Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/20

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 261-274).


CHAPITRE XX

La Fuite


Rosa ne fut pas plus tôt revenue à elle que tous les menaçants détails de son entrevue avec Jasper se présentèrent à son esprit.

Il lui semblait que jusque dans l’état d’insensibilité où elle se trouvait en ce moment elle le voyait encore ; elle n’avait pas un moment perdu la conscience de ce qu’il lui avait dit.

Que faire ?

La seule pensée claire qu’elle eût dans l’esprit, c’est qu’elle devait fuir cet homme !

Mais où chercher un refuge et comment sortir de la maison ?

Elle n’avait jamais laissé échapper un mot de la crainte que Jasper lui inspirait, sauf une confidence faite à Helena.

Si elle se rendait près d’elle, si elle lui disait ce qui s’était passé, cette seule démarche pouvait amener un mal irréparable.

Elle se rappelait ce dont Jasper l’avait menacée ; il avait sans doute le pouvoir de le faire ; elle savait que la volonté ne lui manquerait pas.

Plus la méchanceté du chantre lui paraissait effrayante, plus sa propre responsabilité lui causait d’alarmes.

Elle comprenait que la plus légère imprudence de sa part, soit qu’elle agît, soit qu’elle différât d’agir, allait déchaîner la rage de Jasper sur le frère d’Helena.

L’esprit de Rosa, pendant les derniers six mois, avait été livré à une orageuse confusion.

Un soupçon à demi formé l’agitait.

Tantôt il montait presque jusqu’à ses lèvres qui s’entr’ouvraient ; elle aurait alors voulu parler ; tantôt elle le rejetait au plus profond de son âme ; il prenait par instant presque une force invincible, presque un corps qui s’évanouissait l’instant d’après.

L’affection de Jasper pour son neveu, quand celui-ci était vivant, et ses efforts pour découvrir comment il avait trouvé la mort, s’il était mort en effet, étaient autant de choses connues, unanimement acceptées dans la ville.

Qui donc aurait voulu accueillir la possibilité d’un crime commis par le chantre ?

Elle se disait :

« Mon esprit est-il donc assez pervers pour concevoir une perversité dont les autres ne peuvent avoir même l’idée ? »

Puis elle s’était mise à réfléchir… le soupçon conçu par elle n’avait-il pas sa source dans la répulsion qu’elle éprouvait peur Jasper ?

S’il en était ainsi, n’était-ce pas la preuve de sa vanité et de son injustice ?

Puis elle avait encore réfléchi.

« Quel motif aurait pu le pousser au crime ?… »

Elle rougissait en se répondant à elle-même.

Ce motif, elle le connaissait trop bien.

Et elle se couvrait le visage avec ses mains.

Elle repassa dans son esprit tout ce qu’il avait dit près du cadran solaire, dans le jardin.

Il avait persisté à attribuer la disparition d’Edwin à un assassinat, conséquent en cela avec toute la ligne de conduite publiquement suivie par lui, depuis la découverte de la montre et de l’épingle.

S’il avait sujet de craindre que le mystère du crime ne fût mis au jour, n’aurait-il pas eu plutôt à encourager l’idée d’une disparition volontaire ?

Il avait osé lui déclarer que si les liens qui l’unissaient à son neveu n’avaient pas été si forts, il aurait fait disparaître Edwin d’auprès d’elle.

Était-il probable qu’il eût dit cela, si réellement il l’avait fait ?

Il avait parlé de déposer à ses pieds le travail de six mois qu’il venait de consacrer à la recherche de la vengeance.

Aurait-il fait cette déclaration et avec cette violence, si ce n’était qu’une pure allégation mensongère ?

Il lui avait dit encore :

« Je vous sacrifie ma fidélité. Mon cher enfant, après sa mort… »

Certes, tout cela s’élevait avec une grande force contre l’abominable supposition que Rosa osait à peine formuler tout bas.

