Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64/01

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Deux Négociations de la diplomatie européenne - Pologne et Danemark, 1863-64
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 299-346).
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DEUX NEGOCIATIONS
DE
LA DIPLOMATIE EUROPEENNE

POLOGNE ET DANEMARK - 1863-1864

Correspondence respecting the insurrection in Poland presented to the both Houses of Parliament (mai 1863). — Correspondence relating to the negociations of the years 1814 and 1815 respecting Poland presented to the House of Commons (mai 1863). — Exposé de la situation de l’empire et Documens diplomatiques, etc. (novembre et mars 1863). — Denmark and Germany : correspondence respecting the affairs of the duchies Holstein, Lauenburg and Schleswig presented to the both Houses of Parliament (mars-juin 1861). — Pièces inédites, etc.


I.
LES ALLIANCES DEPUIS LE CONGRES DE PARIS ET L’INSURRECTION POLONAISE.

On ne saurait le nier, le monde politique traverse en ce moment une crise inquiétante, et les intérêts généraux de l’Europe sont douloureusement affectés. Le manque d’entente entre les deux grandes puissances libérales de l’Occident ôte à la marche des affaires toute force régulatrice, et le droit des gens subit de graves atteintes au milieu des passions populaires violemment surexcitées et des ambitions ardentes et aventureuses. La France se proclame tantôt isolée dans telle grande question européenne, tantôt « désintéressée » dans telle autre, et se borne à donner par son attitude présente du relief à la valeur des conseils qu’elle avait vainement essayé de faire prévaloir à la fin de 1863. Quant à l’Angleterre, elle semble abdiquer toute influence politique et céder de plus en plus aux leçons de certains enfans terribles de l’école de Manchester que l’organe de la City accusait naguère encore avec amertume « de vouloir faire de la Grande-Bretagne une toute petite île d’un Océan-Pacifique. » Et en regard de cette réserve, momentanée sans nul doute, de la France et de l’Angleterre, se dessine chaque jour plus clairement une volonté commune qui anime les trois cours du Nord et dirige leurs pas. Peu importe que cette marche combinée ait nom alliance, accord ou entente : ce qui est bien évident, c’est qu’à tout ce que hasarde M. de Bismark le comte Rechberg finit par dire oui, et le prince Gortchakov ne dit pas précisément non. Sans vouloir être trop pessimiste, il est cependant difficile de ne pas reconnaître qu’on est loin à cette heure des perspectives que semblait ouvrir à la justice et au droit la guerre de Crimée, des promesses que paraissait contenir l’affranchissement de l’Italie. Pour mesurer la distance que la politique continentale a parcourue dans cette voie fâcheuse, ne fût-ce que pendant les douze ou treize derniers mois, il suffit de se rappeler que l’année 1863 encore avait commencé par une imposante action européenne qui devait réparer, autant que possible, la grande iniquité des siècles passés, — le partage de la Pologne. Or l’année que nous traversons a été non-seulement marquée par l’abandon de cette cause, mais elle paraît destinée à enregistrer le plus patiemment du monde un autre partage également injuste d’un état antique et respectable, le démembrement de la monarchie danoise.

À Dieu ne plaise que nous désespérions de l’avenir et que nous doutions un instant du triomphe prochain de la justice ! Le droit et la liberté ont éprouvé plus d’une éclipse partielle sans rien perdre cependant de leur éclat et de leur force. Nous ne saurions admettre que la France et l’Angleterre aient définitivement renoncé à s’entendre ; nous nous souvenons du reste que les Alberoni n’ont pu se maintenir longtemps, même dans un siècle aussi amolli et nonchalant que le fut le XVIIIe. Le rétablissement de l’alliance entre les deux grands peuples de l’Occident est une sauvegarde souveraine et une nécessité si impérieuse de la civilisation qu’il ne tardera pas à se réaliser malgré tous les obstacles, et les vicissitudes récentes n’auront servi qu’à en faire mieux ressortir le prix, à mieux en assurer le maintien. Déjà cette conviction commence à s’imposer à beaucoup de gens de bien ; elle ne peut pas manquer de devenir plus générale, et nous voudrions, pour notre humble part, contribuer à la raffermir en exposant les causes qui ont amené l’état si peu satisfaisant de l’heure présente, en retraçant les origines et la marche graduelle des événemens qui ont déjoué plus d’une chère espérance.

Deux faits dominent l’histoire des deux dernières années : la question polonaise et la question danoise. En faveur de chacune d’elles, l’Occident libéral a vainement invoqué le droit et les traités ; il a perdu à cette occasion deux campagnes diplomatiques, et, comme dans plus d’une défaite d’une cause juste, c’est la désunion des alliés qui a surtout contribué au triomphe de l’adversaire. Ce n’est pas du reste seulement par ce côté moral que les deux événemens se touchent et se ressemblent : ils se relient entre eux par des attaches bien autrement réelles, ils se complètent et s’expliquent l’un par l’autre. C’est donc sur ces deux principales négociations de la politique contemporaine que l’on voudrait ici appeler l’attention en consultant les papiers diplomatiques. Les pièces ne manquent pas en effet au procès, elles abondent. Si le gouvernement français a été parcimonieux dans ses communications aux corps de l’état et au public, le ministère britannique en revanche a fait distribuer au parlement, sur ces deux négociations, une correspondance très volumineuse, que M. Disraeli a même trouvée « suffocante, » et qui est des plus instructives sur presque tous les points de cette étude. Nous n’avons pas non plus négligé de mettre à profit plusieurs documens inédits et quelques renseignemens précieux et authentiques qui jettent une vive lumière sur certains faits ; nous avons toutefois eu soin de distinguer scrupuleusement ces informations des documens rendus publics, qui sont accessibles à toute vérification, et qui formeront la hase principale de ce récit.


I

Pour bien faire comprendre le caractère des vicissitudes de la période actuelle, il paraît indispensable de jeter un coup d’œil rapide sur le nouveau système d’alliances qui a prévalu ou qu’au moins on a tenté d’établir en Europe depuis le congrès de Paris (1856), alors que commençait à se dissoudre l’imposant faisceau de puissances qui avait fait la force aussi bien que la grandeur morale de la guerre de Crimée. Cette guerre a été en effet la manifestation éclatante et seulement beaucoup trop passagère de la solidarité qui, malgré les rivalités du moment et les apparentes divergences, devrait toujours exister entre les grands états vraiment européens. Le monde chrétien des temps passés a eu plus qu’on ne le pense la conscience de son unité morale, le sentiment de constituer un Occident libre et civilisé en opposition à un Orient barbare et envahisseur. Or ce noble et magnifique sentiment, qui a créé toutes les grandes choses de l’histoire, qui anime aussi bien l’Iliade et les livres d’Hérodote que les chants de Roland et du Cid, semblait revivre en quelque sorte dans cette croisade contre le tsar, où la France s’était jetée la première avec son esprit de courageuse initiative, où l’Angleterre n’avait pas tardé à la suivre, réfléchie, mais tenace, où l’Autriche elle-même, longtemps expectante et indécise, semblait à la fin devoir entrer avec tout le poids de ses influences germaniques. Peu importe que, dans cette croisade toute moderne, les noms et même les symboles aient étrangement changé, et qu’au lieu de combattre le Turc on l’ait défendu. Ce n’en fut pas moins l’ancienne et légitime lutte de l’Occident contre l’Orient, car c’était la Russie qui représentait l’Orient avec ses traits distinctifs de l’omnipotence de l’état sur l’individu, de la confusion du temporel et du spirituel, et de la tendance à la domination universelle. Aussi ce court effort de 1853-55 procura-t-il à l’Europe des avantages réels et qu’on ne devrait point déprécier. Il a écarté, sinon complètement dissipé, un danger immense pour l’équilibre du monde et l’indépendance des états ; il a de plus mis fin à l’espèce de dictature morale que l’empereur Nicolas n’avait que trop longtemps exercée dans les conseils des empires au détriment de toutes les causes libérales. Enfin, — et ce n’est pas à coup sûr le moindre mérite de cette campagne de Sébastopol, — au sortir d’un vaste ébranlement social et de ces épouvantables luttes civiles où l’âme humaine risque tant de se perdre et de s’affaisser, il a donné un noble élan aux esprits et éveillé le sens des grands intérêts du monde moderne. Si la guerre de Crimée n’a pas porté tous les fruits que la cause de la liberté et de la civilisation avait le droit d’en attendre, si elle est restée seulement une date au lieu de devenir une époque, c’est qu’elle a été brusquement interrompue, violemment arrêtée au moment décisif. Trois ans avant l’Italie, l’Europe entière a eu, elle aussi, son Villafranca, et un Villafranca encore bien plus regrettable.

Nous touchons ici à une des causes, à la cause principale peut-être qui amena la dissolution du grand faisceau occidental. On était au printemps de 1855, et la chute prévue de Sébastopol faisait naturellement penser au nouveau champ de bataille que l’on aurait à choisir pour la continuation de la lutte si heureusement commencée. Il était dans la logique, il était dans les nécessités morales de cette guerre, entreprise pour la défense des intérêts de l’Occident, de soustraire non-seulement la Turquie au joug de la Russie, mais d’essayer aussi d’arracher à ce joug l’antique boulevard de la civilisation, ces marches de l’Occident qui portent le nom de la Pologne, et dont la destruction a fondé la dangereuse prépondérance de l’empire des tsars. Le gouvernement français apprécia sainement cette situation : il songeait à inscrire le nom de la Pologne dans le programme des alliés. Il voulait donner à une entreprise si coûteuse un but sympathique et capable d’entraîner la nation ; il voulait « passionner la guerre, » comme on le disait alors dans les sphères politiques de Paris. Le cabinet des Tuileries n’avait pas encore, à l’époque dont nous parlons, cette vive répugnance contre toute invocation des traités de Vienne qui plus tard devait apporter tant de difficultés aux négociations de 1863 ; il se plaça résolument alors sur le terrain de 1815, et chargea son ambassadeur à Londres de sonder à cet égard les dispositions du cabinet de Saint-James. La dépêche de M. Drouyn de Lhuys, du 26 mars 1855, exposait d’une manière claire et précise le côté légal de la question polonaise, démontrant que « les conditions qui furent faites à l’empereur Alexandre, quand l’Europe consentit à la réunion de la plus grande partie du duché de Varsovie à l’empire russe sous le nom de royaume de Pologne, avaient un caractère strictement obligatoire. Elles constituaient pour les cabinets une compensation nécessaire à une acquisition qui donnait à la Russie des positions formidables au cœur de l’Europe centrale. » Le tsar s’était affranchi de ces obligations, l’Europe avait protesté à plusieurs reprises sans vouloir cependant troubler la paix pour demander une réparation immédiate ; « mais puisque la Russie elle-même a, de plein gré, rompu cette paix au maintien de laquelle nous ayons sacrifié de justes griefs, puisqu’elle nous a forcés à prendre les armes pour empêcher de sa part une nouvelle violation du droit, le moment nous semble venu de se rappeler les engagemens qu’elle avait pris avec l’Europe relativement au royaume de Pologne, et dont elle s’est affranchie. » Lord Clarendon trouva qu’une « pareille initiative était impolitique et impraticable en cette circonstance. » Il est de règle chez les hommes d’état de la Grande-Bretagne de ne pas se lier d’avance par des engagemens quelconques dans la conduite des négociations. Du reste, ce que désirait surtout alors l’Angleterre, c’était d’affaiblir la puissance russe en Asie ; la Circassie, par exemple, l’intéressait à ce moment, l’intéresse encore aujourd’hui beaucoup plus que la Pologne, et c’est ainsi que le gouvernement français échoua dans sa tentative du printemps de 1855. Avec le développement de la guerre pourtant, il n’est pas douteux que la question ne fût revenue et ne se fût imposée plus impérieusement au cabinet de Londres ; mais la moitié de Sébastopol venait d’être prise, la politique française fut tentée, alors comme depuis, de prendre un demi-succès du moment pour l’accomplissement d’une œuvre entreprise d’abord en vue du grand avenir ; puis la disparition de Nicolas avait enlevé le principal obstacle à des ouvertures de paix, car il fut dans la destinée de cet homme d’être aussi fatal à la Pologne par sa longue vie que par sa mort subite, cujus pari exitio viguit ceciditque. Le cabinet des Tuileries fit cependant encore, dans l’automne de la même année (dépêche du 15 septembre), une nouvelle démarche en faveur de cette nation, « dans la mesure pratique du possible. » Il voulut faire « du rétablissement du royaume de Pologne, dans les conditions stipulées par le congrès de Vienne, un des objets essentiels des négociations de la paix, aussitôt qu’elles deviendraient possibles, en même temps qu’une des bases fondamentales de cette paix. » « Le gouvernement de l’empereur se plaît à espérer, ajoutait M. Walewski dans sa dépêche à M. de Persigny, que celui de sa majesté britannique, envisageant au même point de vue cette importante question, n’appréciera pas moins la nécessité de la comprendre dans les futures négociations de la paix, et n’hésitera pas à réunir ses efforts aux nôtres pour obtenir le redressement d’un acte contre lequel la conscience des gouvernemens et des peuples n’a cessé de protester, car le temps n’a pu en affaiblir ni l’iniquité ni les funestes conséquences. » Il est curieux d’étudier la réponse que fit le cabinet de Saint-James à cette « communication importante, » ainsi que s’est plu à l’appeler lord Cowley dans sa correspondance avec le principal secrétaire d’état. Lord Clarendon trouva encore cette fois que le moment n’était pas « opportun. » L’Angleterre, qui devait bientôt se plaindre si amèrement de l’empressement de la France pour mettre fin à la guerre, craignit « que les gouvernemens des deux pays ne perdissent l’appui de l’opinion publique, si l’on savait que la reconstitution de la Pologne était une condition sine qua non de la paix ! » Du reste, disait lord Clarendon, « une grande illusion s’est dissipée ; on sait maintenant que la Russie peut être attaquée sur son propre territoire avec succès. Son prestige militaire est détruit. » Et de cette faiblesse de l’empire des tsars le ministre anglais ne concluait pas à la nécessité d’en profiter pour le bien de la Pologne, d’accomplir « un devoir » (ainsi qu’il l’appelait lui-même) d’autant plus impérieux qu’il était devenu facile. La conclusion de l’homme d’état britannique était tout autre et assurément bien étrange. Il redoutait que de nouvelles concessions demandées à la Russie n’effarouchassent l’Europe et ne la soulevassent contre les alliés ! Il pensait « qu’on commençait à s’alarmer de la force imposante présentée à l’Europe par l’union de l’Angleterre et de la France, et qu’on n’épargnerait aucun effort, qu’on ne reculerait devant aucun moyen pour tenter de rompre cette alliance !… » La France n’insista plus. « Sa majesté l’empereur, écrit lord Cowley, me dit qu’il ne demandait rien de nouveau, aucune modification de la carte, mais simplement ce qui fait partie du droit international général de l’Europe… Il est décidé à abandonner la solution de ces questions à la marche générale des événemens[1]. » La marche des événemens ou plutôt une pensée conçue depuis quelque temps et qui s’était déjà fixée à cette époque conduisait vers la solution d’une autre question. Or, pour l’entreprise qu’on méditait en Italie, et où il était à peine permis de compter sur une neutralité ombrageuse de l’Angleterre, il fut jugé utile de se ménager de bonne heure l’amitié de la Russie…

La paix fut donc décidée et un peu hâtée, et le congrès de Paris présenta un spectacle qui au premier abord ne laissait pas d’étonner. La puissance la plus conciliante, la plus amicale même envers la Russie, fut la France, qui avait supporté le plus grand poids de la guerre, et qui avait pensé un moment à porter l’attaque au cœur même de l’empire des tsars. L’Angleterre, qui, d’abord récalcitrante, avait fini par entrer dans la guerre avec ses passions et n’en sortait qu’avec hésitation et regret, mettait dans ses procédés envers le plénipotentiaire russe beaucoup de retenue et quelque peu de rudesse. L’Autriche, qui n’avait rien fait et rien risqué, se montra la plus exigeante et la plus méticuleuse. C’est alors aussi que lord Clarendon se ressouvint de la Pologne, dont il n’avait voulu rien entendre pendant l’année précédente, et tenta d’introduire cette question au congrès. On a fait un reproche au gouvernement français de ne pas s’être saisi de l’occasion ainsi offerte, de n’avoir pas appuyé fortement la démarche du plénipotentiaire anglais, et recherché une discussion qu’il avait été le premier à recommander quelques mois auparavant. Eh bien ! on ne saurait partager ce grief, ni souscrire à un jugement sévère à cet égard. Il était trop évident que la tentative de lord Clarendon ne fut qu’une simple manœuvre, et il le prouva du reste par l’empressement qu’il mit à retirer sa proposition. Si l’Autriche eût été tant soit peu habile et prévoyante, elle se serait emparée de la circonstance, elle aurait plaidé une cause qui était d’accord avec ses intérêts et les traités, pour lesquels elle professait un si grand respect, et certes la France n’aurait pu alors se dispenser de lui donner sa voix. Qui sait ? la question polonaise aurait peut-être été posée à ce congrès de Paris à la place d’une autre ; mais l’Autriche se tut, et lord Clarendon se contenta de la déclaration du comte Orlov : que l’empereur Alexandre « avait résolu de rendre aux Polonais tout ce dont on venait de lui parler. » On sait comment ces promesses furent tenues dans la suite. Il faut remarquer seulement, pour la moralité à tirer de tout cet incident, que le cabinet britannique n’a jamais jugé utile ou opportun, pas même pendant les années si agitées de 1861-62, de rappeler à la Russie les engagemens du comte Orlov, les déclarations que l’Angleterre elle-même avait alors provoquées. Seule, la France se souvint, dans une occasion unique il est vrai, des promesses faites par le plénipotentiaire russe au congrès de Paris : au sortir de l’entrevue de Stuttgart (1857), Alexandre II dit à son entourage, et d’un ton à la fois étonné et blessé, ces paroles significatives, qui furent bientôt connues au dehors : « On a osé me parler Pologne[2] ! »

