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Dictionnaire de l’argot des typographes

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Marpon et Flammarion (p. Couverture-140).
EUGÈNE BOUTMY
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DICTIONNAIRE
DE
L’ARGOT DES TYPOGRAPHES
SUIVI D’UN
CHOIX DE COQUILLES TYPOGRAPHIQUES
Curieuses ou Célèbres



PARIS


C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS


RUE RACINE, 26, PRÈS DE L’ODÉON


Il y a vingt-huit ans environ, j’entrais dans la famille typographique ; je venais de quitter sans regret le monde universitaire. À mesure que je me mêlai davantage à la vie de l’atelier, je m’y intéressai et finis par m’y attacher exclusivement. La profession me plaisait ; le milieu m’était sympathique ; je me fis vite aux mœurs et aux usages de cette existence nouvelle. Je me plus à noter les principaux linéaments des types si divers et si prime-sautiers qui passaient devant mes yeux.

Des loisirs forcés me donnèrent l’occasion de réaliser le projet, conçu antérieurement, d’écrire la monographie des Typographes à un point de vue purement pittoresque et fantaisiste, en la dégageant de l’élément technique.

C’est le fruit de ces loisirs que je viens offrir au public et aux typographes.

J’aime à croire qu’ils prendront plaisir à lire cette modeste Étude, que complète et éclaire un Dictionnaire de l’argot des Typographes, partie essentiellement neuve de mon travail.

J’ai placé à la fin de cet opuscule un Choix de coquilles typographiques célèbres ou curieuses, qui achèvera de faire connaître le personnage que j’ai voulu peindre.

E. Boutmy
Paris, le 3 février 1883.

Les Typographes


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C’est à un point de vue purement pittoresque et fantaisiste que nous nous proposons de considérer ici les typographes[1], laissant de côté ce qui est exclusivement professionnel et technique.

Il est presque inutile de le dire, les fils de Gutenberg constituent une espèce complètement moderne, sans analogue dans les temps anciens : ni les librarii de Rome, qui transcrivaient les livres ; ni les notarii, qui recueillaient les discours et les plaidoyers prononcés devant le peuple assemblé ; ni les scribes, ni les copistes, ni les enlumineurs de missels du Moyen Âge, ne sont comparables ou assimilables aux typographes de nos jours.

Il est donc tout d’abord indispensable de définir exactement ce qu’il faut entendre par le mot typographe. Pour le vulgaire, pour les gens du monde, d’après le Dictionnaire de l’Académie même, un typographe est « celui qui sait, qui exerce l’art de l’imprimerie, et, plus spécialement, tous les arts qui concourent à l’imprimerie » ; mais, pour les initiés, pour ceux qui sont de la boîte, comme on dit, pour les enfants de la balle, ce mot n’a plus la même extension. Ne sont pas typographes tous les ouvriers employés dans une imprimerie : celui seul qui lève la lettre, celui qui met en pages, qui impose, qui exécute les corrections, en un mot qui manipule le caractère, est un typographe ; les autres sont les imprimeurs ou pressiers, les conducteurs de machines, les margeurs, les receveurs, les clicheurs, etc. Le correcteur lui-même n’est typographe que s’il sait composer, et cela est si vrai que la Société typographique ne l’admet dans son sein que comme compositeur, et non en qualité de correcteur.

Voici ce que dit sur ce sujet M. Jules Ladimir, dans une étude remplie de verve et d’esprit, écrite il y a quelque trente ans : « Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l’imprimeur. Gardez-vous-en bien ! cela est erroné et peu charitable. L’imprimeur proprement dit, le pressier, est un être brut, grossier, un ours, ainsi que le nomment (ou plutôt le nommaient) les compositeurs. Entre les deux espèces, la démarcation est vive et tranchée, quoiqu’elles habitent ensemble cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d’imprimerie. La blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir ; et pourtant ils ne peuvent exister l’un sans l’autre : le compositeur est la cause, l’imprimeur est l’effet. La blouse professe un mépris injurieux pour ce collaborateur obligé qu’elle foule sous ses pieds ; car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l’étage inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s’en venge en lui appliquant l’épithète de singe, soit à cause des gestes drolatiques que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation consiste à reproduire l’œuvre d’autrui. »

Dans le passage que nous venons de citer, le typographe est parfaitement défini ; mais ce qui regarde le pressier a cessé d’être vrai ; le pressier, en effet, a presque disparu partout ; il a été remplacé par le conducteur de machines, lequel n’est, en général, que très peu supérieur à son devancier. Ses gains se sont accrus ; mais sa culture intellectuelle n’a pas suivi une marche ascendante analogue. Mieux rétribué que le typographe proprement dit, nous devons cependant reconnaître qu’il lui est encore inférieur sous le rapport des idées et des aspirations. Nous avons rencontré toutefois des individualités remarquables à tous égards et qui deviennent, de jour en jour plus nombreuses.

Au point de vue de la hiérarchie, les typographes peuvent être rangés sous trois catégories : le prote, le metteur en pages et le paquetier ; mais ces distinctions sont, à vrai dire, à peu près fictives : un prote peut perdre son emploi et redevenir metteur en pages ou chef de conscience. Il n’est pas rare de voir un metteur en pages reprendre la casse et lever la lettre comme à ses débuts. Nous avons connu un ancien metteur du Moniteur universel que le décret de M. Rouher a atteint en retirant à ce journal sa qualité officielle, et qui, plus tard, pompait les petits clous à la pige comme les camarades, côte à côte avec ses anciens paquetiers : il était redescendu au rang de simple plâtre, après avoir durant des années émargé les appointements d’un préfet de première classe.

L’importance des fonctions de prote et le rôle prépondérant qu’il joue dans l’atelier typographique nous engagent à écrire tout d’abord la monographie de ce personnage.

Dans les premiers siècles de l’imprimerie, les fonctions de maître imprimeur, de prote et de correcteur, remplies aujourd’hui par trois personnes différentes, étaient exercées par le même individu. C’était d’ordinaire un savant de premier ordre, connaissant l’hébreu, le grec, le latin et quelques langues vivantes, les sciences, et, de plus, fort expert dans l’art typographique. Il nous suffira de citer quelques noms de maîtres imprimeurs qui furent en même temps protes et correcteurs : Nicolas Janson, graveur à la Monnaie de Tours, envoyé à Mayence par Charles VII pour étudier le nouvel art, et qui plus tard s’établit à Venise ; Alde Manuce, à Venise ; les Junte, à Florence ; Guillaume Le Roy, à Lyon ; les Plantin, à Anvers ; les Caxton, en Angleterre ; Conrad Bade, à Genève ; les Elzevier, à Leyde ; Simon Vostre, Antoine Verard, Simon de Collinée, les Estienne, le malheureux Dolet, les Didot, en France. Aussi ne se lasse-t-on pas d’admirer les ouvrages si purs, si corrects, exécutés avec tant de soin, sortis des mains de ces artistes célèbres. À cette grande époque, que l’on peut appeler l’âge d’or de la typographie, le prote méritait réellement son nom : il était bien le premier en savoir et en science ; c’était bien lui la cheville ouvrière de l’atelier, et tous les compositeurs qui l’entouraient, eux-mêmes lettrés pour la plupart, reconnaissaient sans conteste sa suprématie en même temps que son autorité. Le public de nos jours a, jusqu’à un certain point, conservé au prote cette haute estime, et il confond presque toujours ses attributions avec celles, pourtant distinctes, du correcteur. L’Académie elle-même a commis cette confusion ; car, après avoir défini le prote « celui qui, sous les ordres de l’imprimeur, est chargé de diriger et de conduire tous les travaux, de maintenir l’ordre dans l’établissement et de payer les ouvriers », elle ajoute : « Il se dit aussi de ceux qui lisent et corrigent les épreuves. » N’en déplaise à la docte compagnie, si la première partie de sa définition est exacte, nous récusons complètement la seconde, qui est fausse.

À mesure que l’art déclina pour faire place au métier, à mesure que l’imprimerie descendit au rang des industries, les fonctions se divisèrent : le maître imprimeur passa à l’état de patron, c’est-à-dire de fabricant de livres ; le correcteur devint ce que nous dirons plus loin ; le prote se transforma en ce qu’il est aujourd’hui : un ouvrier actif et intelligent, choisi par le patron pour diriger le travail des compositeurs, ses anciens confrères. « Le prote, dit Momoro, c’est le chef ou directeur d’une imprimerie. La personne qui remplit cette place est supposée avoir des talents au-dessus du commun des ouvriers. Dans les premiers temps de l’imprimerie, des gens savants n’ont point dédaigné cet emploi. Aujourd’hui, on choisit parmi les compositeurs ceux qui réunissent les talents les plus propres à remplir cette place. Prote vient du grec protos, premier. Je dirai, ajoute Momoro, qu’un prote est primus inter pares, le premier parmi ses égaux. » Voici de quelle manière M. Audouin de Géronval, dans son Manuel de l’Imprimeur, détermine, de son côté, le rôle du prote : « Le prote est celui sur lequel roulent tous les détails d’une imprimerie. Il est chargé de veiller sur les compositeurs et sur les imprimeurs ; il doit connaître parfaitement le degré d’habileté des uns et des autres. En ce qui concerne la composition, le prote doit avoir quelques notions des langues grecque et latine (ces notions font ordinairement défaut), posséder à fond l’orthographe française et la ponctuation, connaître et savoir exécuter tous les genres de composition. Quant à l’impression, il doit avoir assez d’habileté pour diriger le travail des ouvriers à la presse dans toutes ses parties. » Pour ce qui est des qualités suivantes, requises, suivant Audouin de Géronval, pour faire un bon prote, elles se rencontrent rarement chez ceux qui aujourd’hui exercent ces fonctions, et l’on voit aisément que l’auteur du Manuel de l’Imprimeur confond ici le prote avec le correcteur. Il dit, en effet : « Le prote ne saurait avoir des connaissances trop étendues dans les lettres, les sciences et les arts, car il est souvent consulté par les auteurs et quelquefois même devient leur arbitre. Comme il est, en quelque sorte, responsable des fautes qui peuvent se glisser dans une édition, il faudrait qu’il connût, autant qu’il est possible, les termes usités et qu’il pût savoir à quelle science, à quel art et à quelle matière ils appartiennent. Il n’arrive que trop souvent qu’un auteur, pour se justifier de ses propres fautes, les rejette sur son imprimeur. En un mot, on exige du prote qu’il joigne le savoir d’un grammairien à l’intelligence nécessaire pour exécuter toutes les opérations de la partie manuelle de son art. » Le prote doit encore veiller à ce que le bon ordre et la décence règnent dans les ateliers, à ce que les casseaux soient bien tenus, que les fonctions de la conscience soient remplies avec activité, que les épreuves ne subissent jamais le moindre retard, etc. Le prote doit assister le chef de l’établissement dans le payement des ouvriers et servir d’arbitre dans les discussions qui peuvent s’élever. Il peut encore être chargé de la correspondance de l’imprimerie avec les personnes qui y ont des relations. Il expédie les épreuves et doit toujours pouvoir rendre compte exactement de la situation de chaque ouvrage. Tous les ouvriers d’une imprimerie se trouvant placés dans une dépendance réciproque, le prote doit veiller à ce que toutes les pièces de ce rouage agissent simultanément ; car, si l’une d’elles devenait stationnaire, les travaux seraient arrêtés. Il admet dans les ateliers les ouvriers qu’il en juge dignes et remplace ceux qui sont nuisibles ou inutiles à l’établissement.

Le prote peut se faire suppléer partiellement par des sous-protes, qui en réfèrent à ses décisions. « Les devoirs d’un sous-prote de composition sont de veiller à ce que les compositeurs reçoivent et rendent à propos la distribution, à la formation des garnitures, au rangement des cadrats, des interlignes et lingots et de tous les autres accessoires, au réassortiment des caractères, à la composition des pâtés, etc. Un sous-prote de presses est chargé d’inspecter fréquemment le travail des imprimeurs, d’empêcher le gaspillage du papier, des étoffes ou de l’encre, de veiller à l’entretien des presses et de suivre dans tous ses détails cette partie importante de la typographie. Les sous-protes sont responsables à l’égard du prote de l’exécution des travaux dont celui-ci leur transmet la surveillance spéciale, comme il l’est lui-même envers le chef de l’imprimerie. Ces deux sortes d’emplois, qui ne s’accordent généralement qu’à des personnes éprouvées sous le rapport du caractère et du savoir, demandent, en outre, de la part de celles qui y arrivent, du sang-froid et de l’activité. » (Henri Fournier, Traité de la typographie.)

Dans un Discours, prononcé le 6 avril 1856 à la Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris, M. Alkan aîné s’exprimait en ces termes : « Pour devenir le premier, πρώτοζ, d’une imprimerie typographique, y tenir le premier rang, il faut posséder des connaissances variées ; il faut pouvoir être la doublure du patron, son alter ego, cet autre lui-même, pour me servir de l’expression de M. Ambroise Didot, le digne émule des Estienne, notre maître à tous… ; il faut être typographe quand le patron ne l’est pas ou ne peut l’être ; il faut avoir du goût pour ceux qui n’en ont pas ; il faut être correcteur quand celui-ci vient à manquer, à faire défaut ; il faut avoir l’œil typographique et saisir au vol ces fautes bizarres, singulières, qui échappent souvent à l’œil exercé, mais fatigué, du correcteur, et qui font le désespoir de l’auteur et la risée du public lettré. Il faut que le prote sache aussi la tenue des livres quand son patron ne veut pas initier un étranger à ses affaires, ou lorsqu’il est obligé, par économie, de se passer d’un commis. » Un tel prote, même réduit à ces modestes proportions, est encore, nous devons le dira, le rara avis. C’est ce que fera comprendre le passage suivant, emprunté à l’Encyclopédie Roret, et dans lequel un prote, qui a gravi et redescendu successivement les échelons de l’échelle typographique, exhale ses plaintes et retrace l’instabilité de la situation : « Le prote est l’esclave de la besogne ; à quelque heure que sa présence soit réclamée par l’urgence des travaux, s’il ne se conforme pas à ce besoin, son devoir n’est pas rempli complètement ; il est même telles circonstances où sa discrétion obligée l’expose à être comme une enclume sur laquelle frappent tour à tour et souvent à la fois auteurs, libraires, ouvriers, etc. La proterie offre un emploi fort ingrat d’ailleurs sous le rapport de son instabilité. Chargé pendant quelques années de surveiller un personnel parfois nombreux, de coopérer forcément à la réduction d’un prix, ou seulement d’empêcher sa hausse, de s’opposer aux abus ou de les réprimer, de débaucher plus ou moins de personnes pour absences trop fréquentes ou pour de mauvais travaux, il peut arriver qu’un prote rentre tout à coup dans les rangs des ouvriers ; il y retrouve ces gens froissés, dont le ressentiment se manifeste en reproches directs ou indirects, mais fondés sur des griefs que l’on suppose dénués de justesse. Cette considération et d’autres analogues n’échappent pas à tous les protes et peuvent les déterminer plus d’une fois à modifier la rigueur de leurs devoirs ; tout le monde ne se croit pas obligé de suivre la devise : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » D’ailleurs, sacrifier la tranquillité d’un long avenir par des rigueurs actuelles dont on n’est que l’agent et qui tiennent là un temps limité par la rétribution n’est peut-être pas absolument de devoir étroit. De là une certaine tiédeur, plus que cela peut-être, à laquelle la stabilité parerait convenablement : on peut facilement déduire cette conséquence, quand on remarque que les protes qui remplissent le mieux leurs devoirs sont ceux dont la position est la plus stable. »

L’auteur de Typographes et gens de lettres reconnaît dans le genre prote deux variétés : le prote à tablier et le prote à manchettes. Le prote à tablier se trouve généralement dans les imprimeries que le patron dirige lui-même. C’est ordinairement un ouvrier intelligent et laborieux, vieilli dans la maison et sous le harnais, que le patron appelle à ce poste afin qu’il soit occupé à l’instar des rois fainéants. Le prote à tablier ne peut s’accoutumer aux grandeurs, et il ne cesse de vaquer à ses anciennes occupations, ce qui lui est d’autant plus facile que, grâce au patron, les soucis de sa nouvelle dignité ne l’occupent guère. En revanche, son autorité est à peu près nulle, et il a d’ordinaire le bon esprit de ne pas s’en prévaloir, certain qu’il est que ses anciens camarades ne manqueraient pas de la contester… Le prote à tablier peut avec assez de justesse être comparé à l’adjudant d’un régiment. N’ayant rien à faire, il tient cependant à faire ressortir son utilité et son importance ; mais il rencontre partout et toujours cette résistance inerte et tacite de gens qui, niant son autorité, ne reconnaissent que celle du patron. Au demeurant, le meilleur homme du monde, il sait conserver l’amitié de ses anciens camarades.

