Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Restauration

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RESTAURATION, s. f. Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. Ce n’est qu’à dater du second quart de notre siècle qu’on a prétendu restaurer des édifices d’un autre âge, et nous ne sachions pas qu’on ait défini nettement la restauration architectonique. Peut-être est-il opportun de se rendre un compte exact de ce qu’on entend ou de ce qu’on doit entendre par une restauration, car il semble que des équivoques nombreuses se sont glissées sur le sens que l’on attache ou que l’on doit attacher à cette opération.

Nous avons dit que le mot et la chose sont modernes, et en effet aucune civilisation, aucun peuple, dans les temps écoulés, n’a entendu faire des restaurations comme nous les comprenons aujourd’hui.

En Asie, autrefois comme aujourd’hui, lorsqu’un temple ou un palais subissait les dégradations du temps, on en élevait ou l’on en élève un autre à côté. On ne détruit pas pour cela l’ancien édifice ; on l’abandonne à l’action des siècles, qui s’en emparent comme d’une chose qui leur appartient, pour la ronger peu à peu. Les Romains restituaient, mais ne restauraient pas, et la preuve, c’est que le latin n’a pas de mot qui corresponde à notre mot restauration, suivant la signification qu’on lui donne aujourd’hui. Instaurare, reficere, renovare, ne veulent pas dire restaurer, mais rétablir, refaire à neuf. Lorsque l’empereur Adrien prétendit remettre en bon état quantité de monuments de l’ancienne Grèce ou de l’Asie Mineure, il procéda de telle façon qu’il soulèverait contre lui aujourd’hui toutes les sociétés archéologiques de l’Europe, bien qu’il eût des prétentions aux connaissances de l’antiquaire. On ne peut considérer le rétablissement du temple du Soleil, à Baalbek, comme une restauration, mais comme une reconstruction, suivant le mode admis au moment où cette reconstruction avait lieu. Les Ptolémées eux-mêmes, qui se piquaient d’archaïsme, ne respectaient pas absolument les formes des monuments des vieilles dynasties de l’Égypte, mais les restituaient suivant la mode de leur temps. Quant aux Grecs, loin de restaurer, c’est-à-dire de reproduire exactement les formes des édifices qui avaient subi des dégradations, ils croyaient évidemment bien faire en donnant le cachet du moment à ces travaux devenus nécessaires. Élever un arc de triomphe comme celui de Constantin, à Rome, avec les fragments arrachés à l’arc de Trajan, ce n’est ni une restauration, ni une reconstruction ; c’est un acte de vandalisme, une pillerie de barbares. Couvrir de stucs l’architecture du temple de la Fortune virile, à Rome, ce n’est pas non plus ce qu’on peut considérer comme une restauration ; c’est une mutilation.

Le moyen âge n’eut pas plus que l’antiquité le sentiment de la restauration ; loin de là. Fallait-il dans un édifice du XIIe siècle remplacer un chapiteau brisé, c’était un chapiteau du XIIIe, du XIVe ou du XVe siècle que l’on posait à sa place. Sur une longue frise de crochets du XIIIe siècle, un morceau, un seul, venait-il à manquer, c’était un ornement dans le goût du moment qu’on incrustait. Aussi est-il arrivé bien des fois, avant que l’étude attentive des styles fût poussée à ses dernières limites, qu’on était entraîné à considérer ces modifications comme des étrangetés, et qu’on donnait une date fausse à des fragments que l’on eût dû considérer comme des interpolations dans un texte.

On pourrait dire qu’il y a autant de danger à restaurer en reproduisant en fac-simile tout ce que l’on trouve dans un édifice, qu’en ayant la prétention de substituer à des formes postérieures celles qui devaient exister primitivement. Dans le premier cas, la bonne foi, la sincérité de l’artiste peuvent produire les plus graves erreurs, en consacrant, pour ainsi dire, une interpolation ; dans le second, la substitution d’une forme première à une forme existante, reconnue postérieure, fait également disparaître les traces d’une réparation dont la cause connue aurait peut-être permis de constater la présence d’une disposition exceptionnelle. Nous expliquerons ceci tout à l’heure.

Notre temps, et notre temps seulement depuis le commencement des siècles historiques, a pris en face du passé une attitude inusitée. Il a voulu l’analyser, le comparer, le classer et former sa véritable histoire, en suivant pas à pas la marche, les progrès, les transformations de l’humanité. Un fait aussi étrange ne peut être, comme le supposent quelques esprits superficiels, une mode, un caprice, une infirmité, car le phénomène est complexe. Cuvier, par ses travaux sur l’anatomie comparée, par ses recherches géologiques, dévoile tout à coup aux yeux des contemporains l’histoire du monde avant le règne de l’homme. Les imaginations le suivent avec ardeur dans cette nouvelle voie. Des philologues, après lui, découvrent les origines des langues européennes, toutes sorties d’une même source. Les ethnologues poussent leurs travaux vers l’étude des races et de leurs aptitudes. Puis enfin viennent les archéologues, qui, depuis l’Inde jusqu’à l’Égypte et l’Europe, comparent, discutent, séparent les productions d’art, démasquent leurs origines, leurs filiations, et arrivent peu à peu, par la méthode analytique, à les coordonner suivant certaines lois. Voir là une fantaisie, une mode, un état de malaise moral, c’est juger un fait d’une portée considérable un peu légèrement. Autant vaudrait prétendre que les faits dévoilés par la science, depuis Newton, sont le résultat d’un caprice de l’esprit humain. Si le fait est considérable dans son ensemble, comment pourrait-il être sans importance dans ses détails ? Tous ces travaux s’enchaînent et se prêtent un concours mutuel. Si l’Européen en est arrivé à cette phase de l’esprit humain, que tout en marchant à pas redoublés vers les destinées à venir, et peut-être parce qu’il marche vite, il sente le besoin de recueillir tout son passé, comme on recueille une nombreuse bibliothèque pour préparer des labeurs futurs, est-il raisonnable de l’accuser de se laisser entraîner par un caprice, une fantaisie éphémère ? Et alors les retardataires, les aveugles, ne sont-ils pas ceux-là même qui dédaignent ces études, en prétendant les considérer comme un fatras inutile ? Dissiper des préjugés, exhumer des vérités oubliées, n’est-ce pas, au contraire, un des moyens les plus actifs de développer le progrès ?

Notre temps n’aurait-il à transmettre aux siècles futurs que cette méthode nouvelle d’étudier les choses du passé, soit dans l’ordre matériel, soit dans l’ordre moral, qu’il aurait bien mérité de la postérité. Mais nous le savons de reste ; notre temps ne se contente pas de jeter un regard scrutateur derrière lui : ce travail rétrospectif ne fait que développer les problèmes posés dans l’avenir et faciliter leur solution. C’est la synthèse qui suit l’analyse.

Toutefois ces scrutateurs du passé, ces archéologues, exhumant patiemment les moindres débris des arts qu’on supposait perdus, ont à vaincre des préjugés entretenus avec soin par la classe nombreuse des gens pour lesquels toute découverte ou tout horizon nouveau est la perte de la tradition, c’est-à-dire d’un état de quiétude de l’esprit assez commode. L’histoire de Galilée est de tous les temps. Elle s’élève d’un ou plusieurs échelons, mais on la retrouve toujours sur les degrés que gravit l’humanité. Remarquons, en passant, que les époques signalées par un grand mouvement en avant se sont distinguées entre toutes par une étude au moins partielle du passé. Le XIIe siècle, en Occident, fut une véritable renaissance politique, sociale, philosophique, d’art et de littérature ; en même temps quelques hommes aidaient à ce mouvement par des recherches dans le passé. Le XVIe siècle présenta le même phénomène. Les archéologues n’ont donc pas à s’inquiéter beaucoup de ce temps d’arrêt qu’on prétend leur imposer, car non-seulement en France, mais dans toute l’Europe, leurs labeurs sont appréciés par un public avide de pénétrer avec eux au sein des âges antérieurs. Que parfois ces archéologues laissent la poussière du passé pour se jeter dans la polémique, ce n’est pas du temps perdu, car la polémique engendre les idées et pousse à l’examen plus attentif des problèmes douteux ; la contradiction aide à les résoudre. N’accusons donc pas ces esprits immobilisés dans la contemplation du présent ou attachés à des préjugés parés du nom de tradition, fermant les yeux devant les richesses exhumées du passé, et prétendant dater l’humanité du jour de leur naissance, car nous sommes ainsi forcés de suppléer à leur myopie et de leur montrer de plus près le résultat de nos recherches.

