Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 2

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Des principes de l’économie politique et de l’impôt

CHAPITRE II.

DE LA RENTE DE LA TERRE[1].


Il reste à considérer si l’appropriation des terres et la création subséquente de la rente, peuvent causer quelque variation dans la valeur relative des denrées, abstraction faite de la quantité de travail nécessaire pour les produire. Pour bien comprendre cette partie de notre sujet il faut étudier la nature de la rente et rechercher quels sont les principes qui en règlent la hausse et la baisse.

La rente est cette portion du produit de la terre que l’on paie au propriétaire pour avoir le droit d’exploiter les facultés productives et impérissables du sol. Cependant on confond souvent la rente avec l’intérêt et le profit du capital, et dans le langage vulgaire on donne le nom de rente à tout ce que le fermier paie annuellement au propriétaire.

Supposons deux fermes contiguës, ayant une même étendue, et un sol d’une égale fertilité, mais dont l’une, pourvue de tous les bâtiments et instruments utiles à l’agriculture, est de plus bien entretenue, bien fumée, et convenablement entourée de haies, de clôtures et de murs, tandis que tout cela manque à l’autre. Il est clair que l’une s’affermera plus cher que l’autre ; mais dans les deux cas on appellera rente la rémunération payée au propriétaire. Il est cependant évident qu’une portion seulement de l’argent serait payée pour exploiter les propriétés naturelles et indestructibles du sol, le reste représenterait l’intérêt du capital consacré à amender le terrain et à ériger les constructions nécessaires pour assurer et conserver le produit. Adam Smith donne parfois au mot rente le sens rigoureux dans lequel je cherche à le restreindre, mais le plus souvent il l’emploie dans le sens vulgairement usité. Ainsi il dit que les demandes toujours croissantes de bois de construction dans les pays méridionaux de l’Europe, faisant hausser les prix, furent cause que l’on commença à affermer des forêts en Norwège, qui auparavant ne produisaient pas de rente. N’est-il pas clair cependant que celui qui consentit à payer ce qu’il appelle rente, n’avait d’autre but que d’acquérir les arbres précieux qui couvraient le terrain, afin d’obtenir par leur vente le remboursement de son argent, plus des bénéfices ? Si après la coupe et l’enlèvement du bois on continuait à payer au propriétaire une rétribution pour la faculté de cultiver le terrain, soit pour y planter de nouveaux arbres, soit dans tout autre but, on pourrait alors en effet l’appeler rente, parce qu’elle serait payée pour la jouissance des facultés productives du sol ; mais dans le cas cité par Adam Smith, cette rétribution était payée pour avoir la liberté d’enlever et de vendre le bois, et nullement pour la faculté de planter de nouveaux arbres[2].

En parlant aussi de la rente perçue pour les mines de charbon et les carrières de pierre, auxquelles s’appliquent les mêmes observations, il dit que la rémunération payée pour les mines ou les carrières représente la valeur du charbon ou des pierres qui en ont été extraits, et n’a aucun rapport avec les facultés naturelles et indestructibles du sol. Cette distinction est d’une grande importance dans toute recherche relative à la rente et aux profits ; car on verra que les causes qui influent sur la hausse de la rente sont entièrement différentes de celles qui déterminent l’augmentation des profits, et qu’elles agissent rarement dans le même sens. Dans tous les pays avancés en civilisation, la rétribution qu’on paie annuellement au propriétaire foncier, participant à la fois de la nature de la rente et de celle des profits, reste parfois stationnaire, et parfois augmente ou diminue selon que prédominent telles ou telles causes. C’est pourquoi quand je parlerai de rente dans la suite de cet ouvrage, je ne désignerai sous ce mot que ce que le fermier paie au propriétaire pour le droit d’exploiter les facultés primitives et indestructibles du sol.

Lorsque des hommes font un premier établissement dans une contrée riche et fertile, dont il suffit de cultiver une très-petite étendue pour nourrir la population, ou dont la culture n’exige pas plus de capital que n’en possèdent les colons, il n’y a point de rente ; car qui songerait à acheter le droit de cultiver un terrain, alors que tant de terres restent sans maître, et sont par conséquent à la disposition de quiconque voudrait les cultiver ?

Par les principes ordinaires de l’offre et de la demande, il ne pourrait être payé de rente pour la terre, par la même raison qu’on n’achète point le droit de jouir de l’air, de l’eau, ou de tous ces autres biens qui existent dans la nature en quantités illimitées. Moyennant quelques matériaux, et à l’aide de la pression de l’atmosphère et de l’élasticité de la vapeur, on peut mettre en mouvement des machines qui abrégent considérablement le travail de l’homme ; mais personne n’achète le droit de jouir de ces agents naturels qui sont inépuisables et que tout le monde peut employer. De même, le brasseur, le distillateur, le teinturier, emploient continuellement l’air et l’eau dans la fabrication de leurs produits ; mais comme la source de ces agents est inépuisable, ils n’ont point de prix[3]. Si la terre jouissait partout des mêmes propriétés, si son étendue était sans bornes, et sa qualité uniforme, on ne pourrait rien exiger pour le droit de la cultiver, à moins que ce ne fût là où elle devrait à sa situation quelques avantages particuliers. C’est donc uniquement parce que la terre varie dans sa force produc­tive, et parce que, dans le progrès de la population, les terrains d’une qualité inférieure, ou moins bien situés, sont défrichés, qu’on en vient à payer une rente pour avoir la faculté de les exploiter. Dès que par suite des progrès de la société on se livre à la culture des terrains de fertilité secondaire, la rente commence pour ceux des premiers, et le taux de cette rente dépend de la différence dans la qualité respective des deux espèces de terre[4].

Dès que l’on commence à cultiver des terrains de troisième qualité, la rente s’établit aussi­tôt pour ceux de la seconde, et est réglée de même par la différence dans leurs facultés productives. La rente des terrains de première qualité hausse en mème temps, car elle doit se maintenir toujours au-dessus de celle de la seconde qualité, et cela en raison de la différence de produits que rendent ces terrains avec une quantité donnée de travail et de capital. À chaque accroissement de population qui force un peuple à cultiver des terrains d’une qualité inférieure pour en tirer des subsistances, le loyer des terrains supérieurs haussera.