Le prote à manchettes est le véritable prote. C’est lui que nous avons eu en vue dans le cours de cette esquisse.

On le voit, pour n’être plus les émules des Alde, des Elzevier, des Robert Estienne et de tant d’autres, les protes d’aujourd’hui ont encore un champ assez vaste à parcourir, et plusieurs d’entre eux le font avec honneur. Nous citerons, entre autres : M. Brun, ancien prote de l’imprimerie de Jules Didot, qui a donné en 1825 un Manuel pratique et abrégé de la typographie française ; M. Henri Tournier, naguère prote directeur de l’imprimerie la plus vaste et la plus considérable, non seulement de France, mais encore de toute l’Europe, celle de Mame et Cie de Tours, qui a publié un excellent Traité de la typographie, dont la troisième édition (Tours, Alfred Mame et fils, 1870) est la plus complète ; M. Frey, qui a donné à l’Encyclopédie Roret un très bon Manuel de typographie ; M. Théotiste Lefèvre, fondateur prote de la succursale de MM. Didot, auquel les compositeurs sont redevables du Guide pratique du compositeur d’imprimerie, un véritable chef-d’œuvre ; M. Monpied, qui a reproduit en filets typographiques, avec autant de patience que de talent, l’Enlèvement de Pandore, d’après Flaxman, l’Amour et Psyché, d’après Canova. Avant ces typographes émérites, nous eussions dû peut-être rappeler le nom de Momoro, qui, les précédant dans la carrière, a écrit un curieux Traité élémentaire de l’imprimerie ou le Manuel de l’imprimeur, avec quarante planches en taille-douce (Paris, 1793). Momoro fut envoyé comme commissaire national à Niort ; il s’intitulait premier imprimeur de la liberté nationale, et il mourut sur l’échafaud en mars 1794.

À côté de ces noms justement respectés, nous pourrions en citer d’autres que nous aimons mieux passer sous silence. Pourtant, on nous permettra d’ajouter quelques traits qui achèveront de faire connaître le type que nous nous sommes proposé d’esquisser. Quelques ombres sont nécessaires dans un tableau pour mieux faire valoir les parties éclairées ; d’ailleurs, nous visons au portrait et non au panégyrique.

Il se glisse parfois dans les rangs de cette honorable phalange des individualités douteuses, personnages remuants, bons à tout faire, plus semblables à l’adjudant d’un régiment qu’à un chef d’atelier. À peu près dénués des connaissances indispensables à l’exercice de leur profession, ils se faufilent grâce à leur esprit d’intrigue et s’imposent par leur jactance : serviles et rampants en présence du patron, ils se montrent irascibles et despotiques à l’égard de ceux qui, pour leur malheur, se trouvent placés sous leurs ordres. Nous pourrions nommer comme modèle de l’espèce le prote d’une grande maison de Paris : il est incapable de composer une ligne, incapable d’établir un devis, incapable de lire une épreuve. Par contre, la manie écrivassière le travaille et il ne laisse échapper aucune occasion de produire ses lourdes élucubrations. Son audace va plus loin : il courtise les neuf Sœurs, sans succès, il est vrai ; car il ignore les plus simples règles de la versification et commet bravement des vers de quatorze syllabes.

Mais, hâtons-nous de le dire, ce ne sont pas là de vrais protes ; ce sont des intrus qui font exception et servent de repoussoir. Pour eux, d’ailleurs, la roche Tarpéienne se trouve toujours bien près du Capitole.

Terminons cette esquisse par deux anecdotes où se montre le travers de certains protes qui, à force de se frotter aux auteurs, de voir faire des livres, finissent par se croire eux-mêmes des littérateurs.

Il y a quelques années, vous pouviez voir à certaines heures de la journée, toujours les mêmes, un homme fortement charpenté, vêtu d’un long paletot, le chef couvert d’une calotte de velours noir, faisant tourner nonchalamment dans ses gros doigts une ou deux clefs, la boutonnière empourprée du ruban de la Légion d’honneur, cheminant le long d’une des voies les plus fréquentées de la capitale. Vous l’eussiez pris pour quelque soudard en retraite. Non ; c’était le prote d’une des imprimeries les plus importantes de Paris. Il s’était acquis dans cette maison une très haute autorité, non seulement sur le maître de l’établissement et les ouvriers, mais encore sur les clients, des hommes de grande science pour la plupart. Cette omnipotence semblerait inexplicable, si l’on ne savait que l’audace et la rudesse tiennent parfois lieu de savoir et de talent. Il arriva qu’un savant fît une addition au Traité de statique de Monge ; notre savant désirant rester inconnu, ne signa pas son travail. Le prote dont nous voulons parler qui bien entendu ne connaissait rien aux x et aux y, si ce n’est par ouï-dire proposa au savant de signer de son nom à lui l’opuscule algébrique. Le savant laissa faire. Aujourd’hui notre prote ne manque jamais d’ajouter au-dessous de sa signature : auteur de l’Addition au Traité de statique de Monge. Si cet homme ne connaît rien en mathématiques, on dit qu’il est fort expert en grivoiseries ; on ajoute qu’il s’écarte bien souvent des plus élémentaires préceptes de la civilité.

Autre histoire : M. A…, professeur de mathématiques, faisait imprimer une Algèbre. Il avait laissé échapper dans son manuscrit une faute assez importante (il s’agissait d’une équation du second degré) ; le correcteur en première qui, par bonheur, savait un peu d’algèbre corrigea la faute sur l’épreuve. Quelques jours après M. A… vint à l’imprimerie, remercia chaudement le prote (le correcteur assistait à la scène), le félicita de posséder des connaissances en algèbre, etc. Le prote empocha sans sourciller les compliments et se contenta de sourire quand le correcteur, en plaisantant, lui fit remarquer avec quel aplomb il s’était laissé parer des plumes du paon.


Dès 1847, une association fraternelle se forma entre les protes des diverses imprimeries typographiques de Paris, avec l’autorisation ministérielle.

Elle a principalement pour objet d’entretenir des liens d’amitié et de bonne confraternité entre les membres qui en font partie ; de s’occuper des progrès de l’art typographique et d’assurer des secours à chacun des sociétaires en cas de maladie ou d’infirmités. Cette société qui continue obscurément sa paisible existence se composait à la fin de 1874, de vingt-huit membres honoraires (avocats, médecins, libraires imprimeurs, fondeurs en caractères etc.) et de cinquante-trois membres actifs parmi lesquels les ex-protes étaient en majorité (29 sur 53). Elle est donc loin de renfermer dans son sein tous les protes des diverses imprimeries de Paris. La Société des protes publie par cahiers des comptes rendus annuels.

Quant aux metteurs en page et aux paquetiers, ils se confondent sous la dénomination commune de typographes. Leur rôle dans l’atelier est suffisamment désigné par le nom qu’ils portent.

Ce n’est donc pas la hiérarchie qui détermine la physionomie du typographe : c’est le type individuel ou le genre habituel des travaux. Mais avant de rechercher le caractère particulier à chaque genre il n’est pas hors de propos d’introduire le lecteur dans l’antre où le personnage qui nous occupe passe la plus grande partie de sa vie. Citons d’abord Balzac ; nous ne saurions prendre un guide plus sûr et en même temps plus exact. Voici en quels termes il décrit, dans son roman intitulé Illusions perdues, l’établissement de David Séchard, à Angoulême : « L’imprimerie située dans l’endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s’était établie dans cette maison vers la fin du règne de Louis XIV. Aussi depuis longtemps, les lieux avaient-ils été disposés pour l’exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage et par un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d’ailleurs arriver au bureau du maître par une allée. Mais en province, les procédés de la typographie sont toujours l’objet d’une curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue, quoiqu’il fallût descendre quelques marches, le sol de l’atelier se trouvant au-dessous du niveau de la chaussée. Les curieux ébahis ne prenaient jamais garde aux inconvénients du passage à travers les défilés de l’atelier. S’ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées au plancher ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S’ils suivaient les agiles mouvements d’un compositeur grappillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier trempé chargé de ses pavés, ou s’attrapaient la hanche dans l’angle d’un banc ; le tout au grand amusement des singes et des ours. Jamais personne n’était arrivé sans accident jusqu’à deux grandes cages situées au bout de cette caverne, qui formaient deux misérables pavillons sur la cour, et où trônaient d’un côté le prote et de l’autre le maître imprimeur. Au fond de la cour et adossé au mur mitoyen s’élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait le papier. Là était l’évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères ; il s’en échappait une décoction d’encre mêlée aux eaux ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison… »

Voilà ce qu’était une imprimerie de province, il y a soixante ans. L’emploi de la vapeur a modifié cet aspect en quelques points et a donné à cette industrie un caractère d’usine qu’elle n’avait point autrefois. Empruntons donc au livre humoristique intitulé Typographes et gens de lettres, écrit par un enfant de la balle, le tableau animé d’une imprimerie contemporaine en pleine activité : « D’un côté, ce sont les machines qui dévorent d’immenses quantités de papier en grondant comme le dogue auquel on veut ravir sa proie. Les margeurs poussent négligemment, en chantant la chanson en vogue, les feuilles qui disparaissent immaculées pour venir tomber tout imprimées entre les mains des receveurs. Plus loin sont les imprimeurs, dernier vestige de l’ancienne imprimerie, qui font le moulinet en racontant leurs interminables histoires. Par ici sont les compositeurs, discourant, plaisantant, discutant, sans que pour cela le mouvement des doigts se ralentisse. »

« En mettant le pied dans la salle de composition ou galerie, dit M. Jules Ladimir, nous avons entendu un bourdonnement, un dissonant assemblage de voix dans tous les tons, depuis le fausset aigu des apprentis jusqu’à la basse-taille des doyens qui grommellent sans cesse comme de vieux bisons en ruminant leur ouvrage. Donnons-nous la mine d’un auteur et prenons un air sans façon ; car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière les regarder travailler comme on regarde les singes ou les ours monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer alors aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques… Écoutons. Les intelligences frottées incessamment l’une par l’autre dégagent un feu roulant de saillies, de bons mots, de pointes de sarcasmes, de calembours, de coq-à-l’âne à désespérer Odry. À l’atelier, on ne respecte rien, ni les hommes de lettres, ni les hommes d’État, ni les artistes, ni le talent, ni la richesse, ni même la sottise. Renvoyée d’un bout de la galerie à l’autre, l’épigramme rebondit redouble de verve et de sel. Vires acquirit eundo. Les ridicules sont découverts avec une sagacité merveilleuse, mis à nu et fouettés sans miséricorde… Parfois les compositeurs tournent contre leurs propres confrères cette rage de l’ironie, cette monomanie homicide de la satire. A-t-on surpris dans la galerie quelque figure frappée à un certain coin, quelque angle facial trop aigu, un crâne sur lequel la sottise en relief eût épouvanté Gall, une physionomie condamnée d’avance par Lavater, un de ces tristes hères dont l’extérieur effacé, craintif, porte l’empreinte d’une création manquée et qui occupent chez les hommes la même place que l’unau et l’aï parmi les animaux, malheur ! Il sera comme un pilon qui fait crever la nue et descendre la foudre. Sur lui les cataractes sont ouvertes ; elles l’engloutiront, à moins que, comme cela arrive, il ne préfère abandonner la place et l’atelier ; ou bien encore qu’il n’emploie sa force physique pour faire respecter sa faiblesse intellectuelle… Si le compositeur n’est pas en train de travailler, il rêve… »

« Le lieu où s’élaborent les grands travaux qui doivent donner au monde la vie et la lumière est généralement situé dans un quartier retiré dont les abords, semblables à ceux d’un antre mystérieux, se révèlent à l’odorat par des odeurs inconnues étranges, produites par le mélange des émanations diverses de la colle, du papier humide, de l’encre et de la potasse. Le public qui n’a pas encore pu s’habituer à croire que l’imprimerie est un état manuel plonge toujours un regard défiant et empreint d’une vive curiosité lorsqu’il passe près d’une de ces demeures. Son étonnement augmente encore lorsqu’il en voit sortir, pour aller se réfugier dans les cabarets voisins, des hommes coiffés de toques, de bonnets de police, de mitres en papier. Leur accoutrement étrange, qu’eux seuls savent porter, leur attire, sinon le respect, du moins cet intérêt curieux et empressé que porte le public à tout ce qui lui est inconnu… L’aménagement d’une imprimerie est généralement composé de la façon suivante : la machine à vapeur au sous-sol ; au rez-de-chaussée, les presses mécaniques — que les phraseurs appellent les canons de l’intelligence et les mortiers de la pensée, — et les presses. Quand tout cela marche, c’est un vacarme à étourdir un sourd. Au premier étage sont placés les compositeurs qui, suivant l’importance de la maison, peuvent occuper jusqu’aux mansardes. Les ateliers de composition, ou boîtes, comme les appellent les compositeurs, se divisent, sous le rapport de l’aménagement, en trois catégories bien distinctes. La première se compose des imprimeries où l’on y voit à travailler ; la seconde, de celles où l’on y voit un peu : la troisième, de celles où l’on n’y voit pas. Cette dernière catégorie est la plus nombreuse. À Paris, où, dans son langage pittoresque et coloré, l’ouvrier dénomme d’une façon particulière les hommes et les choses, il a donné le nom de cage à tout atelier couvert de vitres. Là, pas de disputes pour les places ; pas de réclamations au metteur en pages, au prote ou au patron, fondées sur le droit d’ancienneté ; car le jour est le même partout. Il est vrai que ce genre d’atelier a bien aussi ses désagréments : on y gèle en hiver, on y grille en été ; par le temps de pluie, l’eau coule dans les casses et distribue des douches à profusion ; mais le compositeur est industrieux comme le castor et habile comme le singe, dont il est l’imitateur par ses mouvements. En été, pour parer à la chaleur, il tend au-dessus de sa tête des cordes sur lesquelles il place des maculatures. En hiver, il corrompt l’homme de peine préposé à la distribution du charbon en lui offrant le canon de l’estime et la goutte de l’amitié, afin d’obtenir une deuxième édition de combustible. Lorsqu’il pleut, il a le choix ou de placer un parapluie au-dessus de sa tête, ou de recevoir l’eau, ce qui avec le temps ne laisse pas d’être agréable ; car il se voit obligé de recourir au marchand de vin le plus voisin, afin de combattre d’une façon homéopathique la fraîcheur extérieure du corps. Dans les imprimeries qui appartiennent à la seconde classe, les désagréments sont moins nombreux ; mais les ouvriers placés auprès des fenêtres voient seuls à travailler ; pour les autres, ils ne voient rien, si ce n’est qu’ils ne voient pas. Inutile de parler de la troisième catégorie d’ateliers. Tous les désagréments s’y trouvent réunis. Ajoutons un détail : dans les ateliers de composition, il est de règle de nettoyer le moins possible ; le parquet est, il est vrai, balayé deux fois par semaine, mais les murs ne sont jamais reblanchis, les carreaux de vitre sont lavés au plus une fois l’an ; ce qui donne à la salle un aspect sombre et mystérieux ; elle a l’air enfumé d’un tableau de Rembrandt[2]. »

Voici à ce sujet une piquante anecdote que nous fournit l’ouvrage cité plus haut : « Il arriva un jour qu’un ancien ministre apporta lui-même ses épreuves à l’imprimerie. C’était un dimanche ; l’atelier avait un aspect de propreté et de fête ; on eût dit qu’il attendait cette visite. Après s’être entretenu quelque temps avec les compositeurs, il se mit à examiner l’atelier en homme qui cherche à se rappeler : « La dernière fois que je suis venu ici, dit-il, c’était en 1836 ; mon metteur en pages était là ; » et il indiquait l’endroit. « Il avait dans les ordres un frère qui est devenu évêque ; il y a tantôt vingt-cinq ans de cela… Il s’est passé bien des choses depuis ; les hommes ont vieilli ; seul votre atelier a conservé la même physionomie… Il est toujours aussi sale… »

Le moment de la banque, c’est-à-dire de la paye, offre dans une imprimerie un coup d’œil curieux. Les bruits connus de l’atelier ont fait silence ; les ouvriers, revêtus de leurs paletots, forment, en attendant, des groupes recueillis ; le guichet s’ouvre : le prote appelle un à un les metteurs en pages, qui à leur tour distribuent à chacun de leurs paquetiers ce qui lui revient ; après les metteurs, c’est le tour des hommes de conscience ; puis viennent les conducteurs, qui reçoivent pour leur équipe ; les pressiers, le trempeur, le chauffeur et le brocheur, l’homme de peine et les apprentis. Enfin c’est le tour des correcteurs. Dans quelques rares maisons, le prote apporte lui-même à ces derniers le salaire de la quinzaine ; dans la plupart, ils passent, comme nous venons de le dire, les derniers, preuve de la haute considération qu’on leur accorde. De toutes parts retentit à cet instant dans l’atelier le bruit métallique de l’or et de l’argent que l’on remue, bruit inaccoutumé ; les apprentis, un cornet de papier à la main, vont de rang en rang recueillir les collectes et les souscriptions ; là, un organisateur de fins déjeuners, qui a pris toute la dépense pour lui, règle ses comptes avec ses convives ; dans un coin, un fanatique de saint Lundi calcule comment il pourra satisfaire ses loups… ou les fuir. Enfin, à huit heures, tout le monde est parti, et les préoccupations sont chassées pour quinze jours.