Mais que dire de ces fanatiques, chercheurs de certains trésors, ne permettant pas qu’on fouille dans un sol qu’ils ont négligé, considérant le passé comme une matière à exploiter à l’aide d’un monopole, et déclarant hautement que l’humanité n’a produit des œuvres bonnes à recueillir que pendant certaines périodes historiques par eux limitées ; qui prétendent arracher des chapitres entiers de l’histoire des travaux humains ; qui s’érigent en censeurs de la classe des archéologues, en leur disant : « Telle veine est malsaine, ne la fouillez pas ; si vous la mettez en lumière, nous vous dénonçons à vos contemporains comme des corrupteurs ! » On traitait ainsi, il y a peu d’années, les hommes passant leurs veilles à dévoiler les arts, les coutumes, la littérature du moyen âge. Si ces fanatiques ont diminué en nombre, ceux qui persistent n’en sont que plus passionnés dans leurs attaques, et ont adopté une tactique assez habile pour en imposer aux gens peu disposés à voir le fond des choses. Ils raisonnent ainsi : « Vous étudiez et vous prétendez nous faire connaître les arts du moyen âge, donc vous voulez nous faire revenir au moyen âge, et vous excluez l’étude de l’antiquité ; si l’on vous laisse faire, il y aura des oubliettes dans chaque violon et une salle de torture à côté de la sixième chambre. Vous nous parlez des travaux des moines, donc vous voulez nous ramener au régime des moines, à la dîme, nous faire retomber dans un ascétisme énervant. Vous nous parlez des châteaux féodaux, donc vous en voulez aux principes de 89, et si l’on vous écoute, les corvées seront rétablies. » Ce qu’il y a de plaisant, c’est que ces fanatiques (nous maintenons le mot) nous prodiguent l’épithète d’exclusif, parce que, probablement, nous n’excluons pas l’étude des arts du moyen âge et que nous nous permettons de la recommander.

On nous demandera peut-être quels rapports ces querelles peuvent avoir avec le titre de cet article, nous allons le dire. Les architectes, en France, ne se pressent pas. Déjà, vers la fin du premier quart de ce siècle, les études littéraires sur le moyen âge avaient pris un développement sérieux, que les architectes ne voyaient encore dans les voûtes gothiques que l’imitation des forêts de la Germanie (c’était une phrase consacrée) et dans l’ogive qu’un art malade. L’arc en tiers-point est brisé, donc il est malade, cela est concluant. Les églises du moyen âge, dévastées pendant la révolution, abandonnées, noircies par le temps, pourries par l’humidité, ne présentaient que l’apparence de grands cercueils vides. De là les phrases funèbres de Kotzebue, répétées après lui[1]. Les intérieurs des édifices gothiques n’inspiraient que la tristesse (cela est aisé à croire dans l’état où on les avait mis). Les flèches, percées à jour se détachant dans la brume provoquaient des périodes romantiques ; on décrivait les dentelles de pierre, les clochetons dressés sur les contre-forts, les élégantes colonnettes groupées pour soutenir des voûtes à d’effrayantes hauteurs. Ces témoins de la piété (d’autres disaient le fanatisme) de nos pères ne reflétaient qu’une sorte d’état moitié mystique, moitié barbare, dans lequel le caprice régnait en maître. Inutile de nous étendre ici sur ce galimatias banal qui faisait rage en 1825, et qu’on ne retrouve plus que dans les feuilletons de journaux attardés. Quoi qu’il en soit, ces phrases creuses, le Musée des monuments français aidant, quelques collections, comme celle de du Sommerard, firent que plusieurs artistes se prirent à examiner curieusement ces débris des siècles d’ignorance et de barbarie. Cet examen, quelque peu superficiel et timide d’abord, ne provoquait pas moins d’assez vertes remontrances. On se cachait pour dessiner ces monuments élevés par les Goths, comme disaient quelques graves personnages. Ce fut alors que des hommes qui, n’étant point artistes, se trouvaient ainsi hors de portée de la férule académique, ouvrirent la campagne par des travaux fort remarquables pour le temps où ils furent faits.

En 1830, M. Vitet fut nommé inspecteur général des monuments historiques. Cet écrivain délicat sut apporter dans ces nouvelles fonctions, non de grandes connaissances archéologiques que personne alors ne pouvait posséder, mais un esprit de critique et d’analyse qui fit pénétrer tout d’abord la lumière dans l’histoire de nos anciens monuments. En 1831, M. Vitet adressa au ministre de l’intérieur un rapport lucide, méthodique, sur l’inspection à laquelle il s’était livré dans les départements du Nord, qui dévoila tout à coup aux esprits éclairés des trésors jusqu’alors ignorés, rapport considéré encore aujourd’hui comme un chef-d’œuvre en ce genre d’études. Nous demanderons la permission d’en citer quelques extraits : « Je sais, dit l’auteur, qu’aux yeux de bien des gens qui font autorité, c’est un singulier paradoxe que de parler sérieusement de la sculpture du moyen âge. À les en croire, depuis les Antonins jusqu’à François Ier, il n’a pas été question de sculpture en Europe, et les statuaires n’ont été que des maçons incultes et grossiers. Il suffit pourtant d’avoir des yeux et un peu de bonne foi, pour faire justice de ce préjugé, et pour reconnaître qu’au sortir des siècles de pure barbarie, il s’est élevé dans le moyen âge une grande et belle école de sculpture, héritière des procédés et même du style de l’art antique, quoique toute moderne dans son esprit et dans ses effets, et qui, comme toutes les écoles, a eu ses phases et ses révolutions ; c’est-à-dire son enfance, sa maturité et sa décadence… »

«… Aussi faut-il s’estimer heureux quand le hasard nous fait découvrir dans un coin bien abrité, et où les coups de marteau n’ont pu atteindre, quelques fragments de cette noble et belle sculpture. » Et comme pour combattre l’influence de cette phraséologie sépulcrale employée alors qu’il s’agissait de décrire des monuments du moyen âge, plus loin M. Vitet s’exprime ainsi à propos de la coloration appliquée à l’architecture : « En effet, de récents voyages, des expériences incontestables, ne permettent plus de douter aujourd’hui que la Grèce antique poussa si loin le goût de la couleur, qu’elle couvrit de peintures jusqu’à l’extérieur de ses édifices, et pourtant, sur la foi de quelques morceaux de marbre déteints, nos savants, depuis trois siècles, nous faisaient rêver cette architecture froide et décolorée. On en a fait autant à l’égard du moyen âge. Il s’est trouvé qu’à la fin du XVIe siècle, grâce au protestantisme, au pédantisme, et à bien d’autres causes, notre imagination devenant chaque jour moins vive, moins naturelle, plus terne pour ainsi dire, on se mit à blanchir ces belles églises peintes, on prit goût aux murailles et aux boiseries toutes nues, et si l’on peignit encore quelques décorations intérieures, ce ne fut plus, pour ainsi dire, qu’en miniature. De ce que la chose est ainsi depuis deux ou trois cents ans, on s’est habitué à conclure qu’il en avait toujours été de même, et que ces pauvres monuments s’étaient vus de tout temps pâles et dépouillés comme ils le sont aujourd’hui. Mais si vous les observez avec attention, vous découvrez bien vite quelques lambeaux de leur vieille robe : partout où le badigeon s’écaille, vous retrouvez la peinture primitive… »