Et, pourtant, c’était un homme si terrible…

En somme, la pauvre fille (car quelle connaissance pouvait-elle avoir d’une nature criminelle, quand ceux qui en font leur constante étude se trompent sans cesse, parce qu’ils essayent de la juger sur les faits communs de l’intelligence humaine, au lieu de la considérer comme une horrible et monstrueuse exception), la pauvre fille, disons-nous, ne pouvait arriver à d’autre conclusion que celle-ci :

« Jasper est un homme terrible, et je dois le fuir. »

Elle avait été longtemps l’appui et la consolation d’Helena ; elle l’avait constamment assurée de sa foi entière en l’innocence de son frère et de sa sympathie pour Neville dans son malheur.

Mais elle n’avait pas vu Neville depuis la disparition d’Edwin Drood, et jamais Héléna ne lui avait dit un mot des aveux du jeune homme à M. Crisparkle.

C’était pour elle le frère infortuné d’Héléna et rien de plus.

La déclaration qu’elle avait faite à son odieux adorateur était donc rigoureusement vraie, et il eût mieux valu, elle se le disait à présent, qu’elle se fût abstenue de la faire.

La peur qu’avait de lui cette charmante et délicate créature, faisait un monstre à ses yeux de tout ce qui venait de Jasper ; son esprit se révoltait à la pensée de tenir de la bouche du chantre la révélation de l’amour de Neville.

Mais où devait-elle aller ?

N’importe où, pourvu qu’elle fût à l’abri de ses poursuites.

Cependant il fallait bien qu’elle vît un but déterminé.

Elle se décida à aller chez son tuteur et même à s’y rendre immédiatement.

Le sentiment dont elle avait fait part à Héléna, lors de leur premier entretien, agissait puissamment sur elle.

Il lui semblait que les solides murailles du vieux couvent n’avaient plus la puissance de la protéger contre les obsessions de son persécuteur, et qu’aucun raisonnement ne pouvait arriver à calmer ses terreurs tant qu’elle serait à Cloisterham.

La fascination répulsive qu’elle subissait depuis si longtemps était arrivée à son comble ; elle sentait que Jasper avait le pouvoir de la courber sous sa volonté ; c’était un charme satanique.

Elle regarda par la fenêtre au moment où elle se leva pour s’habiller.

La seule vue du cadran solitaire sur lequel Jasper était appuyé, tandis qu’il lui faisait sa déclaration, la glaça d’effroi et la fit reculer au fond de sa chambre.

Elle écrivit un billet à Mlle  Twinkleton, lui annonçant qu’elle avait une raison soudaine pour désirer voir promptement son tuteur, qu’elle était partie pour se rendre auprès de lui, et insistait pour que la bonne dame ne s’inquiétât pas à son sujet ; car il ne pouvait rien lui arriver de fâcheux.

Elle enferma à la hâte quelques objets de toilette dans un sac de voyage, plaça son billet dans un endroit bien apparent de la chambre, sortit, et referma doucement la grille derrière elle.

C’était la première fois qu’elle se voyait seule dans la Rue Haute de Cloisterham ; mais, connaissant fort bien le chemin, elle se dirigea lestement vers le coin d’où partait l’omnibus.

Elle arriva juste au moment où le cocher fouettait ses chevaux.

« Arrêtez, et prenez-moi, s’il vous plaît, Joë, dit-elle ; je suis obligée de me rendre à Londres. »

Moins d’une minute après, elle était en route pour le chemin de fer sous la protection de Joë.

Joë veilla sur elle quand elle descendit ; il l’installa dans un wagon et lui porta son petit sac de nuit, comme si c’eût été une énorme malle trop lourde pour ses petites mains.

« Pourrez-vous, quand vous serez de retour, aller dire à Mlle  Twinkleton que vous m’avez vue partir, Joë ?

— Cela sera fait, mademoiselle.

— Présentez-lui mes amitiés, s’il vous plait, Joë.

— Oui, mademoiselle… Et je voudrais bien en avoir ma part ! »

Mais ceci ne fut pas dit, Joë se contenta de le penser.