Maintenant que nous connaissons la caverne, examinons plus en détail ceux qui l’habitent et lui donnent la vie et le mouvement.

Sous le rapport des travaux divers qu’ils sont appelés à faire, les typographes se divisent en trois classes : les labeuriers, c’est-à-dire ceux qui composent le plus habituellement les ouvrages de longue haleine ; les journalistes, spécialement employés à la composition des nombreux journaux quotidiens, hebdomadaires ou mensuels, et les tableautiers, qui exécutent les tableaux de chemins de fer, de douane, de statistique, etc. En outre, on compte quelques ouvriers spéciaux pour la composition des ouvrages de mathématiques, du plain-chant et de la musique. Mais ces catégories ne sont pas tellement fermées qu’un labeurier ne devienne journaliste ou tableautier, et réciproquement ; aucun typographe n’est absolument parqué dans sa spécialité. Dans la même imprimerie, on distingue, outre le prote, comme nous l’avons déjà dit, les metteurs en pages, les paquetiers et les corrigeurs. Ces derniers sont à la journée, ou plutôt à l’heure, et font partie de la conscience. Les gains sont, on le conçoit, inégaux suivant les aptitudes et l’assiduité au travail. Les journalistes sont les mieux rétribués.

Au point de vue des types et des caractères individuels, il est impossible d’établir des divisions précises. Le typographe est un être « ondoyant et divers, » essentiellement fantaisiste et prime-sautier. Pourtant, nous distinguerons les genres suivants. C’est d’abord le gourgousseur, qui ne sait pas renfermer en lui-même ses impressions et qui les exhale à tout propos en plaintes, en récriminations, en doléances de toute sorte. De mémoire de compositeur, personne n’a vu le gourgousseur satisfait. Son caractère morose et grondeur fait le vide autour de lui mieux que ne le ferait une machine pneumatique. Le gourgousseur est presque toujours en même temps chevrotin, c’est-à-dire facilement irascible. Le fricoteur, lui, est une véritable plaie pour l’atelier. On l’appelle encore pilleur de boîtes. Le premier arrivé à l’atelier, il passe rapidement en revue les casses des camarades qui travaillent sur le même caractère que le sien et prélève un impôt sur chacun. Dans sa conscience, il ne considère pas cela comme un vol, et pourtant c’en est un véritable, puisqu’il s’empare du résultat du travail de ses confrères. Comme tous les coquins, le fricoteur est doué d’une certaine audace ; il a le verbe haut, cherche à intimider ses victimes et joint souvent à ses défauts celui d’être gourgousseur. Le typographe casanier est moins rare qu’on ne pourrait le supposer. Il se reconnaît à des signes particuliers : « Dès qu’il est depuis quelque temps dans un atelier et qu’il en connaît les us et coutumes, il en fait dans son imagination la maison de retraite pour ses vieux ans et se considère lui-même comme partie intégrante du matériel ; sa place est un modèle de propreté ; le soin méticuleux qu’il met à toujours garder la même position devant sa casse fait que l’endroit où posent ses pieds en a pris l’empreinte ; chaque coin de l’atelier lui rappelle une histoire, une anecdote, un souvenir. Son rang est aménagé avec un soin infini. Il a une collection de choses sans nom et sans utilité pour d’autres que pour lui et qui toutes lui sont chères. Il s’est créé des amis ; il tient à ses relations ; le patron n’a pas de plus chaud défenseur que lui. Si, par malheur, il est forcé de sortir de cette maison qu’il regardait comme la sienne, de quitter cette place où il a passé tant de longues heures, d’abandonner à des inconnus ces casses qu’il soignait avec tant d’amour, il ramasse tristement sont saint-jean et s’en va en essayant de faire croire à une indifférence qui est bien loin de son cœur[3]. »


Un caractère commun à la grande majorité des typographes, c’est l’amour du progrès et des idées nouvelles. En tout et partout le compositeur est pour le progrès. « Il a été, dit M. Jules Ladimir, de toutes les religions nouvelles qui ont essayé de reconquérir notre foi lasse de tout, même de sa pauvre sœur, l’espérance. On l’a vu successivement saint-simonien, fouriériste, châteliste, etc. » On doit se souvenir que ce sont des typographes qui ont commencé la révolution de 1830. Leurs successeurs appartiennent presque tous à l’opinion républicaine, et la nuance des journaux auxquels ils sont employés ne déteint que très peu sur eux.

L’ouvrier compositeur se croit, en général, apte à tout ; mais, parmi les carrières qui lui offrent le plus d’attrait, il faut ranger en première ligne la carrière théâtrale. C’est pour beaucoup de typographes une idée fixe, un hanneton, comme on dit dans les ateliers. La typographie parisienne a une troupe théâtrale exclusivement composée de compositeurs et de leurs femmes ou de leurs sœurs ; cette troupe joue la comédie comme une troupe de province. Nous avons assisté à quelques-unes de ces représentations, et nous nous sommes retiré très satisfait : la plupart des acteurs possédaient bien les planches et s’acquittaient de leur rôle avec tact et intelligence. Peut-être laissent-ils pourtant trop à faire au souffleur. Cette société, organisée dans un but purement philanthropique, verse environ deux mille francs par an aux confrères besogneux.

Il y a aussi des poètes parmi les fils de Gutenberg ; sans parler d’Hégésippe Moreau et de Déranger, qui furent compositeurs, on compte dans la famille typographique de nombreux amants de la Muse, qui, pour être moins célèbres, ne sont pourtant pas sans mérite. Ceux-là, ouvriers laborieux, n’abandonnent point la casse pour les applaudissements de la foule, et ils ne voient dans la poésie qu’une douce diversion aux travaux du jour. Citons quelques noms : Théodore Alfonsi, auteur de Chants et chansons ; Th. Delaville, Adolphe Péqueret, Edouard Maraux ; V.-E. Gautier, qui fut imprimeur à Nice ; Ch. Bunel, E. Petit, Eugène Clostre, Marion, E. Pelsez, J.-F. Arnould, Chassat, E. Duras, J.-J. Chataignon, Le Godec, Victor Heuré, Barillot, Boué (de Villiers) ; Hippolyte Matabon, prote à l’imprimerie Cayer et Cie, de Marseille, auteur d’un volume de poésies : Après la journée, couronné en novembre 1875 par l’Académie française, etc. Contentons-nous de nommer, parmi les romanciers, le curieux Restif de La Bretonne, auquel M. Ch. Monselet a consacré une étude étendue ; parmi les journalistes, Léo Lespès, si connu sous le pseudonyme de Timothée Trimm ; Charles Sauvestre, etc. Tout le monde sait que Benjamin Franklin a été compositeur. L’historien Michelet le fut dans sa jeunesse, et mille autres qu’il serait trop long d’énumérer.

Il est un trait de caractère commun à tous les typographes, que nous nous reprocherions de passer sous silence : c’est le bon cœur, la facilité à plaindre l’infortune, la promptitude avec laquelle chacun d’eux vient au secours des misères qui frappent autour de lui. « Le compositeur, dit M. Ladimir dans l’article que nous avons déjà cité, a le cœur sur la main. Arrive-t-il à un confrère de faire une longue maladie ; lui a-t-on, pendant son absence, emprunté son mobilier ; est-ce un étranger qui débarque sans ressource, ou qui, faute d’ouvrage, veut retourner chez lui, ou bien un enfant pâle qui s’étiole et meurt de nostalgie ; est-ce une veuve que la mort de son mari vient de priver à l’improviste de tout moyen d’existence, aussitôt une circulaire court les imprimeries, une liste de souscription se forme, s’allonge, se remplit, se gonfle et se résout en une somme assez ronde qui tombe inopinément dans la main du pauvre diable. Cela se fait avec délicatesse ; souvent même la charité porte les typographes à venir au secours d’individus étrangers à leur profession. »

Voilà le portrait du typographe actuel ; nous l’avons tracé avec tout le soin et toute la vérité possible. Pourtant il nous reste encore un trait à ajouter qui n’est point en faveur de notre modèle : nous voulons parler de sa propension à fêter plus que de raison la dive bouteille. C’est surtout dans la nombreuse armée des rouleurs[4], c’est-à-dire des ouvriers qui ne séjournent pas longtemps dans la même imprimerie, que se rencontre le plus de « courtisans de la dive bouteille, » comme on disait jadis ; c’est là que fourmillent les poivreaux, ces incorrigibles ivrognes, souvent habiles ouvriers, mais qui ne savent jamais résister à la tentation de prendre une tasse, d’écraser un grain ou d’étouffer un perroquet. Ceux-là saisissent aux cheveux la moindre occasion de prendre la barbe, et, sous le fallacieux prétexte de rendre les derniers devoirs à un ami, ils ne manquent jamais de manger le traditionnel lapin et de s’enivrer à l’issue de la cérémonie funèbre. Nous n’avons pas besoin de dire que les poivreaux sont aujourd’hui en minorité. Ils sont, on le conçoit aisément, le fléau des marchands de vin, et il n’est pas de ruses auxquelles ils n’aient recours pour échapper aux loups, c’est-à-dire à leurs créanciers, le jour où ils touchent leur maigre banque. Il nous revient en mémoire un moyen assez piquant, employé par l’un d’eux pour sortir de l’imprimerie sans être harcelé par les loups qui l’attendaient à la porte. Le quidam en question imagina de se blottir dans une de ces voitures à bras couvertes que traînent les hommes de peine et qui servent à transporter chez le brocheur les feuilles imprimées. L’homme de peine de la maison se prêta de bonne grâce à la ruse et se mit en devoir de voiturer son fardeau au dehors ; mais le personnage était gros et lourd : un de ses créanciers s’approcha complaisamment, poussa à la roue et contribua ainsi à la fuite de son débiteur ; en sorte que le loup et ses confrères restèrent à se morfondre à la porte pendant plusieurs heures, tandis que le louvetier désaltérait son complice et son sauveur chez un marchand de vin du voisinage.


L’anecdote n’est point à dédaigner, surtout dans la matière qui nous occupe, et bien souvent elle caractérise une individualité mieux que ne le pourraient faire de prolixes descriptions. En voici quelques-unes parfaitement authentiques, « congruentes » à notre sujet.

La semaine a été rude ; les auteurs et les éditeurs ont mis l’atelier sur les dents, aussi bien les metteurs que la conscience. Enfin c’est samedi, c’est jour de banque. Il est huit heures et demie : la banque est faite ; la conscience a reçu sa quinzaine ; les metteurs ont soldé leurs paquetiers. « Allons prendre une tasse, dit un metteur à un homme de conscience. — Allons ! » répond l’autre. Sans prendre le temps de quitter la blouse de toile blanche percée à l’endroit où l’ouvrier s’appuie sur le marbre, çà et là maculée de larges taches d’encre d’imprimerie, serrée à la taille par une ficelle effilochée qui a déjà servi à lier les paquets, nos deux hommes s’en vont au Petit-Dunkerque ou ailleurs. Ils boivent une tasse ; ils causent politique ; ils s’échauffent ; ils boivent un litre, ils en absorbent un autre, et quand ils songent à aller reprendre leurs paletots, la boîte est fermée. « Eh bien, allons à la Halle ! — Partons. » Les voilà tous deux, les espadrilles aux pieds, dans le costume que nous venons de décrire, attablés chez Baratte ou dans quelque autre cabaret des Halles. Les heures coulent vite, le vin aussi. Le moins ivre songe enfin à rentrer. L’autre veut aller voir les amis (le typographe ne les oublie jamais). « Allons voir les amis, puisque c’est ton idée ; mais lesquels ? — X… est à Caen. — Allons à Caen. » Sans discuter davantage, nos deux typos se rendent à la gare Saint-Lazare, prennent leurs billets pour Caen, et y arrivent le matin… penauds et dégrisés. Les amis leur prêtent les vêtements indispensables. On fait fête, et l’on se… regrise. La banque bue et mangée, on repart…, après avoir repris la blouse et les espadrilles ; on a conservé juste de quoi revenir à Paris. Nos deux voyageurs s’endorment ; mais, fatalité ! l’un d’eux se réveille à un arrêt, descend, veut boire une tasse à la gare et laisse partir le train...., et le train emporte son camarade, lequel avait en poche les deux billets. Le malheureux est resté là deux jours, sans le sou, conduit chez M. le maire du village voisin, pataugeant dans la boue, presque pris pour un malfaiteur. Enfin, son billet lui ayant été renvoyé, il put revenir. On en fit, comme bien vous pensez, des gorges chaudes dans l’atelier. Mais le pauvre Joseph, un des meilleurs typographes que nous connaissions, ne s’est pas corrigé pour cela, et Henri, son complice, entré depuis dans les journaux, rit encore de cette escapade quand on la lui rappelle.


Autre exemple d’originalité.

Un vieux typographe eut un jour une fantaisie singulière. Comme les héros de l’aventure divertissante que nous venons de raconter, il se trouvait aux Halles, un dimanche matin. Quand fut venu le moment de rentrer chez lui, il s’aperçut que ses jambes flageolaient. Trouver un véhicule fut sa pensée dominante ; mais aller à sa recherche lui paraissait une fatigue au-dessus de ses forces. Alors il appelle un porteur qui passait avec sa large hotte, fait prix, se hisse dans la hotte, et porteur et porté se mettent en route : ils parcourent ainsi toute la rue de Rivoli et la rue Saint-Antoine jusqu’à la Bastille. Le typo se tenait tantôt accroupi dans la hotte, tantôt debout, haranguant les passants stupéfaits de ce nouveau mode de transport. L’histoire ne dit pas si le porteur déposa son fardeau au bas de l’escalier ou s’il grimpa jusqu’au domicile de notre facétieux poivreau.

C’est le même qui se fit un jour voiturer à bride abattue en corbillard, à travers les rues de Paris, par un cocher aviné des Pompes funèbres, pendant que le macchabée attendait patiemment à la porte le moment d’accomplir son dernier voyage.

Voici encore une anecdote, non moins véridique que les précédentes. Les ouvriers sont dans la semaine du batiau et travaillent activement. L’apprenti arrive du bureau en criant : « Monsieur Monnier, une dame vous demande. » Un vieux typo, âgé de soixante à soixante-cinq ans, lève la tête, pose son composteur et se dirige à pas lents vers l’escalier. Il rentre quelques instants après tout ému et s’écrie : « Ma femme accouche ! — Comment, père Monnier, votre femme accouche ? — Oui ; on m’envoie chercher. La sage-femme est à la maison. » Et le brave homme se hâte d’endosser son paletot et part en courant. « C’est bien étonnant, dit quelqu’un après son départ ; je connais Mme Monnier : elle a au moins soixante ans. C’est un montage. » Le lendemain, le père Monnier revint tout penaud et se remit à sa casse en silence ; il se crut victime d’une plaisanterie. Il n’en était rien pourtant : un de ses compagnons, un jeune homme connu à l’atelier sous le prénom d’Auguste, était absent. On se souvint alors qu’Auguste se nommait aussi Monnier. C’était la femme de ce dernier qui, la veille, accouchait.