Les événemens n’en devaient pas moins suivre la pente qu’ils avaient prise pendant le congrès de Paris, et révéler de plus en plus un rapprochement graduel entre la France et la Russie. Un moment il avait paru cependant que l’ancien faisceau allait être renoué ou maintenu, alors qu’on apprit qu’une triple alliance venait d’être signée entre la France, l’Angleterre et l’Autriche (15 avril 1856), afin de veiller au nouvel ordre de choses en Orient et d’empêcher que le traité du 30 mars, imposé à la Russie, ne reçût quelque atteinte ; mais bientôt, dans les arrangemens successifs des diverses difficultés que fit surgir l’exécution de quelques-unes des clauses de ce traité du 30 mars (Bolgrad, Ile-des-Serpens, navigation du Danube, etc.), on vit les argumens ou les interprétations du plénipotentiaire russe appuyés presque constamment par le plénipotentiaire de la France. Dans les différentes et nombreuses conférences et commissions qui se suivirent en ces années 1856-59 pour le règlement des questions pendantes, la distribution des voix fut presque invariablement celle-ci : l’Angleterre et l’Autriche d’un côté, et de l’autre la France et la Russie, appuyées d’ordinaire par la Prusse, qui ne séparait guère ses intérêts de ceux de son alliée du nord dans les relations extérieures. Ce qui fut plus grave et fut surtout remarqué, c’est que cette concordance de vues entre les cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg se manifestait principalement sur ce terrain même d’Orient encore chaud des boulets de la guerre, sur ce terrain d’où la Russie avait du d’abord, dans la pensée des alliés de 1853, être complètement exclue, et où elle reprenait maintenant influence et racines, modestement, il est vrai, et sous l’ombre protectrice de la France. Il est vrai aussi que les alliés avaient à cette époque pensé également à améliorer la condition intérieure de l’empire ottoman, que l’Angleterre elle-même avait alors parlé de l’utilité et de la nécessité de « réformer le Turc, » et que l’entente nouvelle entre la France et la Russie semblait presque toujours avoir cet objet pour but. Réformer le Turc ! La chose n’était guère facile, malgré tous les hatt-humayoum, « Pour réformer le Turc, disait malicieusement un ambassadeur français à Constantinople, il faudrait d’abord commencer par l’empaler. » Sans aller assurément jusque-là, sans vouloir la mort du juste Osmanli, la France désirait cependant rendre quelque vie et quelque autonomie aux diverses populations chrétiennes que recouvrait la couche officielle de la domination musulmane, — et la pensée fut aussi généreuse que prévoyante même dans son principe. Ce que le gouvernement français avait alors surtout à cœur, c’était d’amener la fusion politique de ces deux principautés de la Moldavie et de la Valachie, qui (disait un mémorandum de la France présenté déjà à l’époque des conférences de Vienne en 1855), « issues de la même race, parlant la même langue, ayant la même religion, et, à de légères différences près, les mêmes institutions et les mêmes lois, étaient invitées en quelque sorte par la nature à s’unir. » L’Angleterre s’était d’abord associée à la proposition ; mais après la tournure que les affaires générales commençaient à prendre depuis le congrès de Paris, et devant l’empressement de la Russie à voter pour l’union, lord Cowley recula, et fit cause commune avec l’Autriche et la Turquie dans leur opposition. De guerre lasse, on finit par accepter une combinaison qui assimilait complètement l’administration dans les deux pays, tout en maintenant leur séparation. C’était, comme plus tard en Italie, le projet de confédération substitué à l’idée de l’unité ; mais alors aussi fut donné sur les bords du Danube le premier exemple de cette politique qui devait bientôt s’exercer sur une bien plus vaste échelle dans la Toscane et l’Emilie. La double élection du prince Couza fut en effet le premier essai de cette diplomatie populaire qui, plus unie et conséquente que la diplomatie officielle, et aidée en sous-main quelque peu par une puissance amie, se plaisait à confondre les combinaisons des hauts plénipotentiaires et hauts contractans, et venait proclamer à la face du monde un fait accompli de par le suffrage de la nation. Et de même les considérations que le gouvernement français fit valoir alors pour la reconnaissance de ce fait accompli ne différèrent pas de beaucoup de celles qui plus tard furent données en faveur des annexions italiennes : elles semblent presque comme le cadre tracé d’avance d’une fameuse brochure. « Comment annuler l’acte qui vient de se passer ? disait la France. Par le pays ? Il ne s’y prêtera jamais. Il faudra donc recourir à des mesures d’exécution, et dans ce cas qui en sera chargé ? La Porte seule ? L’Autriche conjointement avec la Porte, etc. ?… En supposant donc qu’on prononçât l’annulation du vote passé, les moyens d’exécution feraient entièrement défaut, et cette décision serait frappée de nullité… » Ce fut là le côté piquant, pour ainsi dire initiateur, de ces affaires des principautés, où la France finit par triompher de l’opposition des cabinets de Saint-James et de Vienne avec l’aide de celui de Saint-Pétersbourg. — On ne parlera que pour mémoire d’une autre complication, celle du Monténégro, dont le prince, ancien protégé et salarié du tsar, était venu visiter le souverain de la France après la paix de Paris, et eut dès son retour des démêlés avec le sultan, à la suite desquels l’Algésiras et l’Impétueuse parurent devant Raguse. Des vaisseaux français dans les eaux d’Orient pour menacer la Turquie, à la grande mortification de l’Angleterre et de l’Autriche, aux grands applaudissemens de la Russie, et tout cela deux ans à peine après la guerre de Crimée !… Le spectacle ne manquait pas assurément d’originalité et indiquait le profond changement survenu depuis cette époque. — Quant à la petite révolution par laquelle les Serbes voulurent se donner de nouveau pour prince le vieux Miloch Obrénovitch à la place d’Alexandre Kara Géorgévitch, et qui devint aussi le sujet de négociations entre les puissances, elle n’était pas sans présenter quelque analogie avec les événemens des provinces danubiennes. Ce que la skouptchina (assemblée nationale) de Kragouïévatz reprochait surtout au prince dépossédé, c’était d’avoir montré trop de sympathies pour les alliés dans la guerre de 1853 ; cela n’empêcha pas le cabinet des Tuileries de favoriser le nouveau changement de règne, et la Porte eut beau protester contre les décisions de la skouptchina, sa protestation eut beau être trouvée très légitime par l’Angleterre et l’Autriche, elle n’en fut pas moins amenée à reconnaître les vœux de la Serbie. — On ne saurait évidemment entrer dans tous les détails de ces complications orientales. Il a suffi de relever les deux traits qui en ressortent presque constamment à cette époque : les votes populaires annulant les arrangemens de la diplomatie et l’accord de la France et de la Russie pour respecter ces votes, deux traits qui devaient bientôt se détacher avec bien plus de relief encore dans les affaires d’Italie.

Lorsque surgirent bientôt en effet les complications italiennes, la Russie multiplia les témoignages de ses bons rapports avec le cabinet des Tuileries, et se prêta volontiers à des habiletés diplomatiques qui avaient pour but d’amener la guerre sans la rendre générale. « Nos relations avec la France sont cordiales, » répondit le prince Gortchakov à lord Napier, chargé par son gouvernement de sonder les dispositions de la Russie dans des occurrences aussi graves. L’Angleterre faisait alors son possible pour empêcher la guerre d’Italie d’éclater, — quitte à se proclamer plus tard la libératrice de la péninsule et à faire des pèlerinages vers Garibaldi.— Lord Cowley, envoyé avec un certain fracas en mission à Vienne, s’évertuait à découvrir les bases possibles d’un accommodement, et déjà le cabinet de Saint-James se flattait de l’espoir d’avoir enchaîné la tempête, quand le prince Gortchakov vint subitement proposer un congrès et prononcer ce mot fatal qui semble maintenant destiné à devenir le signal d’un sauve qui peut parmi les plénipotentiaires et comme la traduction diplomatique du verset de la Bible : Dicunt pax, pax, et non est pax ! Ce mot en effet opéra son charme alors comme depuis. Lord Derby se plaignit amèrement de l’affreux, tour que lui avait joué la proposition venue de Saint-Pétersbourg, et on n’a jamais douté en Angleterre qu’elle n’eût été amenée par un coup de télégraphe parti de Paris. Il est singulier, dans tous les cas, de voir ainsi le vice-chancelier russe colporter le premier ce remède infaillible, cette panacée universelle, qui plus tard devait être si souvent recommandée pour tous les maux chroniques de l’Europe. Ce qui est beaucoup plus instructif, c’est de relire maintenant, à la lueur des expériences récentes, la circulaire du 27 mai 1859, par laquelle le prince Gortchakov faisait l’apologie du congrès, tel qu’il l’avait proposé. « Ce congrès, disait-il, ne plaçait aucune puissance en présence de l’inconnu : le programme en avait été tracé d’avance. L’idée fondamentale qui avait présidé à cette combinaison n’apportait de préjudice à aucun intérêt essentiel. D’une part, l’état de possession territoriale était maintenu, et d’autre part il pouvait sortir du congrès un résultat qui n’avait rien d’exorbitant ni d’inusité dans les relations internationales. » Pesez bien chaque mot de cette apologie : n’y trouvez-vous pas la plus curieuse et la plus substantielle critique, faite pour ainsi dire par anticipation, du projet de congrès que, cinq ans plus tard, vers la fin de 1863, la France devait présenter à l’Europe ?… Ce fut aussi. dans cette même circulaire du 27 mai 1859 que le prince Gortchakov fit la leçon à la confédération germanique, lui donna le conseil de ne pas secourir l’Autriche, et lui en dénia même le droit, vu qu’elle n’était « qu’une combinaison purement et simplement défensive. » Le remuant et bouillant M. de Beust riposta vertement le 15 juin ; « il avait une mission à remplir, » et il prouva d’une manière péremptoire que la confédération germanique était un grand tout, indissolublement uni pour la défensive comme pour l’offensive. M. de Beust était-il bien sûr du fait, et prendrait-il encore sur lui de maintenir sa thèse devant ces remparts de Rendsbourg, d’où le général Hake, le soldat de la confédération germanique, a été expulsé par le prince de Prusse ?…

La brusque proposition d’un congrès inacceptable au moment où l’Angleterre préparait un accommodement déplaisant, l’inquiétude inspirée ensuite à la confédération germanique dans ses velléités belliqueuses, telles furent les deux et très réelles preuves de bonne volonté que le cabinet de Saint-Pétersbourg donna à celui des Tuileries pendant la guerre d’Italie. En somme, et jusqu’à la paix de Villafranca, la France a retiré des profits véritables de ses relations amicales avec la Russie : grâce à ces relations, elle a pu passer les Alpes sans la crainte d’une guerre générale, elle a pu réaliser sa pensée favorite de l’union des principautés danubiennes, et ce dernier essai a éveillé dans plus d’un esprit l’idée d’un accord possible, désirable même, entre ces deux empires pour le règlement général de la question d’Orient. Il y a eu alors, il y a encore aujourd’hui beaucoup d’amis de ces populations chrétiennes de la Turquie qui, en face de la politique d’immobilité prêchée et pratiquée par l’Angleterre en cette question d’une manière si constante et souvent si coupable, ne verraient pas avec trop de déplaisir l’influence moscovite s’y accroître, et l’y salueraient même avec transport. Qu’on y prenne garde cependant ! Les humanitaires de notre temps qui, par désir de réformer le Turc, accepteraient volontiers la coopération de la Russie, nous rappellent parfois ces philosophes du XVIIIe siècle qui, par enthousiasme pour la tolérance, applaudissaient aux entreprises de Catherine II sur la Pologne. L’idée française, juste au fond et généreuse, de constituer lentement les libres autonomies des divers peuples chrétiens de la Turquie, la Russie l’accepte en toute assurance, car elle sait bien que de la manière dont ce système peut être réalisé à l’heure qu’il est, il ne fait qu’affaiblir de plus en plus le « malade, » sans cependant rendre les petits états qu’on détache successivement de l’empire ottoman assez vivaces, assez forts par eux-mêmes, pour qu’ils puissent un jour opposer une résistance sérieuse à son ambition séculaire. L’expérience en cours d’exécution en ce moment avec ces mêmes principautés danubiennes, le triste spectacle que nous y voyons, tout cela n’est-il pas fait pour décourager quelque peu, et prétendrait-on encore aujourd’hui, ainsi qu’on l’a pensé et proclamé en 1859, que par l’union de la Moldavie et de la Valachie on ait précisément élevé « une barrière infranchissable contée les empiétemens possibles de la Russie ? » Combien autre eût été le résultat, si cette œuvre se fût accomplie de concert avec l’Autriche et l’Angleterre, si cette dernière puissance y était entrée avec ses capitaux, son esprit d’entreprise et sa volonté tenace ! Car, disons-le franchement, ce n’est qu’avec l’accord de l’Autriche, et surtout de l’Angleterre, que la France parviendra à créer en Orient des choses sérieuses et durables ; avec l’aide de la Russie, elle n’y établira jamais que des constructions éphémères, pompeuses, il est vrai, pour un moment, mais qui n’auront aucun fondement solide, et finiront tôt ou tard par s’écrouler et aplanir seulement la voie à la conquête moscovite. Il est vrai que le concours de l’Angleterre est difficile à obtenir, ici comme partout ailleurs, et que pour y arriver la politique française aura à s’imposer une patience, un sang-froid, une indulgence à toute épreuve pour certaines idiosyncrasies. « Nous vivons dans des temps épais (the fatness of these times), disait Hamlet, où il faut demander pardon de sa vertu, où il faut se tordre et se morfondre pour obtenir la permission de faire quelque bien. » Et ces paroles du prince du Danemark, elles sont surtout applicables à l’épaisse Angleterre de nos jours… Hélas ! ce n’est cependant qu’à cette seule condition que la France peut faire quelque bien réel en Orient. Et puis, s’il était si facile de faire le bien, où en serait le mérite ?

Une courte réflexion se place encore ici. Ces petites connivences avec la Russie, elles pouvaient être sans danger, elles pouvaient être même de quelque profit pour la France, tant que celle-ci conservait la haute position que lui a value la guerre de Crimée, le prestige dont l’entourait l’œuvre libératrice au-delà des Alpes, tant qu’elle se montrait, en un mot, aussi désintéressée que forte, et ne donnait prise à aucune accusation de politique égoïste et envahissante. Que serait-ce cependant si la France venait à avoir un moment de faiblesse, si elle cédait à une tentation et mettait ainsi contre elle l’Europe en défiance ? L’amitié du cabinet de Saint-Pétersbourg ne deviendrait-elle pas alors plus exigeante et onéreuse, et n’imposerait-elle pas des sacrifices qu’on n’aurait certes point accordés, si la liberté d’action fût restée complète ?… La réponse à cette question est d’autant plus aisée à faire qu’elle se trouve bien clairement indiquée dans les événemens qui suivirent la paix de Villafranca. La France laissa un jour, à une certaine occasion, soupçonner le désintéressement de sa politique, et il est curieux d’observer l’avantage immense que la Russie a su immédiatement retirer d’une pareille situation.