Pour clore son rapport sur les monuments des provinces du Nord visitées par lui, M. Vitet, ayant été singulièrement frappé de l’aspect imposant des ruines du château de Coucy, adresse au ministre cette demande, qui aujourd’hui acquiert un à-propos des plus piquants : « En terminant ici ce qui concerne les monuments et leur conservation, laissez-moi, monsieur le ministre, dire encore quelques mots à propos d’un monument plus étonnant et plus précieux peut-être que tous ceux dont je viens de parler, et dont je me propose de tenter la restauration. À la vérité, c’est une restauration pour laquelle il ne faudra ni pierres, ni ciment, mais seulement quelques feuilles de papier. Reconstruire ou plutôt restituer dans son ensemble et dans ses moindres détails une forteresse du moyen âge, reproduire sa décoration intérieure et jusqu’à son ameublement ; en un mot, lui rendre sa forme, sa couleur, et, si j’ose le dire, sa vie primitive, tel est le projet qui m’est venu tout d’abord à la pensée en entrant dans l’enceinte du château de Coucy. Ces tours immenses, ce donjon colossal, semblent, sous certains aspects, bâtis d’hier. Et dans leurs parties dégradées, que de vestiges de peinture, de sculpture, de distributions intérieures ! que de documents pour l’imagination ! que de jalons pour la guider avec certitude à la découverte du passé, sans compter les anciens plans de du Cerceau, qui, quoique incorrects, peuvent être aussi d’un grand secours !

« Jusqu’ici ce genre de travail n’a été appliqué qu’aux monuments de l’antiquité. Je crois que, dans le domaine du moyen âge, il pourrait conduire à des résultats plus utiles encore ; car les indications ayant pour base des faits plus récents et des monuments plus entiers, ce qui n’est souvent que conjectures à l’égard de l’antiquité, deviendrait presque certitude quand il s’agirait du moyen âge : et par exemple, la restauration dont je parle, placée en regard du château tel qu’il est aujourd’hui, ne rencontrerait, j’ose le croire, que bien peu d’incrédules. »

Ce programme si vivement tracé par l’illustre critique il y a trente-quatre ans, nous le voyons réalisé aujourd’hui, non sur le papier, non par des dessins fugitifs, mais en pierre, en bois et en fer pour un château non moins intéressant, celui de Pierrefonds. Bien des événements se sont écoulés depuis le rapport de l’inspecteur général des monuments historiques en 1831, bien des discussions d’art ont été soulevées, cependant les premières semences jetées par M. Vitet ont porté leurs fruits. Le premier, M. Vitet s’est préoccupé de la restauration sérieuse de nos anciens monuments ; le premier il a émis à ce sujet des idées pratiques ; le premier il a fait intervenir la critique dans ces sortes de travaux : la voie a été ouverte, d’autres critiques, d’autres savants s’y sont jetés, et des artistes après eux.

Quatorze ans plus tard, le même écrivain, toujours attaché à l’œuvre qu’il avait si bien commencée, faisait l’histoire de la cathédrale de Noyon, et c’est ainsi que dans ce remarquable travail[2] il constatait les étapes parcourues par les savants et les artistes attachés aux mêmes études. « En effet[3], pour connaître l’histoire d’un art, ce n’est pas assez de déterminer les diverses périodes qu’il a parcourues dans un lieu donné, il faut suivre sa marche dans tous les lieux où il s’est produit, indiquer les variétés de forme qu’il a successivement revêtues, et dresser le tableau comparatif de toutes ces variétés, en mettant en regard, non-seulement chaque nation, mais chaque province d’un même pays… C’est vers ce double but, c’est dans cet esprit qu’ont été dirigées presque toutes les recherches entreprises depuis vingt ans parmi nous au sujet des monuments du moyen âge. Déjà, vers le commencement du siècle, quelques savants d’Angleterre et d’Allemagne nous avaient donné l’exemple par des essais spécialement appliqués aux édifices de ces deux pays. Leurs travaux n’eurent pas plutôt pénétré en France, et particulièrement en Normandie, qu’ils y excitèrent une vive émulation. En Alsace, en Lorraine, en Languedoc, en Poitou, dans toutes nos provinces, l’amour de ces sortes d’études se propagea rapidement, et maintenant, partout on travaille, partout on cherche, on prépare, on amasse des matériaux. La mode, qui se glisse et se mêle aux choses nouvelles, pour les gâter bien souvent, n’a malheureusement pas respecté cette science naissante et en a peut-être un peu compromis les progrès. Les gens du monde sont pressés de jouir ; ils ont demandé des méthodes expéditives pour apprendre à donner sa date à chaque monument qu’ils voyaient. D’un autre côté, quelques hommes d’étude, emportés par trop de zèle, sont tombés dans un dogmatisme dépourvu de preuves et hérissé d’assertions tranchantes, moyen de rendre incrédules ceux qu’on prétend convertir. Mais malgré ces obstacles, inhérents à toute tentative nouvelle, les vrais travailleurs continuent leur œuvre avec patience et modération. Les vérités fondamentales sont acquises ; la science existe, il ne s’agit plus que de la consolider et de l’étendre, en dégageant quelques notions encore embarrassées, en achevant quelques démonstrations incomplètes. Il reste beaucoup à faire ; mais les résultats obtenus sont tels qu’à coup sûr le but doit être un jour définitivement atteint. »

Il nous faudrait citer la plus grande partie de ce texte pour montrer combien son auteur s’était avancé dans l’étude et l’appréciation de ces arts du moyen âge, et comme la lumière se faisait au sein des ténèbres répandues autour d’eux. « C’est », dit M. Vitet après avoir montré clairement que l’architecture de ces temps est un art complet, ayant ses lois nouvelles et sa raison, « faute d’avoir ouvert les yeux, qu’on traite toutes ces vérités de chimères et qu’on se renferme dans une incrédulité dédaigneuse »[4].

Alors M. Vitet avait abandonné l’inspection générale des monuments historiques ; ces fonctions, depuis 1835, avaient été confiées à l’un des esprits les plus distingués de notre époque, à M. Mérimée.

C’est sous ces deux parrains que se forma un premier noyau d’artistes, jeunes, désireux de pénétrer dans la connaissance intime de ces arts oubliés ; c’est sous leur inspiration sage, toujours soumise à une critique sévère, que des restaurations furent entreprises, d’abord avec une grande réserve puis bientôt avec plus de hardiesse et d’une manière plus étendue. De 1835 à 1848, M. Vitet présida la commission des monuments historiques, et pendant cette période un grand nombre d’édifices de l’antiquité romaine et du moyen âge, en France, furent étudiés, mais aussi préservés de la ruine. Il faut dire que le programme d’une restauration était alors chose toute nouvelle. En effet, sans parler des restaurations faites dans les siècles précédents, et qui n’étaient que des substitutions, on avait déjà, dès le commencement du siècle, essayé de donner une idée des arts antérieurs par des compositions passablement fantastiques, mais qui avaient la prétention de reproduire des formes anciennes. M. Lenoir, dans le Musée des monuments français, composé par lui, avait tenté de réunir tous les fragments sauvés de la destruction, dans un ordre chronologique. Mais il faut dire que l’imagination du célèbre conservateur était intervenue dans ce travail plutôt que le savoir et la critique. C’est ainsi, par exemple, que le tombeau d’Héloïse et d’Abélard, aujourd’hui transféré au cimetière de l’Est, était composé avec des arcatures et colonnettes provenant du bas côté de l’église abbatiale de Saint-Denis, avec des bas-reliefs provenant des tombeaux de Philippe et de Louis, frère et fils de saint Louis, avec des mascarons provenant de la chapelle de la Vierge de Saint-Germain des Prés, et deux statues du commencement du XIVe siècle. C’est ainsi que les statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon, provenant du tombeau de Saint-Denis, étaient posées sur des boiseries du XVIe siècle arrachées à la chapelle du château de Gaillon, et surmontées d’un édicule de la fin du XIIIe siècle ; que la salle dite du XIVe siècle était décorée avec une arcature provenant du jubé de la sainte Chapelle et les statues du XIIIe siècle adossées aux piliers du même édifice ; que faute d’un Louis IX et d’une Marguerite de Provence, les statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon, qui autrefois décoraient le portail des Célestins, à Paris, avaient été baptisées du nom du saint roi et de sa femme[5]. Le Musée des monuments français ayant été détruit en 1816, la confusion ne fit que s’accroître parmi tant de monuments, transférés la plupart à Saint-Denis.