Désormais emportée vers Londres, Rosa eut le loisir de reprendre le cours des pensées que la précipitation de son départ avait interrompues.

Son indignation, après la déclaration d’amour qu’elle avait reçue, était toujours aussi vive : il lui semblait que cette déclaration l’avait souillée, et qu’elle ne pouvait se laver de cette tache impure qu’en faisant appel à un homme honnête et sincère.

Cette persuasion la soutint d’abord contre ses terreurs et la confirma dans la résolution qu’elle avait prise avec tant de hâte.

Mais quand la soirée devint plus sombre et que la grande cité fut plus proche, bien des doutes commencèrent à la troubler.

N’était-ce pas après tout une démarche insensée ?

Comment M. Grewgious la jugerait-il ?

Le trouverait-elle chez lui après cette journée de travail ?

Que ferait-elle s’il était absent, que deviendrait-elle seule, dans une ville étrangère et si populeuse ?

N’aurait-elle pas mieux fait d’attendre et de demander d’abord conseil ?

Elle pouvait encore, il est vrai, revenir sur ses pas… elle n’en aurait garde…

Retourner à Cloisterham où était Jasper !…

Enfin le train arriva dans Londres.

La voie courait au niveau des toits ; au-dessous d’elle étaient les maisons poudreuses ; les lampes commençaient à s’allumer à peine par cette chaude et brillante soirée d’été.

« Hiram Grewgious, esquire, Staple Inn, à Londres, » c’était tout ce que Rosa savait de sa destination.

Mais cela lui suffit pour se faire conduire dans un cab, à travers les rues où la foule se pressait pour respirer un peu de plein air.

Mais on n’en trouvait point sur les pavés brûlants.

Rosa remarqua que tout ce qui l’entourait avait l’aspect misérable.

C’était un pauvre quartier.

Çà et là on entendait des musiques lointaines : cela n’égayait point la situation.

L’orgue de barbarie, le tambour de basque n’ont pas toujours le privilège de chasser les soucis ; pas davantage les cloches des chapelles qui éveillaient des échos dans les vieilles briques de ces demeures chétives.

Le bruyant véhicule qui portait la jeune fille s’arrêta enfin devant une porte bien fermée ; on reconnaissait le logis d’un homme qui se mettait au lit de très-bonne heure et qui avait peur des larrons.

Rosa, après avoir renvoyé sa voiture, frappa timidement à cette porte et fut introduite dans la cour, elle et son mince bagage, par un watchman.

« Est-ce ici que demeure M. Grewgious ?

— M. Grewgious habite ici, mademoiselle, » dit le watchman en indiquant l’un des corps de logis.

Rosa s’avança, et au moment où l’horloge sonnait dix heures, elle se trouva sur le seuil de la porte surmontée des lettres P. J. T.

Elle se demandait ce que signifiaient ces lettres fatidiques : P. J. T.

Guidée par le nom de M. Grewgious imprimé sur la muraille, elle monta à l’étage supérieur et frappa doucement encore et plusieurs fois à la porte.

Mais personne ne répondant, et le bouton cédant sous l’effort de sa main, elle entra et vit son tuteur assis dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte.

Une lampe à abat-jour brûlait posée sur une table, fort loin de lui.

Rosa s’approcha dans la demi-obscurité de la chambre ; il la reconnut et dit à demi-voix :

« Juste ciel ! »

Rosa se jeta dans ses bras, en fondant en larmes, et il dit après lui avoir rendu son embrassement :

« Mon enfant !… mon enfant !… j’avais cru voir votre mère ! Mais, ajouta-t-il avec bonté, qu’est-il donc arrivé ?… qu’est-ce qui vous amène ici ?… Au fait, qui vous accompagnait ?…

— Personne, je suis venue seule.

— Juste ciel ! répéta M. Grewgious. Venir seule ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit d’aller vous chercher ?