On devine que nous voulons parler de l’annexion de la Savoie. Il n’est pas douteux que l’annexion se serait faite logiquement et d’elle-même en quelque sorte, pour peu qu’on eût eu de la patience et de la modération. Telle qu’elle s’est accomplie, avec les réticences à la fois et les brusqueries dont on a peut-être encore gardé le souvenir, elle ne put qu’ébranler profondément les relations du cabinet des Tuileries avec les gouvernemens européens. La France ne combattait donc pas pour une idée seule ! Cette idée pouvait finir par s’appeler du nom de deux ou trois départemens des Alpes ! Tel fut le cri de tous ses ennemis, et il ne trouva que trop facilement de l’écho parmi les jaloux, plus nombreux encore que les ennemis. Sans doute un conflit immédiat n’était pas à craindre malgré les diatribes violentes de lord Palmerston : « à moins d’être une sangsue, disait le Times, qui donc verserait du sang pour ce pot de lait cassé ? » Mais quant au fiel, il coula bientôt à pleins bords. La France a eu beau vouloir apaiser la Grande-Bretagne, la flatter dans ses intérêts protestans par une manifestation célèbre contre le pouvoir temporel du pape, et dans ses intérêts matériels par un traité de commerce : l’Angleterre n’en garda pas moins sa rancune profonde, et bientôt lord Russell vint faire au parlement la funeste déclaration que son pays « ne devait pas se séparer du reste des nations de l’Europe, qu’il devait être toujours prêt à agir avec les divers états, s’il voulait ne pas redouter aujourd’hui telle annexion, et demain entendre parler dételle autre. » Ce fut là l’oraison funèbre de l’alliance anglo-française, telle qu’on l’avait connue pendant la guerre de Crimée, l’annonce solennelle d’une rupture, qui ensuite a pesé si douloureusement sur les destinées de l’Europe…

La Russie ne protesta pas contre l’annexion de la Savoie, elle déclara même n’y voir qu’une « transaction régulière, » mais elle profita du moment pour faire sa rentrée éclatante dans la politique européenne et pour remettre sur le tapis la question… de l’empire ottoman ! Le 4 mai 1860, le prince Gortchakov convoquait chez lui les ambassadeurs des grandes puissances afin d’examiner avec eux la situation « douloureuse et précaire » des chrétiens de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Bulgarie, et bientôt une circulaire du vice-chancelier (20 mai) insista pour la réunion d’une conférence afin de remanier les stipulations établies par le traité de Paris. « Le temps des illusions est passé, s’écriait dans cette circulaire le prince Gortchakov ; toute hésitation : , tout ajournement amèneraient de graves inconvéniens, » et il s’emparait même de l’affranchissement récent de l’Italie comme d’un argument pour l’indépendance future des populations qui éveillaient toute sa sollicitude : « Les événemens accomplis à l’occident de l’Europe ont retenti dans tout l’orient comme un encouragement et comme une espérance !… » Qu’on veuille bien méditer toute la gravité aussi bien que toute la hardiesse de cette démarche du cabinet de Saint-Pétersbourg. Ainsi, quatre ans à peine après la guerre de Crimée, la Russie revenait de nouveau parler au monde du « malade », et pour le faire elle ne s’abritait plus, comme dans les conférences et commissions de 1856-59, sous la protection et le langage de la France : elle allait toute seule et prenait l’initiative du débat ! Ainsi cette puissance, à laquelle une dépêche française avait autrefois si justement conseillé d’avoir un peu moins de souci des chrétiens d’Orient et un peu plus de commisération pour les millions de catholiques polonais qu’elle opprimait elle-même avec une violence si féroce, elle faisait de nouveau retentir et trembler l’Europe de ses émotions pour les Bosniaques, les Herzégoviniens et les Bulgares ! L’empereur Nicolas semblait sortir de sa tombe et reprendre une œuvre à peine interrompue. Et de même, dans un document émané un peu plus tard de la chancellerie russe, semblait aussi revivre cet autre côté de l’omineuse politique qu’avait si longtemps représentée le défunt tsar : cette prétention du Romanov d’être le pontife de l’ordre, le gardien jaloux des principes conservateurs en Europe. Dans sa note au prince Gagarine, à Turin (10 octobre 1860), le cabinet de Saint-Pétersbourg jugeait en effet plus que sévèrement les changemens intervenus dans l’Italie méridionale, parlait des « lois éternelles sans lesquelles ni l’ordre, ni la paix, ni la sécurité ne peuvent exister en Europe, » et accusait le gouvernement sarde « de marcher avec la révolution pour en recueillir l’héritage. »

Ce n’est pas assez : dans cette seule année 1860, le cabinet de Saint-Pétersbourg devait regagner presque tout le terrain perdu depuis la guerre de Crimée : ce fut une année de grâce particulière pour la Russie, car ce fut une année de méfiance universelle contre la France. Lord Palmerston déclarait alors « ne vouloir plus donner une main à l’ancien allié qu’en tenant l’autre sur le bouclier de la défense ; » il armait ses « volontaires » au milieu de fanfares et de discours terribles, et la gracieuse reine elle-même venait à Edimbourg tirer de sa royale main, aux grands applaudissemens des ladies de tout rang, un coup de carabine Withworth. L’Angleterre se donnait l’air d’avoir peur pour bien faire trembler ceux qu’elle prétendait menacés par la France. La Suisse se démenait tumultueusement ; le National Verein jurait de mourir pour la défense du Rhin, et il n’est pas jusqu’à ces honnêtes et paisibles Belges qui ne crussent devoir affirmer dans une adresse au roi que, « si leur indépendance était menacée, ils sauraient se soumettre aux plus dures épreuves. » Au-dessus de ces frayeurs populaires s’agitaient les conciliabules des souverains : les princes allemands se réunissaient à Bade, et l’empereur des Français crut opportun de les surprendre en quelque sorte au milieu de leurs délibérations en faisant ce « rapide voyage » dont un article officiel promettait « de très-heureux résultats. » — « Il ne fallait rien moins que la spontanéité d’une démarche aussi significative, ajoutait la feuille officielle, pour faire cesser ce concert unanime de bruits malveillans et de fausses appréciations. En effet, l’empereur, en allant expliquer franchement aux souverains réunis à Bade comment sa politique ne s’écarterait jamais du droit et de la justice, a dû porter dans des esprits aussi distingués et aussi exempts de préjugés la conviction que ne manque pas d’inspirer un sentiment vrai expliqué avec loyauté. » Il paraîtrait cependant que la conviction ne l’avait pas emporté complètement sur les préjugés, car à la suite de la réunion de Bade il y en eut une autre à Tœplitz, entre l’empereur d’Autriche et le régent de Prusse, où l’on convint encore d’une troisième, qui devait avoir lieu à Varsovie avec l’empereur de Russie. Le tsar accepta le rendez-vous ; on était déjà loin de ce printemps de 1859 où la Russie retenait les princes allemands et les arrêtait court dans leur emportement contre la France ; aujourd’hui elle voulait bien écouter leurs plaintes et partager à quelques égards leurs inquiétudes. L’émotion lut assez vive aux Tuileries, et il y eut un moment où lord Russell lui-même craignit d’avoir trop bien réussi et trembla pour le sort de l’Italie. Il n’en fut rien cependant, et l’entrevue tant redoutée de Varsovie ne devait avoir pour résultat que de faire ressortir la haute position que la Russie venait de reconquérir. Le temps était alors aux antithèses et aux jeux de mots : « Defence not défiance ! » disait lord Palmerston en passant en revue ses volontaires, et c’est aussi dans le même esprit que l’empereur Alexandre II déclarait au duc de Montebello « que ce n’était pas de la coalition, mais bien de la conciliation qu’il allait faire à Varsovie. » Les formes conciliantes ne manquèrent pas en effet à la dépêche par laquelle le prince Gortchakov « invitait le gouvernement français à lui faire connaître dans quelle mesure il croirait pouvoir seconder les efforts qu’allait tenter la Russie pour prévenir la crise dont l’Europe était menacée, » mais, si polies que fussent ces formes, elles n’en cachaient pas moins une légère sommation de s’expliquer. Le cabinet des Tuileries répondit par un memorandum qui devait être soumis aux souverains réunis à Varsovie et qu’accompagnait en outre une lettre autographe pour le tsar. Le memorandum prenait avant tout « l’engagement catégorique de ne donner aucun appui au Piémont dans le cas où l’Autriche serait attaquée en Vénétie ; » il maintenait en outre la validité absolue de l’annexion de la Savoie, « lors même que le Piémont viendrait à perdre les acquisitions qu’il a faites en dehors des stipulations de Villafranca et de Zurich. » Les cabinets de Vienne et de Berlin firent leurs remarques sur plusieurs points du memorandum et les adressèrent… au vice-chancelier russe, qui les transmit à Paris avec la demande de nouveaux éclaircissemens plus explicites et plus rassurans.

En somme, la diplomatie française se montra, dans ce difficile moment, aussi habile que digne ; mais elle fut loin de se trouver parfaitement à l’aise, quoi qu’on ait dit. Et s’il est vrai, ainsi qu’il a été affirmé dans le temps, « que la France, bien qu’absente de l’entrevue de Varsovie, en avait néanmoins été l’âme, » il faudrait ajouter que ce fut là une âme tout près d’être quelque peu en peine. Aucun résultat positif ne sortit cependant de cette rencontre des trois souverains du Nord : c’est tout au plus si on échangea des vues sur l’éventualité du réveil de la question polonaise ; mais l’Autriche échoua complètement dans ses efforts pour amener la Russie à une action commune dans les affaires d’Italie. C’est que l’empereur Alexandre n’était, au fond, allé à Varsovie que dans un intérêt tout particulier ; il n’y avait voulu faire ni de la coalition, ni de la conciliation, mais tout simplement un acte d’influence, la démonstration de sa force. Il était flatté de voir ces souverains, ces princes allemands venir dans l’ancienne capitale de la Pologne pour y délibérer sur la situation générale et y recevoir le mot d’ordre : cela rappelait les beaux jours de l’empereur Nicolas. D’un autre côté, il était bien aise aussi de faire sentir à la France tout le prix de son amitié, de lui faire comprendre que ses services avaient maintenant leur valeur, beaucoup plus grande, peut-être même leur tarif… Les pièces habiles qui émanèrent successivement de la chancellerie de Saint-Pétersbourg indiquent d’une façon curieuse la marche toujours ascendante de la Russie depuis la paix de Paris. Dans la première de ces circulaires célèbres, elle déclarait « ne point bouder, mais se recueillir ; » dans la seconde, à l’occasion des complications italiennes, elle sortait déjà « de la réserve qu’elle s’était imposée depuis la guerre d’Orient. » Après l’annexion de la Savoie, « sa conscience lui reprochait de garder plus longtemps le silence en présence des souffrances endurées par des chrétiens, etc. » Enfin, dans le mois d’octobre 1860, elle est le porte-voix des intérêts généraux de l’Europe, l’intermédiaire qui demande des explications au cabinet des Tuileries. Protégée modeste de la France et pleine de « réserve » jusqu’à la guerre d’Italie, elle monte à ce moment au rang d’une « amie précieuse » pour devenir, après l’entrevue de Varsovie, l’alliée importante et presque indispensable, car, notons-le bien, c’est précisément au lendemain de l’entrevue de Varsovie que l’alliance franco-russe commence à s’accuser nettement, à prendre des aspects sérieux et parfois même inquiétans pour l’Europe : dette alliance, la Russie la désirait ardemment, elle était son rêve. Pour plaire à la France, elle voulut bien oublier vite sa circulaire au prince Gagarine et reconnaître l’Italie, elle amena même la Prusse à une reconnaissance pareille ; mais d’un autre côté elle était maintenant bien résolue à ne plus accepter de rôle secondaire, à garder sa part d’influence marquée, à se faire une large part dans les grandes combinaisons de l’avenir.

Qu’on ne l’oublie pas non plus, il se passait alors dans l’intérieur même de l’empire des tsars un mouvement qui devait, par sa nature, beaucoup contribuer à propager, à justifier, à idéaliser en quelque sorte le nouveau système d’alliances qui essayait de s’établir. À l’avènement de l’empereur Alexandre II, la Russie était devenue tout à coup libérale et réformatrice : elle le disait, et on la croyait volontiers. La mesure qui émancipait les paysans avait gagné au successeur de Nicolas l’admiration et la reconnaissance de tous les gens de bien. On n’approfondit pas trop le caractère et la portée de cette mesure ; on ne se demanda point par exemple si, au lieu de créer des hommes libres et responsables, le tsar n’organisait pas plutôt un vaste communisme plus commode à manier pour la bureaucratie et les chefs militaires : on s’en tint au seul mot d’émancipation, et il avait certes de quoi charmer et éblouir. De grandes entreprises en outre inaugurées simultanément en Russie pour un vaste réseau de chemins de fer et de canaux, diverses créations d’usines, d’institutions de crédit, etc., y attiraient les capitaux de l’étranger et à leur suite la disposition naturelle à espérer beaucoup pour ce pays, à promettre et à trouver bien des choses brillantes là où on allait commencer des affaires d’or. Des mariages contractés avec des familles moscovites par quelques hommes considérables de l’Occident servirent également à établir une communauté d’intérêts, à créer des centres attrayans et actifs d’une propagande politique en faveur de la Russie. L’opinion publique cédait volontiers à ce courant nouveau, principalement en France, et les froissemens continuels qu’on avait a subir du côté de l’Angleterre, les justes amertumes nées de l’expédition de Syrie, faisaient ressortir avec d’autant plus d’éclat l’amabilité et la sociabilité des Russes. Quant aux Russes eux-mêmes, ils furent aussi charmés qu’enorgueillis de la situation qui venait de leur être faite si subitement. Esclaves d’hier, ils s’entendaient proclamer « progressistes » et réformateurs, les amis de la liberté italienne, de toutes les libertés du monde. Vaincus de Sébastopol, ils se voyaient respectés de nouveau, hautement considérés et devenus les alliés de la France. L’idée d’une action commune avec la France les exaltait, et dans un élan de sincère enthousiasme ils se croyaient à la veille d’un partage du monde[3]

Les constellations politiques aussi bien que les illusions et les engouemens de l’opinion publique, les influences du dedans comme celles du dehors, conspiraient donc à l’envi pour créer une situation nouvelle, pleine de mystères et faite pour causer des inquiétudes aux divers états. Ce n’est pas toutefois que le cabinet des Tuileries n’ait cherché à garder la liberté du choix et qu’il n’ait essayé à plusieurs reprises de renouer avec les autres puissances. C’est évidemment une telle pensée qui l’avait guidé dans l’offre faite de la couronne mexicaine à un archiduc d’Autriche ; ce fut aussi le motif peut-être de plus d’une expédition lointaine entreprise de concert avec l’Angleterre. Ces tentatives ne réussirent guère. Par un cercle vicieux et fatal, les défiances de l’Europe ne servirent qu’à resserrer les liens entre la cour de France et celle de Russie, et ce rapprochement, de plus en plus marqué, augmenta de nouveau les alarmes de l’Europe. Dans ces années 1861-62, il n’y eut pas un événement, petit ou gros, sur un point quelconque du globe où l’on n’épiât quelque indice de la prétendue alliance. La Hongrie réclamait ses droits, la Serbie armait, le Monténégro était en feu, le parti avancé en Italie complotait, des armes étaient débarquées aux embouchures du Danube sous pavillon piémontais, et en tout et partout on voulut voir l’action combinée de la Russie et de la France. Des hommes qui passaient pour graves assuraient sérieusement à Londres qu’on avait attendu que l’affaire du Trent s’envenimât, et entraînât l’Angleterre dans une guerre avec l’Amérique, pour donner le signal d’un branle-bas dans tout l’Orient ; ils soutenaient même que l’attaque des Serbes sur Belgrade et la révolution de Grèce n’étaient que des fusées parties tardivement d’une explosion générale qu’on aurait depuis longtemps préparée et ensuite contremandée après l’arrangement du différend anglo-américain. Il serait trop long de répéter tous les bruits étranges et même absurdes qui eurent cours à cette époque, et qui trouvèrent cependant des croyans. L’année passée encore, au moment où la France cherchait à engager la Turquie dans une démarche pour la Pologne, ne se disait-on pas à Constantinople que l’ambassade russe, pour faire pièce à la France, avait donné au divan les preuves irrécusables d’un plan de partage qui aurait antérieurement reçu l’assentiment du cabinet des Tuileries ? Certes il n’y a que le terrain fabuleux de l’Orient pour faire éclore et accepter de tels contes fantastiques. Disons-le cependant : en 1863, la diplomatie russe ne s’est pas fait faute de parler de certaines propositions concernant le remaniement de l’Europe qui lui auraient été soumises en un certain temps, et qu’elle aurait naturellement repoussées avec une vertu stoïque. On lit entre autres le passage suivant dans une curieuse dépêche adressée, le 10 avril 1863, par le comte Russell à son ambassadeur lord Napier : « Le baron Brunnow me dit que les intentions de l’empereur (Alexandre) envers la Pologne étaient les meilleures et les plus bienveillantes, mais qu’il y avait des projets en circulation pour refaire la carte de l’Europe, ces projets comprenaient des compensations pour la Russie. La Russie ne voulait entrer dans aucun de ces projets ; elle ne voulait aucune compensation, elle tenait aux arrangemens territoriaux actuels en Europe, et le baron Brunnow finit par exprimer l’espoir que la Grande-Bretagne y tenait également. — Je lui répondis que c’était le désir de sa majesté ; mais la Russie elle-même n’a pas été inactive, dans plusieurs cas, en proposant et en menant à exécution des changemens territoriaux… »