Par la volonté de l’empereur Napoléon Ier, qui en toute chose devançait son temps, et qui comprenait l’importance des restaurations, cette église de Saint-Denis était destinée, non-seulement à servir de sépulture à la nouvelle dynastie, mais à offrir une sorte de spécimen des progrès de l’art du XIIIe au XVIe siècle en France. Des fonds furent affectés par l’empereur à cette restauration, mais l’effet répondit si peu à son attente dès les premiers travaux, que l’architecte alors chargé de la direction de l’œuvre, dut essuyer des reproches assez vifs de la part du souverain, et en fut affecté au point, dit-on, d’en mourir de regret.

Cette malheureuse église de Saint-Denis fut comme le cadavre sur lequel s’exercèrent les premiers artistes entrant dans la voie des restaurations. Pendant trente ans elle subit toutes les mutilations possibles, si bien que sa solidité étant compromise, après des dépenses considérables et après que ses dispositions anciennes avaient été modifiées, tous les beaux monuments qu’elle contient, bouleversés, il fallut cesser cette coûteuse expérience et en revenir au programme posé par la commission des monuments historiques en fait de restauration.

Il est temps d’expliquer ce programme, suivi aujourd’hui en Angleterre et en Allemagne, qui nous avaient devancés dans la voie des études théoriques des arts anciens, accepté en Italie et en Espagne, qui prétendent à leur tour introduire la critique dans la conservation de leurs vieux monuments.

Ce programme admet tout d’abord en principe que chaque édifice ou chaque partie d’un édifice doivent être restaurés dans le style qui leur appartient, non-seulement comme apparence, mais comme structure. Il est peu d’édifices qui, pendant le moyen âge surtout, aient été bâtis d’un seul jet, ou, s’ils l’ont été, qui n’aient subi des modifications notables, soit par des adjonctions, des transformations ou des changements partiels. Il est donc essentiel avant tout travail de réparation, de constater exactement l’âge et le caractère de chaque partie, d’en composer une sorte de procès-verbal appuyé sur des documents certains, soit par des notes écrites, soit par des relevés graphiques. De plus, en France, chaque province possède un style qui lui appartient, une école dont il faut connaître les principes et les moyens pratiques. Des renseignements pris sur un monument de l’Île-de-France ne peuvent donc servir à restaurer un édifice de Champagne ou de Bourgogne. Ces différences d’écoles subsistent assez tard ; elles sont marquées suivant une loi qui n’est pas régulièrement suivie. Ainsi, par exemple si l’art du XIVe siècle de la Normandie séquanaise se rapproche beaucoup de celui de l’Île-de-France à la même époque, la renaissance normande diffère essentiellement de la renaissance de Paris et de ses environs. Dans quelques provinces méridionales, l’architecture dite gothique ne fut jamais qu’une importation ; donc un édifice gothique de Clermont, par exemple, peut être sorti d’une école, et, à la même époque, un édifice de Carcassonne d’une autre. L’architecte chargé d’une restauration doit donc connaître exactement, non-seulement les styles afférents à chaque période de l’art, mais aussi les styles appartenant à chaque école. Ce n’est pas seulement pendant le moyen âge que ces différences s’observent ; le même phénomène apparaît dans les monuments de l’antiquité grecque et romaine. Les monuments romains de l’époque antonine qui couvrent le midi de la France diffèrent sur bien des points des monuments de Rome de la même époque. Le romain des côtes orientales de l’Adriatique ne peut être confondu avec le romain de l’Italie centrale, de la Province ou de la Syrie.

Mais pour nous en tenir ici au moyen âge, les difficultés s’accumulent en présence de la restauration. Souvent des monuments ou des parties de monuments d’une certaine époque et d’une certaine école ont été réparés à diverses reprises, et cela par des artistes qui n’appartenaient pas à la province où se trouve bâti cet édifice. De là des embarras considérables. S’il s’agit de restaurer et les parties primitives et les parties modifiées, faut-il ne pas tenir compte des dernières et rétablir l’unité de style dérangée, ou reproduire exactement le tout avec les modifications postérieures ? C’est alors que l’adoption absolue d’un des deux partis peut offrir des dangers, et qu’il est nécessaire, au contraire, en n’admettant aucun des deux principes d’une manière absolue, d’agir en raison des circonstances particulières. Quelles sont ces circonstances particulières ? Nous ne pourrions les indiquer toutes ; il nous suffira d’en signaler quelques-unes parmi les plus importantes, afin de faire ressortir le côté critique du travail. Avant tout, avant d’être archéologue, l’architecte chargé d’une restauration doit être constructeur habile et expérimenté, non pas seulement à un point de vue général, mais au point de vue particulier ; c’est-à-dire qu’il doit connaître les procédés de construction admis aux différentes époques de notre art et dans les diverses écoles. Ces procédés de construction ont une valeur relative et ne sont pas tous également bons. Quelques-uns même ont dû être abandonnés parce qu’ils étaient défectueux. Ainsi, par exemple, tel édifice bâti au XIIe siècle, et qui n’avait pas de chéneaux sous les égouts des combles, a dû être restauré au XIIIe siècle et muni de chéneaux avec écoulements combinés. Tout le couronnement est en mauvais état, il s’agit de le refaire en entier. Supprimera-t-on les chéneaux du XIIIe siècle pour rétablir l’ancienne corniche du XIIe, dont on retrouverait d’ailleurs les éléments ? Certes non ; il faudra rétablir la corniche à chéneaux du XIIIe siècle, en lui conservant la forme de cette époque, puisqu’on ne saurait trouver une corniche à chéneaux du XIIe, et qu’en établir une imaginaire, avec la prétention de lui donner le caractère de l’architecture de cette époque, ce serait faire un anachronisme en pierre. Autre exemple : les voûtes d’une nef du XIIe siècle, par suite d’un accident quelconque, ont été détruites en partie et refaites plus tard, non dans leur forme première, mais d’après le mode alors admis. Ces dernières voûtes, à leur tour, menacent ruine ; il faut les reconstruire. Les rétablira-t-on dans leur forme postérieure, ou rétablira-t-on les voûtes primitives ? Oui, parce qu’il n’y a nul avantage à faire autrement, et qu’il y en a un considérable à rendre à l’édifice son unité. Il ne s’agit pas ici, comme dans le cas précédent, de conserver une amélioration apportée à un système défectueux, mais de considérer que la restauration postérieure a été faite suivant la méthode ancienne, qui consistait, dans toute réfection ou restauration d’un édifice, à adopter les formes admises dans le temps présent, que nous procédons d’après un principe opposé, consistant à restaurer chaque édifice dans le style qui lui est propre. Mais ces voûtes d’un caractère étranger aux premières et que l’on doit reconstruire, sont remarquablement belles. Elles ont été l’occasion d’ouvrir des verrières garnies de beaux vitraux, elles ont été combinées de façon à s’arranger avec tout un système de construction extérieure d’une grande valeur. Détruira-t-on tout cela pour se donner la satisfaction de rétablir la nef primitive dans sa pureté ? Mettra-t-on ces verrières en magasin ? Laissera-t-on, sans motif, des contre-forts et arcs-boutants extérieurs qui n’auraient plus rien à supporter ? Non, certes. On le voit donc, les principes absolus en ces matières peuvent conduire à l’absurde.