— Je n’en avais pas le temps. J’ai pris tout à coup cette résolution. Pauvre… pauvre Eddy !…

— Ah ! oui, pauvre garçon !…

— Son oncle m’a fait une déclaration d’amour. Je ne pouvais supporter cela, s’écria-t-elle, en versant de nouvelles larmes et en frappant le plancher de son petit pied. Cet homme me fait frissonner d’horreur et je suis venue auprès de vous pour que vous me protégiez, moi, et nous tous contre lui, si vous le voulez bien.

— Certes que je le veux, s’écria M. Grewgious avec un brusque et extraordinaire élan d’énergie. Damnation sur ce Jasper !

Que le ciel confonde la politique
Et déjoue ses mauvais tours.
Oser porter sur toi ses espérances !
OseDamnation sur lui ! »

Après cette sortie des plus extraordinaires, M. Grewgious, tout à fait hors de lui-même, se mit à marcher par la chambre.

Était-il dans un accès de loyal enthousiasme ou seulement sous l’empire de ses instincts ordinaires de combativité ?

Il s’arrêta et dit après s’être essuyé le visage :

« Je vous demande pardon, ma chère, mais vous serez heureuse d’apprendre que je me sens mieux… Ne m’en dites pas davantage pour le moment ; cette crise pourrait me reprendre. Vous avez besoin de vous refaire et de vous régayer un peu. Qu’avez-vous pris avant de partir ? Avez-vous déjeuné… lunché… dîné… soupé ? Le repas que vous allez prendre devra-t-il être tout à la fois le déjeuner, le luncheon, le dîner, le souper, et le thé ? »

La respectueuse tendresse avec laquelle, un genou en terre, il aidait la jeune fille à retirer son chapeau et à le dégager de ses cheveux qui s’y accrochaient, était d’un aspect vraiment chevaleresque.

Qui donc, ne connaissant M. Grewgious qu’à la surface, se serait attendu à trouver de la chevalerie, et une chevalerie de bon aloi, point frelatée, dans ce singulier personnage ?

« Il faut songer à votre repos, continua-t-il, et vous aurez la plus jolie chambre chez Furnival. Il faut pourvoir à votre toilette, et vous aurez tout ce que pourra vous fournir la première femme de chambre de l’hôtel, qui recevra des pouvoirs illimités… Par cette expression, j’entends qu’elle ne sera pas restreinte sur la dépense… Est-ce un sac de voyage, ceci ? »

Il regardait devant lui avec une grande attention, et il faut convenir qu’il en fallait pour apercevoir le sac au fond de la chambre plongée dans ces demi-ténèbres.

« Oui, monsieur, je l’ai apporté avec moi.

— Ce n’est pas un bien gros sac, fit observer M. Grewgious avec candeur, il a de délicates proportions et il est bien capable de contenir les provisions d’un jour, pour un oiseau des Canaries. Peut-être avez-vous apporté un oiseau ? »

Rosa sourit et fit de la tête un signe négatif.

« Si vous en aviez apporté un, il eût été le bien reçu, dit M. Grewgious, et je pense qu’il lui eût été agréable d’être installé dans une cage attachée à un clou extérieurement à la maison ; il aurait eu le spectacle des exercices de nos moineaux de Staple Inn qui sont agiles parce qu’ils sont maigres. Vous ne m’avez pas dit quel repas vous vouliez accepter. Que diriez-vous d’une petite macédoine, participant de tous les repas du jour ? »

Rosa le remercia et répondit qu’elle ne prendrait qu’une tasse de thé.

M. Grewgious, après être sorti, rentré, sorti et rentré de nouveau, pour se procurer différents articles supplémentaires, sous forme de marmelades, d’œufs, de cresson, de poisson salé, de jambon fumé, se rendit sans chapeau à l’hôtel Furnival, où il donna ses ordres.

Bientôt après, ils furent exécutés et la table fut mise.