Supposons que des terrains nos 1, 2, 3, rendent, moyennant l’emploi d’un même capital, un produit net de 100, 90 et 80 quarters (2 h. 907) de blé. Dans un pays neuf, où il y a quantité de terrains fertiles, par rapport à la population, et où par conséquent il suffit de cultiver le no 1, tout le produit net restera au cultivateur, et sera le profit du capital qu’il a avancé[5]. Aussi­tôt que l’augmentation de population sera devenue telle qu’on soit obligé de cultiver le no 2, qui ne rend que 90 quarters, les salaires des laboureurs déduits, la rente commencera pour les terres no 1 ; car il faut, ou qu’il y ait deux taux de profits du capital agricole, ou que l’on enlève dix quarters de blé, ou leur équivalent, du produit no  1 pour les consacrer à un autre emploi. Que ce soit le propriétaire ou une autre personne qui cultive le terrain no  1, ces dix quarters en constitueront toujours la rente, puisque le cultivateur du no  2 obtiendrait le même résultat avec son capital, soit qu’il cultivât le no  1, en payant dix quarters de blé de rente, soit qu’il continuât à cultiver le no  2 sans payer de loyer. De même, il est clair que lorsqu’on aura commencé à défricher les terrains no  3, la rente du no  2 devra être de dix quarters de blé ou de leur valeur, tandis que la rente du no  1 devra atteindre vingt quarters ; le cultivateur du no  3 ayant le même profit, soit qu’il cultive le terrain no  1 en payant vingt quarters de rente, soit qu’il cultive le no  2 en en payant dix, soit enfin qu’il cultive le no  3 sans payer de rente.

Il arrive assez souvent qu’avant de défricher les nos 2, 3, 4, ou les terrains de qualité inférieure, on peut employer les capitaux d’une manière plus productive dans les terres déjà cultivées. Il peut arriver qu’en doublant le capital primitif employé dans le no  1, le produit, quoiqu’il ne soit pas double ou augmenté de cent quarters, augmente cependant de quatre-vingt-cinq quarters, quantité qui surpasse ce que pourrait rendre ce capital additionnel, si on le consacrait à la culture du terrain no  3.

Dans ce cas, le capital sera employé de préférence sur le vieux terrain, et constituera également une rente : — la rente étant toujours la différence entre les produits obtenus par l’emploi de deux quantités égales de capital et de travail. Si avec un capital de 1000 l. st. un fermier retirait de sa terre cent quarters de blé, et que par l’emploi d’un second capital de 1000 l. st. il eût un surcroît de produits de 85 quarters, son propriétaire serait en droit, à l’expiration du bail, d’exiger de lui quinze quarters, ou une valeur équivalente, à titre d’augmentation de rente ; car il ne peut pas y avoir deux taux différents pour les profits. Si le fermier consent à payer quinze quarters de blé en raison de l’augmentation de produits obtenue par l’addition de 1000 l. st. de capital, c’est parce qu’il ne saurait en faire un emploi plus profitable. Ce serait là le taux courant proportionnel des profits ; et si l’ancien fermier n’acceptait pas la condition, un autre se présenterait bientôt, prêt à payer au propriétaire un excédant de rente proportionné au profit additionnel qu’il pourrait retirer de sa terre.

Dans ce cas, comme dans le précédent, le dernier capital employé ne donne pas de rente. Le fermier paie, à la vérité, quinze quarters de rente, eu égard à l’augmentation du pouvoir productif des premières 1000 l. st. ; mais pour l’emploi des secondes 1000 l. st. il ne paie pas de rente. S’il venait à employer sur la même terre un troisième capital de 1000 l. st. produisant en retour soixante-quinze quarters de plus, il paierait alors, pour le second capital de 1000 l. st., une rente qui serait égale à la différence entre le produit des deux capitaux, c’est-à-dire à dix quarters ; la rente des premières 1000 l. st. hausserait de quinze à vingt-cinq quarters ; et les dernières 1000 l. st. ne paieraient point de rente.

S’il y avait donc beaucoup plus de terres fertiles qu’il n’en faut pour fournir les subsistances nécessaires à une population croissante, ou s’il était possible d’augmenter le capital employé à la culture des vieux terrains sans qu’il y eût aucune diminution de produits, la hausse des rentes deviendrait impossible, la rente étant l’effet constant de l’emploi d’une plus grande quantité de travail donnant moins de produits.

Les terres les plus fertiles et les mieux situées seraient les premières cultivées, et la valeur échangeable de leurs produits serait réglée, comme celle des autres denrées, par la somme de travail nécessaire à leur production et à leur transport jusqu’au lieu de la vente.

La valeur échangeable d’une denrée quelconque, qu’elle soit le produit d’une manufacture, d’une mine, ou de la terre, n’est jamais réglée par la plus petite somme de travail nécessaire pour sa production dans des circonstances extrêmement favorables, et qui constituent une sorte de privilèges. Cette valeur dépend au contraire de la plus grande quantité de travail industriel que sont forcés d’employer ceux qui n’ont point de pareilles facilités, et ceux qui, pour produire, ont à lutter contre les circonstances les plus défavorables. Nous entendons par circonstances les plus défavorables, celles sous l’influence desquelles il est plus difficile d’obtenir la quantité nécessaire de produits.

C’est ainsi que dans un établissement de bienfaisance où l’on fait travailler les pauvres au moyen de dotations, le prix des objets qui y sont fabriqués sera, en général, réglé, non d’après les avantages particuliers accordés à cette sorte d’ouvriers, mais d’après les difficultés ordinaires et naturelles que tout autre ouvrier aura à surmonter. Le fabricant qui ne jouirait d’aucun de ces avantages pourrait, à la vérité, n’être plus en état de soutenir la concurrence, si ces ouvriers favorisés pouvaient suppléer tous les besoins de la société ; mais s’il se décidait à continuer son industrie, ce ne serait qu’autant qu’il retirerait toujours de son capital les profits ordinaires, ce qui ne pourrait arriver s’il ne vendait ses articles à un prix proportionné à la quantité de travail industriel consacré à leur production[6].

À la vérité, les meilleurs terrains auraient toujours continué à donner le même produit avec le même travail qu’auparavant, mais leur valeur aurait haussé pair suite des produits comparativement moindres obtenus par ceux qui auraient consacré un travail additionnel, ou de nouveaux capitaux à des terrains moins fertiles. Et quoique les avantages d’un terrain fertile sur un autre moins productif ne soient jamais perdus, et ne fassent que passer des mains du cultivateur et du consommateur dans celles du propriétaire, comme il faut employer plus de travail à la culture des terrains inférieurs, ces terres, seules, pouvant fournir l’approvisionnement additionnel de produits, la valeur comparative de ces produits se maintiendra constamment au-dessus de son ancien niveau, et s’échangera contre plus de chapeaux, de draps, de souliers, etc., etc., toutes choses dont la production n’exigera point une augmentation de travail.