Ainsi intimité de jour en jour plus grande entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg, travail sourd dans l’Orient, ombrages de l’Angleterre, inquiétudes de l’Autriche, appréhension universelle d’une conflagration plus ou moins prochaine, tel fut l’aspect général des affaires dans les deux années qui suivirent l’entrevue de Varsovie. Encore une fois, il est probable que la plupart des suppositions d’alors étaient purement gratuites, que les alarmes étaient plus qu’exagérées : manquaient-elles cependant complètement de raisons, et n’avaient-elles point quelque fondement au moins moral ? Il sera permis sans doute de répondre par une réflexion ou plutôt par un souvenir. Quand en 1841, dans un temps déjà bien éloigné de nous, M. Guizot préparait la rentrée de la France dans le concert européen après la rupture de l’année précédente, il écrivait à M. de Bourqueney qu’une des principales considérations qui le décidaient à signer le protocole « au prix de quelques ennuis de discussion dans les chambres » était « l’avantage de prévenir, entre l’Angleterre et la Russie, des habitudes d’intimité un peu prolongées[4]. » Ainsi cet homme d’état se trouvait déjà mal à l’aise à la vue d’un rapprochement fortuit entre la Russie et l’Angleterre : combien donc plus grand devait être le malaise de l’Europe devant des habitudes d’intimité beaucoup trop prolongées entre cette Russie, toujours la même, et une France devenue belliqueuse et entreprenante, entre les deux plus grandes puissances du continent, ayant toutes deux évidemment des aspirations très vastes, gouvernées toutes deux par des volontés souveraines qui n’avaient aucun contrôle à subir, qui disposaient des plus fortes armées, et tout cela dans une époque si agitée par des idées de démocratie et de nationalité, alors que, comme le disait lord Palmerston dans le parlement, avec son humour parfois trop cavalière, « la situation semblait grosse au moins d’une demi-douzaine de guerres respectables… » Il y a déjà un demi-siècle que le nonchalant et frivole Gentz écrivait : « Une alliance franco-russe serait la combinaison la plus dangereuse et la plus menaçante pour l’Europe. Si jamais cette comète de Tilsitt apparaissait pour la seconde fois à l’horizon, le monde périrait dans les flammes[5]. »

Au commencement de cette année 1862 se passait un petit fait que peu de personnes remarquèrent, qui semblait plutôt appartenir à l’histoire de l’architecture sacrée qu’au mouvement de la politique profane, mais qui n’en fit pas moins réfléchir quelques esprits méditatifs, ou, si l’on veut, superstitieux. Un protocole signé à Constantinople apprenait au monde chrétien que les deux empereurs de France et de Russie venaient de s’entendre pour reconstruire à frais communs la coupole du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Le pape, appuyé par l’Autriche, avait offert de prendre exclusivement à sa charge les réparations de la coupole ; mais la demande de Rome, venue trop tard, avait été écartée… Certes la question des saints-lieux peut paraître peu sérieuse à plus d’un homme grave et exempt de préjugés : c’est d’elle néanmoins que sortit la guerre de Crimée, c’est elle qui renferme dans une forme plastique, oserons-nous dire, la grande lutte civilisatrice entre l’Occident latin et l’Orient byzantin. Or, que ces lieux saints même eussent été choisis pour une œuvre commune à la France et à la Russie, cela ne révélait-il pas toute une situation ? Cette coupole ne semblait-elle pas être le couronnement symbolique d’un édifice encore voilé ?… Il faut se hâter de quitter ces régions trop mystiques pour rentrer dans les réalités officielles. Vers la fin de la même année (11 décembre 1862), l’empereur des Français, recevant en audience publique le nouvel ambassadeur de Russie, M. le baron de Budberg, s’exprimait ainsi : « Je n’ai qu’à me féliciter des rapports qui existent entre l’empereur de Russie et moi. Ils ont d’autant plus de chances de durée qu’ils sont nés d’une sympathie mutuelle et des véritables intérêts des deux empires. En effet, j’ai pu apprécier l’élévation d’esprit et la droiture de cœur de votre souverain, et je lui ai voué une amitié sincère… »

Deux mois plus tard éclatait cette insurrection de Pologne, qui devait ébranler si profondément les rapports entre la France et la Russie et devenir le point de départ d’un grand changement dans les relations des états et dans les affaires de l’Europe. On ne s’étonnera pas des développemens où l’on vient d’entrer sur les diverses phases qui ont précédé cet événement, car elles seules en expliquent la gravité et l’importance. Elles seules aussi expliquent les hésitations que dut éprouver d’abord le gouvernement français avant de se prononcer sur une question qui lui imposait en quelque sorte une transformation soudaine et complète dans sa politique générale.


II

Cette explosion de la Pologne, bien qu’amenée brusquement par la fatale mesure du recrutement, n’en fut pas moins précédée, on le sait, de deux années d’agitation pleines d’incidens dramatiques et de poignantes péripéties qui n’avaient pas laissé d’émouvoir de temps en temps l’Europe, sans trop la préoccuper cependant, et il est curieux d’observer l’attitude que gardèrent les diverses puissances pendant cette première période de revendications pacifiques et de répressions sanglantes, mais partielles. Avec ce goût depuis longtemps contracté de faire la leçon aux rois et aux peuples, avec ce badinage libéral et parfois même révolutionnaire dans les questions lointaines qui leur avait valu plus d’un succès auprès du brave John Bull, et peut-être bien aussi avec l’arrière-pensée d’embarrasser quelque peu le gouvernement français dans ses inclinations russes par l’évocation fréquente et sympathique du nom de la Pologne, les ministres de la reine Victoria ne se firent pas faute de blâmer sévèrement dans les chambres tel procédé de l’administration russe envers ce malheureux pays et d’exprimer leurs vives sollicitudes pour le sort d’un peuple si cruellement éprouvé. Il est juste de reconnaître que ce langage leur était en quelque sorte imposé par l’opinion publique en Angleterre, qui ne se montrait nullement avare de manifestations en faveur de la Pologne, soit dans de nombreux meetings, soit dans les principaux organes de la presse. Aussi lord Russell déclarait-il dans la chambre des lords (mai 1861) ne pouvoir se défendre de présager un avenir glorieux et libre à une nation qui, malgré tant de calamités et de persécutions, a su conserver intact le sentiment de la patrie, et une année plus tard (4 avril 1862), au moment même où le système de répression à Varsovie prenait des formes de plus en plus décidées et violentes, lord Palmerston rappelait ingénieusement la fable du voyageur et de son manteau : « Plus l’âpre vent du nord soufflait avec violence pour lui enlever ce vêtement, plus le voyageur le serrait autour de lui et s’efforçait de le retenir. » Tel aussi paraissait au noble vicomte le Polonais avec son « indomptable, inextinguible, inépuisable amour de son pays ; » mais en même temps lord Palmerston se hâtait de prémunir le « voyageur » contre les dangereuses illusions et les périls d’une marche trop précipitée. Il prenait soin de lui rappeler qu’à une autre époque déjà, au temps de Napoléon Ier, il avait eu tort de compter « qu’un rayon de soleil » allait tomber sur lui et venir à son aide ; « il ne convint pas à cette époque à la politique de la France de rétablir la Pologne. » Enfin le chef du cabinet britannique déclarait solennellement que dans tous les cas ce n’est pas l’Angleterre qui entreprendrait de lutter contre le vent. Du reste, tous ces discours, plus ou moins chaleureux, étaient plutôt à l’adresse de l’Angleterre et de la France que de la Russie, et lord Palmerston ne songea nullement à les appuyer par voie diplomatique, en rappelant par exemple au cabinet russe les stipulations des traités, ne fût-ce même que les engagemens pris au congrès de Paris par le comte Orlov. Quant à l’ambassadeur de sa majesté britannique près la cour de Saint-Pétersbourg, lord Napier, il disait à qui voulait l’entendre que les affaires polonaises l’ennuyaient.

Moins bruyante à coup sûr et d’une impassibilité très étudiée même, mais au fond beaucoup plus significative, fut, pendant tout ce temps, l’attitude du gouvernement autrichien. L’agitation polonaise, on se le rappelle, avait eu son point de départ dans cette entrevue même de Varsovie, où l’empereur François-Joseph avait vainement essayé d’amener le tsar à une conformité de sentimens et de projets pour l’avenir : il était dès lors tout naturel qu’on vît à Vienne sans trop de déplaisir les événemens justifier si vite les raisons et les appréhensions qu’on avait fait valoir sans succès auprès de l’empereur Alexandre à Varsovie, et la Russie éprouver à son tour, à ses dépens, les inconvéniens de ce principe des nationalités qu’elle avait, sans trop de conteste, laissé triompher au-delà des Alpes. C’est ce que ne manquèrent pas en effet de relever les organes plus ou moins accrédités du gouvernement autrichien, et la parabole de la paille et de la poutre se trouva alors complaisamment citée par des personnages haut placés qui du reste et d’ordinaire ne s’inspiraient guère de l’Evangile dans le maniement des affaires humaines. Le cabinet de Vienne ne se borna pas toutefois à ce contentement intime et éphémère, à la jouissance pour ainsi dire platonique d’une rancune : il eut ses prévisions et fit ses calculs. On nous signale à cet égard un fait, peu connu jusqu’ici et assurément instructif : c’est que dès le mois de mars 1861, — à une époque où la plupart des gouvernemens s’accordaient à ne voir dans les premières manifestations de Varsovie qu’un accident sans portée, facilement réparable par quelques concessions administratives, — M. de Rechberg, dans une dépêche confidentielle adressée à quelques-uns de ses principaux agens à l’étranger, attirait déjà leur attention sur la gravité ides scènes qui venaient d’avoir lieu en Pologne. S’écartant pour cette fois du langage habituel à la chancellerie de Vienne en face de tout mouvement populaire, le ministre autrichien assignait à l’agitation de Varsovie une haute valeur morale et le caractère d’un événement qui pouvait avoir des conséquences « incalculables » dans la politique générale de l’Europe. On nous cite même une phrase textuelle de cette circulaire portant que le mouvement polonais était probablement destiné à gagner en force et en étendue et à ébranler tous les pays compris entre la Baltique et la Mer-Noire. Le désir rendait ici M. de Rechberg singulièrement perspicace. La question italienne, celle de la Vénétie surtout, loin d’en être arrivée à l’état de calme où elle se trouve maintenant, semblait alors urgente et brûlante ; les relations de jour en jour plus intimes entre les deux cours de Saint-Pétersbourg et des Tuileries faisaient appréhender une vaste combinaison où le cabinet de Vienne n’aurait certes pas trouvé son compte. Rien ne devait donc être plus agréable à l’Autriche que cette agitation de Varsovie qui, en attendant et en se fortifiant, ne pouvait avoir que l’un de ces deux effets : ou faire réfléchir la Russie et l’amener à des vues plus « saines » en matière de certains principes préconisés à Paris et à Turin, ou l’occuper au moins à l’intérieur et la paralyser au moment d’une conflagration générale. Ce qui à coup sur eût le moins plu à Vienne, c’est que le mouvement polonais se fût par impossible laissé apaiser au sein d’une conciliation quelconque. Une pareille œuvre de conciliation fut tentée par momens, — d’une manière incohérente, il est vrai, et avec de brusques retours à des compressions implacables, — mais dans une direction cependant qui était de nature à inquiéter quelque peu le gouvernement autrichien. L’homme qui, à Varsovie, représentait ce côté idéologique de la politique russe était précisément alors ce marquis Wielopolski, dont la haine violente contre l’Autriche n’était un secret pour personne, et qui, depuis les funestes massacres de Galicie, avait toujours prêché à ses compatriotes la nécessité de se fondre avec les Russes dans un grand empire slave et de venger sur les Habsbourg l’oppression séculaire de toute une race. Le prince impérial que le marquis avait sollicité et obtenu pour lieutenant du royaume, et qui devait prêter à la nouvelle administration le prestige de son nom et de son autorité, le grand-duc Constantin, passait, lui aussi, pour l’ami, le chef même de ces slavophiles ardens de Moscou qui ne cessaient de méditer sur « la grande mission de la Russie. » Aussi les journaux de Cracovie et de Léopol eurent-ils toute liberté de ruiner le système du marquis Wielopolski dans son principe, de censurer sévèrement toutes les mesures de son administration, d’attiser le feu qui n’était que trop près d’éclater en un incendie violent, — et les plaintes réitérées et amères du gouvernement russe au sujet du langage des organes polonais en Galicie ne trouvèrent à Vienne qu’une fin de non-recevoir habilement abritée sous les conditions du régime libéral inauguré tout récemment. Enfin l’on verra bientôt quelle indulgence inaccoutumée, quelle compassion peu ordinaire rencontra décidément à son début, de la part des autorités autrichiennes, cette insurrection polonaise qui plus tard devait recevoir son coup de grâce par la proclamation de l’état de siège en Galicie.

Tandis que l’une des deux grandes puissances de l’Allemagne se renfermait ainsi dans une impassibilité avisée et expectante, la Prusse au contraire n’avait point hésité à s’immiscer dès le début dans les affaires de Varsovie d’une manière active, quoique indirecte, en prenant part aux embarras croissans du gouvernement russe, et en lui prodiguant des avertissemens et des conseils. Habituée depuis longtemps, et malgré toutes les vicissitudes de son régime intérieur, à s’identifier avec la Russie dans les grandes questions européennes, animée d’ailleurs contre l’élément polonais d’une haine instinctive, invincible, et qui, grâce au développement de la politique aussi bien que de la philosophie allemande, tend de plus en plus à devenir réfléchie et rationnelle, la monarchie de Frédéric le Grand verra toujours avec humeur, si ce n’est même avec effroi, la résurrection, ne fût-ce que partielle, d’un peuple qui autrefois a été son suzerain, et dont elle avait plus que tout autre appelé et consommé la ruine. La cour de Berlin ne cessait donc de peser sur le gouvernement russe dans le sens de la répression, de le dissuader de tout système conciliant et réparateur ; elle alla jusqu’à lui dénoncer dans les agitations polonaises une influence étrangère, une machination soigneusement ourdie et entretenue par une puissance qui se disait faussement amie, et le roi Guillaume usa de son ascendant personnel sur l’esprit assez vacillant de l’empereur Alexandre pour le disposer à une sévérité « salutaire. » Avec l’entrée aux affaires de M. de Bismark ! (24 septembre 1862), les conseils de la Prusse devinrent plus pressans ; les exhortations « d’en finir » redoublèrent d’intensité, et bientôt M. de Theremin, consul prussien à Varsovie, agent discret, très actif sous les dehors d’une lourdeur toute germanique, et qui n’avait cessé d’avoir sa part d’influence dans les conseils du grand-duc Constantin, put mander à son chef que tout allait à souhait et approchait d’un dénoûment satisfaisant. Il resterait peut-être à rechercher si, en plaidant de la sorte le système de la rigueur en Pologne, M. de Bismark ne faisait que céder à la disposition générale de ses compatriotes, à son humeur personnelle, assez portée vers ce qu’il appelait des « coups vigoureux, » ou si déjà, dans l’esprit fertile du ministre, la catastrophe prévue à Varsovie ne se présentait pas comme le point de départ très désirable d’une complication générale dont il avait grand besoin ; mais le fait en lui-même ne saurait être l’objet du moindre doute. On a sur ce point le propre aveu de M. de Bismark. Quand plus tard, en effet, lord John Russell résolut d’associer à ses représentations en faveur de la Pologne tous les signataires du traité de Vienne, il chargea en conséquence son ambassadeur à Berlin de porter aussi auprès du ministre prussien l’invitation du cabinet de Saint-James. « M. de Bismark m’a répondu, — écrivit sir A. Buchanan au chef du foreign office sous la date du 4 avril 1863, — qu’il était impossible à la Prusse de changer la politique qu’elle suivait depuis deux ans. Après avoir, pendant tout ce temps, averti l’empereur de Russie des conséquences inévitables des encouragemens aux aspirations nationales de la Pologne, la Prusse ne peut lui demander maintenant d’accorder aux Polonais l’autonomie qu’on réclame. » Ce langage avait au moins le mérite de la franchise, et M. de Bismark devait bientôt encore avoir la satisfaction insigne de voir sir A. Buchanan, passablement scandalisé de ces paroles au mois d’avril, venir au mois de novembre lui rappeler ces mêmes paroles dans un sens tout à fait approbateur, les trouver saines et justes, et s’en prévaloir comme d’un puissant argument contre le projet de congrès inopinément soulevé alors par la France… Étrange retour des choses, des hommes, et des mots surtout, chez une diplomatie aussi puritaine !