Nous avons gardé pour le bouquet la singulière aventure que voici : deux compagnons de rang ne cessaient d’échanger d’amères réflexions sur l’ennui que leur causait le travail quotidien, qu’ils trouvaient d’une monotonie insipide. « Pourquoi, se disaient-ils, nous fatiguer durant dix longues heures à disposer dans un ordre déterminé de petits morceaux d’un métal insalubre ? Les quelques misérables pièces d’argent que nous recevons en échange de tant de peines sont vite converties en grossiers aliments et en boissons frelatées. Décidément l’état de nature était préférable ! Du temps où notre grand-père Adam se promenait peu vêtu dans le paradis terrestre, quelques fruits lui suffisaient ; il se nourrissait d’herbes savoureuses et de racines succulentes ; une eau pure et limpide étanchait sa soif. Il coulait des jours heureux et tranquilles, sans se préoccuper du terme à payer, des vêtements à remplacer, du mastroc à satisfaire ; en un mot, aucun des vulgaires tracas de notre existence prétendue civilisée ne troublait sa quiétude. Revenons donc à l’innocence adamique et à la vie primitive. » Cela dit, nos deux philosophes quittent l’atelier et s’en vont… dans le bois de Clamart, où ils comptent fonder… un nouvel Éden. Pendant deux jours ils s’y nourrirent de baies sauvages et de l’herbe des champs et dormirent à l’abri des taillis. Au bout de ce temps, l’un d’eux faiblit et revint dans la grande Babylone ; l’autre persista plus longtemps ; il dut céder pourtant : malade et presque mort de faim, il s’avoua vaincu et reprit à regret ses occupations d’autrefois, désolé de n’avoir pu s’accoutumer au régime végétal. Il est connu actuellement dans les ateliers sous le surnom mérité de l’Herbivore.

Est-ce sortir de notre sujet que de dire un mot du compositeur américain ? Voici une page pleine de verve que M. E. François, délégué à l’Exposition de Philadelphie, consacre au typo du Herald dans son intéressant Rapport :

« Mis en gentleman, un petit panier au bras renfermant son repas, il entre calme et digne dans le composing room, quoiqu’il vienne de franchir la centaine de marches qui séparait l’atelier du sol boueux de la rue. Son premier soin est de déposer son repas dans la glacière ; puis il quitte ses vêtements, y compris la chemise, les accroche au porte-manteau et endosse le tablier que portaient nos pères sur son gilet de flanelle, qui est généralement en coton ; d’un pas tranquille, il va à « sa boîte, » où un « homme de bois » lui a mis de côté sa part de distribution. Il tire de sa poche son tabac à chiquer, le met dans la « mentonnière, » s’assure d’un coup d’œil que le vase bow est à la portée de son jet salivaire, grimpe sur son tabouret, et le voilà parti à distribuer, sans que rien ne l’arrête, jusqu’à l’heure de commencer. Une simple visite au bar, situé dans le basement voisin, n’est pas non plus chose rare, histoire de prendre un drink avec le compagnon.

» Comme la façon du travail ne demande aucun échange de paroles, le compositeur américain peut quitter l’atelier, une fois le journal fini, sans avoir dit un mot. À très peu d’exceptions près, cela se passe ainsi. Les « sortes » n’existent qu’en très petit nombre ; par compensation, elles manquent généralement d’esprit. La « roulance » se pratique sur une petite échelle en signe de dénégation. Un grand plaisir est de faire répéter le plus de fois possible une question posée à haute et intelligible voix, en demandant : Qu’avez-vous dit ? — What did you say ? — À chaque répétition, la galerie se tord littéralement. Rarement on entend dire : He has got his open ! Il a son bœuf ! — Nous ignorons de quel côté vient l’emprunt.

» Dans les maisons importantes, les relations entre patrons et ouvriers sont nulles ; l’intermédiaire est le « prote à tablier. »

» Le compositeur américain est, en général, plus vif à lever la lettre que son confrère français ; cela tient, croyons-nous, à son tempérament plus froid, moins susceptible d’énervement ; on bat moins le briquet qu’en France.

» Le niveau intellectuel du « typo » américain est, en moyenne, un peu meilleur qu’à Paris ; mais il a un terrible ennemi : le whiskey, et les notions de l’économie et de la prévoyance lui sont presque inconnues. »


Nous ne pouvons, dans des pages consacrées aux typographes, omettre de parler de la Société typographique, qui renferme dans son sein le plus grand nombre des ouvriers compositeurs de Paris. Cette Société n’est pas simplement une Société de secours mutuels ; elle s’est aussi donné pour mission de maintenir le prix de la main-d’œuvre à un taux assez élevé pour être rémunérateur. Après avoir rencontré d’énormes difficultés pour accomplir les diverses tâches qu’elle s’était imposées, la Société typographique avait fini par triompher complètement en 1868. Les premiers Tarifs avaient été discutés et consentis par une commission de patrons et d’ouvriers, et ils furent en vigueur de 1843 à 1862. À cette époque le prix de toutes choses ayant augmenté dans une proportion très considérable, la profession de compositeur ne suffisait plus pour faire vivre son homme. La Société typographique essaya de faire adopter par les maîtres imprimeurs un Tarif plus rémunérateur. Ceux-ci, s’abritant derrière la loi sur les coalitions, refusèrent pour la plupart ou traînèrent les choses en longueur. Voyant que les pourparlers n’aboutissaient pas, la Société ordonna des mises-bas, c’est-à-dire la cessation du travail dans les maisons qui n’accepteraient pas le nouveau Tarif. Un grand nombre adhérèrent ; d’autres résistèrent et furent immédiatement abandonnées. Le chef de l’une d’elles, député au Corps législatif, vit ses ateliers désertés en un jour ; des arrestations et des poursuites eurent lieu ; les grévistes, malgré la défense de l’illustre Berryer[5], furent condamnés à la prison et à l’amende ; mais ils se virent bientôt graciés. Une nouvelle loi devenait indispensable : celle qui régit encore aujourd’hui la matière fut votée par le Corps législatif, et l’accord se fit alors presque partout entre les patrons et les ouvriers.

Un petit nombre de maisons à l’index, c’est-à-dire dans lesquelles aucun sociétaire ne pouvait accepter de travail sous peine de déchéance, employèrent les typographes qui n’étaient pas entrés dans l’association ou qui, pour un motif ou pour un autre, en étaient sortis ; d’autres, en petit nombre aussi, occupèrent des femmes.

Outre le Tarif de 1862, entièrement refondu en 1868, qui régla jusqu’en 1878 le prix des divers travaux et spécifia ceux qui pouvaient être faits en conscience, c’est-à-dire par les ouvriers à la journée, et ceux qui devaient être faits aux pièces, la Société typographique avait établi quelques autres dispositions, dont voici les plus importantes : 1o le maître imprimeur n’emploiera pas de femmes comme compositrices ; 2o les mises en pages seront faites aux pièces ; 3o le nombre des apprentis sera au maximum de 1 pour 10 compositeurs. Le Tarif favorisait les commandites, c’est-à-dire l’entreprise d’un labeur ou d’un journal par un groupe d’ouvriers qui choisissent eux-mêmes leur metteur en pages. Presque tous les grands journaux quotidiens de Paris sont composés dans ces conditions.

En 1878, une nouvelle revision du Tarif a été tentée. Après de laborieuses discussions et de longs pourparlers entre la Commission patronale et la Commission ouvrière, les délibérations ont été rompues et l’accord n’a pu se faire. Le 21 mars, le comité de la Chambre syndicale typographique a ordonné une mise-bas qui a causé une grande perturbation dans la typographie parisienne.

Soutenus par les éditeurs les plus considérables de la capitale, quinze maîtres imprimeurs des plus importants ont refusé d’accepter le Tarif élaboré par la Commission ouvrière et voté par les sociétaires. Les maîtres imprimeurs non adhérents ont mis en vigueur un Tarif dû à la Commission patronale ; ce Tarif améliore les prix consentis à l’amiable en 1868.

L’écart entre les deux Tarifs était si minime qu’il semblait qu’une entente bien désirable eût pu se faire facilement. Il n’en a rien été : la lutte a duré deux grands mois, à l’extrême détriment des deux parties. Finalement, après cette longue résistance, les ouvriers ont dû céder et sont rentrés pour la plupart dans leurs ateliers en acceptant individuellement le Tarif patronal. C’est pour la Société typographique parisienne un échec considérable.

Il existe dans la plupart des grandes villes de province, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, des sociétés typographiques organisées sur le modèle de celle de Paris.


Parlerons-nous maintenant du correcteur ? Nous avons hésité à le faire pour deux motifs : le premier, c’est que nous appartenons à la corporation et qu’il est bien difficile de « se connaître soi-même ; » le second, c’est que le correcteur n’est réellement typographe, dans le sens exact du mot, que s’il est en même temps compositeur. Pourtant, le jour même où le compositeur est né, le correcteur a paru ; sitôt qu’une ligne a été composée, elle a dû être lue. Le correcteur est donc le frère jumeau du compositeur : il doit même, pour être digne de ce nom, joindre à des connaissances grammaticales, lexicologiques, littéraires, historiques, etc., la connaissance au moins théorique de l’art typographique. C’est cette étroite parenté qui nous a décidé à lui donner place dans notre cadre. D’un autre côté, l’abstention de notre part eût pu sembler étrange.

Empruntons d’abord à M. Alexandre Dernier, ancien président de la Société des correcteurs, quelques passages de son article très compétent, inséré dans le tome V du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse :

« Toute personne, dit M. Dernier, qui est chargée habituellement, soit dans une imprimerie, soit dans une librairie, soit dans un bureau quelconque de publications, de corriger les fautes typographiques, grammaticales et littéraires, qui se trouvent sur les épreuves de toute espèce d’impressions, est un correcteur.

» Les personnes étrangères à l’imprimerie confondent souvent le correcteur avec le prote, quoique leurs fonctions soient complètement distinctes. Le prote est le représentant immédiat du maître imprimeur : il dirige et administre l’établissement. Le correcteur n’a pas à s’immiscer dans l’administration industrielle : il est le représentant de la littérature et de la science dans l’imprimerie. Son département est du domaine de l’intelligence pure. Il n’est placé sous la direction du prote que comme faisant partie du personnel de l’usine typographique.

» Il y avait autrefois très peu de correcteurs spéciaux, c’est-à-dire se livrant exclusivement à la correction des épreuves. Les protes, à défaut du maître imprimeur, se chargeaient de ce soin ; il en est même encore ainsi dans beaucoup de petites imprimeries, surtout en province, où l’on voit le maître imprimeur cumuler les fonctions de patron, de prote, de correcteur, voire même de compositeur et d’imprimeur.

» Des besoins nouveaux et impérieux forcèrent plus tard le prote à se décharger d’une partie de sa responsabilité : il abandonna tout ce qui concerne la correction des épreuves, devenue incompatible avec sa présence presque constante à l’atelier et la surveillance qu’il y doit exercer. Ce jour-là naquit le correcteur tel qu’il existe aujourd’hui. »

Quelles sont les fonctions du correcteur ? Nous ne saurions en donner une meilleure définition que celle que nous extrayons d’une Lettre adressée à l’Académie française par la Société des correcteurs des imprimeries de Paris (juillet 1868) : « Les fonctions du correcteur sont très complexes. Reproduire fidèlement le manuscrit de l’écrivain, souvent défiguré dans le premier travail de la composition typographique ; ramener à l’orthographe de l’Académie la manière d’écrire particulière à chaque auteur ; donner de la clarté au discours par l’emploi d’une ponctuation sobre et logique ; rectifier des faits erronés, des dates inexactes, des citations fautives ; veiller à l’observation scrupuleuse des règles de l’art ; se livrer pendant de longues heures à la double opération de la lecture par l’esprit et de la lecture par le regard, sur les sujets les plus divers, et toujours sur un texte nouveau où chaque mot peut cacher un piège, parce que l’auteur, emporté par sa pensée, a lu, non pas ce qui est imprimé, mais ce qui aurait dû l’être : telles sont les principales attributions d’une profession que les écrivains de tous les temps ont regardée comme la plus importante de l’art typographique. »

Les correcteurs se divisent en trois catégories : le correcteur en première, le correcteur en seconde ou en bon à tirer, et le reviseur de tierces. Le premier accomplit sa tâche en se conformant strictement au manuscrit de l’auteur, dont il élague toutefois les fautes d’orthographe et de ponctuation qui auraient été reproduites par le compositeur. La correction de l’épreuve en première est faite par le compositeur et à ses frais : de là la nécessité de ne rien changer à la copie ; de là aussi une cause incessante de discussions entre les correcteurs en première et les typographes, ceux-ci se persuadant facilement que les fautes marquées sont des changements. Il est juste d’ajouter que le correcteur, en présence d’une phrase mal construite, ne résiste pas toujours à la tentation de la modifier.

Le correcteur en bon, lui, est plus libre : il ne lit qu’après l’auteur, et les fautes qu’il relève sont corrigées par la conscience, aux frais de l’éditeur.

Le reviseur de tierces est chargé de vérifier si les corrections indiquées sur le bon ont été exécutées ; c’est lui aussi qui voit les revisions, c’est-à-dire les premières feuilles tirées par l’imprimeur ou le conducteur. Sa responsabilité, moins lourde que celle du correcteur en bon, est cependant encore très grande.

Le genre de travail divise les correcteurs comme les compositeurs en labeuriers et en journalistes.

Quant à la situation du correcteur, les lignes suivantes, que nous écrivions au mois de décembre 1866, dans le journal l’Imprimerie, n’ont pas cessé d’être vraies : « Le correcteur, par son caractère et la nature de ses fonctions, est isolé, timide, sans rapports avec ses confrères, supporté plutôt qu’admis dans l’atelier typographique. Le patron voit souvent en lui une non-valeur, puisque son salaire est prélevé sur les étoffes ; le prote, la plupart du temps, diminue le plus possible l’importance de ses fonctions. Aussi, et nous avons le regret de le dire, le réduit le plus obscur et le plus malsain de l’atelier est d’ordinaire l’asile où on le confine. C’est là que, pendant de longues heures, il se livre silencieusement à la recherche des coquilles, heureux quand il n’est pas troublé dans sa tâche ingrate par les exigences incroyables de ceux qui exécutent ou dirigent le travail. Et pourtant, qu’est-ce que le correcteur ? D’ordinaire un déclassé, un transfuge de l’Université ou du séminaire, une épave de la littérature ou du journalisme, et que les circonstances ont fait moitié homme de lettres, moitié ouvrier. Aujourd’hui, sans doute, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient il y a dix ans. Un élément jeune, plus énergique, est venu s’adjoindre aux hommes timides. »

Le correcteur a des origines diverses ; mais on peut affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’il n’y a peut-être pas un seul correcteur dans les cent imprimeries de Paris qui ait fait de cet emploi le but prémédité de ses études ou de ses travaux antérieurs. C’est par accident qu’on devient correcteur.

Souvent, c’est un compositeur intelligent qu’une cause quelconque éloigne de sa casse et qui se consacre à la lecture des épreuves. Ce correcteur est d’ordinaire plus typographe que lettré : les études indispensables lui font défaut ; il n’a pas fait ses humanités, comme disaient nos pères. C’est à la correction des premières et à la revision des tierces qu’il excelle. Nous avons connu un vieux reviseur de tierces tellement habile que la faute semblait lui tirer l’œil ; il lui arrivait assez fréquemment de relever sans lire une coquille échappée à l’œil du correcteur en bon.

Ou bien c’est un jeune homme sans fortune, élevé au collège ou au séminaire. Ses études achevées, il s’est trouvé en face d’un problème terrible : vivre. Il a été d’abord maître d’étude ou régent dans un collège de l’Université ; quelquefois, s’il sort du séminaire, il s’est engagé imprudemment dans les ordres et a plus tard quitté la soutane. Ces deux déclassés se sont longtemps débattus avant de trouver un asile. La typographie leur a ouvert ses bras accueillants. Ils s’y sont jetés, et, pour la plupart, ils y restent, s’efforçant d’acquérir ce qui leur manque au point de vue du métier et apportant l’appoint de leurs études antérieures et de leurs connaissances, qui s’accroissent chaque jour.

Il y a encore le correcteur que l’on peut appeler amateur. C’est un étudiant peu fortuné ou un homme de lettres sans éditeur qui cherche passagèrement quelques ressources dans la lecture des épreuves. Il serait étonnant qu’il fût habile. Le correcteur femme existe aussi ; mais cette espèce, du reste très rare, n’apparaît jamais dans l’atelier typographique ; on ne l’entrevoit qu’au bureau du patron ou du prote. Nous n’en parlerons pas… par galanterie.