Ce qui fait donc hausser la valeur comparative des produits naturels, c’est l’excédant de travail consacré aux dernières cultures, et non la rente qu’on paie au propriétaire. La valeur du blé se règle d’après la quantité de travail employée à le produire sur les dernières qualités de terrains ou d’après cette portion de capital qui ne paie pas de rente. Le blé ne renchérit pas, parce qu’on paie une rente ; mais c’est au contraire parce que le blé est cher que l’on paie une rente ; et l’on a remarqué, avec raison, que le blé ne baisserait pas, lors même que les propriétaires feraient l’entier abandon de leurs rentes. Cela n’aurait d’autre effet que de mettre quelques fermiers dans le cas de vivre en seigneurs, mais ne diminuerait nullement la quantité de travail nécessaire pour faire venir des produits bruts sur les terrains cultivés les moins productifs[7].

Rien n’est plus commun que d’entendre parler des avantages que possède la terre sur toute autre source de production utile, et cela, en raison du surplus qu’on en retire sous la forme de rente. Et cependant, à l’époque où les terrains sont le plus fertiles, le plus abondants, le plus productifs, ils ne donnent point de rente ; et ce n’est qu’au moment où ils s’appauvrissent, — le même travail donnant moins de produit, — qu’on détache une partie du produit primitif des terrains de premier ordre, pour le paiement de la rente[8]. Il est assez singulier que cette qualité de la terre, qui aurait dû être regardée comme un désavantage, si on la compare aux agents naturels qui secondent le manufacturier, ait été considérée au contraire comme ce qui lui donnait une prééminence marquée. Si l’air, l’eau, l’élasticité de la vapeur, et la pression de l’atmosphère pouvaient avoir des qualités variables et limitées ; si l’on pouvait, de plus, se les approprier, tous ces agents donneraient une rente, qui se développerait à mesure que l’on utiliserait leurs différentes qualités. Plus on descendrait dans l’échelle des qualités, et plus hausserait la valeur des produits fabriqués avec ces agents, parce que des quantités égales de travail industriel donneraient moins de produits. L’homme travaillerait plus de son corps, la nature ferait moins, et la terre ne jouirait plus d’une prééminence fondée sur la limitation de ses forces.

Si l’excédant de produit qui forme la rente des terres est réellement un avantage, il est à désirer alors que, tous les ans, les machines récemment construites deviennent moins productives que les anciennes. Cela donnerait, en effet, plus de valeur aux marchandises fabriquées, non-seulement avec ces machines, mais avec toutes celles du pays ; et l’on paierait alors une rente à tous ceux qui posséderaient les machines plus productives[9].

La hausse des rentes est toujours l’effet de l’accroissement de la richesse nationale, et de la difficulté de se procurer des subsistances pour le surcroît de population : c’est un signe, mais ce n’est jamais une cause de la richesse ; car la richesse s’accroît souvent très-rapidement pendant que la rente reste stationnaire, ou même pendant qu’elle baisse. La rente hausse d’autant plus rapidement, que les terrains disponibles diminuent de facultés productives. Là où la richesse augmente avec le plus de vitesse, c’est dans les pays où les terres disponibles sont le plus fertiles, où il y a le moins de restrictions à l’importation, où, par des améliorations dans l’agriculture, on peut multiplier les produits sans aucune augmentation proportionnelle dans la quantité de travail, et où, par conséquent, l’accroissement des rentes est lent.

Si le prix élevé du blé était l’effet et non la cause de la rente, il varierait en raison de l’accroissement ou de la diminution de la rente qui se trouverait former ainsi une portion intégrante des prix. Mais c’est le blé qui a exigé pour sa production le plus de travail qui est le régulateur du prix des grains ; et la rente n’entre pas et ne peut entrer pour rien dans les éléments du prix du blé[10]. Adam Smith a donc tort quand il suppose que le principe qui dans l’origine a réglé la valeur échangeable des denrées, c’est-à-dire la quantité comparative de travail nécessaire à leur production, peut être modifiée par l’appropriation des terrains et le paiement d’une rente. Il entre dans la composition de presque toutes les marchandises une certaine source de produits agricoles, dont la valeur, aussi bien que celle du blé, est réglée par la faculté productive de la dernière portion de capital engagée dans la terre, de celle qui ne paie pas de rente. La rente n’est donc point un élément du prix des denrées[11].

Nous avons jusqu’ici étudié les effets du progrès naturel de la richesse et de la population sur la rente dans un pays dont les terres ont différents degrés de force productive, et nous avons vu qu’à chaque portion additionnelle de capital qu’on est obligé d’employer à la culture, et dont le produit est moins profitable, la rente hausse. Il résulte des mêmes principes que si, par quelques modifications dans l’état social, il devenait inutile d’employer autant de capital à l’agriculture, les dernières portions qui y auraient été consacrées, donneraient plus de profit, et les rentes baisseraient. Toute réduction considérable dans le capital national, qui diminuerait d’une manière sensible les fonds destinés à payer le travail, aurait naturellement le même effet. La population se proportionne toujours au capital destiné à payer le travail, et, par conséquent, doit s’accroître ou diminuer selon que ce capital augmente ou diminue. Toute réduction dans le capital est donc nécessairement suivie d’une moindre demande de blé, d’une baisse de prix, et d’une diminution de culture. La diminution des capitaux abaisse ainsi la rente par une influence contraire à celle de leur accumulation. Les terrains les moins productifs seront successivement abandonnés, la valeur échangeable de leurs produits tombera, et on ne cultivera en dernier lieu que les terrains les plus fertiles, qui alors ne paieront plus de rentes.

Le même résultat aurait encore lieu dans le cas où l’accroissement de richesse et de population dans un pays serait accompagné de si grandes améliorations dans l’agriculture, qu’il n’y eût plus besoin de cultiver des terrains d’une qualité inférieure, ou de dépenser autant de capital à la culture des terrains plus fertiles.

Supposons qu’une population donnée ait besoin pour sa nourriture d’un million de quarters de blé, qu’on récolte sur des terrains des qualités nos 1, 2, 3. Si l’on vient à découvrir un moyen perfectionné par lequel les terrains nos 1 et 2 suffisent pour donner la quantité requise sans avoir recours au no 3, il est clair que dès lors il y aura baisse de la rente ; car c’est le no 2 au lieu du no 3 qui sera alors cultivé sans payer de rente et celle du no 1, au lieu d’être la différence entre le produit du no 3 et du no 1, ne représentera plus que la différence entre les nos2 et 1. La population restant la même, il ne saurait y avoir de demande pour une quantité plus forte de blé ; le capital et le travail employés jadis à la culture du no 3 seront consacrés à la production d’autres objets utiles à la société, et ne contribueraient à la hausse de la rente que dans le cas où les matières premières qui entrent dans leur composition ne pourraient s’acquérir que par un emploi moins avantageux du capital consacré à l’agriculture. Or, dans ce cas, on reprendrait la culture du no 3.

Il est hors de doute que la baisse du prix relatif des produits naturels par suite d’améliorations agricoles ou d’une économie dans la production, doit naturellement conduire à une plus forte accumulation ; car les profits du capital doivent s’être accrus de beaucoup.