Quant au gouvernement français, dont il nous reste à parler, il est hors de doute, quoi qu’en aient pu dire certaines insinuations parties, de Berlin, que l’agitation polonaise l’avait désagréablement surpris dès l’abord, et n’avait pas laissé même de l’importuner par la suite. Il semblerait que dès les premiers temps, et tout en n’attribuant aux manifestations de Varsovie que le caractère d’une effervescence momentanée, le cabinet des Tuileries ait eu le vague pressentiment que la question polonaise pourrait venir déranger un jour des plans depuis longtemps combinés, le faire violemment sortir de la route qu’il s’était tracée depuis la paix de Paris. Le bruit qui déjà se faisait autour de cette question, les souvenirs et les sympathies qu’elle éveillait, tendaient dans tous les cas à ébranler le crédit si désirable et si habilement ménagé du tsar « généreux » avec lequel on voulait à tout prix rester en bon accord. Le gouvernement français, obtempérant, dit-on, sans trop de difficultés aux prières assez pressantes de M. de Kisselef, alors ambassadeur à Paris, publia donc dans le Moniteur du 23 avril 1861 une note qui, dans sa partie essentielle et importante, n’était en quelque sorte que la paraphrase d’une circulaire qu’avait adressée un mois auparavant (20 mars) le vice-chancelier russe à ses légations à l’étranger. La note du Moniteur mettait la presse et l’opinion publique en garde contre « la supposition que le gouvernement de l’empereur encourageait des espérances qu’il ne pourrait satisfaire. Les idées généreuses du tsar sont un gage certain de son désir de réaliser les améliorations que comporte l’état de la Pologne, et il faut faire des vœux pour qu’il n’en soit pas empêché par des manifestations irritantes. » C’est là la seule parole officielle que le gouvernement français ait prononcée sur les événemens de Pologne pendant tout le courant des années 1861 et 1862. Du reste, la bonne harmonie entre les deux cours des Tuileries et de Saint-Pétersbourg était un de ces faits patens et indubitables de la politique européenne que personne ne pouvait ignorer, et que la Pologne ignorait moins que personne. Il suffit de rappeler ici les paroles prononcées par le prince Czartoryski dans son discours du 29 novembre (deux mois avant l’explosion), discours qui fut promptement répandu en Pologne et y eut un grand retentissement. Le prince dissuadait ses compatriotes de toute tentative d’une lutte armée ; il les adjurait de subir leur triste sort en martyrs, de subir jusqu’à ce recrutement qui déjà se dressait alors, menaçant et sinistre, devant les yeux de la nation éplorée. « En présence de l’état actuel de l’Europe, disait le prince, des alliances qui s’y préparent et des communautés d’intérêt qui s’y établissent, nul homme sensé ne saurait admettre qu’un soulèvement en Pologne pourrait, à l’heure qu’il est, trouver un appui quelconque à l’étranger… »

Une chose cependant a lieu d’étonner : c’est que le gouvernement français n’ait pas profité de l’intimité de ses rapports avec la cour de Saint-Pétersbourg, — de l’ascendant qu’il avait dans les conseils du tsar, de l’espèce de fascination qu’exerçait alors sur toute imagination russe la seule perspective de l’alliance française, — pour obtenir une amélioration sérieuse au sort de la Pologne, pour persuader, imposer en quelque sorte la modération et la clémence, pour empêcher du moins certaines mesures dont les conséquences fatales n’étaient que trop faciles à prévoir. Un langage conciliant, cela va sans dire, mais ferme cependant et significatif, ne serait point peut-être resté sans effet : il aurait dans tous les cas fait honneur aux sentimens et à la prévoyance du cabinet des Tuileries ; mais, comme il en arrive presque toujours dans des alliances purement matérielles et un peu contre nature, on évita toute explication franche dans la crainte de faire éclater une profonde divergence morale. C’était alors un axiome généralement reçu dans les chancelleries françaises que le cabinet des Tuileries marchait d’accord avec la Russie dans toutes les questions,… excepté la question polonaise, et on n’eut pas l’air de se douter que cette exception emportait au fond et à elle seule toute la règle. Le consul de France à Varsovie reçut pour instructions de dissuader les Polonais de toute entreprise dangereuse et de les amener à la conciliation ; mais en même temps M. le duc de Montebello ne fut nullement mis en mesure d’insister auprès de la cour de Saint-Pétersbourg afin qu’elle rendît de son côté cette conciliation possible. Sans doute il était juste et politique de prêcher la modération aux Polonais, mais il l’était bien moins de s’en tenir vis-à-vis des Russes à une réserve tout à fait intempestive. On ne sortit pas de cette réserve même devant l’annonce de cette effroyable mesure de conscription (septembre 1862) que tout le monde s’accordait à regarder comme un défi téméraire porté à la patience d’une nation malheureuse et exaspérée, une mesure que l’opinion publique de l’Europe, que la presse indépendante de tous les pays (et la Revue en première ligne) signalait et condamnait d’avance comme la provocation la plus inhumaine à une lutte inévitable et inégale. Chose triste à dire et bien faite pour ébranler la confiance dans la diplomatie si affairée de nos temps, au moment où la cour de Saint-Pétersbourg préparait cette œuvre d’iniquité, aucun des gouvernemens qui bientôt devaient en déplorer les suites malheureuses et en faire le sujet des plaintes réitérées, aucun de ces gouvernemens ne jugea à propos d’adresser à ce sujet des représentations préventives. Chacun garda le silence, par embarras, par malveillance ou bien par ennui, comme lord Napier. « Je me fais une règle, écrivait encore le 21 février 1863 cet ambassadeur au comte Russell, je me fais une règle de ne jamais entamer aucune discussion sur les affaires polonaises avec le ministre (Gortchakov)… » Seule, la Prusse n’avait cessé de parler de ces affaires à Saint-Pétersbourg, et l’on sait malheureusement dans quel sens. Il faut le dire cependant : il se trouva alors un homme, un diplomate, qui s’émut à l’idée de l’épouvantable catastrophe dont la Pologne était menacée, qui fit un effort spontané, inutile, hélas ! mais honorable, pour prévenir ce grand malheur, et ce diplomate fut un Russe. Le prince Orlov, qui de son poste à Bruxelles suivait depuis longtemps avec intelligence et anxiété la tragédie qui se déroulait sur les bords de la Vistule, quitta de son propre mouvement la Belgique à la nouvelle du coup de vigueur qu’on projetait, et se dirigea en toute hâte sur Varsovie. Il comptait sur l’ascendant de son nom, sur la renommée d’un homme honnête et loyal entre tous, enfin sur l’amitié que lui portait le grand-duc Constantin pour ébranler ce dernier dans sa résolution fatale. Il y réussit un instant ; mais bientôt les avis contraires prévalurent. On était convaincu de la nécessité, de l’utilité de la mesure, « l’abcès était mûr et demandait une prompte opération ; » on répondait d’ailleurs du succès et on était tout étonné des frayeurs exagérées du prince, frayeurs que les hommes « sensés, » que les résidens des puissances étrangères eux-mêmes étaient loin de partager[6]. Le grand coup fut donc frappé à Varsovie, le 15 janvier 1863, dans la nuit, ou, pour employer l’euphémisme officiel, a d’une à huit heures du matin. » Et quelques jours après le cabinet des Tuileries recevait de son ambassadeur auprès d’une grande cour d’Allemagne une dépêche télégraphique conçue à peu près dans les termes suivans : « Une insurrection vient d’éclater en Pologne ; quelle doit être mon attitude ? »

Malgré l’abstention de la diplomatie, malgré le fameux article du Journal officiel de Varsovie, qui assurait que les malheureuses victimes du guet-apens nocturne avaient témoigné « de l’empressement et de la bonne volonté, de la gaîté et de la satisfaction d’aller se former à l’école d’ordre que leur ouvrait le service militaire russe ; » enfin, malgré la communication étonnante adressée de Saint-Pétersbourg le 26 février à tous les télégraphes de l’Europe, « que les Polonais avaient projeté une Saint-Barthélémy contre les Russes, » les gouvernemens de l’Occident, pas plus que l’opinion publique, ne prirent le change sur le caractère et la moralité de « l’opération » qui venait d’être faite sur une nation chrétienne et en plein XIXe siècle. « J’ai demandé au comte Rechberg ce qu’il pensait du soulèvement, écrit lord Bloomfield au comte Russell sous la date du 29 janvier ; il m’a expliqué que, d’après les renseignemens qu’il avait reçus, le gouvernement russe en était en partie la cause. » M. Murray mande de son côté de Dresde (30 janvier) : « Autant que j’ai pu m’en assurer, l’insurrection n’a pas été organisée ou préparée par les chefs politiques du parti anti-russe. » L’agent consulaire à Varsovie, M. Stanton, très hostile d’abord aux insurgés, et qui puisait ses informations aux sources russes et prussiennes, ne peut cependant écarter (11 février) la remarque qui suit : « A la vérité, milord, un certain nombre de personnes pensent que le gouvernement (russe) a fait son possible pour amener la situation présente, dans l’intention expresse de se faciliter la destruction des sentimens nationaux par un massacre général de tous ses adversaires… » Le langage de l’ambassadeur de sa majesté britannique à la cour de Saint-Pétersbourg est encore bien plus significatif, et mérite de nous arrêter quelques instans. Lord Napier ne faisait pas mystère de son profond attachement à la Russie, et nous avons déjà parlé du peu de plaisir qu’il prenait aux affaires polonaises. Il s’était lié d’une manière très intime avec le marquis Wielopolski pendant le séjour de ce dernier à Saint-Pétersbourg (en 1862), et, dans ses lettres adressées à quelques membres de l’émigration polonaise qui lui étaient particulièrement connus, il n’avait cessé de réclamer leur appui pour « son noble ami, homme éminent et savant (learned), et qui lui rappelait à certains égards les anciens chanceliers de France. » Et toutefois, dès le premier moment, il n’hésite pas à caractériser la mesure prise par le marquis Wielopolski, « la seule erreur grave de cet homme d’état, » dans les termes les plus sévères : « On a eu le dessein de faire une razzia complète de la jeunesse révolutionnaire en Pologne, de comprimer les esprits les plus énergiques et les plus dangereux dans l’étreinte du service militaire russe ; c’était simplement un plan pour se débarrasser de l’opposition, et la déporter en Sibérie et dans le Caucause… Le résultat est déplorable, mais il est tout naturel (26 janvier). » Quand, quelques jours plus tard, le Journal officiel de Saint-Pétersbourg, abandonnant tout à coup la thèse odieuse d’une Saint-Barthélémy dont les Polonais auraient commencé l’exécution, et que le gouvernement n’avait fait qu’étouffer, avouait franchement que la conscription était une mesure anormale, mais inévitable, pour le maintien de l’autorité russe en Pologne, et rappelait le fameux adage : « La légalité nous tue, » lord Napier s’empressa de communiquer au chef du foreign office l’étrange apologie de l’organe officiel et de l’accompagner de ces remarques éloquentes (7 février) : « Le gouvernement russe avoue que son autorité ne peut être maintenue par la stricte légalité. « La légalité nous tue, » dit-il, et il confesse que le recrutement a dû être employé comme un moyen de disperser, de bâillonner et de réduire à l’impuissance des adversaires politiques. Dans mon humble opinion, ni l’existence préalable d’une conspiration, ni le but de détruire les plans révolutionnaires ne peuvent justifier la mesure d’un recrutement arbitraire… C’est une exception si flagrante et si choquante au système général qu’elle tend à ébranler la confiance publique dans la sincérité et la loyauté (consistency) du gouvernement russe, et éveille des appréhensions fâcheuses sur sa politique future dans d’autres questions (in other respects). » Lord Napier résume ainsi son opinion sur les conséquences de la victoire que la Russie s’est flattée d’obtenir « en provoquant et en étouffant l’insurrection : » — « Sans doute, dit-il, beaucoup de patriotes polonais seront tués ou envoyés dans les provinces asiatiques, ou laissés dans un long esclavage militaire, et les forces matérielles du parti révolutionnaire peuvent être diminuées pour un temps ; mais pour chaque patriote tué, réduit au silence ou enfermé, cent peut-être se lèveront dans la génération nouvelle, qui aura accepté ce récent héritage de haines et de vengeances. Le comte Russell répondit à l’ambassadeur (11 février), dans ce style laconique et sentencieux qui lui plaît tant, qu’il partageait complètement ses vues. « Aucun raisonnement ne peut donner le droit de changer la conscription en proscription (to turn conscription in proscription), de condamner des hommes au service militaire parce qu’ils sont soupçonnés de projets révolutionnaires ; la sécurité de l’innocence est ainsi détruite d’un seul coup. » Lord John ne se fit pas faute de répéter son heureux jeu de mots de conscription et proscription en plein parlement, et ce mot restera.

Il est permis de croire que le gouvernement français portait au fond, et dans son for intérieur, le même jugement que lord Russell sur la catastrophe de Varsovie ; mais, très engagé dans le système d’une entente avec la Russie, désireux de ne pas rompre un accord si soigneusement entretenu, il s’enferma d’abord dans une réserve absolue, et ce silence forcé en face d’une émotion publique très vive dans les premiers momens, peut-être bien aussi le dépit de n’avoir rien fait pour empêcher de si douloureux événemens, ne laissèrent pas de lui causer une certaine irritation. Cette irritation se trahit dans le langage de M. Billault, alors qu’interpellé au corps législatif (séance du 5 février 1860) sur le soulèvement polonais, le ministre sans portefeuille le qualifia durement comme l’œuvre des « passions révolutionnaires. » Les passions révolutionnaires ! c’était en effet la seule explication que la cour de Saint-Pétersbourg voulut bien donner de cette lutte inégale et sanglante qu’elle avait tout fait pour provoquer ; elle n’épargnait pas non plus aux Polonais les reproches obligés de démagogie et de socialisme[7], tout en ne négligeant pas, là où une telle argumentation pouvait avoir de l’effet, de dénoncer leurs tendances aristocratiques et cléricales… « Le gouvernement de l’empereur, ajoutait encore M. Billault, est trop sensé, il est trop jaloux de sa dignité et de celle de la France, pour laisser répéter pendant quinze ans, dans une adresse, des paroles inutiles et des protestations vaines. » Sans vouloir discuter la justesse de cette censure infligée aux votes de la France parlementaire, il sera cependant permis de faire remarquer qu’elle contenait, dans tous les cas, l’engagement implicite que les paroles ne seraient plus désormais inutiles ni les protestations vaines, si la France était jamais amenée de nouveau à parler et à protester !… Il est vrai qu’on était loin alors de prévoir une éventualité si embarrassante, et qu’on espérait bientôt se trouver en face d’un fait accompli qui rendrait les récriminations superflues. Contrairement toutefois aux prévisions des ennemis aussi bien que des amis de la Pologne, l’insurrection tardait à disparaître ; elle prenait même de jour en jour des proportions plus grandes. C’est que la malheureuse nation était trop désespérée et sa jeunesse, ces outlaws de la conscription, trop ardente et trop vaillante ; c’est que le gouvernement russe ne revenait nullement sur ses pas, n’essayait rien pour gagner le parti modéré et ne faisait que le pousser malgré lui dans les bras de la résistance par ses dédains et par ses barbaries[8] ; c’est, enfin, que les autorités autrichiennes en Galicie, devenues tout à coup indolentes et oubliant sans doute des instructions précises, ne gardaient pas trop sévèrement les frontières et n’empêchaient pas toujours les envois d’armes, de munitions et de volontaires d’arriver au camp de Langiewicz. En face d’une lutte si prolongée et opiniâtre, de l’émotion publique toujours croissante, des débats retentissans des chambres anglaises, le gouvernement français se trouva dans une situation « perplexe, » pour employer l’expression d’un document officiel[9]. Cette situation était d’autant plus pénible, que dans les rapports intimes où l’on se trouvait alors avec la Russie, il était difficile de dégager toute responsabilité, ne fût-ce même que par un de ces verdicts solennels qui n’empêchent pas, il est vrai, l’iniquité de s’accomplir, mais qui n’en sont pas moins une satisfaction et une consolation morales, tant pour la victime immolée que pour le juge proclamant le droit éternel. On se demandait si on pourrait encore longtemps affecter une indifférence qui commençait à peser lourdement, lorsque tout à coup surgit un incident qui devint le signal d’une volte-face complète dans l’attitude gardée jusqu’alors, le point de départ d’une grande campagne diplomatique qui devait tenir l’Europe en haleine pendant de longs mois, mettre en mouvement toutes les chancelleries du monde, et ne servir en définitive, hélas ! qu’à démontrer le profond désaccord des puissances de l’Occident et à grossir en Pologne le torrent de sang et de larmes….. Le 8 février 1863, la Prusse avait signé une convention secrète avec la Russie dans la pensée d’étouffer l’insurrection de Pologne. M. de Bismark venait d’entrer en scène.