« Bénédiction du ciel ! s’écria M. Grewgious, en y déposant la lampe et en prenant un siège en face de Rosa ; quelle tentation nouvelle pour un pauvre vieux anguleux comme moi. »

Une contraction expressive des sourcils chez Rosa lui demanda ce qu’il voulait dire.

« Quelle sensation ! Eh ! vraiment, la présence d’une douce et jeune créature qui fait resplendir les plafonds et étinceler les murailles ; tout ici a déjà pris un éclat glorieux ! dit M. Grewgious. Ah ! pauvre moi !… pauvre moi !… »

Il y avait quelque chose de si triste dans son soupir, que Rosa s’aventura doucement à le toucher du bout de ses petits doigts.

« Merci, ma chère, dit Grewgious. Maintenant, causons.

— Vous vivez toujours ici, monsieur ? demanda Rosa.

— Oui, ma chère.

— Et toujours seul ?

— Toujours seul : sauf que dans la journée j’ai la compagnie d’un gentleman du nom de Bazzard, qui est mon clerc.

— Il n’habite pas ici ?

— Non, il s’en va à l’heure où ferme l’étude. D’ailleurs il n’est pas en fonction pour le moment, et une autre étude placée à l’étage au-dessus me fournit temporairement quelqu’un pour le remplacer. Mais il serait excessivement difficile de remplacer définitivement M. Bazzard.

— Il doit être fou de vous, dit Rosa.

— Si cela est, il renferme ses sentiments avec une fermeté exemplaire, répondit M. Grewgious, après avoir un peu réfléchi ; mais je doute qu’il m’aime à ce point. Non ! Voyez-vous, il n’est pas content de son sort, le pauvre garçon !

— Pourquoi n’est-il pas content ?

— Il n’est pas à sa place, » reprit M. Grewgious, d’un air de grand mystère.

Les sourcils de Rosa reprirent leur expression de perplexité interrogative.

« Si peu à sa place, continua M. Grewgious, que je me sens constamment disposé à m’excuser envers lui, et il est d’avis, quoiqu’il ne le dise pas, que cela est juste, très-juste. »

M. Grewgious, en ce moment, était devenu si ténébreux et si énigmatique que Rosa ne savait plus que penser.

Pendant qu’elle réfléchissait et cherchait à comprendre, M. Grewgious s’écria tout à coup pour la seconde fois :

« Causons. Nous parlions de M. Bazzard. C’est un secret, et, de plus, c’est le secret de M. Bazzard. Mais la seule présence de celle qui est assise à ma table me rend si exceptionnellement expansif que je me sens entraîné à lui faire part de ce secret sous le sceau d’une inviolable discrétion. Que pensez-vous qu’ait fait M. Bazzard ?

— Oh ! cher monsieur, s’écria Rosa en rapprochant sa chaise de celle de son tuteur, car sa pensée venait d’être ramenée sur Jasper, rien de criminel, je suppose ?

— Il a écrit une pièce de théâtre, dit M. Grewgious à voix basse et d’un ton solennel, une tragédie, »

Rosa sembla soulagée.

« Et personne, poursuivit M. Grewgious du même ton, n’a voulu l’entendre, ou la faire représenter. »

Rosa semblait pensive et secouait lentement la tête, comme pour dire :

« Il se passe de pareilles choses en ce monde !… Il y a des clercs qui écrivent des tragédies !…

— Maintenant, vous le savez, dit M. Grewgious, je ne serais pas capable, moi, de composer une pièce de théâtre.

— Pas même une mauvaise, monsieur ? demanda ingénûment Rosa.

— Je ne le crois pas. Si j’étais sous le coup d’une sentence de mort, au moment d’être décapité, et qu’un exprès arrivât avec la grâce du condamné Grewgious à la condition qu’il écrirait une pièce de théâtre, je pense que je préférerais redemander le billot et prier l’exécuteur d’en finir. »

M. Grewgious se passa la main sous le menton ; il était assez ému.

Rosa semblait réfléchir à ce qu’elle ferait elle-même, si elle se trouvait dans la même situation.