Il s’agit de reprendre en sous-œuvre les piliers isolés d’une salle, lesquels s’écrasent sous sa charge, parce que les matériaux employés sont trop fragiles et trop bas d’assises. À plusieurs époques, quelques-uns de ces piliers ont été repris, et on leur a donné des sections qui ne sont point celles tracées primitivement. Devrons-nous, en refaisant ces piliers à neuf, copier ces sections variées, et nous en tenir aux hauteurs d’assises anciennes, lesquelles sont trop faibles ? Non ; nous reproduirons pour tous les piliers la section primitive, et nous les élèverons en gros blocs pour prévenir le retour des accidents qui sont la cause de notre opération. Mais quelques-uns de ces piliers ont eu leur section modifiée par suite d’un projet de changement que l’on voulait faire subir au monument ; changement qui, au point de vue des progrès de l’art, est d’une grande importance, ainsi que cela eut lieu, par exemple, à Notre-Dame de Paris au XIVe siècle. Les reprenant en sous-œuvre, détruirons-nous cette trace si intéressante d’un projet qui n’a pas été entièrement exécuté, mais qui dénote les tendances d’une école ? Non ; nous les reproduirons dans leur forme modifiée, puisque ces modifications peuvent éclaircir un point de l’histoire de l’art. Dans un édifice du XIIIe siècle, dont l’écoulement des eaux se faisait par les larmiers, comme à la cathédrale de Chartres, par exemple, on a cru devoir, pour mieux régler cet écoulement, ajouter des gargouilles aux chéneaux pendant le XVe siècle. Ces gargouilles sont mauvaises, il faut les remplacer. Substituerons-nous à leur place, sous prétexte d’unité, des gargouilles du XIIIe siècle ? Non ; car nous détruirions ainsi les traces d’une disposition primitive intéressante. Nous insisterons au contraire sur la restauration postérieure, en maintenant son style.

Entre les contre-forts d’une nef, des chapelles ont été ajoutées après coup. Les murs sous les fenêtres de ces chapelles et les pieds-droits des baies ne se relient en aucune façon avec ces contre-forts plus anciens, et font bien voir que ces constructions sont ajoutées après coup. Il est nécessaire de reconstruire, et les parements extérieurs de ces contre-forts qui sont rongés par le temps, et les fermetures des chapelles. Devrons-nous relier ces deux constructions d’époques différentes et que nous restaurons en même temps ? Non ; nous conserverons soigneusement l’appareil distinct des deux parties, les déliaisons, afin que l’on puisse toujours reconnaître, que les chapelles ont été ajoutées après coup entre les contre-forts.

De même, dans les parties cachées des édifices, devrons-nous respecter scrupuleusement toutes les traces qui peuvent servir à constater des adjonctions, des modifications aux dispositions primitives.

Il existe certaines cathédrales en France, parmi celles refaites à la fin du XIIe siècle, qui n’avaient point de transsept. Telles sont, par exemple, les cathédrales de Sens, de Meaux, de Senlis. Aux XIVe et XVe siècles, des transsepts ont été ajoutés aux nefs, en prenant deux de leurs travées. Ces modifications ont été plus ou moins adroitement faites ; mais, pour les yeux exercés, elles laissent subsister des traces des dispositions primitives. C’est dans des cas semblables que le restaurateur doit être scrupuleux jusqu’à l’excès, et qu’il doit plutôt faire ressortir les traces de ces modifications que les dissimuler.

Mais s’il s’agit de faire à neuf des portions de monuments dont il ne reste nulle trace, soit par des nécessités de constructions, soit pour compléter une œuvre mutilée, c’est alors que l’architecte chargé d’une restauration doit se bien pénétrer du style propre au mouvement dont la restauration lui est confiée. Tel pinacle du XIIIe siècle, copié sur un édifice du même temps, fera une tache si vous le transportez sur un autre. Tel profil pris sur un petit édifice jurera appliqué à un grand. C’est d’ailleurs une erreur grossière de croire qu’un membre d’architecture du moyen âge peut être grandi ou diminué impunément. Dans cette architecture, chaque membre est à l’échelle du monument pour lequel il est composé. Changer cette échelle, c’est rendre ce membre difforme. Et à ce sujet nous ferons remarquer que la plupart des monuments gothiques que l’on élève à neuf aujourd’hui reproduisent souvent à une autre échelle des édifices connus. Telle église sera un diminutif de la cathédrale de Chartres, telle autre de l’église Saint-Ouen de Rouen. C’est partir d’un principe opposé à celui qu’admettaient, avec tant de raison, les maîtres du moyen âge. Mais si ces défauts sont choquants dans des édifices neufs et leur enlèvent toute valeur, ils sont monstrueux lorsqu’il s’agit de restaurations. Chaque monument du moyen âge a son échelle relative à l’ensemble, bien que cette échelle soit toujours soumise à la dimension de l’homme. Il faut donc y regarder à deux fois lorsqu’il s’agit de compléter des parties manquantes à un édifice du moyen âge, et s’être bien pénétré de l’échelle admise par le constructeur primitif.

Dans les restaurations, il est une condition dominante qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit. C’est de ne substituer à toute partie enlevée que des matériaux meilleurs et des moyens plus énergiques ou plus parfaits. Il faut que l’édifice restauré ait passé pour l’avenir, par suite de l’opération à laquelle on l’a soumis, un bail plus long que celui déjà écoulé. On ne peut nier que tout travail de restauration est pour une construction une épreuve assez dure. Les échafauds, les étais, les arrachements nécessaires, les enlèvements partiels de maçonnerie, causent dans l’œuvre un ébranlement qui parfois a déterminé des accidents très-graves. Il est donc prudent de compter que toute construction laissée a perdu une certaine partie de sa force, par suite de ces ébranlements, et que vous devez suppléer à cet amoindrissement de forces par la puissance des parties neuves, par des perfectionnements dans le système de la structure, par des chaînages bien entendus, par des résistances plus grandes. Inutile de dire que le choix des matériaux entre pour une grande part dans les travaux, de restauration. Beaucoup d’édifices ne menacent ruine que par la faiblesse ou la qualité médiocre des matériaux employés. Toute pierre à enlever doit donc être remplacée par une pierre d’une qualité supérieure. Tout système de cramponnage supprimé doit être remplacé par un chaînage continu posé à la place occupée par ces crampons ; car on ne saurait modifier les conditions d’équilibre d’un monument qui a six ou sept siècles d’existence, sans courir des risques. Les constructions, comme les individus, prennent certaines habitudes d’être avec lesquelles il faut compter. Ils ont (si l’on ose ainsi s’exprimer) leur tempérament, qu’il faut étudier et bien connaître avant d’entreprendre un traitement régulier. La nature des matériaux, la qualité des mortiers, le sol, le système général de la structure par points d’appui verticaux ou par liaisons horizontales, le poids et le plus ou moins de concrétion des voûtes, le plus ou moins d’élasticité de la bâtisse, constituent des tempéraments différents. Dans tel édifice où les points d’appui verticaux sont fortement roidis par des colonnes en délit, comme en Bourgogne, par exemple, les constructions se comporteront tout autrement que dans un édifice de Normandie ou de Picardie, où toute la structure est faite en petites assises basses. Les moyens de reprises, d’étaiement qui réussiront ici, causeront ailleurs des accidents. Si l’on peut reprendre impunément par parties une pile composée entièrement d’assises basses, ce même travail, exécuté derrière des colonnes en délit, causera des brisures. C’est alors qu’il faut bourrer les joints de mortier à l’aide de palettes de fer et à coups de marteau, pour éviter toute dépression si minime qu’elle soit ; qu’il faut même, en certains cas, enlever les monostyles pendant les reprises des assises, pour les replacer après que tout le travail en sous-œuvre est achevé et a pris le temps de s’asseoir.