III

L’étonnement et l’inquiétude que causa dans les sphères diplomatiques la démarche si imprévue du cabinet de Berlin ne tinrent pas tant au fait lui-même de l’assistance prêtée à la Russie qu’aux motifs supposés d’un pareil concert. Ces motifs, on ne pouvait sérieusement les chercher dans les craintes que l’insurrection polonaise aurait inspirées à la Prusse pour la conservation du grand-duché de Posen ; les possessions polonaises de la Prusse et de l’Autriche étaient évidemment hors de cause pour le moment : l’insurrection se proposait de tirer de ces provinces des secours considérables en argent, munitions et volontaires, mais ne songeait nullement à les entraîner dans une lutte funeste et insensée contre leurs gouvernemens respectifs. M. de Rechberg, dans ses conversations avec lord Bloomfield, ambassadeur anglais à Vienne (dépêche du 12 février), « ne voyait aucune raison sérieuse pour s’alarmer au sujet de la Galicie, » et de son côté sir Andrew Buchanan mandait de Berlin au comte Russell (14 février) « qu’aucun mouvement de quelque importance ne s’est encore manifesté dans le grand-duché (de Posen) ; l’on croit que les chefs de l’insurrection ne veulent pas qu’aucun soulèvement ait lieu dans cette province ni en Galicie. » Ajoutons que les chefs de l’insurrection main tinrent cette sage politique jusqu’au bout et ne se départirent jamais de leur programme, où ils avaient déclaré ne vouloir faire la guerre qu’à la Russie seule. Sans doute il était loisible à M. de Bismark de prendre quelques mesures de précaution à Posen, de surveiller cette province, d’y réunir même trois corps d’armée, quoique un tel déploiement de forces eût déjà paru à M. de Rechberg a beaucoup trop considérable ; » le ministre prussien pouvait de plus se réserver de rendre à la Russie ces services discrets, rarement avoués, mais importans, et dont il n’a cessé en effet de la favoriser pendant toute la durée de la lutte et longtemps après que la convocation avait été déclarée lettre morte. De là cependant à un traité formel, dont on annonçait avec fracas la conclusion, tout en tenant secrets les points qu’il stipulait, la distance était trop grande pour ne pas laisser de place à des conjectures alarmantes. Sir Andrew Buchanan fut assez porté d’abord à ne voir dans la manœuvre de M. de Bismark qu’un expédient parlementaire. « Il n’est pas impossible, écrit-il le 14 février, que le principal objet du gouvernement soit de trouver un prétexte raisonnable pour augmenter les dépenses de l’armée en opposition au vote qui peut avoir lieu dans la chambre des députés en vue d’une réduction du budget. » Bientôt cependant les suppositions du même diplomate vont plus loin, et sa dépêche du 21 février finit par une remarque qui nous semble contenir le vrai mot de l’énigme. « Il ne faut pas oublier, dit sir A. Buchanan, que le parti féodal auquel M. de Bismark est lié est très désireux de conclure une union avec la Russie, dans l’espoir que l’alliance des trois puissances du Nord, rompue par la guerre de Crimée, pourra être éventuellement rétablie. »

Arrivé au pouvoir par une sorte de coup d’état absolutiste et depuis lors en lutte constante avec les chambres, qu’il ne faisait qu’insulter ou proroger, en lutte avec le pays, qui ne se lassait pas d’acclamer les députés opposans, M. de Bismark-Schoenhausen ne s’était jamais fait illusion sur les difficultés de sa position et avait aussi, dès le début, et avec la franchise impertinente qu’il aime parfois à mêler aux allures ordinaires d’un politique dédaigneux et insondable, indiqué la voie par laquelle il comptait sortir de l’impasse constitutionnelle où la monarchie se trouvait engagée. On se rappelle peut-être encore les paroles qu’il laissa échapper, au sein d’une commission de la chambre six jours après qu’il eut formé son ministère (30 septembre 1862), paroles remarquables à coup sûr, et qui eurent, aussitôt prononcées, un retentissement immense. Après avoir parlé du nombre effrayant « d’existences catilinaires » en Allemagne et des « frontières défavorables (ungünstige) de la Prusse, » le président du cabinet s’était écrié : « Ce n’est pas par les discours parlementaires et les votes des majorités, mais par le fer et le feu que se résoudront les grandes questions du temps ! » Le fer et le feu ! ou, pour parler un langage moins gothique et moins féodal, de graves complications européennes, une conflagration plus ou moins générale et une bonne guerre nécessairement glorieuse, voilà en effet les moyens qui semblaient les plus propres à débarrasser l’Allemagne des « existences catilinaires, » à en finir avec les discours et les votes des majorités, et peut-être bien aussi à rendre les frontières de la Prusse moins défavorables. » Ces complications, M. de Bismark n’avait cessé de les poursuivre dans tout incident qui surgissait. C’est ainsi qu’il se jeta avec impétuosité dans le conflit hessois et donna au monde le plaisant spectacle d’un ministre faisant avancer ses armées dans un état voisin pour y forcer le prince à la plus stricte observation du régime parlementaire, tout en gouvernant lui-même en dehors de la constitution et au moyen des impôts prélevés contrairement au vote de la chambre. C’est ainsi qu’il prit dès le début une attitude hautaine et provoquante dans la question toujours pendante du Slesvig-Holstein, et ne dédaigna pas de flatter sur ce point les passions populaires du pays, qu’il bravait volontiers partout ailleurs. C’est ainsi enfin qu’il afficha pour l’unité de l’Allemagne une ardeur pétulante qui ne concordait guère avec sa position de conservateur et le mettait en divergence marquée avec son propre parti, car les hommes de la croix ne sont que très médiocrement portés vers ce qu’on est convenu d’appeler au-delà du Rhin « la régénération de la grande patrie. » Ce serait peut-être faire trop d’honneur au génie machiavélique du ministre prussien que de supposer déjà, dans les conseils de « vigueur » envers les Polonais qu’il n’avait cessé de donner à la Russie vers la fin de l’année 1862, un désir d’amener des événemens fertiles en conséquences ; mais il est sûr dans tous les cas que, l’insurrection polonaise une fois déchaînée, il s’en empara avec une hâte fiévreuse et se promit bien de s’en servir avec résolution et audace.

À quelle fin ? A plus d’une peut-être, car le ministre prussien avait l’esprit et la conscience également larges pour admettre des solutions diverses et même contradictoires. Les journaux d’outre-Rhin[10] citaient à cet égard, dans le temps, un curieux entretien entre M. de Bismark et le vice-président de la chambre, l’honorable M. Behrend, et que ce dernier n’a point démenti, à notre connaissance du moins. Hautain et persifleur envers les corps constitués, le chef du cabinet de Berlin ne dédaigne pas en effet de s’épancher parfois devant tel député dans une conversation familière, de l’éblouir et peut-être aussi de reconduire par le déploiement brillant des aperçus d’une politique extraordinaire (géniale, comme disent nos voisins de l’autre côté du Rhin) et féconde en expédiens. Et c’est ainsi que M. de Bismark aurait entretenu M. Behrend, dans un bal de la cour, vers le milieu de février 1863, de l’opposition « inintelligente » que lui faisait la chambre dans la question polonaise. « Cette question peut être résolue, disait-il, de deux manières : ou il faut étouffer promptement l’insurrection de concert avec la Russie et arriver devant les puissances occidentales avec un fait accompli, ou bien on pourrait laisser la situation se développer et s’aggraver, attendre que les Russes fussent chassés du royaume ou réduits à invoquer un secours, et alors procéder hardiment et occuper le royaume pour le compte de la Prusse ; au bout de trois ans, tout là-bas serait germanisé… » — « Mais c’est un propos de bal qu’on veut bien me tenir ? se serait écrié à ce moment le vice-président stupéfait. » — « Non, aurait été la réponse ; je parle sérieusement de choses sérieuses. Les Russes sont las du royaume, l’empereur Alexandre me l’a dit lui-même à Saint-Pétersbourg. Du reste on pourrait aussi contenter les Polonais, n’établir par exemple qu’une union personnelle ; les députés de Posen n’iraient plus siéger à Berlin, mais à Varsovie… » Là se seraient arrêtées ces confidences surprenantes, et malgré tout ce qu’elles semblent avoir de fantastique, on aurait tort de n’en vouloir tenir aucun compte. Il ne faut pas oublier en effet que la Prusse a, elle aussi, ses souvenirs et ses regrets, que le pays actuellement nommé royaume de 1815 avait formé primitivement une part du butin des Hohenzollern dans le démembrement de la Pologne et n’en avait été détaché qu’à la suite des guerres de l’empire. Enfin il est bon de rappeler que plus d’un grand patriote de la grande Allemagne avait déjà fait entendre l’axiome géographique et providentiel qu’il fallait germaniser jusqu’à la Vistule (bis an die Weichsel wird germanisirt) !… Les bruits d’une occupation éventuelle du royaume par les Prussiens ont surgi à diverses reprises pendant cette année agitée de 1863, et nous savons pertinemment que, dans les premiers mois de 1864 encore, diverses tentatives furent faites par les agens de M. de Bismark pour amener les Polonais à s’adresser à Berlin afin d’obtenir « des conditions avantageuses. » toutefois les ingénieuses combinaisons développées devant les yeux étonnés de M. Behrend pendant la fameuse rencontre au bal ne furent probablement dans l’esprit de M. de Bismark qu’une brillante hypothèse propre à prouver aux autres, et peut-être à lui-même, que l’œuvre qu’il s’était proposée pouvait aussi avoir son côté « romantique. » Au fond, cette œuvre était des plus classiques et rentrait dans les traditions du grand art consacré par le temps. Chef des hobereaux (Junker) et pour ainsi dire mandataire du parti de la croix, il devait avant tout travailler à la réalisation de la pensée favorite de ce parti, au rétablissement de l’alliance des trois cours du Nord, de cette digue salutaire contre tout esprit subversif, si malheureusement rompue depuis la guerre « impie » de Crimée. Et quelle plus belle occasion de mener à bonne fin cette bonne œuvre qu’une insurrection de Pologne, de cette Pologne dont le sang a de tout temps servi de ciment entre les trois puissances copartageantes ? M. de Bismark feignit donc devant le soulèvement polonais, dès le début, une frayeur démesurée qu’il espérait rendre communicative : il parla à M. Buchanan de la défaite probable des Russes dans le royaume[11], expédia en toute hâte ses généraux à Varsovie et à Saint-Pétersbourg pour conclure une convention, et ne manqua pas de s’adresser aussi à l’Autriche afin de conjurer en commun le commun danger.

Ce qu’il y a surtout de remarquable et de piquant dans cette transaction qui émut tant la diplomatie de l’Occident, c’est que l’initiative en appartenait exclusivement au ministre prussien, et que la fameuse convention causa d’abord à la Russie la même surprise qu’elle devait quelques jours plus tard provoquer dans l’Europe entière. Déjà sir A. Malet, l’habile agent anglais à Francfort, se doutait de cette vérité quand il écrivit au comte Russell, sous la date du 20 février : « M. de Bismark est accusé de donner au gouvernement russe une assistance qui ne lui était pas demandée, et qui en fait est mal accueillie, » mais toute incertitude à cet égard disparaît quand on lit la dépêche confidentielle qu’adressa M. de Tegoborski à M. d’Oubril, ambassadeur russe à Berlin, le 4 février, à la première nouvelle de l’envoi des généraux prussiens pour la conclusion d’une convention[12]. Le directeur de la chancellerie diplomatique du grand-duc Constantin à Varsovie déclare ne pouvoir se rendre un compte bien exact des motifs de la démarche de M. de Bismark ; il n’y a point péril en la demeure, et on n’en est pas à avoir besoin de la coopération des troupes étrangères. Tout ce qu’il importait pour le moment, c’est que la Prusse surveillât bien les frontières, et M. de Tegoborski parle avec humeur de l’éclat inutile donné à toute l’affaire par une mission bruyante, et qualifie toute l’idée de malheureuse… Mais cet éclat, M. de Bismark le cherchait précisément, pour en imposer au monde, pour surprendre et compromettre les puissances copartageantes, pour « faire le tour, » si on veut bien nous passer cette expression, et pendant qu’on le priait ainsi de Varsovie de s’en tenir simplement à la surveillance de ses frontières, il faisait adresser une circulaire aux journaux[13] qui leur défendait de donner aucune indication sur toute concentration des troupes prussiennes qui pourrait avoir lieu « soit pour la défense de la frontière ou pour une action directe dans un état voisin… » En vérité, quand on regarde de plus près la manœuvre du ministre prussien, on ne peut se défendre d’en admirer la décision et l’audace, alors surtout que l’on pense à sa réussite finale. Ne l’oublions pas en effet, le but que M. de Bismark poursuivait si ardemment en février 1863, et qui lui échappa au premier moment, il devait néanmoins l’atteindre encore vers la fin de la même année, après maintes circonvallations et détours… Pour le moment cependant, il échoua dans sa tentative, et l’impétuosité même qu’il y mit ne contribua pas probablement peu à l’échec. L’Autriche, qui n’est guère impétueuse de sa nature, et qui en outre avait à ces momens d’autres vues dans la question polonaise, répondit à l’invitation du ministre prussien par un refus péremptoire ; quant à la Russie, tout en ne voulant pas rebuter ouvertement la seule puissance qui se prononçait pour elle d’une façon si éclatante dans une circonstance difficile, elle n’en fut pas moins péniblement affectée et choquée de se voir proclamée si malade par un ami décidément trop zélé, et s’arrangea de manière à ne voir dans la grande conception de Berlin qu’un simple arrangement « pour la sécurité des frontières. » ii somme, dans cette première tentative, M. de Bismark fut débouté aussi bien à Saint-Pétersbourg qu’à Vienne, et en se retournant vers Berlin il s’y trouva tout à coup non-seulement en face des clameurs de la chambre, dont il se souciait fort peu, il est vrai, mais aussi en face des réclamations de la France, dont il fallut bien tenir quelque compte.