Cette accumulation de capital fera naître une plus forte demande d’ouvriers, fera hausser leurs salaires, et augmentera la population ; il y aura ainsi, demande croissante de produits agricoles, et, par suite, augmentation de culture. Mais ce n’est qu’après l’augmentation de la population que les fermages pourront s’élever à leur ancien taux, c’est-à-dire après que les terres no  3 auront été soumises à la culture ; et il se sera écoulé dans cet intervalle un espace de temps assez considérable, signalé par une diminution réelle des rentes.

Les améliorations en agriculture sont de deux espèces : les unes augmentent la force productive de la terre, et les autres nous font obtenir ses produits avec moins de travail. Toutes deux tendent à faire baisser le prix des matières premières ; toutes deux influent sur la rente, mais pas également. Si elles ne faisaient pas baisser le prix des matières premières, elles ne seraient plus des améliorations ; car leur caractère essentiel est de diminuer la quantité de travail qui était nécessaire auparavant pour la production d’une denrée, et une telle diminution ne saurait s’effectuer sans être suivie de la baisse de son prix ou de sa valeur relative.

Les améliorations qui augmentent les pouvoirs productifs de la terre, comprennent les assolements et de meilleurs engrais. Par ces améliorations l’on peut retirer le même produit d’une moindre étendue de terrain. Si au moyen d’une rotation de turneps je puis en même temps nourrir mes moutons et avoir une récolte de blé, le terrain qui servait auparavant à nourrir mes moutons deviendrait inutile, et j’obtiendrais la même quantité de produits bruts en employant une moindre quantité de terrain. Si je découvre un engrais qui fasse produire au même terrain 20 pour cent en plus de blé, je puis retirer une partie du capital qui se trouve employé à la partie la plus improductive de ma ferme. Mais, comme je l’ai déjà remarqué, il n’est pas nécessaire, pour faire baisser la rente, de soustraire des terres à la culture : il suffit pour cela qu’on emploie des portions successives de capital dans la même terre avec des résultats différents, — la portion qui donne le moins de profit étant retirée. Si par l’introduction de la culture des turneps ou par l’usage d’engrais plus riches, je puis avoir le même produit moyennant le même capital ; et sans changer la différence qui existe entre les rendements des portions successives de capital, je ferai baisser la rente, car cette portion, qui est la plus productive, sera celle qui servira de mesure pour estimer toutes les autres. Supposons, par exemple, que les portions successives de capital produisent 100, 90, 80, 70 : ma rente pendant que j’emploierai ces quatre portions, sera de 60 ou de toute la différence entre

70 et 100 — 30 Tandis que le produit serait de 310 100
70 et 90 — 20 90
70 et 80 — 10 80
60 70

340


et tant que j’emploierai ces portions, la rente restera toujours la même, quoique le produit de chacune d’elles éprouve un accroissement égal. Si, au lieu de 100, 90, 80, 70, les produits s’élevaient à 125, 115, 105, 95, la rente serait toujours de 60, qui est la différence entre

95 et 125 — 30 Tandis que le produit serait de 440 125
95 et 115 — 20 115
95 et 115 — 10 105
60 95

340

Mais avec une telle augmentation de produits, sans accroissement dans la demande, il ne pourrait y avoir aucune raison pour consacrer tant de capital à la terre ; on en retirerait une portion, et, par conséquent, la dernière portion de capital rapporterait 105 au lieu de 95, et la rente baisserait à 30, ou à la différence entre

105 et 125 — 20 Tandis que le produit serait toujours en rapport avec les besoins de la population, car il serait de 345 quarters, ou 125
105 et 115 — 10 115
30 105

345


la demande n’étant que de 340 quarters.

Mais il est des améliorations qui peuvent faire baisser le prix relatif des produits et la rente en argent, sans faire baisser la rente en blé. De telles améliorations n’augmentent pas, à la vérité, les forces productives de la terre, mais elles font obtenir le même produit avec moins de travail. Elles influent plutôt sur la formation du capital employé à la terre, que sur la culture même de la terre. Des perfectionnements dans les instruments de l’agriculture, tels que les charrues et la machine à battre le blé, l’économie dans le nombre des chevaux employés à l’agriculture, et des connaissances plus étendues dans l’art du vétérinaire, sont de cette nature. Moins de capital, ce qui est la même chose que moins de travail, sera consacré à la terre ; mais pour obtenir le même produit, il faudra toujours cultiver autant de terrain. Pour reconnaître si des améliorations de cette espèce influent sur la rente, il faudra examiner si la différence entre le produit obtenu par l’emploi de différentes portions de capital, augmente, diminue, ou reste la même. Si l’on consacre quatre portions de capital à la terre, 50, 60, 70, 80, chacune donnant les mêmes résultats, et que, par quelque amélioration favorable à la formation de ce capital, on en puisse retirer 5 de chaque portion, en sorte qu’elles restent à 45, 55, 65 et 75, la rente des terres à blé ne subira aucune altération ; mais si les améliorations sont de nature à permettre de faire sur la plus forte portion de capital, l’économie de la totalité de la portion employée d’une manière moins productive, la rente baissera à l’instant, car la différence entre le capital le plus productif et celui qui l’est le moins, se trouvera diminuée, et c’est cette différence qui constitue la rente.

Je ne multiplierai pas les exemples, et j’espère en avoir dit assez pour prouver que tout ce qui diminue l’inégalité entre les produits obtenus au moyen de portions successives de capital employées sur le même ou sur de nouveaux fonds de terre, tend à faire baisser la rente, tandis que tout ce qui augmente cette inégalité produit l’effet opposé, et tend à la faire hausser[12].

En parlant de la rente du propriétaire, nous l’avons considérée dans ses rapports avec le produit total, sans avoir le moindre égard à sa valeur échangeable ; mais puisque la même cause — qui est la difficulté de produire, — fait hausser la valeur échangeable des produits naturels, en augmentant aussi la proportion de ces produits, donnés au propriétaire en paiement de sa rente, il est clair que celui-ci tire un double avantage de la difficulté de produire. En effet il obtient d’abord une portion plus forte, et puis il est payé en denrées dont la valeur est plus considérable[13].