« En conséquence, dit M. Grewgious, M. Bazzard aurait le sentiment de mon infériorité par rapport à lui, que ce ne serait pas étonnant. Pourtant, vous comprenez… comme c’est moi qui suis son maître, le cas s’aggrave singulièrement. »

M. Grewgious secoua la tête d’un air sérieux, comme s’il sentait profondément ce qu’il venait de dire.

« Comment êtes-vous devenu son maître, monsieur ? demanda Rosa.

— C’est une question qui devait venir naturellement, fit M. Grewgious ; causons. Le père de M. Bazzard, un fermier du comté de Norfolk, aurait chassé son fils à coups de fléau, de fourche, ou de tout autre instrument aratoire pouvant servir d’arme offensive, s’il eût eu seulement le moindre soupçon qu’il avait écrit une pièce de théâtre… Le fils, en m’apportant un jour les loyers du père, loyers que je suis chargé de recevoir, me fit part de son secret et me déclara qu’il était déterminé à donner carrière à son génie, ce qui le mettrait en péril de mourir de faim. Or, avait-il été créé pour mourir de faim ? Il ne le pensait pas.

— Pour donner carrière à son génie, monsieur ?…

— Oui, ma chère, dit M. Grewgious, mais pas pour mourir de faim. Il était impossible de contester cette dernière proposition ; M. Bazzard me donna à entendre que je pouvais intervenir entre lui et une destinée si opposée au but de sa création. C’est de cette façon que M. Bazzard devint mon clerc et il en a gardé un sentiment très-profond…

— Je suis heureuse qu’il vous soit reconnaissant, monsieur.

— Ce n’est pas tout à fait cela que j’ai voulu dire, ma chère. Je veux dire qu’il a gardé le sentiment profond de sa dégradation. Il y a d’autres génies avec lesquels M. Bazzard a noué des relations qui ont également écrit des tragédies et qui n’ont trouvé que lui pour en écouter la lecture ou les faire représenter. Ces esprits d’élite se dédient leurs pièces les uns aux autres dans les termes les plus flatteurs. M. Bazzard a été l’objet d’une de ces dédicaces.

Jusqu’à présent, vous le comprenez, personne n’a jamais eu l’idée de me dédier une pièce de théâtre… à moi. »

Rosa lui jeta un regard qui semblait exprimer combien elle eût aimé à le voir l’objet de mille de ces dédicaces.

« Et je ne sais pas pourquoi M. Bazzard est irrité qu’on ne me dédie rien. Il est très sec avec moi, parfois ; alors je comprends qu’il se dit tout bas : Cet imbécile est mon maître ! Un être qui ne pourrait pas écrire une tragédie, quand il s’agirait pour lui de sauver sa tête ; un être qui n’a jamais reçu la dédicace d’un seul ouvrage, avec les plus flatteuses félicitations sur la haute position qu’il ne manquera point de conquérir aux yeux de la postérité ! C’est agaçant, très-agaçant, très-agaçant ! Aussi, quand j’ai des ordres à lui donner, j’y réfléchis préalablement. Je me dis : Peut-être la chose ne sera-t-elle pas de son goût ; il peut mal la prendre. Grâce à ces précautions, nous nous entendons très-bien, beaucoup mieux même que je ne l’aurais espéré.

— Et le nom de sa tragédie, monsieur ? demanda Rosa.

— Tout à fait entre nous, répondit M. Grewgious, il a choisi un titre effroyablement bien approprié : l’Épine d’anxiété. M. Bazzard espère, et je l’espère aussi, qu’elle arrivera enfin à être représentée. »

Il n’était pas difficile de deviner que M. Grewgious était entré dans tous ces détails sur l’histoire de M. Bazzard, au moins autant pour occuper l’esprit de sa pupille et la distraire du sujet qui l’avait amenée chez lui, que pour satisfaire sa tendance naturelle à se montrer sociable et communicatif.

