce que je ne crois pas ), il serait inégal encore ; car, dans l’exemple cité, un fermier qui ferait annuellement des avances de culture égales à 2,000 fr., paierait 1,000 fr. d’impôts ; et celui qui ferait des avances égales à 8,000 fr., c’est-à-dire qui emploierait une industrie quatre fois plus grande, et ferait en conséquence des profits probablement quatre fois plus considérables, ne paierait aussi que 1,000 fr. d’impôts. — J.-B. Say.