Si l’architecte chargé de la restauration d’un édifice doit connaître les formes, les styles appartenant à cet édifice et à l’école dont il est sorti, il doit mieux encore, s’il est possible, connaître sa structure, son anatomie, son tempérament, car avant tout il faut qu’il le fasse vivre. Il faut qu’il ait pénétré dans toutes les parties de cette structure, comme si lui-même l’avait dirigée, et cette connaissance acquise, il doit avoir à sa disposition plusieurs moyens pour entreprendre un travail de reprise. Si l’un de ces moyens vient à faillir, un second, un troisième, doivent être tout prêts.

N’oublions pas que les monuments du moyen âge ne sont pas construits comme les monuments de l’antiquité romaine, dont la structure procède par résistances passives, opposées à des forces actives. Dans les constructions du moyen âge, tout membre agit. Si la voûte pousse, l’arc-boutant ou le contre-fort contre-butent. Si un sommier s’écrase, il ne suffit pas de l’étayer verticalement, il faut prévenir les poussées diverses qui agissent sur lui en sens inverse. Si un arc se déforme, il ne suffit point de le cintrer, car il sert de butée à d’autres arcs qui ont une action oblique. Si vous enlevez un poids quelconque sur une pile, ce poids a une action de pression à laquelle il faut suppléer. En un mot, vous n’avez pas à maintenir des forces inertes agissant seulement dans le sens vertical, mais des forces qui toutes agissent en sens opposé, pour établir un équilibre ; tout enlèvement d’une partie tend donc à déranger cet équilibre. Si ces problèmes posés au restaurateur déroutent et embarrassent à chaque instant le constructeur qui n’a pas fait une appréciation exacte de ces conditions d’équilibre, ils deviennent un stimulant pour celui qui connaît bien l’édifice à réparer. C’est une guerre, une suite de manœuvres qu’il faut modifier chaque jour par une observation constante des effets qui peuvent se produire. Nous avons vu, par exemple, des tours, des clochers établis sur quatre points d’appui, porter les charges, par suite de reprises en sous-œuvre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et dont l’axe changeait son point de projection horizontale de quelques centimètres en vingt-quatre heures.

Ce sont là de ces effets dont l’architecte expérimenté se joue, mais à la condition d’avoir toujours dix moyens pour un de prévenir un accident ; à la condition d’inspirer assez de confiance aux ouvriers, pour que des paniques ne puissent vous enlever les moyens de parer à chaque événement, sans délais, sans tâtonnements, sans manifester des craintes. L’architecte, dans ces cas difficiles qui se présentent souvent pendant les restaurations, doit avoir tout prévu, jusqu’aux effets les plus inattendus, et doit avoir en réserve, sans hâte et sans trouble, les moyens d’en prévenir les conséquences désastreuses. Disons que dans ces sortes de travaux les ouvriers, qui chez nous comprennent fort bien les manœuvres qu’on leur ordonne, montrent autant de confiance et de dévouement lorsqu’ils ont éprouvé la prévoyance et le sang-froid du chef, qu’ils montrent de défiance lorsqu’ils aperçoivent l’apparence d’un trouble dans les ordres donnés.

Les travaux de restauration qui, au point de vue sérieux, pratique, appartiennent à notre temps, lui feront honneur. Ils ont forcé les architectes à étendre leurs connaissances, à s’enquérir des moyens énergiques, expéditifs, sûrs ; à se mettre en rapports plus directs avec les ouvriers de bâtiments, à les instruire aussi, et à former des noyaux, soit en province, soit à Paris, qui fournissent, à tout prendre, les meilleurs sujets, dans les grands chantiers.

C’est grâce à ces travaux de restauration, que des industries importantes se sont relevées[6], que l’exécution des maçonneries est devenue plus soignée, que l’emploi des matériaux s’est répandu ; car les architectes chargés de travaux de restauration, souvent dans des villes ou villages ignorés, dépourvus de tout, ont dû s’enquérir de carrières, au besoin en faire rouvrir d’anciennes, former des ateliers. Loin de trouver toutes les ressources que fournissent les grands centres, ils ont dû en créer, façonner des ouvriers, établir des méthodes régulières, soit comme comptabilité, soit comme conduite de chantiers. C’est ainsi que des matériaux qui étaient inexploités ont été mis dans la circulation ; que des méthodes régulières se sont répandues dans des départements qui n’en possédaient pas ; que des centres d’ouvriers devenus capables ont fourni des sujets dans un rayon étendu ; que l’habitude de résoudre des difficultés de construction s’est introduite au milieu de populations sachant à peine élever les maisons les plus simples. La centralisation administrative française a des mérites et des avantages que nous ne lui contestons pas, elle a cimenté l’unité politique ; mais il ne faut pas se dissimuler ses inconvénients. Pour ne parler ici que de l’architecture, la centralisation a non-seulement enlevé aux provinces leurs écoles, et avec elles les procédés particuliers, les industries locales, mais les sujets capables qui tous venaient s’absorber à Paris ou dans deux ou trois grands centres ; si bien que dans les chefs-lieux de département, il y a trente ans, on ne trouvait ni un architecte, ni un entrepreneur, ni un chef d’atelier, ni un ouvrier en état de diriger et d’exécuter des travaux quelque peu importants. Il suffit, pour avoir la preuve de ce que nous disons ici, de regarder en passant les églises, mairies, les marchés, hôpitaux, etc., bâtis de 18l5 à 1835, et qui sont restés debout dans les villes de province (car beaucoup n’ont eu qu’une durée éphémère). Les neuf dixièmes de ces édifices (nous ne parlons pas de leur style) accusent une ignorance douloureuse des principes les plus élémentaires de la construction. La centralisation conduisait, en fait d’architecture, à la barbarie. Le savoir, les traditions, les méthodes, l’exécution matérielle, se retiraient peu à peu des extrémités. Si encore, à Paris, une école dirigée vers un but utile et pratique avait pu rendre aux membres éloignés des artistes capables de diriger des constructions, les écoles provinciales n’auraient pas moins été perdues, mais on aurait ainsi renvoyé sur la surface du territoire des hommes qui, comme cela se voit dans le service des ponts et chaussées, maintiennent à un niveau égal toutes les constructions entreprises dans les départements. L’école d’architecture établie à Paris, et établie à Paris seulement, songeait à toute autre chose ; elle formait des lauréats pour l’Académie de France à Rome, bons dessinateurs, nourris de chimères, mais fort peu propres à diriger un chantier en France au XIXe siècle. Ces élus, rentrés sur le sol natal après un exil de cinq années, pendant lequel ils avaient relevé quelques monuments antiques, n’ayant jamais été mis aux prises avec les difficultés pratiques du métier, préféraient rester à Paris, en attendant qu’on leur confiât quelque œuvre digne de leur talent, au labeur journalier que leur offrait la province. Si quelques-uns d’entre eux retournaient dans les départements, ce n’était que pour occuper des positions supérieures dans nos plus grandes villes. Les localités secondaires restaient ainsi en dehors de tout progrès d’art, de tout savoir, et se voyaient contraintes de confier la direction des travaux municipaux à des conducteurs des ponts et chaussées, à des arpenteurs, voire à des maîtres d’école un peu géomètres. Certes, les premiers qui pensèrent à sauver de la ruine les plus beaux édifices sur notre sol, légués par le passé, et qui organisèrent le service des monuments historiques, n’agirent que sous une inspiration d’artistes. Ils furent effrayés de la destruction qui menaçait tous ces débris si remarquables, et des actes de vandalisme accomplis chaque jour avec la plus aveugle indifférence ; mais ils ne purent prévoir tout d’abord les résultats considérables de leur œuvre, au point de vue purement utile. Cependant ils ne tardèrent point à reconnaître que plus les travaux qu’ils faisaient exécuter se trouvaient placés dans des localités isolées, plus l’influence bienfaisante de ces travaux se faisait sentir et rayonnait, pour ainsi dire. Après quelques années, des localités où l’on n’exploitait plus de belles carrières, où l’on ne trouvait ni un tailleur de pierre, ni un charpentier, ni un forgeron capable de façonner autre chose que des fers de chevaux, fournissaient à tous les arrondissements voisins d’excellents ouvriers, des méthodes économiques et sûres, avaient vu s’élever de bons entrepreneurs, des appareilleurs subtils, et inaugurer des principes d’ordre et de régularité dans la marche administrative des travaux. Quelques-uns de ces chantiers virent la plupart de leurs tailleurs de pierre fournir des appareilleurs pour un grand nombre d’ateliers. Heureusement, si dans notre pays la routine règne parfois en maîtresse dans les sommités, il est aisé de la vaincre en bas, avec de la persistance et du soin. Nos ouvriers, parce qu’ils sont intelligents, ne reconnaissent guère que la puissance de l’intelligence. Autant ils sont négligents et indifférents dans un chantier où le salaire est la seule récompense et la discipline le seul moyen d’action, autant ils sont actifs, soigneux, là où ils sentent une direction méthodique, sûre dans ses allures, où l’on prend la peine de leur expliquer l’avantage ou l’inconvénient de telle méthode. L’amour-propre est le stimulant le plus énergique chez ces hommes attachés à un travail manuel, et, en s’adressant à leur intelligence, à leur raison, on peut tout en obtenir.