« Et maintenant, ma chère, reprit-il, si vous n’êtes pas trop fatiguée pour me mettre un peu plus au courant de ce qui s’est passé aujourd’hui, je serais heureux de vous entendre. Je digérerai mieux ce que vous m’aurez dit si je dors dessus cette nuit. »

Rosa, devenue plus calme, lui rendit un compte fidèle de son entrevue avec Jasper.

Il arriva souvent à M. Grewgious de s’appuyer la tête pendant le cours de son récit, et il la pria de lui répéter une seconde fois les parties qui avaient trait à Helena et à Neville.

Quand Rosa eut fini de parler, il resta un moment assis, grave, silencieux et pensif.

« Très-clairement raconté, se contenta-t-il de dire enfin, et j’espère que vous voilà tout à fait tranquille à présent. »

Il passa de nouveau ses mains sur sa tête.

« Regardez, ma chère, ajouta-t-il en la conduisant près d’une fenêtre ouverte, c’est là qu’ils habitent… Ces fenêtres non éclairées que vous voyez là-bas.

— Je pourrais aller demain voir Héléna ? demanda Rosa.

— J’aimerais à dormir cette nuit sur cette question, répondit-il d’un air plus indécis. Mais laissez-moi vous conduire prendre le repos, dont vous devez avoir besoin. »

Sur ce, M. Grewgious l’aida à remettre son chapeau, il passa sous son bras le petit sac de nuit, bien insuffisant au point de vue de la satisfaction des besoins terrestres, et, la prenant par la main avec une importante maladresse, comme s’ils se disposaient à danser un menuet, il lui fit traverser Holborn et l’introduisit dans l’hôtel Furnival.

À la porte de l’hôtel il s’arrêta, la confia aux soins de la première femme de chambre, munie de pouvoirs illimités, et lui dit que tandis qu’elle monterait pour voir sa chambre, il attendrait.

Peut-être désirerait-elle que cette chambre fût changée pour une autre, peut-être allait-elle s’apercevoir qu’il lui manquait quelque chose.

Mais la chambre de Rosa était aérée, propre, confortable, et presque gaie.

La femme de chambre, aux pouvoirs illimités, avait mis à la disposition de la jeune fille tout ce qui avait été oublié dans le petit sac de nuit.

Rosa redescendit vivement l’escalier, pour remercier son tuteur de ses soins prévoyants et affectueux.

« Pas du tout, ma chère, dit M. Grewgious tout à fait ravi, c’est à moi de vous remercier de votre charmante confiance et de votre douce compagnie. Votre déjeuner sera préparé dans un joli et gracieux petit salon, approprié à votre jolie personne, et je viendrai vous voir demain, à dix heures du matin. J’espère que vous ne vous trouverez pas trop dépaysée dans cette maison étrangère.

— Oh ! non, je me sens ici en sûreté.

— Oui, vous pouvez être sûre que les escaliers sont à l’épreuve du feu, dit M. Grewgious. Si cet élément dévorant se montrait, il serait à l’instant aperçu et supprimé par les watchmen.

— Ce n’est pas cela que j’entendais, répliqua Rosa, je voulais dire… je me sens en sûreté contre lui

Il y a une forte grille pour lui défendre l’entrée, dit M. Grewgious en souriant. L’hôtel Furnival est à l’abri du feu, bien gardé, bien éclairé, et je suis de l’autre côté de la rue. »

Dans sa bravoure de chevalier errant, il semblait penser que cette dernière protection était tout à fait suffisante.

C’est animé du même esprit qu’il dit au portier, en sortant :

« Si certaine personne résidant à l’hôtel désirait envoyer auprès de moi, pendant la nuit, il y a une couronne pour le messager. »

Après quoi, il se promena pourtant devant la grille de fer pendant une heure gardant encore quelque inquiétude involontaire, examinant par moments les barreaux de fer de la grille, comme s’il avait laissé là une colombe dans un nid perché au-dessus d’une cage de lions, et qu’il eût la crainte que la cage ne vînt à tomber.