Ainsi qu’on l’a indiqué plus haut, à la nouvelle de la convention du 8 février, le gouvernement français s’était décidé à sortir du silence qu’il avait jusque-là soigneusement gardé sur les affaires de Pologne, et à donner le signal d’un vaste échange de notes. Était-ce seulement la compassion, violemment comprimée jusqu’à ce moment, mais réelle cependant, pour les malheurs de la Pologne, qui le disposait ainsi à l’action ? ou bien la démarche de la Prusse lui inspirait-elle des inquiétudes d’un autre genre et de nature à l’affecter dans des intérêts encore plus directs ou plus généraux ? Il paraît certain que dès l’abord on assignait à la convention du 8 février une portée beaucoup trop grande, celle en un mot que lui souhaitait sans doute le parti de la croix et que lui avait voulu donner M. de Bismark, mais qu’en réalité elle n’avait point réussi à acquérir. On se disait notamment à Paris qu’outre les arrangement militaires le traité en question contenait encore un article secret[14], et on allait jusqu’à soupçonner que cet article avait spécialement trait à l’Italie ou à la France. Quoi qu’il en soit, le 17 février, M. Drouyn de Lhuys adressait au baron de Talleyrand, ambassadeur de France à Berlin, une dépêche où, après avoir parlé de la « réserve » dans laquelle le gouvernement français s’était renfermé jusqu’alors « à l’égard des troubles survenus en Pologne », il exprimait le regret d’être « appelé sur ce terrain » par l’arrangement que le cabinet de Berlin venait de conclure avec la Russie. « L’existence même d’un accord écrit à ce sujet est à elle seule un événement d’une gravité incontestable… Mais l’inconvénient le plus grave de la résolution prise par la Prusse, c’est d’évoquer en quelque sorte la question polonaise elle-même. Le cabinet de Berlin n’accepte pas seulement la responsabilité des mesures de répression adoptées par la Russie, il réveille l’idée d’une solidarité entre les différentes populations de l’ancienne Pologne. Il semble inviter les membres séparés de cette nation à opposer leur union à celle des gouvernemens, à tenter en un mot une insurrection véritablement nationale. » Quelques jours plus tard (21 février), et après des pourparlers avec lord Cowley, le ministre des affaires étrangères de France écrivait au baron Gros à Londres, afin d’engager le cabinet de Saint-James à une démarche commune auprès de la cour de Berlin. « La vivacité du sentiment public en Angleterre, les déclarations anciennes du gouvernement de sa majesté britannique et les principes de sa politique m’autorisent à penser, disait M. Drouyn de Lhuys, que le langage tracé à sir Andrew Buchanan sera en parfait accord avec celui que tiendra M. de Talleyrand ; mais je me demande si l’expression orale de notre manière de voir est en rapport avec la gravité de l’acte que nous avons à apprécier, et s’il ne serait pas nécessaire de donner à la manifestation de notre opinion une forme moins fugitive et plus déterminée. » A cet effet, le ministre français envoyait un projet de note identique qui reproduisait en substance les argumens développés dans la dépêche à M. de Talleyrand, projet auquel le ministre se déclarait prêt, du reste, à faire subir toutes les modifications qui seraient jugées convenables, et il exprimait à la fin l’espérance de recevoir également pour cette démarche le concours de l’Autriche, « qui a suivi une ligne différente de celle de la Prusse, et aurait à tous égards intérêt à en décliner plus complètement encore la solidarité en s’associant à nos appréciations… » Quant au gouvernement russe, quant à l’auteur principal et originel du « conflit, » le cabinet des Tuileries s’étudiait en quelque sorte à le mettre hors de cause, et à ne l’entretenir de la question qui faisait la grande préoccupation du moment que d’une manière toute privée et amicale. En effet, dans une dépêche adressée le 18 février à M. le duc de Montebello, M. Drouyn de Lhuys se plaisait à rappeler les liens d’amitié qui unissaient les deux cours, à constater « le loyal et sincère désir qu’a toujours eu le gouvernement impérial d’épargner au cabinet russe les embarras inhérens aux affaires de Pologne ; » mais en même temps il faisait remarquer que « la question polonaise avait plus qu’aucune autre en France le privilège d’éveiller des sympathies également vives dans tous les partis, » sympathies dont il était impossible de ne pas tenir compte. « Tout en condamnant hautement tout ce qui ressemblerait à des procédés anarchiques ou révolutionnaires, » le gouvernement français devait donc faire des vœux pour que rien ne vînt rendre sa position plus difficile vis-à-vis du cabinet de Saint-Pétersbourg et créer une situation qui pourrait devenir « pénible » aussi bien à la France qu’à la Russie elle-même. Du reste nulle allusion au traité conclu avec la Prusse, nulle mention non plus de la récente mesure du recrutement ni du système général pratiqué en Pologne. En somme, la France avait plutôt l’air d’exposer à la Russie « ses perplexités, » en la priant de ne pas les augmenter, que de lui faire des reproches et de la rappeler au respect de l’humanité et du droit.

Telle fut la première passe d’armes du cabinet des Tuileries dans cette campagne diplomatique, et on a beaucoup admiré la dextérité et la finesse qu’il aurait montrées en cette occasion. Cette habileté, au jugement de quelques-uns, aurait surtout consisté dans l’à-propos avec lequel on s’était saisi du prétexte de la convention prussienne, pour élever la question polonaise au-dessus d’une controverse sur « une mesure d’administration intérieure » et lui conférer un caractère européen. Il est permis néanmoins de faire quelques réserves quant au mérite de cette tactique, et si au surplus, dans des négociations qui avaient eu malheureusement tant de causes d’insuccès, on était sommé d’indiquer celle qui fut la plus fatale, on aurait peut-être quelque raison de la chercher précisément dans la manière même dont le débat fut originairement engagé. Et d’abord, au point de vue de la morale et de la justice, n’y avait-il pas quelque chose de spécieux et d’équivoque à passer ainsi à côté de la Russie et à ne vouloir s’en prendre qu’à la Prusse seule ? Sans doute la conduite de la Prusse était bien répréhensible et son empressement à offrir ses honteux services dans une œuvre inique méritait d’être stigmatisé ; mais qu’était tout cela en comparaison des actes de la Russie, du déni de justice, de lumières, de civilisation et de vie même, qu’elle n’avait cessé d’opposer à la Pologne depuis trente ans, de sa dernière mesure de conscription et de la guerre implacable qu’elle faisait en ce moment à une population déjà si cruellement éprouvée ? Lord Cowley n’avait-il pas raison de demander pourquoi on s’acharnait tant contre celui qui ne faisait en définitive qu’aider indirectement et incidemment l’exécuteur, tandis qu’on ce laissait le grand coupable comparativement en dehors du blâme ?…[15] » Dans l’espèce, comme disent les légistes, en ce qui regarde cette convention même du 8 février, dont on s’obstinait à faire le chef unique du procès, n’était-il pas évident aussi que la Russie en était responsable à l’égal au moins de la Prusse, et qu’un traité synallagmatique conclu entre deux puissances ne saurait être mis à la charge d’une seule de ces puissances et à l’exclusion de l’autre, si ce traité est contraire au droit des gens et aux intérêts de l’Europe[16] ? Qu’il était étrange, au surplus, le point de vue général auquel se plaçait le cabinet des Tuileries en déclarant (dans la dépêche au baron Gros) que « les douloureux incidens de la résistance des populations à une mesure d’administration intérieure n’avaient pu être envisagés que d’un point de vue d’humanité, ». et que ce n’est que l’arrangement signé le 8 février « qui est venu inopinément donner à cette crise un caractère politique ! » N’était-ce pas là renoncer prématurément à tout droit de remontrance pour le cas où la convention du 8 février viendrait à être abandonnée de manière ou d’autre ? n’était-ce pas jouer trop complaisamment le jeu même de la Russie, qui n’a cessé de prétendre que le régime pratiqué par elle en Pologne était une question tout intérieure à laquelle les puissances étrangères n’avaient rien à voir ? La conservation de la Pologne est un intérêt éminemment européen, et c’est pour s’assurer cet avantage que l’Europe entière, tout en consacrant en 1815 l’œuvre néfaste des partages, avait stipulé pour les diverses parties de l’ancienne Pologne « une représentation et des institutions nationales » (art. 1er du traité de Vienne) ; or, quand un gouvernement lié par ces stipulations fait tout son possible, selon le mot de lord Napier, « pour provoquer et étouffer une insurrection » dans une partie de cette Pologne, quand, sous le prétexte d’un recrutement, il inaugure une véritable et épouvantable proscription dans un pays qui d’après les traités aurait dû jouir d’une constitution, de chambres et d’une armée nationale…, en vérité c’est pousser trop loin la complaisance que de prétendre ne voir en tout cela que « des mesures d’administration intérieure ! » Quant au côté pratique du système adopté alors par la France, on a quelque peine à comprendre comment on a pu avoir un moment l’espoir de lui gagner l’adhésion de l’Angleterre, comment surtout on a pu se flatter d’obtenir pour lui le concours de l’Autriche. Sans doute l’Autriche est la rivale séculaire de la Prusse : elle était bien aise à ce moment de faire acte d’un libéralisme peu coûteux, et, une fois engagée dans une action sérieuse, elle n’aurait peut-être pas reculé devant la perspective de trouver M. de Bismark en seconde ou troisième ligne parmi les adversaires à combattre ; mais compter que l’Autriche participerait à un plan de campagne combiné uniquement contre la Prusse, qu’elle engagerait d’emblée une lutte directe avec une puissance germanique sans aucun avantage réel pour elle-même et avec la seule certitude de recueillir immédiatement les imprécations de toute l’Allemagne pour sa trahison et son alliance avec « l’ennemi héréditaire, » c’était là se méprendre singulièrement sur la position, les vues et les nécessités politiques de l’empire des Habsbourg. La faute principale cependant et vraiment calamiteuse de ce système, nous ne l’avons pas encore indiquée : c’est qu’en essayant de détourner ainsi contre la Prusse l’orage soulevé par l’insurrection de Pologne, on ne donnait par malheur que trop d’aliment à des soupçons toujours en éveil et à des craintes soigneusement entretenues. On trouva en Allemagne, en Angleterre même, que ce détour pris pour arriver au cabinet de Saint-Pétersbourg à travers le cabinet de Berlin était trop étrange pour ne pas cacher une ruse de guerre, et on se demanda si « l’idée » pour laquelle la France se préparait à combattre ne finirait point d’aventure cette fois par s’appeler le Rhin ?…

Aussi le comte Rechberg ne manqua-t-il pas de décliner péremptoirement la proposition française, sous le prétexte passablement spécieux que l’Autriche « ne pouvait pas blâmer officiellement une convention dont elle s’était bornée d’abord à décliner la solidarité. » Quant à lord Russell, il se montra, chose singulière, aussi avisé que logique, et sa conduite fut non-seulement habile, mais eut toutes les apparences d’une grande droiture. Il traîna d’abord en longueur[17], tâcha avant tout de s’assurer de la véritable portée de la convention, éluda une démarche commune avec le cabinet des Tuileries dans cette affaire, envoya pour sa part des représentations à M. de Bismark, et fit tout son possible pour éteindre l’incendie de ce côté, pour se persuader à lui-même et aux autres que la convention était abandonnée, était devenue « lettre morte ; » mais en même temps il résolut de s’en prendre au grand coupable, d’interpeller directement la Russie sur sa conduite en Pologne, et demanda ingénument à la France (2 mars) si elle ne comptait pas suivre son exemple, la mettant ainsi en demeure de se prononcer dans un sens qu’elle avait toujours évité… Tu non pensavi ch’io loico fossi ! aurait pu dire à cette occasion avec certain diable de Dante l’austère et sentencieux comte Russell.

Hâtons-nous, à l’exemple de lord John, de vider tant bien que mal le débat sur la convention prussienne, procès curieux, où l’on n’est jamais parvenu à se mettre en possession du corps du délit. Dans ses conversations avec lord Bloomfield (dépêche du 12 février), le comte Rechberg supposait « que le principal objet de la convention était de faciliter le passage des troupes russes à travers la Prusse pour entrer en Pologne, et d’établir une ligne commune de conduite en face de l’insurrection. » M. le comte de Goltz au contraire et M. le baron de Budberg assuraient à M. Drouyn de Lhuys (dépêche au baron de Talleyrand du 17 février) « que l’objet de cet acte était de maintenir la sûreté des relations commerciales et d’empêcher le pillage des caisses de la douane. » — « Autant que j’ai pu le savoir, écrit de son côté sir Andrew Buchanan en date du 14 février, il a été convenu… que les troupes russes ou prussiennes auront la liberté de poursuivre les insurgés sur le territoire de l’un ou de l’autre gouvernement. Les chemins de fer prussiens devront aussi être mis à la disposition des autorités russes pour transporter les troupes à travers le territoire prussien d’un point du royaume de Pologne à un autre. Le gouvernement en outre pense à donner dans un cas de nécessité une assistance armée au gouvernement russe pour la répression de l’insurrection dans le royaume… » La version est de nouveau tout autre dans la bouche du prince Gortchakov, qui vient un matin « entretenir spontanément » lord Napier du « récent arrangement » (dépêche du 21 février), à l’accord signé par lui avec l’agent militaire prussien (car, ajoute lord Napier, il ne voulait pas l’appeler une convention) n’avait de caractère ni « de signification politique d’aucune sorte ; c’était un simple arrangement pour le maintien de la sécurité sur les frontières des deux pays. Les insurgés avaient l’habitude de tomber sur les postes de douane, etc. — J’ai demandé au prince Gortchakov si l’accord assurait à chacune des parties contractantes en général le droit de pénétrer sur le territoire de l’autre dans le cours de ses opérations. — Le vice-chancelier m’a répondu assez vaguement ; il m’a paru qu’il voulait faire dépendre le droit de traverser les frontières des projets des insurgés contre les postes de douane… »

Il était évident que le seul moyen de voir clair dans une affaire où le douanier russe couvrait sans cesse et si étrangement le soldat auxiliaire prussien, c’était de se procurer une copie de la convention, et c’est ce qu’enjoignit effectivement lord Russell à son ambassadeur à Berlin dès le 18 février : il en fit même la demande formelle à M. de Bismark dans sa note du 2 mars ; mais alors se joua un petit acte de haute comédie, où celui qui prit sur lui le rôle de dupe ne fut pas pour cela le moins avisé et le moins initié au dénoûment de la pièce. M. de Bismark répond d’abord à l’ambassadeur anglais (21 février) « qu’il lui communiquera cette convention aussitôt qu’il recevra le consentement de la Russie pour la rendre publique, » et entre dans quelques détails « vagues » sur les points stipules par le traité. Avide d’informations, sir A. Buchanan s’adresse à M. de Thile, sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères. « M. de Thile prétend que la convention se rapporte exclusivement à l’action des autorités militaires sur les frontières. Et, comme je lui dis que M. de Bismark m’avait parlé de la possibilité pour la Prusse de prendre des mesures actives dans l’intérieur du royaume pour la répression de l’insurrection, il me répondit qu’il ne pouvait dire quelles étaient les intentions de M. de Bismark, et s’il songeait à conclure une autre convention avec la Russie, mais qu’il pouvait me donner l’assurance que la convention récemment signée ne contenait aucune stipulation pour une pareille éventualité… » Le 27 février, l’ambassadeur anglais (dépêche de la même date) revint à la charge auprès de M. de Bismark pour obtenir la communication du traité ; mais le ministre lui répondit « qu’il ne pouvait la faire sans le consentement de M. d’Oubril (envoyé de la Russie). » Et à cet endroit il n’est pas inutile de rapporter ce que lord Napier avait mandé une semaine auparavant (dépêche du 21 février) concernant le prince Gortchakov. « Le vice-chancelier n’a pas offert de me montrer la convention ; mais il m’a dit que l’empereur désirait qu’elle fût publiée, et si cela n’a pas été fait, c’est à cause des objections élevées d’un autre côté… » En attendant cette permission de M. d’Oubril, le ministre prussien déclarait cependant vouloir donner à l’ambassadeur anglais lecture des diverses stipulations du traité, « et M. de Bismark me lut, écrit piteusement sir A. Buchanan, sur un texte allemand qu’il traduisait en français, ce qu’il me présentait comme le contenu de la convention ; il me dit qu’elle était rédigée d’une manière informe, non divisée en articles… » Enfin, sur les instances réitérées et sur la demande formelle de lord Russell dans sa note du 2 mars, M. de Bismark déclare à sir A. Buchanan (dépêche du 7 mars) « que pour le satisfaire tout à fait, il lui lirait la convention même. » — « Il me l’a présentée alors et lue ; autant que je puis juger d’un document que je n’ai pas tenu réellement entre les mains, je crois qu’il ne contient pas d’autres stipulations que celles qu’il avait déjà mentionnées… » Quand on prend si bien son parti de tels procédés, on prouve suffisamment, ce nous semble, que malgré l’insistance on n’a nulle envie de trop presser et de trop approfondir[18]. Ce n’est pas toutefois que lord Russell ait laissé échapper l’occasion favorable pour faire entendre quelques hautes maximes de droit des gens : « Il est évident, disait-il dans sa note du 2 mars, que, si les troupes russes ont la liberté de suivre et d’attaquer les insurgés polonais sur le territoire prussien, le gouvernement de Prusse devient partie dans la guerre qui sévit actuellement en Pologne. Si la Grande-Bretagne permettait à un vaisseau de guerre fédéral d’attaquer un navire confédéré dans les eaux britanniques, la Grande-Bretagne deviendrait partie dans la guerre entre le gouvernement fédéral des États-Unis et celui des confédérés… » A cela M. de Bismark répondait (dépêche de sir A. Buchanan du 5 mars) « que le cas était bien différent ; dans son opinion, les mesures que le gouvernement russe emploie pour supprimer l’insurrection ne peuvent pas être justement considérées comme une guerre où deux nations seraient engagées, et par conséquent on ne saurait dire que la Prusse est devenue partie dans une guerre entre la Russie et la Pologne, si ses troupes avaient ordre d’agir de concert avec celles de la Russie sur la frontière. » Le ministre de Guillaume Ier n’était pas en peine de distinctions ingénieuses, et quant à ces Polonais, par exemple, qu’il faisait saisir et livrer aux Russes, il se donna la satisfaction de répéter le fameux distinguo que son collègue le comte Eulenburg avait déjà fait entendre dans la chambre prussienne, à savoir que ces malheureux n’ont pas été « livrés à la Russie » (ausgewiefert), mais « expulsés par la frontière russe » (ausgewiesen) ! — explication, dit sir A. Buchanan, « qui a excité une grande indignation dans la chambre. » Mais lord John Russell était fermement résolu à ne s’indigner de rien ; ce qu’il désirait, c’était d’obtenir une déclaration formelle que le malencontreux traité était annulé purement et simplement : « Pourquoi, demandait-il (6 mars), le gouvernement prussien n’abandonnerait-il pas un arrangement pour lequel il ne paraît exister aucune nécessité ? » Il n’obtint pas cependant une déclaration solennelle à ce sujet, et de guerre lasse il fit comme le prophète avec la montagne : il écrivit à sir A. Buchanan le 11 mars cette curieuse dépêche qui mit décidément fin à la négociation : « Comme il paraît… que la soi-disant (so-called) convention entre la Prusse et la Russie… est maintenant lettre morte,… vous pouvez n’en plus demander copie ! » La pièce eut cependant son petit épilogue. Sir A. Buchanan écrit le 14 mars au comte Russell qu’il a reçu sa dépêche du 11 et a fait part à M. de Bismark de la résolution du gouvernement de sa majesté de ne plus insister sur « la soi-disant convention devenue lettre morte ; » puis l’ambassadeur anglais ajoute ingénument qu’aucun des deux gouvernemens n’ayant déclaré mettre fin à la convention, il est à présumer que dans ses parties avouées elle continuera d’être exécutée comme par le passé !… C’est ce qui eut lieu en effet pendant toute la durée de l’insurrection.