  1. Nous n’avons pas hésité à substituer, dans tout le cours de ce chapitre, le mot rente au mot fermage qui a servi à la plupart des écrivains, pour rendre l’expression anglaise rent. On a craint, avant nous, d’introduire dans la nomenclature scientifique un terme inusité et qui commanderait la méditation ; comme si la première crainte ne devait pas être de vicier une démonstration par le vague, l’ambiguïté du langage. Chaque idée nouvelle dans les sciences, dans les arts, apporte avec elle sa forme, ses expressions ; et il serait aussi insensé de chercher à construire l’économie politique actuelle avec la nomenclature de Montchrétien, de Quesnay et de l’abbé Baudeau, que de faire de la chimie avec la langue de Bacon ou de Paracelse, et de bâtir nos cathédrales avec des blocs Cyclopéens. D’ailleurs, si nous n’avons pas hésité ici, c’est qu’en réalité nous n’avions pas à hésiter, c’est qu’à tout prix il fallait rejeter l’ancien mot de fermage, contre lequel protestent et le sens et la lettre de Ricardo. En effet, qu’entend-on en économie politique par le mot fermage ? C’est la somme payée par celui qui cultive et exploite une terre, à celui qui la possède. Qu’entend-on maintenant par le mot rente ? C’est, d’après la définition même de Ricardo, cette portion du produit de la terre qu’on donne au propriétaire pour avoir le droit d’exploiter les facultés productives et impérissables du sol. Et la différence est ici manifeste, essentielle, tellement essentielle même que l’auteur a consacré toute une série d’arguments à la faire ressortir. Il fait plus : après avoir bien établi qu’on ne saurait donner le nom de rente à la portion de produit attribuée au propriétaire pour l’intérêt des capitaux consacrés à l’amélioration des terres, à la construction des granges, fermes, etc., il trace, entre ses idées et les idées générales, une ligne de démarcation profonde en disant que dans le langage vulgaire, on donne le nom de rente à tout ce que le fermier paie annuellement au propriétaire, et qu’Adam Smith a souvent sacrifié à cette erreur du plus grand nombre. Ainsi donc, la rente est une redevance attachée au sol lui-même, au droit de propriété, par une fiction nécessaire, je le sais, mais analogue à celle qui faisait jadis du travail un droit domanial ; — c’est en effet la faculté d’exploiter leur terre que vendent les propriétaires à l’instar des rois du moyen âge et du Sultan. Dès le moment où des placements de capitaux, des défrichements s’interposent et viennent modifier la valeur de la terre, la rente se combine avec l’intérêt, les profits, et s’absorbe alors dans le fermage, qui tantôt la dépasse et tantôt lui est inférieure. De là des complications qui voilent souvent la notion de la rente : mais une analyse sévère la fait bientôt dégager et il suffit de quelque réflexion pour retrouver, au milieu des autres incidents économiques, cette portion du produit qui retourne, suivant l’auteur, au propriétaire uniquement comme propriétaire. Sans cette distinction fondamentale, qui doit se refléter dans les termes de notre traduction, la théorie de Ricardo serait impossible et nous dirons même absurde. Quelque novateur qu’on soit et amoureux de systèmes inconnus, il faut s’arrêter devant des extravagances outrées que repoussent tous les esprits ; et nous placerions la théorie de Ricardo au nombre de ces extravagances, s’il avait voulu établir que le fermage, y compris l’intérêt des capitaux engagés dans la terre, n’accroît pas les frais de production. Tout devient clair, au contraire, sinon incontestable, si l’on admet avec l’auteur que la rente est indépendante de cet intérêt, et n’existe même que par la différence des frais de production sur des terrains de qualités diverses. Ceci est donc plus qu’une rectification lexicographique, c’est, avant tout, une rectification scientifique On disait jadis : Donnez-moi trois lignes d’un homme et je le fais pendre : on pourrait presque dire, en général : Donnez-moi trois lignes d’un auteur à traduire, et je le rends incompréhensible. En substituant dans tout ce chapitre le mot rente de la terre au mot fermage, nous croyons avoir évité cette faute, et nous aurions même des autorités à invoquer, s’il en était besoin lorsqu’on a pour soi la nécessité logique. — A. F
  2. Si les forêts du propriétaire norvégien étaient en coupe réglée, c’est-à-dire s’il s’était arrangé pour que sa terre lui fournît toujours le même revenu en arbres, les arbres qu’il vendait, ou que le fermier de ses forêts vendait pour lui, formaient bien en réalité le profit résultant du pouvoir productif de son fonds. Si la pousse annuelle ne remplaçait pas la vente annuelle, alors il vendait chaque année une portion du capital dont ses terres étaient couvertes. Smith me paraît au surplus fondé à considérer comme faisant partie du fonds de terre le capital qui s’y trouve répandu en améliorations, en bâtiments d’exploitation, etc., et comme faisant partie du profit des terres ou des fermages, l’intérêt que le propriétaire retire de ce capital. Je sais qu’il est susceptible d’altération, de destruction absolue, tandis que le pouvoir productif du sol ne peut pas se détruire. Mais quant aux profits, quant aux loyers, ce capital suit le sort de la terre elle-même. Les améliorations faites à une terre ne peuvent être transportées à une autre ; elles augmentent son pouvoir productif, et leur effet est en tout semblable aux effets du pouvoir productif indestructible de la terre elle-même. — J.-B. Say.
  3. « La terre, ainsi que nous l’avons déjà vu, n’est pas le seul agent de la nature qui ait un pouvoir productif ; mais c’est le seul, ou à peu près, que l’homme ait pu s’approprier, et dont, par suite, il ait pu s’approprier le bénéfice. L’eau des rivières et de la mer, par la faculté qu’elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif ; le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu’à la chaleur du soleil, travaillent pour nous ; mais heureusement personne n’a pu dire : Le vent et le soleil m’appartiennent, et le service qu’ils rendent doit m’être payé. » Économie politique, par J.-B. Say, liv. II, chap. 9.
  4. Dans la notice historique placée en tête de ce volume, nous avons esquissé et discuté la théorie dont Ricardo s’est fait le plus vigoureux apôtre. Nous y renvoyons le lecteur, afin de ne scinder l’attention qu’au profit des maîtres dont nous citerons l’opinion en marchant. — A. F.
  5. Il ne me semble pas prouvé que tout le profit que retirera le cultivateur dans ce cas soit le profit de son capital. Le terrain ne sera cultivé qu’autant qu’on en aura assuré la propriété au cultivateur ; dès lors il a quelque chose de plus précieux que tout autre terrain de même qualité, non encore approprié. — J.-B. Say.
  6. M. Say n’a-t-il pas oublié dans le passage suivant que ce sont les frais de productions qui règlent définitivement les prix ? — « Les produits de l’industrie agricole ont même cela de particulier, qu’ils ne deviennent pas plus chers en devenant plus rares, parce que la population décroît toujours en même temps que les produits alimentaires, diminuent ; et que, par conséquent, la quantité de ces produits qui est demandée diminue en même temps que la quantité offerte. Aussi ne remarque-t-on pas que le blé soit plus cher là où il y a beaucoup de terres en friche, que dans un pays complétement cultivé. L’Angleterre, la France, étaient beaucoup moins bien cultivées au moyen âge que de nos jours ; elles produisaient beaucoup moins de céréales, et néanmoins, autant qu’on en peut juger par comparaison avec quelques autres valeurs, le blé ne s’y vendait pas plus cher. Si le produit était moindre, la population l’était aussi : la faiblesse de la demande compensait la faiblesse de l’approvisionnement. » Liv. III, Chap. 8. M. Say, persuadé que le prix du travail était le régulateur de celui des denrées, et supposant avec raison que les établissements de charité de toute espèce tendent à augmenter la population au delà de ce qu’elle serait devenue si elle était livrée à elle-même, et par conséquent à faire baisser les salaires, dit : « Je soupçonne que le bon marché des marchandises qui viennent d’Angleterre tient en partie à la multitude d’établissements de bienfaisance qui existent « dans ce pays. » Liv. III, chap. 6. Cette opinion est conséquente dans un auteur qui soutient que les salaires règlent les prix.