Au point de vue du caractère, le correcteur n’est pas exempt de certains défauts, qu’on relève d’ailleurs avec assez d’amertume ; mais ces défauts, on doit les attribuer plutôt à sa situation qu’à la nature. Il ne faut pas oublier qu’il est presque toujours un déclassé : aussi semble-t-il juste d’excuser plus qu’on ne le fait les correcteurs auxquels on serait tenté de reprocher leur caractère maussade, quelquefois peu bienveillant, plutôt porté à la tristesse et à la misanthropie qu’à la gaieté. Encore une fois, il faut se souvenir qu’avant d’en venir là ils ont souffert de pénibles froissements, éprouvé de nombreuses déceptions et lutté contre le mauvais vouloir de certains typographes dont ils sont, comme on dit, la bête noire. On a même été jusqu’à prétendre que le compositeur et le correcteur sont ennemis-nés. Cela a-t-il jamais été vrai ? Il semble, en tout cas, qu’il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Ce sont tout simplement deux compagnons attelés à un rude et incessant labeur.

Les occupations du correcteur et la tournure habituelle de son esprit le rendent tout à fait impropre aux opérations les plus simples de la vie usuelle, et le nombre est grand de ceux qui ont échoué dans les tentatives qu’ils ont faites pour se créer, dans un autre milieu, une situation indépendante. Nous avons connu un des correcteurs les plus distingués de Paris, auteur d’un petit ouvrage professionnel très répandu dans les imprimeries, qui, cédant aux désirs de sa femme, quitta son emploi pour aller habiter en province. Au bout d’un ou de deux ans, il s’aperçut qu’il avait commis une imprudence et chercha à se rapprocher de la grande ville. Un beau matin, il vint s’installer à Saint-Germain, lui, sa femme et ses filles, comptant sur une promesse qui lui avait été faite antérieurement par un imprimeur de cette ville de lui fournir du travail. Huit jours après son arrivée, il se rend à l’imprimerie, où il apprend que le maître imprimeur est mort depuis plus de six mois. La promesse sur laquelle il comptait lui avait été faite… sept ans auparavant, et il avait négligé de prendre de nouvelles informations. Il revint à Paris, suivi de sa femme et de ses grandes demoiselles, loua, sans y prendre garde, un appartement dans une rue mal famée ; en sorte que ces pauvres dames ne purent jamais sortir le soir. Il fut tout heureux alors de se voir accueilli par son ancien patron et de reprendre sa vie d’autrefois.

Notons en passant quelques types. En voici un assez curieux : c’est un petit homme légèrement obèse, dont la physionomie rappelle vaguement celle de Sainte-Beuve ; comme l’auteur des Causeries du lundi, il ne perd pas une ligne de sa taille. Il est instruit, correcteur expérimenté, mais irascible et pointilleux : il a fait le tour des imprimeries de Paris, traînant avec lui toute une bibliothèque. Au moindre mot il s’offense, tempête et finalement déménage.

Un autre est si amoureux de sa profession, si méticuleux, si rigide même, qu’il ne peut souffrir qu’une correction indiquée par lui soit omise. Il y a quelques années, il était correcteur en première à l’imprimerie C… Un jour, il ajouta une virgule que le correcteur en seconde fit enlever. Le corrigeur, trouvant là une occasion excellente de mettre les deux correcteurs aux prises, s’empressa d’informer le correcteur en première que son collègue avait frappé sa virgule d’ostracisme. Aussitôt notre homme prend feu, va trouver son voisin et défend sa correction ; l’autre maintient celle qu’il a indiquée. On discute, on s’emporte, et, comme toujours, on ne s’entend pas ; bref, on joue au naturel la scène de Vadius et de Trissotin. La victoire, nous devons le dire, est restée au correcteur en première, qui a suivi la feuille jusqu’au moment de la mise sous presse et qui ne l’a quittée qu’après le tirage. A-t-on idée d’un pareil héroïsme !

Un troisième, mort à quarante-cinq ans, avait l’air d’un vieillard. Père d’une nombreuse famille (seize ou dix-sept enfants), il se livrait à un travail surhumain. Pour se tenir éveillé, il prenait du café, auquel il mêlait de l’eau-de-vie. Celle-ci, finissant par former les deux tiers du breuvage, le tua. Il avait une intelligence rare, jointe à une grande facilité de travail. Nous lui avons vu apprendre le portugais en trois semaines, non de façon à le parler, mais suffisamment pour corriger en bon. Il savait, en outre, le latin, le grec, l’anglais, l’italien et l’espagnol. Sur la fin, il était devenu morose.

Un autre affecte des allures populacières et une mise débraillée : il a le verbe haut, la faconde intarissable. Poète et chansonnier à ses heures, il fredonne tous les flonflons nouveaux. Il dédaigne le café et traite d’aristocrates les confrères qui y vont ; en revanche, il fréquente assidûment le mastroc, devant le comptoir duquel il trône et pérore volontiers. C’est le type du correcteur poivreau. On affirme autour de lui qu’il n’est jamais plus apte à chasser la coquille que lorsqu’il nage entre deux… vins. Cette assertion, est-il besoin de le dire ? ne doit être acceptée que sous bénéfice d’inventaire. Quoi qu’il en soit, grâce au bonnet et à la camaraderie, il ne chôme presque jamais.

Pour terminer, faisons le portrait d’un véritable original. C’est un individu aux larges épaules, à la voix de Stentor : quand il vous parle, on croirait qu’il veut vous avaler. Il n’est pas si méchant qu’il en a l’air. Il a joui d’une grande aisance aujourd’hui disparue. Entré tardivement dans la profession (il comptait plus de cinquante hivers), il a souvent l’air de descendre de la lune en présence des mille incidents de la vie d’atelier, nouvelle pour lui. Du reste, instruit, piocheur, il fait convenablement son travail. Le trait le plus curieux de son caractère, c’est que, trouvant tout mal ici-bas, il ne voit de bonheur vrai que dans un autre monde ; s’occupant peu de ce qui existe, il ne songe qu’à ce qui devrait être. On pourrait le nommer l’Absolu.

Parmi ceux qui ont exercé la profession de correcteur, on compte quelques hommes devenus célèbres. Les plus connus sont : Érasme, Froben, Amerbach, François Raphelenge, Lascaris, Calliergi, Musurus, Frédéric Sylburg, Rœderer, l’abbé de Bernis, Béranger, Armand Marrast, Dübner, Charles Müller, Auguste et Martin Bernard, P.-J. Proudhon et Pierre Leroux ; Joseph Boulmier, etc.

On ne doit pas s’étonner de rencontrer un grand nombre de littérateurs parmi ces hommes qu’un labeur continu met en perpétuel contact avec les écrivains de tout genre. Aussi, outre ceux que nous avons cités, et à un rang inférieur, on pourrait nommer encore des romanciers, des poètes et des journalistes.

En 1865, les correcteurs ont formé une Société qui a été approuvée en 1866.

Elle a pour but :

« 1o D’établir des liens de fraternité entre les correcteurs d’imprimerie au moyen de rapports plus fréquents et d’échange de bons offices ;

» 2o De faciliter le placement des sociétaires sans travail, et, après eux, des autres membres de la corporation ;

» 3o De créer une caisse de secours destinée à payer une indemnité journalière aux sociétaires atteints de maladies ou d’infirmités temporaires ;

» 4o De venir en aide à la veuve ou aux enfants du sociétaire décédé. »

Elle n’a pas édicté de Tarif.

Limitée aux imprimeries de Paris et de la banlieue, cette Société comprend dans son sein le tiers environ des correcteurs employés par la typographie parisienne.

Un Syndicat des correcteurs a été fondé en 1882 ; il est distinct de la Société dont nous venons de parler. Toutefois, un grand nombre des membres de celle-ci y ont adhéré.


Mais en voilà suffisamment sur ce sujet. Peut-être même nous accusera-t-on de nous y être attardé et d’avoir montré trop de prédilection pour une classe de travailleurs à laquelle nous nous faisons honneur d’appartenir.


Le teneur de copie est l’aide du correcteur en première. Il suit sur le manuscrit, tandis que celui-ci lit à haute voix tout en corrigeant ; sa principale qualité doit être l’attention. C’est souvent un compositeur infirme ou un vieillard. Dans un grand nombre d’imprimeries, ce sont les apprentis qui tiennent la copie. Quelques correcteurs préfèrent lire au pouce ; c’est-à-dire se passer de teneur de copie. Ce dernier est indispensable dans les journaux, où le travail doit être accompli avec une célérité prodigieuse.

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DICTIONNAIRE
de
L’ARGOT DES TYPOGRAPHES


Pour le plus grand nombre de nos lecteurs, quelques-unes des expressions employées dans les pages qui précèdent peuvent être inintelligibles : nous allons donc les faire suivre d’un Dictionnaire de l’argot des typographes.

Pour ceux qui ont pénétré dans l’antre de la Sibylle et qui comprennent la langue qu’on y parle, ce sera un ressouvenir qui, si nous en jugeons par le plaisir que nous éprouvons à l’écrire, ne manquera pas d’une certaine saveur :

Indocti discant, et ament meminisse periti.

Pour les autres, notre Dictionnaire de l’argot des Typographes aura tout l’attrait de la nouveauté et tout le piquant de l’imprévu. Il leur permettra de saisir le sens d’expressions énergiques ou pittoresques dont plusieurs ont franchi les limites de l’imprimerie et se sont introduites dans la langue populaire.

A

Aller en Galilée, v. Remanier, remettre en galée. M. Ch. Sauvestre, qui, lui aussi, est un ancien typo devenu journaliste, nous signale cette expression pittoresque : « Aller en Galilée, dit-il, c’est faire des remaniements qui nécessitent le transport d’une page ou d’une portion de page du marbre, où elle était en forme, dans la galée, sur la la casse. Aller en Germanie n’est rien, comparativement au guignon d’aller en Galilée. » Galilée est évidemment une corruption plaisante de galée.

Aller en Germanie, v. Remanier. Cette expresion, d’allure si preste, s’applique pourtant, comme on voit, à une chose très désagréable pour le compositeur. Lorsqu’il a commis un bourdon ou un doublon et qu’il est forcé de remanier un long alinéa, on dit qu’il va en Germanie. Cette locution, récemment introduite dans quelques ateliers, vient-elle des nombreux remaniements que la Prusse a fait subir, depuis 1866, à la carte d’Allemagne, et même, hélas ! à la carte de France ?

Un vieux typographe nous fait remarquer que cette locution : Aller en Germanie, dont on n’aperçoit pas distinctement l’origine, que nous venons tout à l’heure de chercher au delà du Rhin, est purement et simplement une corruption. Quand un compositeur a commis un bourdon, il s’écrie de mauvaise humeur : Allons ! bon ! il faut que je remanie. D’où aller en je remanie, puis en Germanie.

Amphibie, s. m. Ouvrier typographe qui est en même temps imprimeur ou correcteur.

Article 4 (payer son), v. Payer sa bienvenue en entrant dans un atelier.

Voici l’origine de cette expression. Dans le temps où les compositeurs portaient l’épée, chaque imprimerie formait une sorte de confrérie ou chapelle régie par un règlement. Ce règlement stipulait le nombre d’exemplaires que les éditeurs et les auteurs devaient laisser à la chapelle. Ces exemplaires étaient vendus, et l’argent qu’on en retirait consacré à fêter la Saint-Jean-Porte-Latine et la Saint-Michel. L’article 4 de ce règlement, le seul qui soit par tradition resté en vigueur, déterminait tous les droits dus par les typographes. On ajoute quelque- fois, en parlant de l’article 4, les mots verset 20, qu’il faut traduire : « Versez vin. » || Dans le nord de la France, on dit : payer ses quatre heures au lieu de payer son article 4.

Attrapance, s. f. Vive dispute.

Attraper, v. a. Faire des reproches, chercher noise à un compagnon dont on croit avoir à se plaindre.

Attrape-science, s. m. Nom ironique par lequel les ouvriers désignent quelquefois un apprenti compositeur. L’attrape-science est l’embryon du typographe ; la métamorphose demande trois à quatre ans pour s’accomplir ; vers seize ou dix-sept ans, la chrysalide est devenue papillon, et le gamin s’est fait ouvrier. À l’atelier, il a une certaine importance : c’est le factotum des compositeurs ; il va chercher le tabac et fait passer clandestinement la chopine ou le litre qui sera bu derrière son rang par quelque compagnon altéré. Il va chez les auteurs porter les épreuves et fait, en général, plus de courses que de pâté. Quand il a le temps, on lui fait ranger les interlignes ou trier quelque vieille fonte ; ou bien encore il est employé à tenir la copie au correcteur en première, besogne pour laquelle il montre d’ordinaire une grande répugnance. Parfois victime des sortes de l’atelier, il en est aussi le complice ou le metteur en œuvre. Il nous revient en mémoire une anecdote dont le héros fut un apprenti. Ses parents habitant dans un faubourg, notre aspirant Gutenberg apportait à l’atelier sa fripe quotidienne, dont faisait souvent partie une belle pomme. Le gaillard, qui était un gourmet, avait soin de la faire cuire en la plaçant sur un coin du poêle. Mais plus d’une fois, hélas ! avant d’être cuite, la pomme avait disparu, et notre apprenti faisait retentir les échos de ses plaintes amères : « Ma pomme ! on a chipé ma pomme ! » La chose s’étant renouvelée plus souvent que de raison, l’enfant s’avisa d’un moyen pour découvrir le voleur. Un beau jour, il apporta une maîtresse pomme qu’il mit cuire sur le poêle. Comme le gamin s’y attendait, elle disparut. Au moment où il criait à tue-tête : « On a chipé ma pomme ! » on vit un grand diable cracher avec dégoût ; ses longues moustaches blondes étaient enduites d’un liquide noirâtre et gluant, et il avait la bouche remplie de ce même liquide. C’était le chipeur qui se trouvait pris à une ruse de l’apprenti : celui-ci avait creusé l’intérieur de sa pomme et avait adroitement substitué à la partie enlevée un amalgame de colle de pâte, d’encre d’imprimerie, etc. L’amateur de pommes, devenu la risée de l’atelier, dut abandonner la place, et jamais sans doute il ne s’est frotté depuis à l’attrape-science.

Certains apprentis, vrais gamins de Paris, sont pétris de ruses et féconds en ressources. L’un d’eux, pour garder sa banque (car l’attrape-science reçoit une banque qui varie entre 1 fr. et 10 fr. par quinzaine), employa un moyen très blâmable à coup sûr, mais vraiment audacieux. Il avait eu beau prétendre qu’il ne gagnait rien, inventer chaque semaine de nouveaux trucs, feindre de nouveaux accident, énumérer les nombreuses espaces fines qu’il avait cassées, les formes qu’il avait mises en pâte, rien n’avait réussi : la mère avait fait la sourde oreille, et refusait de le nourrir plus longtemps s’il ne rapportait son argent à la maison. Comment s’y prendre pour dîner et ne rien donner ? Un jour d’été qu’il passait sur le pont Neuf, une idée lumineuse surgit dans son esprit : il grimpe sur le parapet, puis se laisse choir comme par accident au beau milieu du fleuve, qui se referme sur lui. Les badauds accourent, un bateau se détache de la rive et le gamin est repêché. Comme il ne donne pas signe de vie, on le déshabille, on le frictionne, et, quand il a repris ses sens, on le reconduit chez sa mère, à laquelle il laisse entendre que, de désespoir, il s’est jeté à l’eau. La brave femme ajouta foi au récit de son enfant, et jamais plus ne lui parla de banque. Le drôle avait spéculé sur la tendresse maternelle : il nageait comme un poisson et avait trompé par sa noyade simulée les badauds, ses sauveurs et sa mère. — Nous retrouverons cet attrape-science grandi et moribond à l’article LAPIN.

À l’Imprimerie Nationale, les apprentis sont désignés sous le nom d’élèves. Il en est de même dans quelques grandes maisons de la ville.

Avaro, s. m. Avanie, et aussi accident. Nous orthographions ce mot à tout hasard. Quelle en est l’origine ? Nous l’ignorons. Peut-être vient-il d’avarie.

B

Balade, s. f. « Promenade, flânerie, » dit Alfred Delvau. C’est vrai ; mais, pour les typographes, la balade est quelque chose de plus ; c’est une promenade au bout de laquelle il y a un déjeuner, un dîner, ou tout au moins un rafraîchissement ; c’est aussi la promenade au hasard et sans but déterminé ; mais il arrive presque toujours que l’un des baladeurs a une idée lumineuse et entraîne ses camarades dans quelque guinguette renommée.

Balader (se), v. pr. Flâner, se promener sans but déterminé.

Baladeur, adj. Qui aime à se balader, à faire une balade.

Balle (enfant de la), s. m. Ouvrier compositeur dont le père était lui-même typographe, et qui, depuis son enfance, a été élevé dans l’imprimerie. L’origine de cette expression, qui est passée dans la langue vulgaire, est assez peu connue. Elle vient de ce que, avant l’invention des rouleaux, on se servait, pour encrer les formes, de tampons ou balles.