Aussi avec quel intérêt les architectes qui s’étaient attachés à cette œuvre de la restauration de nos anciens monuments, ne suivaient-ils pas de semaine en semaine les progrès de ces ouvriers arrivant peu à peu à se prendre d’amour pour l’œuvre à laquelle ils concouraient ? Il y aurait de notre part de l’ingratitude à ne pas consigner dans ces pages les sentiments de désintéressement, le dévouement qu’ont bien souvent manifestés ces ouvriers de nos chantiers de restauration ; l’empressement avec lequel ils nous aidaient à vaincre des difficultés qui semblaient insurmontables, les périls même qu’ils affrontaient gaiement quand ils avaient une fois entrevu le but à atteindre. Ces qualités, nous les trouvons dans nos soldats, est-il surprenant qu’elles existent chez nos ouvriers ?

Les travaux de restauration entrepris en France, d’abord sous la direction de la commission des monuments historiques, et plus tard par le service des édifices dits diocésains, ont donc non-seulement sauvé de la ruine des œuvres d’une valeur incontestable, mais ils ont rendu un service immédiat. Le travail de la commission a ainsi combattu, jusqu’à un certain point, les dangers de la centralisation administrative en fait de travaux publics ; il a rendu à la province ce que l’École des beaux-arts ne savait pas lui donner. En présence de ces résultats, dont nous sommes loin d’exagérer l’importance, si quelques-uns de ces docteurs qui prétendent régenter l’art de l’architecture sans avoir jamais fait poser une brique, décrètent du fond de leur cabinet que ces artistes ayant passé une partie de leur existence à ce labeur périlleux, pénible, dont la plupart du temps on ne retire ni grand honneur, ni profit, ne sont pas des architectes ; s’ils cherchent à les faire condamner à une sorte d’ostracisme et à les éloigner des travaux à la fois plus honorables et plus fructueux, et surtout moins difficiles, leurs manifestes et leurs dédains seront oubliés depuis longtemps, que ces édifices, une des gloires de notre pays, préservés de la ruine, resteront encore debout pendant des siècles, pour témoigner du dévouement de quelques hommes plus attachés à perpétuer cette gloire qu’à leurs intérêts particuliers.

Nous n’avons fait qu’entrevoir d’une manière générale les difficultés qui se présentent à l’architecte chargé d’une restauration, qu’indiquer, comme nous l’avons dit d’abord, un programme d’ensemble posé par des esprits critiques. Ces difficultés cependant ne se bornent pas à des faits purement matériels. Puisque tous les édifices dont on entreprend la restauration ont une destination, sont affectés à un service, on ne peut négliger ce côté d’utilité pour se renfermer entièrement dans le rôle de restaurateur d’anciennes dispositions hors d’usage. Sorti des mains de l’architecte, l’édifice ne doit pas être moins commode qu’il l’était avant la restauration. Bien souvent les archéologues spéculatifs ne tiennent pas compte de ces nécessités, et blâment vertement l’architecte d’avoir cédé aux nécessités présentes, comme si le monument qui lui est confié était sa chose, et comme s’il n’avait pas à remplir les programmes qui lui sont donnés.

Mais c’est dans ces circonstances, qui se présentent habituellement, que la sagacité de l’architecte doit s’exercer. Il a toujours les facilités de concilier son rôle de restaurateur avec celui d’artiste chargé de satisfaire à des nécessités imprévues. D’ailleurs le meilleur moyen pour conserver un édifice, c’est de lui trouver une destination, et de satisfaire si bien à tous les besoins que commande cette destination, qu’il n’y ait pas lieu d’y faire des changements. Il est clair, par exemple, que l’architecte chargé de faire du beau réfectoire de Saint-Martin des Champs une bibliothèque pour l’École des arts et métiers, devait s’efforcer, tout en respectant l’édifice et en le restaurant même, d’organiser les casiers de telle sorte qu’il ne fût pas nécessaire d’y revenir jamais et d’altérer les dispositions de cette salle.

Dans des circonstances pareilles, le mieux est de se mettre à la place de l’architecte primitif et de supposer ce qu’il ferait, si, revenant au monde, on lui posait les programmes qui nous sont posés à nous-mêmes. Mais on comprend qu’alors il faut posséder toutes les ressources que possédaient ces maîtres anciens, qu’il faut procéder comme ils procédaient eux-mêmes. Heureusement, cet art du moyen âge, borné par ceux qui ne le connaissent pas à quelques formules étroites, est au contraire, quand on le pénètre, si souple, si subtil, si étendu et libéral dans ses moyens d’exécution, qu’il n’est pas de programme qu’il ne puisse remplir. Il s’appuie sur des principes, et non sur un formulaire ; il peut être de tous les temps et satisfaire à tous les besoins, comme une langue bien faite peut exprimer toutes les idées sans faillir à sa grammaire. C’est donc cette grammaire qu’il faut posséder et bien posséder.