    Je ne pense point que ce soient les frais de production qui définitivement règlent le prix des choses ; car, lorsqu’une chose coûte trop cher à faire, elle ne se vend point. Le prix s’établit en raison directe de la quantité demandée, et en raison inverse de la quantité offerte. Lorsque le prix courant paie peu généreusement les producteurs*, la quantité produite, c’est-à-dire offerte, diminue ; le prix monte, et en même temps un certain nombre de consommateurs renoncent à se porter demandeurs ; et lorsque le prix monte au point d’excéder les facultés des plus riches amateurs, la production et la vente de cette espèce de produit cessent complètement. (Note de l’Auteur.)

    Relativement à l’influence que les secours donnés aux indigents exercent sur les salaires, et par suite sur le prix des produits, on sait qu’en Angleterre les paroisses viennent au secours des ouvriers qui gagnent trop peu pour soutenir leurs familles. Sans un tel secours ces familles ne pourraient pas s’entretenir et se perpétuer. La classe des ouvriers deviendrait moins nombreuse et plus chère. Il est permis de croire qu’alors leurs produits renchériraient et soutiendraient moins favorablement la concurrence dans l’étranger. Au surplus, je crois, avec M. Ricardo, que la valeur des salaires, dans la plupart des cas, influe, sinon point du tout, au moins faiblement, sur la valeur des produits. Toute augmentation dans les frais de production diminue l’avantage que l’entrepreneur d’un certain produit en particulier trouve à le produire, diminue par conséquent la quantité de ce produit qui est apportée sur le marché, et, par suite, en fait monter le prix ; mais, d’un autre côté, à mesure que le prix monte, la demande diminue de son côté. C’est ce qui fait que les producteurs ne peuvent jamais faire supporter au consommateur la totalité de l’augmentation de leurs, frais. Pour ne point diminuer la quantité qui se consomme, ils aiment mieux altérer leurs qualités qu’élever leurs prix. C’est ce qui fait que plus les marchandises montent et moins elles sont bonnes. S’il fallait faire les soieries aussi substantielles qu’elles l’étaient il y a cinquante ans, la consommation en cesserait presque entièrement. — J-B. Say.

  7. De ce que le prix du blé ne baisserait pas quand même tous les fermiers seraient débarrassés de leurs propriétaires, il ne s’ensuit pas que le prix du blé ne paie aucun profit en raison du droit de propriété. Qui ne voit que, dans ce cas, les fermiers se substitueraient aux propriétaires, et empocheraient leurs profits ? La terre est un atelier chimique admirable où se combinent et s’élaborent une foule de matériaux et d’éléments qui en sortent sous la forme de froment, de fruits propres à notre subsistance, de lin dont nous tissons nos vêtements, d’arbres dont nous construisons nos demeures et nos navires. La nature a fait présent gratuitement à l’homme de ce vaste atelier, divisé en une foule de compartiments propres à diverses productions ; mais certains hommes entre tous s’en sont emparés, et ont dit : À moi ce compartiment, à moi cet autre ; ce qui en sortira sera ma propriété exclusive. Et, chose étonnante ! ce privilège usurpé, loin d’avoir été funeste à la communauté, s’est trouvé lui être avantageux. Si le propriétaire d’une terre n’était pas assuré de jouir de ses fruits, qui voudrait faire les avances de travail et d’argent nécessaires pour sa culture ? Les non-propriétaires eux-mêmes, qui maintenant du moins peuvent être passablement vêtus et se procurer leur subsistance avec le produit de leur travail, seraient réduits, comme cela se pratique dans la Nouvelle-Zélande, ou bien à Nootka-Sound, à se disputer perpétuellement quelques pièces de poisson ou de gibier, à se faire, tout nus, une guerre éternelle, et à se manger les uns les autres, faute d’un aliment plus honnête.

    C’est ainsi qu’un fonds de terre a pu fournir une quantité décuple, centuple, de produits utiles à l’homme. La valeur de ces produits une fois créée a formé le revenu, 1o du propriétaire foncier ; 2o du capitaliste qui a fourni les avances (soit qu’il se trouve être le propriétaire lui-même ou bien le fermier) ; 3o des cultivateurs, maîtres et ouvriers dont les travaux ont fertilisé le sol. — Qui a payé cette valeur dont s’est formé le revenu de tous ces gens-là ? — L’acheteur, le consommateur des produits du sol. — Et je dis que le produit dû sol a payé tout cela ; car s’il avait été insuffisant, une partie de ces moyens-de production, ne recevant point d’indemnité pour son concours, se serait retirée de la production ; que le propriétaire lui-même n’aurait plus voulu louer son atelier (le terrain), puisque cette location ne lui aurait rien rapporté. Dès lors plus de garantie, plus de certitude de recueillir les produits ; le terrain serait resté en friche, et la quantité offerte des produits territoriaux devenant moins grande, serait remontée au taux nécessaire pour que le propriétaire fût payé. (Il est entendu que cet effet aurait eu lieu, toutes choses d’ailleurs égales, et dans un état donné de la société.)

    Je conviens que ce profit du propriétaire foncier supporte, plus que les profits du capital et de l’industrie, les inconvénients du local ; car une certaine portion du capital et les travaux ne sont pas aussi immobiles que la terre ; ils peuvent petit à petit changer d’objets, tandis que le fonds de terre ne pouvant ni se transporter dans un lieu où ses produits auraient plus de valeur, ni donner d’autres produits que ceux auxquels la nature l’a rendu propre, n’a pu composer ses profits que de la valeur qui, dans ses produits, excède les profits du cultivateur qui n’est pas propriétaire.

    Voilà pourquoi de certaines terres ne rapportent que 20 sous l’arpent à leur propriétaire, tandis que d’autres se louent 100 fr, 200 fr., et davantage.