Banque, s. f. Paye des ouvriers. Le prote fait la banque aux metteurs en pages, qui, à leur tour, la font aux paquetiers. Ce mot entre dans plusieurs locutions. Par exemple, on dit : La banque a fouaillé, pour indiquer que le patron n’a pas payé au jour dit. || Être bloqué à la banque, c’est ne rien recevoir. || Faire banque blèche s’emploie dans le même sens.

Barbe, s. f. « La barbe, dit l’auteur de Typographes et gens de lettres, c’est ce moment heureux, ce moment fortuné, qui procure au malheureux une douce extase et lui fait oublier ses chagrins, ses tourments et sa casse t Que ne trouve-t-on pas dans cette dive bouteille ? Pour tous, elle est un soulagement aux travaux ennuyeux ; pour quelques-uns, un moyen de distraction ; d’autres y cherchent l’oubli, un certain nombre l’espérance. » La barbe a des degrés divers. Le coup de feu est la barbe commençante. Quand l’état d’ivresse est complet, la barbe est simple ; elle est indigne quand le sujet tombe sous la table, cas extrêmement rare. Il est certains poivreaux qui commettent la grave imprudence de promener leur barbe à l’atelier ; presque tous deviennent alors pallasseurs, surtout ceux qui sont taciturnes à l’état sec.

Barboter, v. a. Voler des sortes dans la casse de ses camarades. Se dit souvent à la place de fricoter et de piller.

Barboteur, s. m. Synonyme de fricoteur et de pilleur de boîtes.

Bardeau, s. m. Casseau contenant diverses sortes d’un même caractère.

Bassin, s. m. Homme ennuyeux. Ce mot appartient aussi à l’argot parisien et n’est pas spécial à la typographie : Tais-toi, vieux bassin. || On dit aussi bassinoire.

Batiau, s. m. Le jour du batiau est celui où le compositeur fait son bordereau et arrête son compte de la semaine ou de la quinzaine. || Parler batiau, c’est parler des choses de sa profession, c’est-à-dire, pour les typographes, des choses de l’imprimerie.

Batt, adv. Très bien. Peu usité. Orthographe douteuse.

Battage, s. m. Plaisanterie, mensonge ; synonyme de montage.

Batteur, s. m. Qui fait des mensonges, des battages.

Battre le briquet, v. Heurter la lettre au composteur avant de l’y laisser tomber. MM. les compositeurs ne sont pas exempts de tics dans l’accomplissement de leur tâche. Il en est de très préjudiciables à la rapidité du travail et conséquemment au gain qui en résulte. Quelques compositeurs mettent en mouvement tous leurs membres, tandis que le bras droit seul doit agir ; d’autres s’y reprennent à deux fois pour saisir la lettre ; d’autres piétinent ; mais le défaut le plus commun est de battre le briquet.

Bê ! bê ! Cri d’appel, imitant le bêlement du mouton, que poussent, dans quelques ateliers, au coup de quatre heures, les imprimeurs et conducteurs altérés.

Bêcher, v. a. Dire du mal de quelqu’un ; faire des cancans sur son compte. Ce mot, dont le sens est à peu près le même que celui de Casser du sucre, n’est pas particulier au langage des typographes, non plus que cette dernière expression.

Becqueter, v. a. Manger ; synonyme de boulotter.

Béquet, s. m. Hausse en papier que l’imprimeur ajoute à la mise en train ou place sous un cliché. || Composition de quelques lignes. Ce mot est emprunté au langage des cordonniers, pour lesquels il signifie Petit morceau de cuir joint à la semelle.

Bergère, s. f. Dans la langue typographique, comme dans les autres argots, ce mot désigne une femme.

Bibasse (la), s. f. Nom familier sous lequel était désignée la Société typographique de Lyon.

Bibassier, s. m. Qui a l’habitude de boire, de bibasser (du latin bibere) ; ivrogne. Signifie plutôt maintenant radoteur, maussade, tatillon, gourgousseur : Vieux bibassier, va !

Bibelot, s. m. En imprimerie, on donne ce nom aux travaux de peu d’importance, tels que factures, adresses, étiquettes, prospectus, circulaires, lettres de mariage, billets de mort, etc. Ces travaux sont aussi appelés bilboquets, et mieux ouvrages de ville.

Bibelotier, s. m. C’est l’ouvrier spécial chargé de faire les bibelots. Pour lui, les règles adoptées en typographie sont lettre morte. Il doit avant tout s’assimiler et faire ressortir l’idée du client, sans s’inquiéter des règles ordinaires. Le bibelotier est le metteur en œuvre des puffistes et des charlatans du jour. Il est l’inventeur de ces réclames bizarres qui forcent l’attention ; c’est lui qui a imaginé la disposition des billets de la loterie du lingot d’or et autres balançoires.

Bibi (à). Expression équivalente à celle-ci : À Charenton ! Bibi est ici l’abréviation de Bicêtre, asile d’aliénés pour les fous qui ne peuvent payer de pension. On envoie à Bibi ceux dont les pallas sont ou paraissent insensés.

Bilboquet, s. m. V. bibelot.

Blèche (faire), v. Amener un coup nul au jeu des cadratins. || Par extension, faire banque blèche, c’est ne pas toucher de banque. V. banque.

Bloquer, v. a. Remplacer provisoirement un signe typographique dont on manque par un autre de même force. || Par extension. Manquer, faire défaut, faillir. Bloquer le mastroquet, c’est ne pas payer le marchand de vin.

Boche (tête de), s. f. Tête de bois. Ce terme est spécialement appliqué aux Belges et aux Allemands, parce qu’ils comprennent assez difficilement, dit-on, les explications des metteurs en pages, soit à cause du manque de vivacité intellectuelle, soit à cause de la connaissance imparfaite qu’ils ont de la langue française et de leur impardonnable ignorance de l’argot typographique.

Bœuf, s. m. Colère, mécontentement ; synonyme de CHÈVRE. V. ce mot. Ajoutons cependant que le bœuf est un degré de mécontentement plus accentué que la chèvre. Le bœuf est une chèvre à sa plus haute puissance. || Gober, avoir son bœuf, Être très contrarié, se mettre en colère.

Bœuf, s. m. Composition de quatre ou cinq lignes qu’un compagnon fait gratuitement pour son camarade momentanément absent. S’emploie presque exclusivement dans les journaux. On disait autrefois tocage.

Bœufier, s. m. Facile à mettre en colère ; qui gobe facilement son bœuf.

Boire de l’encre. C’est la situation fâcheuse à laquelle paraît réduit un frère qui, invité à prendre sa part d’une consommation, arrive quand la fiole a été vidée rubis sur l’ongle. Dans son désappointement, il ne manque pas de s’écrier : Est-ce que vous croyez que je vais boire de l’encre ? Non, car on fait alors apporter aussitôt une autre fiole.

Boîte, s. f. Imprimerie, et particulièrement Mauvaise petite imprimerie. C’est une boîte, dit un vieux singe ; il y a toujours mèche, mais hasard ! au bout de la quinzaine, banque blèche. || Casse. Faire sa boîte, c’est distribuer dans sa casse. || Pilleur de boîtes ou fricoteur, celui qui prend, à l’insu et au détriment de ses compagnons, et dans leurs casses, les sortes de caractères les plus courantes dans l’ouvrage qu’il compose, et qui manquent au pilleur ou qu’il a déjà employées. V. planquer les sortes.

Bon, s. m. Épreuve sur laquelle l’auteur a écrit : Bon à tirer, c’est-à-dire bon à imprimer. Cette épreuve est lue une dernière fois, après l’auteur, par le correcteur en seconde ou en bon.

Bon (avoir du), v. Avoir de la composition non portée sur son bordereau, et qu’on garde pour la compter à la prochaine banque. C’est le contraire du salé.

Bonhomme (faire), v. Se dit, au jeu des cadratins, quand l’un d’eux, par un hasard inouï, reste debout. Ce coup merveilleux annule le coup de blèche.

Bonnet, s. m. Espèce de ligue offensive et défensive que forment quelques compositeurs employés depuis longtemps dans une maison, et qui ont tous, pour ainsi dire, la tête sous le même bonnet. Rien de moins fraternel que le bonnet. Il fait la pluie et le beau temps dans un atelier, distribue les mises en pages et les travaux les plus avantageux à ceux qui en font partie d’abord, et, s’il en reste, aux ouvriers plus récemment entrés qui ne lui inspirent pas de crainte. Le bonnet est tyrannique, injuste et égoïste, comme toute coterie. Il tend, Dieu merci ! à disparaître ; mais c’est une peste tenace.

Boulage, s. m. Rebuffade, refus.

Bouler, v. a. Refuser, mal accueillir, repousser.

Boulotter, v. intr. Manger. || Aller boulotter, c’est aller prendre son repas. Cette expression est commune à d’autres argots.

Bourdon, s. m. Omission d’un mot, d’un membre de phrase ou d’une phrase. Ces omissions exigent souvent un grand travail pour être mises à leur place quand la feuille est en pages et imposée dans les châssis. V. Jacques (Aller à Saint-), aller en Galilée, en Germanie.

Le bourdon défigure toujours le mot ou la phrase d’une façon plus ou moins complète. On raconte que la guerre de Russie, en 1813, fut occasionnée par un bourdon. Le rédacteur du Journal de l’Empire, en parlant d’Alexandre et de Napoléon, avait écrit : « L’union des deux empereurs dominera l’Europe. » Les lettres ion furent omises, et la phrase devint celle-ci : « L’un des deux empereurs dominera l’Europe. » L’autocrate russe ne voulut jamais croire à une faute typographique. Avouons-le tout bas, nous sommes de son avis ; car trois lettres tombées au bout d’une ligne, c’est… phénoménal.

L’exemple suivant n’est que comique : il montre que le bourdon peut donner lieu quelquefois à de risibles quiproquos ; nous copions textuellement une lettre adressée au directeur du Grand Dictionnaire :

« Monsieur, accoutumé à trouver dans votre encyclopédie tout ce que j’y cherche, je suis étonné de ne pas y voir figurer le mot matrats, qui est pourtant un mot français, puisqu’il se trouve dans le fragment de la Patrie que je joins à ma lettre. Agréez, etc. »

Voici maintenant le passage du journal auquel il est fait allusion :

« La cérémonie était imposante. Toutes les notabilités y assistaient ; on y remarquait notamment des militaires, des membres du clergé, des matrats, des industriels, etc. »

M. X*** ne s’était pas aperçu du bourdon d’une syllabe et s’était torturé l’esprit à chercher le sens de matrats, quand un peu de perspicacité lui eût permis de rétablir le mot si français de magistrats.

Bourdonniste, s. m. Celui qui fait habituellement des bourdons.

Bourreur de lignes, s. m. Ouvrier qui compose particulièrement des lignes pleines ou courantes, telles que celles des journaux, des labeurs, des brochures, etc. Se prend en bonne ou en mauvaise part. Un bon bourreur de lignes est celui qui compose habituellement et vite la ligne courante. Dire d’un ouvrier qu’il n’est qu’un bourreur de lignes, c’est dire qu’il n’est propre qu’à ce genre de besogne, qu’il ne pourrait faire ni titres, ni tableaux, ni d’autres travaux exigeant une parfaite connaissance du métier.

Bouteille à l’encre, s. f. Nom que l’on donne à l’imprimerie en général, à cause de la difficulté que présente la vérification des comptes, lorsque les corrections d’auteur sont nombreuses.

Briquet (battre le). V. battre.

Briser, v. intr. Mettre bas, cesser le travail. Se dit particulièrement dans les commandites.

Brisure, s. f. Suspension momentanée de travail accordée aux compositeurs des journaux vers le milieu de leur besogne. Au Rappel, la pige dure six heures avec une brisure d’une demi-heure à dix heures. La grande brisure est la cessation définitive du travail, le journal étant achevé.

C


Cabot, s. m. Chien, et surtout Chien de petite taille. || Ce mot n’est pas particulier à l’argot typographique.

Cadratins. s. m. pl. Petits parallélépipèdes de même métal et de même force que les caractères d’imprimerie, mais moins hauts que les lettres de diverses sortes. Ils servent à renfoncer les lignes pour marquer les alinéas et portent sur une de leurs faces un, deux ou trois crans. || Jeu des cadratins. On joue avec ces petits prismes rectangulaires à peu près comme avec les dés à jouer. Les compositeurs qui calent, et même ceux qui ne calent pas, s’amusent quelquefois à ce jeu sur le coin d’un marbre. Quand le joueur n’amène aucun point, on dit qu’il fait blèche. Il va sans dire que l’enjeu est toujours une chopine, un litre ou toute autre consommation.

Les typographes appellent aussi cadratin le chapeau de haute forme, désigné dans l’argot parisien sous le nom si juste et si pittoresque de tuyau de poêle.

Calance, s. f. Action de caler, état de celui qui cale.

Caler, v. intr. Rester sans ouvrage. Le typographe cale pour deux raisons : soit parce qu’il manque de copie, soit parce que les sortes font défaut ; quand il n’a pas de disposition au travail, il flème.

Caleur, s. m. Ouvrier qui n’a pas de travail. C’est à tort que B. Vinçard, qui s’intitule « typographiste, » et avant lui Momoro, « le premier imprimeur de la Liberté, » définissent le caleur : Celui qui est nonchalant ou ivrogne. En tout cas, le mot n’a plus aujourd’hui cette signification blessante.

Canard, s. m. Nom familier par lequel on désigne les journaux quotidiens, et quelquefois les autres publications périodiques. Le Journal officiel est un canard, le Moniteur universel est un canard, tout aussi bien que le Journal des tailleurs et que le Moniteur de la cordonnerie ou le Bulletin des halles et marchés.

Canardier, s. m. Compositeur d’un journal.

Caneton, s. m. Petit canard, journal de peu d’importance. V. feuille de chou.

Canuler, v. a. Ennuyer, fatiguer.

Canuleur, adj. Ennuyeux, fatigant.

Caristade, s. f. Secours que l’on donne aux passants. V. passade et rouleur.

Carton (de). De peu de valeur. || Correcteur, compositeur de carton, Correcteur, compositeur inhabile. Cette expression est à peu près synonyme de mie de pain.

Casquer, v. intr. Payer plus souvent qu’à son tour : Faire casquer un plâtre. || Par extension. Taquiner.

Casse, s. f. Ensemble des deux compartiments qui contiennent les diverses sortes de lettres. La casse se divise en deux parties : le bas de casse et le haut de casse ; la première renferme les lettres minuscules, les cadrats, les cadratins, les signes de ponctuation, etc. ; la seconde, les majuscules, les petites capitales, les lettres accentuées et diverses autres sortes moins usitées que celles du bas de casse. || Au figuré, Fond de casse, Reste d’une barbe de la veille.

Casseau, s. m. Espèce de casse dans laquelle on met des lettres de deux points, des fractions et autres signes. Les casseaux sont aussi des tiroirs munis de cassetins ; enfin, on donne encore le nom de casseau à chacune des deux parties de la casse.

Casser sa pipe, v. Mourir. Cette expression est passée dans le langage du peuple parisien.

Cassetin, s. m. Subdivision de la casse, petit compartiment dans lequel on met chaque sorte de lettres ou signes typographiques.

C’est à cause des mouches. Réplique goguenarde que l’on fait à une question à laquelle on ne veut pas répondre. Un lundi après midi, un frère gouailleur interpelle ainsi son camarade : Eh ! dis donc, compagnon, pourquoi n’es-tu pas venu à la boîte ce matin ? L’autre répond par ce coq-à-l’âne : C’est à cause des mouches.

Chapelain, s. m. Celui des ouvriers qui tient les copies de chapelle. (B. Vinçard.) Inusité depuis que la chapelle n’existe plus.

Chapelle, s. f. Réunion des typographes employés dans la même imprimerie, et qui constituait une sorte de confrérie. Les chapelles n’existent plus.

Chercher la petite bête, V. Être trop minutieux dans le travail. C’est surtout aux correcteurs qu’on reproche de chercher la petite bête. Que ne leur reproche-t-on pas encore !

Cheveu, s. m. Travail qui offre des difficultés ou qui est ennuyeux et peu lucratif.

Cheveux (avoir mal aux), V. Avoir un mal de tête occasionné par des excès bachiques faits la veille.

Chèvre, s. f. Mécontentement, colère. || Gober sa chèvre, c’est s’irriter, se fâcher, poussé à bout par les plaisanteries de l’atelier ou pour toute autre cause. Cette expression est très ancienne. Molière l’emploie en un sens très voisin de celui qu’elle a aujourd’hui, dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire (scène XII), pièce représentée en 1660 :
D’un mari sur ce point j’approuve le souci ;
Mais c’est prendre la chèvre un peu bien vite aussi.