Nous conviendrons que la pente est glissante du moment qu’on ne s’en tient pas à la reproduction littérale, que ces partis ne doivent être adoptés qu’à la dernière extrémité ; mais il faut convenir aussi qu’ils sont parfois commandés par des nécessités impérieuses auxquelles on ne serait pas admis à opposer un non possumus. Qu’un architecte se refuse à faire passer des tuyaux de gaz dans une église, afin d’éviter des mutilations et des accidents, on le comprend, parce qu’on peut éclairer l’édifice par d’autres moyens ; mais qu’il ne se prête pas à l’établissement d’un calorifère, par exemple, sous le prétexte que le moyen âge n’avait pas adopté ce système de chauffage dans les édifices religieux, qu’il oblige ainsi les fidèles à s’enrhumer de par l’archéologie, cela tombe dans le ridicule. Ces moyens de chauffage exigeant des tuyaux de cheminée, il doit procéder, comme l’aurait fait un maître du moyen âge s’il eût été dans l’obligation d’en établir, et surtout ne pas chercher à dissimuler ce nouveau membre, puisque les maîtres anciens, loin de dissimuler un besoin, cherchaient au contraire à le revêtir de la forme qui lui convenait, en faisant même de cette nécessité matérielle un motif de décoration. Qu’ayant à refaire à neuf le comble d’un édifice, l’architecte repousse la construction en fer, parce que les maîtres du moyen âge n’ont pas fait de charpentes de fer, c’est un tort, à notre avis, puisqu’il éviterait ainsi les terribles chances d’incendie qui ont tant de fois été fatales à nos monuments anciens. Mais alors ne doit-il pas tenir compte de la disposition des points d’appui ? Doit-il changer les conditions de pondération ? Si la charpente de bois à remplacer chargeait également les murs, ne doit-il pas chercher un système de structure en fer qui présente les mêmes avantages ? Certainement il le doit, et surtout il s’arrangera pour que ce comble de fer ne pèse pas plus que ne pesait le comble de bois. C’est là un point capital. On a eu trop souvent à regretter d’avoir surchargé d’anciennes constructions ; d’avoir restauré des parties supérieures d’édifices avec des matériaux plus lourds que ceux qui furent primitivement employés. Ces oublis, ces négligences, ont causé plus d’un sinistre. Nous ne saurions trop le répéter, les monuments du moyen âge sont savamment calculés, leur organisme est délicat. Rien de trop dans leurs œuvres, rien d’inutile ; si vous changez l’une des conditions de cet organisme, vous modifiez toutes les autres. Plusieurs signalent cela comme un défaut ; pour nous, c’est une qualité que nous négligeons un peu trop dans nos constructions modernes, dont on pourrait enlever plus d’un membre sans compromettre leur existence. À quoi, en effet, doivent servir la science, le calcul, si ce n’est, en fait de construction, à ne mettre en œuvre que juste les forces nécessaires ? Pourquoi ces colonnes, si nous les pouvons enlever sans compromettre la solidité de l’ouvrage ? Pourquoi des murs coûteux de 2 mètres d’épaisseur, si des murs de 50 centimètres, renforcés de distance en distance par des contre-forts d’un mètre carré de section, présentent une stabilité suffisante ? Dans la structure du moyen âge, toute portion de l’œuvre remplit une fonction et possède une action. C’est à connaître exactement la valeur de l’une et de l’autre que l’architecte doit s’attacher, avant de rien entreprendre. Il doit agir comme l’opérateur adroit et expérimenté, qui ne touche à un organe qu’après avoir acquis une entière connaissance de sa fonction, et qu’après avoir prévu les conséquences immédiates ou futures de son opération. S’il agit au hasard, mieux vaut qu’il s’abstienne. Mieux vaut laisser mourir le malade que le tuer.

La photographie, qui chaque jour prend un rôle plus sérieux dans les études scientifiques, semble être venue à point pour aider à ce grand travail de restauration des anciens édifices, dont l’Europe entière se préoccupe aujourd’hui.

En effet, lorsque les architectes n’avaient à leur disposition que les moyens ordinaires du dessin, même les plus exacts, comme la chambre claire, par exemple, il leur était bien difficile de ne pas faire quelques oublis, de ne pas négliger certaines traces à peine apparentes. De plus, le travail de restauration achevé, on pouvait toujours leur contester l’exactitude des procès-verbaux graphiques, de ce qu’on appelle des états actuels. Mais la photographie présente cet avantage, de dresser des procès-verbaux irrécusables et des documents que l’on peut sans cesse consulter, même lorsque les restaurations masquent des traces laissées par la ruine. La photographie a conduit naturellement les architectes à être plus scrupuleux encore dans leur respect pour les moindres débris d’une disposition ancienne, à se rendre mieux compte de la structure, et leur fournit un moyen permanent de justifier de leurs opérations. Dans les restaurations, on ne saurait donc trop user de la photographie, car bien souvent on découvre sur une épreuve ce que l’on n’avait pas aperçu sur le monument lui-même.

Il est, en fait de restauration, un principe dominant dont il ne faut jamais et sous aucun prétexte s’écarter, c’est de tenir compte de toute trace indiquant une disposition. L’architecte ne doit être complètement satisfait et ne mettre les ouvriers à l’œuvre que lorsqu’il a trouvé la combinaison qui s’arrange le mieux et le plus simplement avec la trace restée apparente ; décider d’une disposition à priori sans s’être entouré de tous les renseignements qui doivent la commander, c’est tomber dans l’hypothèse, et rien n’est périlleux comme l’hypothèse dans les travaux de restauration. Si vous avez le malheur d’adopter sur un point une disposition qui s’écarte de la véritable, de celle suivie primitivement, vous êtes entraîné par une suite de déductions logiques dans une voie fausse dont il ne vous sera plus possible de sortir, et mieux vous raisonnez dans ce cas, plus vous vous éloignez de la vérité. Aussi, lorsqu’il s’agit, par exemple, de compléter un édifice en partie ruiné ; avant de commencer, faut-il tout fouiller, tout examiner, réunir les moindres fragments en ayant le soin de constater le point où ils ont été découverts, et ne se mettre à l’œuvre que quand tous ces débris ont trouvé logiquement leur destination et leur place, comme les morceaux d’un jeu de patience. Faute de ces soins, on se prépare les plus fâcheuses déceptions, et tel fragment que vous découvrez après une restauration achevée, démontre clairement que vous vous êtes trompé. Sur ces fragments que l’on ramasse dans des fouilles, il faut examiner les lits de pose, les joints, la taille ; car il est telle ciselure qui n’a pu être faite que pour produire un certain effet à une certaine hauteur. Il n’est pas jusqu’à la manière dont ces fragments se sont comportés en tombant, qui ne soit souvent une indication de la place qu’ils occupaient. L’architecte, dans ces cas périlleux de reconstruction de parties d’édifices démolis, doit donc être présent lors des fouilles et les confier à des terrassiers intelligents. En remontant les constructions nouvelles, il doit, autant que faire se peut, replacer ces débris anciens, fussent-ils altérés : c’est une garantie qu’il donne et de la sincérité et de l’exactitude de ses recherches.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre les difficultés que rencontre l’architecte chargé d’une restauration, s’il prend ses fonctions au sérieux, et s’il veut non-seulement paraître sincère, mais achever son œuvre avec la conscience de n’avoir rien abandonné au hasard et de n’avoir jamais cherché à se tromper lui-même.

  1. Voyez dans les Souvenirs de Paris en 1804, par Aug. Kotzebue (trad. de l’allemand, 1805), sa visite à l’abbaye de Saint-Denis. On voit poindre dans ce chapitre l’admiration romantique ou romanesque pour les vieux édifices. « En partant de ce lieu souterrain, dit l’auteur, nous remontâmes dans l’enceinte solitaire, où le temps commence maintenant à promener sa faux. Le vieillard (car il y a toujours un vieillard dans les ruines) se flatte de voir un jour restaurer cette abbaye ; il fonde cet espoir sur quelques mots échappés à Bonaparte. Mais comme ces réparations seraient extrêmement coûteuses, il ne faut pas y penser pour le moment… »
  2. Voyez la Monographie de l’église Notre-Dame de Noyon par M. L. Vitet et par Daniel Ramée, 1845.
  3. Page 38.
  4. Page 45.
  5. Cette substitution fut cause que, depuis lors, presque tous les peintres ou sculpteurs chargés de représenter ces personnages donnèrent à saint Louis le masque de Charles V.
  6. C’est dans les chantiers de restauration que les industries de la serrurerie fine forgée, de la plomberie ouvragée, de la menuiserie, comprise comme une structure propre ; de la vitrerie d’art, de la peinture murale, se sont relevées de l’état d’abaissement où elles étaient tombées au commencement du siècle. Il serait intéressant de donner un état de tous les ateliers formés par les travaux de restauration, et dans lesquels les plus ardents détracteurs de ces sortes d’entreprises sont venus chercher des ouvriers et des méthodes. On comprendra le motif qui nous interdit de fournir une pièce de cette nature.