    La proportion entre l’offre et la demande fixe le prix des produits territoriaux comme de tout autre produit. Sur ces prix l’industrie et les capitaux dont le concours a été nécessaire, retirent des profits proportionnés aux risques, aux talents, et au taux ordinaire des profits dans tout autre genre de production. Les surplus forment le revenu du propriétaire foncier, le profit annuel de son utile usurpation. En cela nous sommes d’accord avec M. Ricardo ; mais lorsqu’il prétend que, n’y eut-il point de propriétaires, le prix du blé resterait le même, nous ne pouvons le croire.

    Lorsque, soit à cause de la médiocrité du terrain, soit à cause de la pesanteur des impôts, le travail et le capital employés à la culture coûtent plus que ne vaut le produit qui en résulte, alors non-seulement il n’y a pas de profits, de revenu, pour le propriétaire du fonds ; mais il n’y en a point non plus sur ce même fonds pour les capitaux ni l’industrie ; ils se consomment ou s’enfuient ; les terres restent en friche ; la population décroît, la civilisation s’altère, et la barbarie revient. C’est l’observation que Volney a faite sur la Syrie, et qu’on pourrait faire, quoique à un moindre degré, sur de certaines parties de l’Italie et de l’Espagne, qui ont été mieux cultivées et plus populeuses qu’elles ne le sont à présent.

    Il m’a paru plus simple d’exposer ce que je crois être le véritable état des choses, que de combattre, paragraphe par paragraphe, la doctrine de M. Ricardo.— J.-B. Say.

  8. Il se peut qu’une telle théorie convienne mieux aux habitudes et peut-être aux préjugés des Anglais sur la propriété ; mais elle nous paraît inférieure à celle d’Adam Smith, qui est plus conforme à la nature des choses, et qui explique d’une manière beaucoup plus simple l’origine du fermage. Le fermage n’est, selon nous, que le prix de location d’un instrument privilégié dans les pays d’aristocratie, et d’un accès plus libre dans les pays où règne l’égalité des partages. La liberté absolue du commerce en ferait encore plus baisser le taux, si elle existait quelque part. — A. Blanqui.
  9. « D’ailleurs, dans la culture de la terre (dit Adam Smith), la nature travaille conjointement avec l’homme ; et quoique le travail de la nature ne coûte aucune dépense, ce qu’il produit n’en a pas moins sa valeur, aussi bien que ce que produisent les ouvriers les plus chers. » On paie la nature pour son travail, non en raison de ce qu’elle fait beaucoup, mais parce qu’elle fait peu. À mesure qu’elle se montre avare de ses dons envers nous, elle exige plus de prix de son ouvrage. Quand elle est généreuse et libérale, elle travaille toujours gratuitement. « Les bestiaux employés à l’agriculture, non-seulement contribuent par leur travail, comme les ouvriers des manufactures, à la reproduction d’une valeur égale à leurs propres consommations, ou au capital qui les emploie, en y ajoutant les profits des capitalistes ; mais ils produisent encore une valeur bien plus grande. Outre le capital du fermier et tous ses profits, ils reproduisent régulièrement le fermage du propriétaire. On peut considérer ce fermage comme le produit de cette puissance de la nature dont le propriétaire prête la jouissance au fermier ; il est plus ou moins fort, selon qu’on suppose à cette puissance plus d’étendue, ou, en d’autres termes, selon la fertilité naturelle ou artificielle dont on suppose la terre susceptible. C’est l’œuvre de la nature qui reste, après qu’on a déduit ou compensé tout ce qu’on peut regarder comme l’œuvre de l’homme. C’est rarement moins du quart, et souvent plus du tiers du produit total. Jamais une pareille quantité de travail productif employé en manufactures ne saurait opérer une aussi grande reproduction. Dans celles-ci la nature ne fait rien, c’est l’homme qui fait tout. Et la reproduction doit être toujours en raison de la puissance des agents qui l’opèrent. Ainsi, non-seulement le capital employé à l’agriculture met en activité une plus grande quantité de travail productif que tout autre capital d’égale valeur employé en manufactures, mais encore à proportion de la quantité de travail productif qu’il emploie, il ajoute une beaucoup plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail du pays, à la richesse et au revenu réel de ses habitants. De toutes les manières dont un capital peut être employé, c’est sans comparaison la plus avantageuse à la société. » Livre II, chap. 5.

    La nature ne fait-elle donc rien pour l’homme dans les manufactures ? N’est-ce rien que la puissance du vent et de l’eau qui font aller nos machines, et qui aident à la navigation ? La pression de l’atmosphère et l’élasticité de la vapeur de l’eau, au moyen desquelles nous donnons le mouvement aux machines les plus étonnantes, ne sont-elles pas des dons de la nature ? Pour ne rien dire des effets du calorique qui ramollit et fond les métaux, ni de la décomposition de l’air dans les procédés de la teinture et de la fermentation, il n’existe pas une seule espèce de manufacture dans, laquelle la nature ne prête son aide à l’homme, et elle le fait toujours avec libéralité et gratuitement1.

    M. Buchanan fait sur le passage d’Adam Smith, que nous avons transcrit, la remarque suivante : « J’ai essayé de montrer, dans mes observations sur le travail productif et improductif renfermées dans le quatrième volume, que l’agriculture n’augmente pas plus le capital national que tout autre genre d’industrie. Smith, en regardant la portion de la production territoriale qui représente le profit du fonds de terre, comme si avantageuse à la société, n’a pas réfléchi que la rente n’est que l’effet de la cherté, et que ce que le propriétaire gagne de cette manière, il ne le gagne qu’aux dépens du consommateur. La société ne gagne rien par la reproduction du profit des terres ; c’est une classe qui profite aux dépens des autres. S’imaginer que l’agriculture donne un produit net, parce que la nature concourt avec l’industrie des hommes aux opérations de la culture, et qu’il en résulte une rente, c’est une rêverie. Ce n’est pas du produit que naît la rente, mais bien du prix auquel le produit est vendu ; et ce prix on l’obtient, non parce que la nature a aidé à la production, mais parce que, seul, il fait concorder l’offre avec la demande » (Note de l’Auteur.)