Chevrotin, s. m. Irascible, toujours mécontent et grondeur. V. chèvre.

Chien, s. m. Lettre tombée d’une forme ou qui se trouve sur le marbre au moment où l’on y dépose un châssis. Le chien fait lever le texte quand on desserre, en sorte qu’il est impossible de taquer sans écraser le caractère.

Chiens perdus ou bien Chiens noyés, s. m. pl. C’est ainsi que les journalistes désignent les nouvelles diverses. Le metteur en pages a besoin d’un chien perdu pour boucher un trou, quand les rédacteurs n’ont pas fourni assez de copie.

Chier dans le cassetin aux apostrophes, v. Cette phrase grossière et malséante peut se traduire en langage honnête par : « Quitter le métier de typographe. »

Chiper, v. a. Prendre de la lettre, des sortes ou des espaces à son camarade. On dit aussi fricoter.

Chiquer des sortes, v. Synonyme de fricoter.

Chou pour chou (aller), v. Suivre exactement la copie imprimée. C’est l’équivalent de kif-kif.

Choux (être dans les choux). Se dit, dans les journaux, par les compagnons qui, pour une cause ou pour une autre, craignent de ne pas arriver à faire leur pige ; dans les maisons de labeur, lorsque, le jour du batiau approchant, on craint de ne pouvoir arriver à faire une banque moyenne.

Chouflic, s. m. Mauvais ouvrier. Expression employée dans d’autres argots.

Claquer, v. int. Mourir. Ce mot n’est pas particulier aux typographes. Alfred Delvau, dans son Dictionnaire, l’attribue aux faubouriens. Il est aussi bien compris dans le centre de la ville qu’aux faubourgs.

Cliché, s. m. Réplique ou propos qui est toujours le même. || Tirer son cliché, c’est avoir toujours la même raison à objecter ou dire constamment la même chose.

Clous (petits), s. m. pl. Caractères d’imprimerie. || Lever les petits clous, c’est être typographe, paquetier.

Coloquinte (avoir une araignée dans la), v. Avoir le cerveau fêlé. V. hanneton.

Commandite, s. f. Association d’ouvriers pour la composition d’un travail quelconque. Les grands journaux de Paris sont, à peu d’exceptions près, tous faits en commandite.

Il existe dans le public, à propos de la commandite typographique, une erreur qu’il importe de rectifier. Pour les uns, c’est le partage des bénéfices entre le patron et les ouvriers qu’il emploie ; pour d’autres, c’est l’annihilation même du patron, qui ne serait plus alors qu’un simple bailleur de fonds. La commandite n’est pas du tout cela. Un client apporte au bureau un journal quotidien à imprimer, par exemple ; le prix est débattu et fixé entre celui-ci et le maître imprimeur, ou plus ordinairement son prote, ce qui revient au même. Ce dernier désigne alors un certain nombre d’ouvriers pour exécuter le travail, seize à vingt pour les grands journaux, ou bien il charge l’un d’eux de réunir l’équipe nécessaire. Ces ouvriers élisent leur metteur en pages et se partagent chaque semaine la somme qui leur revient d’après le Tarif, en faisant toutefois un léger avantage au metteur. Voilà la commandite. Il y en a de deux sortes : la commandite autoritaire et égalitaire est celle au sein de laquelle chaque associé est obligé de faire un minimum de lignes déterminé, la somme gagnée étant ensuite partagée également entre tous les associés ; et la commandite au prorata, dans laquelle chacun touche d’après le travail qu’il a fait. C’est la plus juste des deux et la plus humaine : les jeunes gens et les vieillards peuvent y trouver place ; les hommes dans la force de l’âge et de l’habileté n’y perdent rien.

Compagnon, s. m. Camarade de rang. Dans les ateliers, les rangs sont disposés pour deux compositeurs ; chacun des deux est le compagnon de l’autre : Dis donc, mon compagnon, prête-moi ta pointe.

Compositrice, s. f. Jeune fille ou femme qui se livre au travail de la composition. Nous ne réveillerons pas ici la question tant de fois débattue du travail des femmes ; nous ne rappellerons pas les discussions qui se sont élevées particulièrement à propos de la mesure prise par la Société typographique, qui interdisait à ses membres les imprimeries où les femmes sont employées à la casse à un prix inférieur à celui fixé par le Tarif accepté. Contentons-nous de dire que nous sommes de l’avis de MM. les typographes qui, plus moraux que les moralistes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plutôt au foyer domestique qu’à l’atelier de composition, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordinaires. — Quoi qu’il en soit, il existe des compositrices ; nous devions en parler. MM. les philanthropes qui les emploient vont les recruter dans les ouvroirs, les orphelinats ou les écoles religieuses. Ces jeunes filles, en s’initiant tant bien que mal à l’art de Gutenberg, ne manquent pas de cueillir la fine fleur du langage de l’atelier et de devenir sous ce rapport de vraies typotes, comme elles se nomment entre elles. L’argot typographique ne tarde pas à se substituer à la langue maternelle ; mais il en est de l’argot comme de l’ivrognerie : ce qui n’est qu’un défaut chez l’homme devient un vice chez la femme, et il peut en résulter pour elle plus d’un inconvénient. L’anecdote suivante en fournit un exemple : Un employé, joli garçon, courtisait pour le bon motif sa voisine, une compositrice blonde, un peu pâlotte (elles le sont toutes), qui demeurait chez ses parents. La jeune fille n’était point insensible aux attentions de son galant voisin. Un samedi matin, les deux jeunes gens se rencontrent dans l’escalier : « Bonjour, mademoiselle, dit le jeune homme en s’arrêtant ; vous êtes bien pressée. — Je file mon nœud ce matin, répondit-elle ; c’est aujourd’hui le batiau, et mon metteur goberait son bœuf si je prenais du salé. » Ayant dit, notre blonde disparaît. Ahurissement de l’amoureux, qui vient d’épouser une Auvergnate à laquelle il apprend le français.

Nous avons dit plus haut que les typographes, en proscrivant les femmes de leurs ateliers, avaient surtout en vue la conservation des bonnes mœurs à laquelle nuit, comme chacun sait, la promiscuité des sexes. Ce qui suit ne démontre-t-il pas qu’ils n’ont pas tort ? Un jour, ou plutôt un soir, une bande de typos en goguette faisait irruption dans une de ces maisons de barrière qu’on ne nomme pas. L’un d’eux, frappé de l’embonpoint plantureux d’une des nymphes du lieu, ne put retenir ce cri : « Quel porte-pages ! » La belle, qui avait été compositrice, peu flattée de l’observation du frère, lui répliqua aussitôt : « Possible ! mais tu peux te fouiller pour la distribution. » (Authentique.)

L’admission des femmes dans la typographie a eu un autre résultat fâcheux : elle a fait dégénérer l’art en métier. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les ouvrages sortis des imprimeries où les femmes sont à peu près exclusivement employées.

Conscience, s. f. L’ensemble des ouvriers qui travaillent à la journée ou à l’heure, par opposition à ceux qui travaillent aux pièces.

Copie, s. f. Ce qui sert de modèle au compositeur. Elle est manuscrite ou imprimée ; la copie manuscrite est, on le comprend, payée un peu plus cher que la réimpression. || Au figuré, Faire de la copie sur quelqu’un, c’est dire du mal de lui, en médire.

Copie de chapelle, s. f. Exemplaire donné par l’auteur aux ouvriers. Ce mot est tombé en désuétude, les auteurs ne donnant plus d’exemplaire aux ouvriers, et les chapelles ayant cessé d’exister.

Coquilles, s. f. pl. Lettres mises pour d’autres, par manque d’attention. Voir, p. 109, notre article spécial et un choix de coquilles célèbres ou curieuses.

Coule (être à la), v. Être bien au fait d’un travail, être rompu aux us et coutumes de l’imprimerie. Cette locution a passé dans d’autres argots.

Coup de feu, s. m. Ivresse commerçante. V. barbe.

Coupé (être), v. Être sans argent.

Couper, v. intr. Tomber dans un piège, accepter comme vraie une assertion qui ne l’est pas ; croire à la véracité d’un récit plus ou moins vraisemblable : Je ne coupe pas, je n’en crois rien.

Crachoir (tenir le), v. Parler plus souvent qu’il ne faut, et quelquefois à tort et à travers ; faire l’orateur. Expression employée aussi dans le langage vulgaire.

Crampser ou Crimpser, v. intr. Mourir. Syn. de claquer.

Cran, s. m. Entaillure faite à la lettre pour en distinguer le sens. || Au figuré, Avoir son cran, c’est Avoir son bœuf ou sa chèvre, mais à un degré moindre.

Crever, v. a. Débaucher, congédier : Il a laissé sa copie en plan pendant deux jours, le prote l’a crevé. || Être crevé à balle, Être débauché d’une manière tout à fait définitive, sans espoir de rentrer.

Cuiller à pot, s. f. Grand composteur : Il se sert d’une cuiller à pot pour composer.

Cuite, s. f. Ivresse complète. D’où peut venir ce mot ? Rappelons-nous que Chauffer le four, c’est boire beaucoup, s’enivrer. La cuite ne serait-elle pas tout naturellement le résultat du four chauffé et surchauffé ? V. tuite.

Culotte (prendre une), v. S’enivrer. || Avoir une culotte, Être ivre. Expression commune à d’autres argots. V. poivreau.

D


Débaucher, v. a. Congédier, renvoyer. || Il a été débauché, on l’a remercié, on l’a renvoyé de l’atelier.

Débinance, s. f. Action de débiner, de dire du mal de quelqu’un.

Débiner, v. Dénigrer, dire du mal de quelqu’un. N’est pas particulier au langage typographique.

Décartonner (se), v. pr. S’affaiblir, devenir poitrinaire. Terme emprunté aux relieurs.

Dèche, s. f. Dénuement absolu. Employé dans d’autres argots.

Décognoir, s. m. Morceau de bois dur, long de 18 à 20 centimètres, aminci par un bout, employé pour chasser les coins avec lesquels on serre les formes. || Au fig., Nez. Pourquoi appelle-t-on un gros nez un décognoir ? Sans doute à cause de l’analogie de forme.

Deleatur, s. m. Signe ayant à peu près la forme d’un delta grec (δ), et par lequel on indique, dans la correction des épreuves, ce qui est à retrancher. Ce mot, qui est la troisième personne sing. du présent du subjonctif passif du verbe latin delere, effacer, signifie : qu’il soit effacé.

Derrière le poêle. V. il n’y en a pas !

Dessaler (se), v. pr. S’acquitter, se mettre au pair, quand on a compté par avance une composition qui n’était pas faite. V. salé.

Distribuer, v. intr. Mettre chaque lettre dans le cassetin qui lui est propre. || Distribuer à la belge, Distribuer cran dessus.

Doublon, s. m. Répétition du même mot, du même membre de phrase ou de la même phrase de la copie. Cette répétition, due au manque d’attention de l’ouvrier, a pour lui les mêmes inconvénients que le bourdon et exige souvent un remaniement.

Doublonniste, s. m. Compositeur qui fait habituellement des doublons.

Dur (être dans son), V. Travailler avec une ardeur sans pareille. En général, c’est dans la semaine du batiau, quelques jours avant la remise du bordereau, que les ouvriers sont dans leur dur.

E


Élève, s. m. Apprenti. V. attrape-science.

Embaucher, v. a. Admettre un compositeur dans un atelier.

Enquiller (s’), v. pr. Être embauché.

Envoler (s’), v. pr. Quitter l’atelier, seul ou en compagnie, pour aller faire une balade.

Épreuve, s. f. Première feuille imprimée, destinée aux correcteurs ou aux auteurs, pour qu’ils y indiquent les fautes commises par les compositeurs. On distingue l’épreuve en première, la première d’auteur, le bon, la tierce et la revision.

Équipe, s. f. Réunion d’ouvriers pour composer un journal quotidien. || Personnel nécessaire pour le fonctionnement d’une presse mécanique.

Étoffes, s. f. pl. Écart entre le prix de revient et le prix marqué sur la facture du client. Les étoffes sont, en général, de 50 à 60 pour 100. Elles sont destinées à couvrir les frais généraux, l’usure du matériel, l’intérêt du capital engagé, et le restant, plus faible qu’on ne croit en général, constitue le bénéfice réalisé.

Étouffer un perroquet v. Expression pittoresque pour dire : Boire un verre d’absinthe, sans doute à cause de la couleur verte de ce funeste breuvage.

F


Faces (avoir des), v. Avoir de l’argent, sans doute parce que la monnaie, qu’elle soit d’or ou de billon, porte le plus souvent l’effigie, la face d’un souverain.

Fade, s. m. Avoir son fade, c’est, dans une distribution de liqueurs ou de comestibles, être bien servi. || Dans d’autres argots, le même mot signifie Argent. Avoir son fade veut dire alors : Recevoir son compte.

Faire balai neuf, v. Changer de conduite… quand celle qu’on a laisse à désirer. Il est rare que le balai neuf soit bien solide.

Faire chauffer de l’eau chaude. Expression ironique que l’on adresse au compagnon qui, restant longtemps penché sur le marbre pour corriger une composition chargée, semble y être collé. Un frère charitable lui propose alors de faire chauffer de l’eau chaude. Le plâtre, déjà mécontent de sa situation, gobe alors un bœuf pyramidal. Ce montage manque rarement son but et devient quelquefois l’occasion d’attrapances plus ou moins vives ; la victime, en effet, réplique souvent : « Imbécile, comment veux-tu faire chauffer de l’eau chaude ? » À cette réponse prévue, les rires augmentent….. et le bœuf s’accroît.

Faire de l’épate, v. Faire des embarras : affecter de grands airs, de grandes prétentions. Cette expression, fréquemment employée dans l’atelier typographique, vient sans doute du verbe épater, dans le sens de étonner, ébahir.

Faire des heures en bois, v. a. Faire des heures non rétribuées. Dis donc, compagnon, est-ce que tu fais des heures en bois ? est une question que l’on adresse à un camarade qui s’attarde à l’atelier, quand l’heure du départ a sonné.

Faire des parades. V. postiche.

Faire des postiches. V. postiche.

Feinte, s. f. Défaut qui résulte, dans une page de la feuille imprimée, d’une touche plus faible qu’elle ne l’est dans le reste de la feuille.

Feuille de chou, s. f. Petit journal de peu d’importance.

Flèche, s. f. Ligne droite tracée à l’encre sur une épreuve et conduisant de l’endroit à corriger à l’indication de la faute marquée sur l’une des marges.

Les flèches ont pour but de rendre la correction plus claire ; elles produisent souvent le résultat opposé. On fera donc bien de s’en abstenir.

Flémard, adj. Atteint de cette maladie qu’on appelle la flème. Le flémard se distingue du paresseux en ce qu’il n’est atteint du vice de ce dernier que par intermittences.

Flème, s. f., sans doute altération du mot flegme. Paresse passagère. || Avoir la flème, c’est ne travailler qu’à contre-cœur. Cet état est fréquent dans tous les ateliers le lendemain des fêtes carillonnées ou non. Le mot — et surtout la chose — ne sont pas particuliers aux typographes.

Flémer, v. intr. Ne pas travailler ; flâner.

Fonctions (faire des), v. Distribuer, corriger ; aider spécialement un metteur en pages.

Fouailler, v. intr. Lâcher, reculer.

Frangin, s. m. Altération et synonyme du mot FRÈRE, pris au sens naturel. Cette expression est usitée dans d’autres argots parisiens.

Frère, s. m. Typographe qui fait partie de la Société typographique. Un vrai frère est aussi celui qui ne refuse jamais de prendre une tasse, et qui ne laisse jamais un autre vrai frère dans l’embarras.

Fricoter, v. a. Prendre des sortes dans la casse de ses compagnons ; synonyme de piller.

Fricoteur, s. m. Celui qui fricote, c’est-à-dire qui pille la casse de ses compagnons. Les fricoteurs sont heureusement assez rares.

Fripe, s. f. Nourriture. Ce mot est aussi employé dans le langage populaire.

Frusques, s. f. pl. Vêtements : On a gardé ses frusques au garni. Commun aux autres argots parisiens.

G


Gail, s. m. Cheval.

Galerie, s. f. Salle de composition, le plus ordinairement de forme rectangulaire. Les rangs sont placés perpendiculairement à chacun des grands côtés du rectangle. L’espace laissé libre au milieu est en partie occupé par les marbres.