Quant au gouvernement français, il avait déjà depuis longtemps renoncé à toute tentative de ce côté, et une circulaire de M. Drouyn-de Lhuys aux agens diplomatiques de l’empereur, à la date du 1er mars, avait prononcé en quelque sorte l’oraison funèbre de l’incident prussien. La circulaire maintenait toujours le point de vue français ; mais en face du refus opposé par l’Angleterre et l’Autriche elle déclarait que « le gouvernement de l’empereur n’a plus aucune suite à donner à une proposition qui supposait un accord. » — « La France, ajoutait M. Drouyn de Lhuys, n’en continuera pas moins à suivre ces événemens avec le degré d’intérêt qu’ils sont faits pour inspirer. Nos devoirs à cet égard sont conformes à ceux des grandes puissances placées dans la même position que nous… » Cette dernière phrase mérite d’être notée : elle révèle déjà la pensée qui bientôt trouvera son expression beaucoup plus concise dans la fameuse formule « que la question polonaise était une question européenne. » Cette formule était destinée d’un côté à rassurer l’Europe et à l’engager dans une action commune, de l’autre elle devait ménager à la France une issue moins pénible, et rendre l’échec moins personnel pour elle, si l’action qu’elle appelait de tous ses vœux. ne se réalisait pas.


JULIAN KLACZKO.

  1. La correspondance diplomatique au sujet de la Pologne pendant la guerre de Crimée et le congrès de Paris a paru en partie dans les pièces présentées par le gouvernement au corps législatif et au sénat au mois de mars 1863, et tout récemment d’autres extraits en ont été donnés dans le journal ministériel the Globe du 14 juin 1864.
  2. On lit dans l’Exposé de la situation de l’empire, page 108 : « Dès 1857, sa majesté (Napoléon III), désirant mettre à profit, dans un intérêt d’ordre et de paix, la confiance qui unissait si heureusement les deux cabinets (de France et de Russie), s’était sentie portée, par la sincérité même de son estime et de son amitié pour l’empereur Alexandre, à recommander l’état de la Pologne à la sollicitude de la cour de Russie. Ce langage était digne d’être compris par le souverain qui allait donner, en émancipant les serfs, un témoignage éclatant de sa sagesse. Les faits n’ont que trop montré depuis l’opportunité de ces suggestions, et ils témoignent chaque jour combien on doit regretter qu’elles n’aient pas été écoutées.
  3. Vers la fin de 1862 parut en Allemagne un écrit des plus remarquables et que les agitations seules de l’année suivante ont pu jusqu’ici rejeter dans l’ombre. C’était l’œuvre d’un diplomate russe célèbre dans la littérature politique, le même dont le livre sur la Pentarchie, publié il y a bientôt vingt ans, eut alors un retentissement qui ne s’est pas encore tout à fait perdu. Le nouvel ouvrage du pentarque a pour titre les Cabinets et les Alliances de l’Europe (Europa’s Cabinete und Allianzen, vom Verfasser der Pentarchie, Leipzig, Wigand, 1862) ; il trace le nouveau programme d’une politique universelle, avec ce mélange de mysticisme et de ruse, de grandeur visionnaire et de minutie pratique qui est le propre de la métapolitique moscovite, et la fait parfois ressembler aux étonnantes conceptions de l’ordre des jésuites, dont M. Michelet a si finement discerné le caractère fantasque et « halluciné » à côté de vues très réalistes et très positives. L’auteur prend pour point de départ le changement « radical » introduit dans les rapports des cabinets et des peuples par la révolution de février et l’établissement du second empire. L’ancienne pentarchie est dissoute et ne peut plus être restaurée. « On se tromperait, étrangement si l’on croyait que les rapports actuels des états et des nations et les principes courans du droit des gens se maintiendront encore longtemps. Tout au contraire démontre jusqu’à la dernière évidence qu’il n’y a d’avenir possible que pour de grands complexes d’états, dont chacun serait basé sur une puissante nationalité et sur la nécessité manifeste de constituer un corps distinct (p. 3). » Ces complexes d’états se résument en trois races, — les races romane, germanique et slave, — auxquelles correspondent trois centres de gravitation, la France, la Prusse et la Russie. L’Autriche est une « nécessité à coup sûr, — mais une nécessité bien surprenante, puisque pendant les treize dernières années elle a dû lutter quatre fois pour son existence même (p. 177). » L’Angleterre dépérit dans son égoïsme brutal ; et quant à l’alliance anglo-française, lit-on p. 80, « ce fut là, pendant un moment, une magnifique duperie, et le rideau est déjà tombé, grâce à Dieu, sur cette comédie d’intrigue : il est temps de monter une autre pièce avec la Grande-Bretagne, pour laquelle son grand poète Shakspeare a depuis longtemps indiqué le titre : Taming of the shrew (la Grondeuse mise à la raison). » La misérable et « soi-disant » question polonaise (lit-on plus loin, p. 286) ne petit pas faire obstacle à une union indiquée par la force des choses (l’alliance franco-russe). Là ne se bornent pas les rêveries du publiciste moscovite. La frontière du Rhin, la question romaine, la question d’Orient, lui inspirent des pages non moins curieuses. La France a besoin de la frontière du Rhin (p. 144) ; elle a encore bien plus besoin de la solution de la question d’Orient, car la question d’Orient, dont on fait si méchamment une ambition russe, n’est tout simplement qu’un intérêt éminemment français, la question de la liberté de la Méditerranée (p. 317), et pour assurer cette liberté la France doit revenir le plus tôt possible sur sa « fatale aberration » du congrès de Paris et travailler à rouvrir le Bosphore à la marine russe (p. 259). Dans cette question d’Orient, c’est la France qui a des intérêts matériels ; la Russie, tant calomniée, n’y a que des intérêts moraux, religieux : « elle ne demande pas Constantinople, elle ne demande que Sainte-Sophie, et non pas pour elle-même, mais pour l’église orthodoxe (p. 300). » Sur ce terrain religieux même, les vues de la France et de la Russie sont appelées à coïncider d’une manière vraiment providentielle. « La situation du tsar envers le patriarcat de Constantinople a son corollaire maintenant dans la situation de l’empereur de l’Occident vis-à-vis de la papauté de Rome. Napoléon III exerce à l’heure qu’il est avec un plein droit son patronage sur Rome. Toutefois, — le maintien de la papauté à Rome étant devenu impossible, et de l’autre côté la nécessité pour le chef de l’église latine de posséder en souverain un point quelconque du globe étant également démontrée, — l’antique Jérusalem ne s’offre-t-elle pas d’elle-même comme la place prédestinée où devraient régner les deux chefs des deux églises catholiques, et n’est-ce pas là tout le fond de la question d’Orient (p. 302-5) ? » — « Le rapprochement paisible et mutuel des deux églises, latine et grecque, n’est-ce pas là le but le plus élevé à assigner à une alliance entre deux empires chrétiens (p. 259) ? » Cette alliance, la Russie l’attend, mais ne la précipite pas ; sa politique se résume dans le mot d’Hamlet : the readiness is all (p. 133). La Russie centuple ses forces, augmente ses acquisitions en Asie, développe sa marine, l’émancipation des paysans lui procurera des armées plus nombreuses qu’elle n’en a jamais eu, des richesses incalculables ; la blessure de Sébastopol est guérie depuis longtemps, et le tsar peut dire le mot du grand-vizir après le désastre de Lépante : « On s’est donné la peine de nous raser la barbe ; eh bien ! la joue est lisse pour le moment, mais la barbe repoussera demain (p. 245). » — « La Russie peut se suffire pleinement ; elle n’a aucun besoin de rechercher des alliances, et c’est précisément le moment le plus favorable pour en stipuler une (p. 246). » Enfin l’auteur conclut par ces paroles (p. 328) : « C’est sur l’union franco-russe que repose pour l’avenir l’équilibre de l’Europe et de toute politique universelle, jusqu’à ce que la paix du monde soit définitivement établie et garantie au moyen d’une triple alliance des monarchies universelles (universalmaechte). Que Dieu hâte cette dernière et définitive alliance ! Ce ne, seraient pas seulement les trois races principales du système européen, la race romane, germanique et slave, mais aussi les trois églises chrétiennes qui trouveraient leur expression et leur conclusion (abschluss) dans cette alliance des alliances… »
  4. Voyez Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, par M. Guizot, tome VI, chapitre XXV.
  5. Gentz, Briefwechsel mit Müller.
  6. Il est remarquable en effet que le colonel Stanton par exemple, agent anglais à Varsovie, ne se montra d’abord nullement ému de la conscription et fut bien près d’en féliciter le gouvernement russe. Voyez sa dépêche en date du 19 janvier 1863.
  7. Lord Napier écrit sous la date du 10 février 1863 : « Le prince Gortchakov me dit que pas un propriétaire foncier de quelque importance n’avait pris part à la révolte, dont le caractère socialiste était démontré par la proclamation du comité de Varsovie, qui accorde aux paysans la pleine propriété des terres qu’ils occupent… » Nous sommes loin de vouloir défendre en tous points cette proclamation ; après tout cependant, elle stipulait une indemnité pour les anciens possesseurs du sol et respectait les droits acquis. Que devrait alors penser le prince Gortchakov des ukases du 2 mars 1864 et de l’œuvre de M. Miloutine, dont M. Léonce de Lavergne a démontré ici même le caractère subversif, bouleversant toute notion de justice et de propriété, et qui restera comme le monument éclatant du socialisme russe en Pologne ? — Voyez la Revue du 1er mai.
  8. « Quoique ce fût peut-être trop de dire, — écrit l’agent anglais de Varsovie le 4 mars, — que le gouvernement désire pousser le parti modéré à une opposition active, cependant aucun effort n’a été fait pour gagner son appui, et pas la moindre proposition n’a été adressée à aucun membre éminent de ce parti… » Quelques jours plus tard (11 mars), le colonel Stanton mande : a Tous les membres indépendant du conseil d’état de ce royaume présens à Varsovie ont donné leur démission. Cette démarche de la part des nobles et des gentlemen, qui n’ont accepté la nomination au conseil qu’après beaucoup d’insistance et contre leurs propres inclinations, mais dans l’espoir de pouvoir être utiles à leur patrie en faisant adhésion au gouvernement, ne peut pas étonner aujourd’hui, ces messieurs n’ayant jamais été consultés depuis l’explosion du mouvement, ni en conseil, ni individuellement, sur les mesures pour restaurer la tranquillité, mais au contraire ayant été traités par le gouvernement presque avec une indifférence étudiée… »
  9. « Nos perplexités au milieu d’événemens dont l’opinion du pays, etc. » Exposé de la situation de l’empire, p. 108.
  10. Voyez, entre autres, la Gazette de Cologne du 22 février 1863.
  11. «… On previous occasions he (M. de Bismark) always spoke of the probability of the Russian army in Poland proving too weak to suppress the insurrection. » Dépêche de sir A. Buchanan, 21 février 1863.
  12. Les dépêches de M. de Tegoborski expédiées de Varsovie le 4 février ont été interceptées par les insurgés : nous avons devant nous les originaux mêmes de ces dépêches, et nous nous en servirons encore dans la suite de ce travail. Pour la curiosité du fait, nous reproduisons ici in extenso le passage dont il est parlé dans le texte, sans rien changer à ce français passablement moscovite :
    « Varsovie, 23 janvier (4 février) 1863. Mon cher ami, je n’ajoute que quelques lignes a mon expédition d’aujourd’hui pour vous dire que les dispositions sont prises pour loger tous les messieurs qui nous arrivent de Berlin et que nous attendons demain. Tout en reconnaissant la courtoisie de la mission de ces messieurs, nous ne pouvons pas nous rendre un compte exact de ce qui l’a motivée. Il n’y a pas de pericolo (sic !) in mora, et nous n’en sommes pas à avoir besoin de la coopération des troupes étrangères. Pour le moment, tout ce qu’il importe, c’est que la Prusse garde ses frontières autant qu’elle peut, afin que les insurgés ne puissent pas trouver un refuge chez elle. Il me semble donc que la mission de trois militaires est trop donner d’importance à une affaire sur laquelle on pourrait s’entendre avec un seul parfaitement bien. Si je suis bien renseigné, c’est M. de Tettau qui a eu la malheureuse idée d’aller à Berlin, qui aurait inquiété le gouvernement prussien et fait le diable beaucoup plus noir qu’il n’est en effet. Je vous serais donc bien obligé si vous pouviez nous faire parvenir les renseignemens que je vous ai demandés par mon télégramme secret d’aujourd’hui…
    « TEGOBORSKI. »
  13. Citée dans la dépêche de sir A. Buchanan du 21 février.
  14. Voyez la dépêche de lord Napier du 5 février, citée plus loin, page 345, en note. Voyez aussi les débats de la chambre des lords du 11 juin 1863. Le comte de Carnarvon fait observer que « le noble comte Russell n’a rien dit touchant l’article secret. » Il serait bien aise de savoir si son noble ami peut donner à la chambre quelques éclaircissemens sur la nature de cet article ou communiquer là-dessus d’autres dépêches. Le comte Russell répond « qu’il a entendu parler diversement de la nature de l’article dont il s’agit, mais qu’il n’a reçu aucune information sur laquelle il puisse compter, ou qu’il puisse communiquer au parlement. »
  15. « J’ai répété (à M. Drouyn de Lhuys) ce que je lui avais dit avant mon départ pour Londres, qu’il a été impossible au gouvernement de sa majesté d’accepter la proposition de son excellence relativement à la note identique à adresser au gouvernement prussien, parce qu’en mettant, quoique avec justice, la conduite de la Prusse sous un jour répréhensible, elle laissait le plus grand coupable comparativement en dehors du blâme. Le gouvernement de sa majesté se croyait obligé de s’adresser aux gouvernemens prussien et russe à la fois. » (Lord Cowley au comte Russell, 16 mars 1863.)
  16. Lord Cowley s’exprime ainsi dans sa lettre du 21 février, en rendant compte à lord Russell de la dépêche que M. Drouyn de Lhuys venait d’envoyer au baron Gros et dont il lui avait fait lecture : « Il serait inutile d’entrer dans les détails de cette dépêche. Je dirai simplement que, pendant que la position du gouvernement russe, dans les domaines duquel existe l’insurrection qui a donné lieu à cette convention, engage M. Drouyn de Lhuys à s’abstenir d’exprimer aucune opinion sur ce document, son excellence l’appelle au gouvernement russe, etc. » Lord Cowley se montre ici piquant jusqu’à la malice.
  17. Il est remarquable en effet que lord Russell ne demanda au baron Gros que le 2 mars (c’est-à-dire un jour après que la circulaire française avait déjà annoncé l’avortement du plan d’une note identique) copie du projet de note dont il avait eu connaissance dès le 24 février. Voyez le Blue Book sur les affaires de Pologne, n° 63.
  18. Il paraît cependant qu’il s’est trouvé un mortel assez heureux pour voir enfin la fameuse convention, et que ce favori de la fortune ne fut autre que l’ambassadeur français à la cour de Saint-Pétersbourg ! Lord Napier écrit en effet au comte Russell, sous la date du 5 février : « Le duc de Montebello m’a répondu qu’il avait vu la convention, qui a été conçue à peu près dans le sens annoncé antérieurement par le prince Gortchakov. L’article secret obligeait simplement les parties contractantes à une communication mutuelle de nouvelles relativement au progrès du mouvement. » On tenait donc enfin l’article secret ! Et lord Napier d’ajouter : « Comme je n’aime pas m’exposer à un refus, je n’ai pas exigé du prince Gortchakov de me montrer la convention ! »