    On ne saurait disconvenir à la suite de ces deux estimables écrivains, de M. Buchanan, compatriote d’Adam Smith et qui soutient si bien l’honneur de la célèbre école d’Edimbourg, et de M. David Ricardo, qui a développé avec tant de sagacité les lois de la dépréciation du papier-monnaie ; on ne saurait disconvenir, dis-je, que le propriétaire foncier n’ajoute personnellement rien à l’utilité annuellement produite dans un pays. Si donc les circonstances du pays établissent, pour les produits agricoles, une demande telle que leur valeur vénale excède les autres avances, de manière à former un revenu pour le propriétaire foncier, il faut convenir que cet excédant est une portion de richesse tirée de la poche des consommateurs, pour être mise, sans équivalent de leur part, dans la poche des propriétaires fonciers. On eu peut dire autant du capitaliste qui fait valoir son capital Cependant s’il est impossible, comme il est prouvé dans mon Traité d’Économie politique (liv. I), que la production ait lieu, non-seulement sans fonds de terre et sans capitaux, mais sans que ces moyens de production ne soient des propriétés, ne peut-on pas dire que leurs propriétaires exercent une fonction productive, puisque sans elle la production n’aurait pas lieu ? fonction commode à la vérité, mais qui cependant, dans l’état présent de nos sociétés, a exigé une accumulation, fruit d’une production et d’une épargne, c’est-à-dire d’une privation antérieure. Quant aux capitaux, ils sont évidemment le fruit de la production de leurs auteurs ; et quant aux terres, si le premier occupant en a pu jouir à titre gratuit, à coup sûr on ne peut obtenir une terre actuellement que par une production de valeurs épargnées, égale à sa valeur. Je ne parle pas des biens qu’on a par succession ou par dons entre-vifs qui ne changent en rien la nature et les effets de la propriété par rapport au consommateur.

    Si donc les propriétés territoriale et capitale sont le fruit d’une production de la part de leurs possesseurs ou de ceux qui la leur ont transmise, je suis fondé à représenter ces propriétés comme des machines travaillantes, productives, dont les auteurs, en se croisant les bras, tireraient un loyer ; et j’ajoute que ce loyer ferait partie des frais de production, de ce que Smith appelle le prix naturel du produit. Il entrerait aussi dans le prix vénal de ce même produit ; car si l’acquéreur ne payait pas tout ce qu’il faut pour que la machine gagnât un loyer, cette machine, dont la volonté est représentée par la volonté de ses maîtres, cesserait de prêter son concours, et le produit n’aurait pas lieu. — J.-B. Say.

  10. La parfaite intelligence de ce principe me paraît une chose de la plus haute importance en économie politique. (Note de l’Auteur.)
  11. Entendons-nous. Si l’auteur veut dire que le profit foncier, le revenu du propriétaire, ne fait pas partie de ce que Smith appelle le prix naturel des choses, c’est-à-dire du montant des frais nécessaires de leur production, il peut avoir raison (sauf la restriction contenue en la note précédente).

    Si l’auteur veut dire que le revenu du propriétaire ne fait pas partie du prix courant des choses, de ce prix auquel le balancement de la quantité demandée avec la quantité offerte porte les choses, il me semble être dans l’erreur. La faculté productive du sol, du moment qu’elle est devenue une propriété, me semble être du même genre que la faculté productive du travail, qui est la propriété du travailleur. Les facultés de l’homme elles-mêmes, sa force musculaire, et même sa force d’intelligence, ne sont-elles pas un don gratuit de la nature, comme les facultés du sol ?

    Que si M. Ricardo prétendait que la demande des produits territoriaux ne va jamais au delà des facultés productives du sol, c’est-à-dire au delà des produits que peuvent fournir toutes les terres, les mauvaises comme les bonnes, je répondrais que je n’en vois pas la raison ; que les circonstances du pays peuvent être telles que les produits du sol, nécessairement bornés, soient toujours à un prix monopole qui assure au propriétaire des plus mauvaises terres un profit foncier ; que les capitaux ne peuvent pas être attirés vers ces produits, et les multiplier au delà des bornes que leur opposent l’étendue du pays et la fertilité de son sol, et qu’en supposant même que l’on regardât le commerce étranger comme un supplément suffisant à la production du pays, il resterait toujours à payer le profit foncier du propriétaire étranger ( qui n’est pas plus disposé que le propriétaire indigène à céder pour rien le concours de ses terres), sans parler des frais et des risques du commerce étranger. Enfin, l’expérience nous apprend que dans les pays populeux et productifs, les plus mauvaises terres, du moment qu’elles sont cultivées, rapportent toujours quelque fermage, et par conséquent quelque revenu foncier. — J. B. Say.

  12. C’est après avoir fait, dans son cours d’Économie politique, une magnifique et séduisante exposition de la théorie de la rente, que M. Rossi, partageant l’enthousiasme de M. Culloch et de la plupart des économistes anglais, a consacré à Ricardo ces paroles qui sont une véritable couronne scientifique : « Telle est la base de cette théorie si neuve et si capitale, qui est, disons-le, la gloire de l’économie politique moderne et qui donne l’explication des faits économiques les plus importants et les plus compliqués. » — Nous ne savons pas jusqu’à quel point cette théorie est moderne, puisque, déjà bien avant Ricardo et Malthus, elle avait été nettement esquissée par Anderson et E. West : mais nous sommes certain qu’elle ne constitue pas la gloire de l’économie politique actuelle. On n’y retrouve pas ces larges et fortes conséquences, ces arguments puissants qui font changer de face les questions et les sciences. C’est à la faveur d’hypothèses, d’analyses contestables et contestées, que Ricardo déroule la chaîne de ses aphorismes ; et tout cela pour aboutir à prouver que la rente, cette dîme passablement aristocratique, n’ajoute rien aux frais de production, c’est-à-dire, pour aboutir à une logomachie ou à une erreur. Qu’on le sache bien, la gloire de Ricardo, comme celle de l’économie politique, n’est pas là : il faut la chercher, la trouver ailleurs, et c’est ce que nous avons fait. — A. F.
  13. Afin de rendre ceci palpable, et de montrer à quel point peuvent varier les rentes en blé et en argent, supposons que le travail de dix hommes, dans une terre d’une qualité donnée, rapporte cent quatre-vingts quarters de blé à 4 l. le quarter, ou 720 l., et que le travail de dix hommes de plus sur la même terre, ou sur toute autre, ne produise qu’une augmentation de cent soixante-dix quarters : dans ce cas, le blé monterait de 4 l. à 4 l. 4 s, 8 d. ; car 170 : 180 :: 4 l.:4 l.4 s. 8 d. Ou bien, comme la production de cent soixante-dix quarters exige dans un cas le travail de dix hommes, tandis que dans l’autre 9.44 suffisent, la hausse serait comme 9. 44 : 10, ou comme 4 l. : 4 l. 4 s. 8 d. Si l’on employait encore dix hommes, les produits étant de
    160 le prix s’éleverait à ........................ l. 4. 10. 0
    150 ........................ à ........................ ... 4. 16. 0
    140 ........................ à ........................ ... 5. 2. 10

    et s’il n’était point payé de rente pour la terre qui rapporte les cent quatre-vingts quarters, lorsque le blé est à 4 l., la valeur de dix quarters serait donnée en paiement de la rente, du moment où on ne récolterait plus que cent soixante-dix quarters de blé qui vaudrait alors, à raison de 4 l. 4 s. 8 d., 42 l. 7 s. 6 d.

    quarters, quand le produit était de et au prix de rapporteraient . La rente en blé augmenterait donc dans la proportion de et la rente en argent, dans la proportion de .(Note de l’auteur.)