Gober, v. a. Avoir de la sympathie pour : C’est un bon compagnon, je le gobe. || Se gober, Être infatué de sa personne.

Gosse, s. m. Gamin. Dans l’imprimerie, les gosses sont les apprentis ou les receveurs.

Gourgousser, v. intr. Se répandre en jérémiades, en récriminations de toute sorte et à propos de tout.

Gourgousseur, s. m. Celui qui gourgousse. Nous avons défini ce type dans la première partie de cette Étude.

Grain (écraser un), v. Boire, s’enivrer.

Gras, s. m. Réprimande. || Recevoir un gras, Recevoir des reproches de la part du patron, du prote ou du metteur en pages, pour un manquement quelconque. On dit encore dans le même sens savon et suif. L’analogie est visible entre cette dernière expression et gras.

Les Allemands emploient un autre terme : Recevoir son hareng « hæhring. »

Grate, s. f. Abréviation de gratification. La journée des typographes, dans les ateliers de Paris, est de dix heures. Quand un ouvrage est pressé, le prote fait quelquefois travailler un ou plusieurs ouvriers en dehors des heures réglementaires ou les jours fériés. Ces heures supplémentaires donnent droit à une gratification que le Tarif fixe à 25 centimes par heure. C’est ce qu’on appelle la grate. Elle a été établie surtout en vue de provoquer le maître imprimeur à occuper le plus possible d’ouvriers. Il a, on le comprend, un moyen facile d’échapper à la gratification : c’est de mettre sur le même ouvrage un nombre d’hommes suffisant pour qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir recours aux heures supplémentaires. Tous le feraient assurément, si trop souvent l’espace ne leur manquait.

Grebige ou Grebiche, s. f. Cette expression, usitée seulement dans quelques ateliers, au Moniteur universel, par exemple, désigne la ligne de pied qui contient le nom d’imprimerie suivi ou précédé d’un numéro d’ordre ; c’est sans doute le nom même de celui qui fit cette petite innovation. Ex. :

PARIS. IMP. LAROUSSE. — 1072.

Guitare (avoir une sauterelle dans la), v. Avoir le cerveau un peu détraqué. V. hanneton.

H


H ! Exclamation ironique qui est employée dans une foule de circonstances. C’est l’abréviation du mot hasard, dont on se sert également. H ! ou hasard ! est employé ironiquement et par antiphrase pour dire qu’une chose arrive fréquemment. Un poivreau vient-il promener sa barbe à l’atelier, H ! s’écrient ses confrères. Quelqu’un raconte-t-il une sorte un peu trop forte, son récit est accueilli par un H ! très aspiré et fortement accentué.

Hanneton, s. m. Idée fixe et quelquefois saugrenue. || Avoir un hanneton dans le plafond, c’est avoir le cerveau un peu détraqué. On dit aussi, mais plus rarement, Avoir une sauterelle dans la guitare et une araignée dans la coloquinte.

Le hanneton le plus répandu parmi les typographes c’est, nous l’avons déjà dit, la passion de l’art dramatique. Dans chaque compositeur il y a un acteur. Ce hanneton-là, il ne faut ni le blâmer ni même plaisanter à son sujet ; car il tourne au profit de l’humanité. Combien de veuves, combien d’orphelins, combien de pauvres vieillards ou d’infirmes doivent au hanneton dramatique quelque bien-être et un adoucissement à leurs maux ! Mais il en est d’autres dont il est permis de rire. Ils sont si nombreux et si variés, qu’il serait impossible de les décrire ou même de les énumérer ; comme la fantaisie, ils échappent à toute analyse. On peut seulement en prendre quelques-uns sur le fait. Citons, par exemple, celui-ci : Un bon typographe, connu de tout Paris, d’humeur égale, de mœurs douces, avait le hanneton de l’improvisation. Quand il était pris d’un coup de feu, sa manie le talonnant, il improvisait des vers de toute mesure, de rimes plus ou moins riches, et quels vers ! Mais la pièce était toujours pathétique et l’aventure tragique ; il ne manquait jamais de terminer par un coup de poignard, à la suite duquel il s’étendait lourdement sur le parquet. Un jour qu’il avait improvisé de cette façon et qu’il était tombé mort au milieu de la galerie de composition, un frère, peu touché, se saisit d’une bouteille pleine d’eau et en versa le contenu sur la tête du pseudo-Pradel. Le pauvre poète se releva tout ruisselant et prétendit à juste raison que « la sorte était mauvaise. » C’est le hanneton le plus corsé que nous ayons rencontré, et on avouera qu’il frise le coup de marteau.

Un autre a le hanneton de l’agriculture : tout en composant, il rêve qu’il vit au milieu des champs ; il soigne ses vergers, échenille ses arbres, émonde, sarcle, arrache, bêche, plante, récolte. Le O rus, quando ego te aspiciam? d’Horace est sa devise. Parmi les livres, ceux qu’il préfère sont la Maison rustique et le Parfait Jardinier. Il a d’ailleurs réalisé en partie ses désirs. Sa conduite rangée lui a permis de faire quelques économies, et il a acquis, en dehors des fortifications, un terrain qu’il cultive ; malheureusement ce terrain, soumis à la servitude militaire, a été saccagé par le génie à l’approche du siège de Paris. Vous voyez d’ici la chèvre !

Un troisième a une singulière manie. Quand il se trouve un peu en barbe, il s’en va, et, s’arrêtant à un endroit convenable, se parangonne à l’angle d’un mur ; puis, d’une voix caverneuse, il se contente de répéter de minute en minute : « Une voiture ! une voiture ! » jusqu’à ce qu’un passant charitable, comprenant son désir, ait fait approcher le véhicule demandé.

Autre hanneton. Celui-ci se croit malade, consulte les ouvrages de médecine et expérimente in anima sua les méthodes qu’il croit applicables à son affection. Nous l’avons vu se promener en plein soleil, au mois de juillet, la tête nue, et s’exposer à une insolation pour guérir des rhumatismes imaginaires. — Actuellement, son rêve est de devenir… cocher.

Un de nos confrères, un correcteur celui-là, a le hanneton de la pêche à la ligne. Pour lui, le dimanche n’a été inventé qu’en vue de ce passe-temps innocent, et on le voit dès le matin de ce jour se diriger vers la Seine, muni de ses engins. Il passe là de longues heures, surveillant le bouchon indicateur. On ne dit pas qu’il ait jamais pris un poisson. En revanche, il a gagné,

Sur les humides bords des royaumes du Vent,

de nombreux rhumes de cerveau.

Hannetonné, adj. Atteint de cette maladie spéciale qu’on nomme hanneton. La définition donnée par Alfred Delvau n’est pas exacte. Pour lui, un hannetonné est un homme qui « se conduit comme un enfant. » Ce n’est pas cela : le hannetonné agit en vertu d’une idée fixe, et on sait que les enfants n’ont guère de ces idées-là.

Hareng, s. m. « Nom que donnent les imprimeurs aux compagnons qui font peu d’ouvrage. Ce nom vient de l’Allemagne. » (Momoro.) Cette expression n’est plus usitée. En Allemagne, ce mot est synonyme de gras ; on dit : il a reçu son hareng (hæhring) pour : Il a reçu son savon, son suif, son gras. V. ce mot.

Hasard ! Expression elliptique et ironique qui peut se traduire par : Cela arrive par hasard ! pour dire : Cela arrive très fréquemment. Aujourd’hui, on emploie plus souvent H !

Homme de bois, s. m. Dénomination ironique qui sert à désigner un ouvrier en conscience ; il est corrigeur, homme de conscience ou chef du matériel. Se dit aujourd’hui à peu près exclusivement de celui qui fait les fonctions avec un metteur en pages.

I


Il n’y en a pas ! Réponse invariable du chef du matériel, du moins d’après le dire de MM. les paquetiers. Le chef du matériel est chargé, entre autres fonctions, de donner aux paquetiers la distribution et les sortes manquantes. On comprend qu’il soit assailli de tous côtés. On prétend que, d’aussi loin qu’il voit arriver vers lui un homme aux pièces, avant même que celui-ci ait ouvert la bouche, il s’empresse de répondre à une demande qui n’a pas encore été formulée par ce désolant : Il n’y en a pas ! Dans quelques maisons, Il n’y en a pas ! est remplacé par derrière le poêle !

Il pleut ! v. unipers. Exclamation par laquelle un compositeur avertit ses camarades de l’irruption intempestive dans la galerie du prote, du patron ou d’un étranger. Dans quelques maisons, Il pleut ! est remplacé par Vingt-deux. Pourquoi vingt-deux ? On n’a jamais pu le savoir.

Index, s. m. Décision de la Chambre syndicale des ouvriers typographes qui interdit aux sociétaires de travailler dans telle ou telle maison, par suite d’infraction de la part du patron aux règlements acceptés. Les imprimeries à l’index sont celles où le travail n’est pas payé conformément au Tarif. Les ouvriers typographes qui consentent à y travailler sont désignés sous le nom de sarrasins.

Italique, adj. Penché, tortu. Il a les jambes italiques, il est bancal. Le sens de ce mot vient, sans contredit, du caractère dit italique, qui est penché.

J


Jacques (aller à Saint-), v. Faire des bourdons. « Un compositeur que l’on envoie à Saint-Jacques, dit Momoro, est un compositeur à qui l’on indique sur ses épreuves des remaniements à faire, parce que celui qui corrige les épreuves figure avec sa plume une espèce de bourdon aux endroits omis pour indiquer l’omission. » C’est sans aucun doute de cette grossière représentation de l’espèce de long bâton sur lequel s’appuyaient les pèlerins à Saint-Jacques-de-Compostelle que vient le mot bourdon. Il faut ajouter que l’expression Aller à Saint-Jacques est actuellement presque inusitée. V. aller en Galilée, en Germanie.

Justification, s. f. Longueur de la ligne, variable suivant les formats. || Au figuré, Prendre sa justification, c’est prendre ses mesures pour faire quelque chose.

J’y fais. J’y consens, j’approuve. On dit J’y fais comme synonyme de Je marche. V. marcher.

K


Kif-kif. Expression qui vient des Arabes, importée assurément dans l’atelier par quelque zéphyr ou quelque zouave typographe.

Dans le patois algérien, kif-kif signifie semblable à : kif-kif bourico, semblable à un âne. Les compositeurs l’emploient pour dire qu’une chose est la même qu’une autre : C’est kif-kif, c’est équivalent, c’est la même chose.

L


L’absinthe ne vaut rien après déjeuner. Locution peu usitée, que l’on peut traduire : Il est désagréable, en revenant de prendre son repas, de trouver sur sa casse de la correction à exécuter. Dans cette locution, on joue sur l’absinthe, considérée comme breuvage et comme plante. La plante possède une saveur amère. Avec quelle amertume le compagnon restauré, bien dispos, se voit obligé de se coller sur le marbre pour faire un travail non payé, au moment où il se proposait de pomper avec acharnement. Déjà, comme Perrette, il avait escompté cet après-dîner productif.

Lapin (manger un), v. Aller à l’enterrement d’un camarade. Cette locution vient sans doute de ce que, à l’issue de la cérémonie funèbre, les assistants se réunissaient autrefois dans quelque restaurant avoisinant le cimetière et, en guise de repas des funérailles, mangeaient un lapin plus ou moins authentique. Cette coutume tend à disparaître : aujourd’hui, le lapin est remplacé par un morceau de fromage ou de la charcuterie et quelques litres de vin.

Nous avons connu un compositeur philosophe, le meilleur garçon du monde, qui, avec raison, se croyait atteint d’une maladie dont la terminaison lui paraissait devoir être fatale et prochaine. Or, une chose surtout le chiffonnait : c’était la pensée attristante qu’il n’assisterait pas au repas de ses funérailles ; en un mot, qu’il ne mangerait pas son propre lapin. Aussi, à l’automne d’antan, par un beau dimanche lendemain de banque, lui et ses amis s’envolèrent vers le bas Meudon et s’abattirent dans une guinguette au bord de l’eau. On fit fête à la friture, au lapin et au vin bleu. Le repas, assaisonné de sortes et de bonne humeur, fut très gai, et le moins gai de tous ne fut pas le futur macchabée. N’est-ce pas gentil ça[6] ?

C’est jeudi. Il est midi ; une trentaine de personnes attendent à la porte de l’Hôtel-Dieu que l’heure de la visite aux parents ou aux amis malades ait sonné. Pénétrons avec l’une d’elles, un typographe, « dans l’asile de la souffrance. » Après avoir traversé une cour étroite, gravi un large escalier, respiré ces odeurs douceâtres et écœurantes qu’on ne trouve que dans les hôpitaux, nous entrons dans la salle Saint-Jean, et nous nous arrêtons au lit no 35. Là gît un homme encore jeune, la figure hâve, les traits amaigris, râlant déjà. Dans quelques heures, la mort va le saisir ; c’est le faux noyé dont il a été question à l’article attrape-science. Au bruit que fait le visiteur en s’approchant de son lit, le moribond tourne la tête, ébauche un sourire et presse légèrement la main qui cherche la sienne. Aux paroles de consolation et d’espoir que murmure son ami, il répond en hochant la tête : « N-i-ni, c’est fini, mon vieux. Le docteur a dit que je ne passerais pas la journée. Ça m’ennuie… Je tâcherai d’aller jusqu’à demain soir… parce que les amis auraient ainsi samedi et dimanche pour boulotter mon lapin. » Cela ne vaut-il pas le Plaudite ! de l’empereur Auguste, ou le « Baissez le rideau, la farce est jouée ! » de notre vieux Rabelais ?

Lardés, s. f. « Composition remplie d’italique et de romain. » (P. Vinçard.) Vieilli.

Larrons. V. voleurs, s. m. pl.

Lever les petits clous. v. Composer. Un bon leveur est un ouvrier qui compose habilement et vite.

Lézardes, s. f. Raies blanches produites dans la composition par la rencontre fortuite d’espaces placées les unes au-dessous des autres. On y remédie par des remaniements.

Lignard, s. m. Compositeur qui fait spécialement la ligne courante.

Lignes à voleur, s. f. pl. Lignes composées d’une syllabe ou d’un mot de trois ou quatre lettres qu’il était possible de faire entrer dans la ligne précédente en espaçant moins large. Les lignes à voleur sont faciles à reconnaître, et elles n’échappent guère à l’œil d’un correcteur exercé, qui les casse d’ordinaire impitoyablement. Les lignes étant comptées pleines, on conçoit l’intérêt du compositeur à n’avoir qu’un mot à mettre dans une ligne. Toutefois c’est le fait d’ouvriers peu soigneux.

Lire, v. a. Indiquer sur une épreuve, à l’aide de signes particuliers, les fautes qu’on y découvre. Lire et corriger sont pour le correcteur des mots synonymes. || Lire en première, Corriger la première épreuve, celle qui est faite immédiatement après le travail du compositeur. || Lire en seconde ou en bon, Corriger l’épreuve déjà lue par l’auteur et sur laquelle il a écrit : bon à tirer. || Lire au pouce, Corriger en première sans l’aide d’un teneur de copie.

Loup, s. m. Créancier, et aussi la dette elle-même. || Faire un loup, c’est prendre à crédit, principalement chez le marchand de vin. Le jour de la banque, le créancier ou loup vient quelquefois guetter son débiteur (nous allions dire sa proie) à la sortie de l’atelier pour réclamer ce qui lui est dû. Quand la réclamation a lieu à l’atelier, ce qui est devenu très rare, les compositeurs donnent à leur camarade et au créancier une roulance, accompagnée des cris : Au loup ! au loup !

Loup-phoque, s. m. Celui qui est hannetonné. Ce mot a été nouvellement introduit dans l’atelier typographique. L’orthographe que nous donnons ici est-elle exacte ? Nous ne savons ; peut-être est-ce loup-foc ou loufoc.

Louvetier, s. m. Celui qui fait des dettes, qui a des loups. Ce terme est pris en mauvaise part, car le typo auquel on l’applique est considéré comme faisant trop bon marché de sa dignité.

M


Macabre, s. m. Un mort. Ce mot paraît venir de ces danses macabres que les artistes du moyen âge peignaient sur les murs des cimetières. La Mort conduisait ces chœurs funèbres. || On dit plus souvent macchabée.

Macchabée, s. m. Un mort. V. macabre.

Malheureux (tour de). Expression récemment introduite dans les journaux et qui est synonyme de morassier. (V. morasse et morassier.)

Mal-nommés, s. m. pl. Nom que donnent par dénigrement les ouvriers aux pièces aux ouvriers en conscience.

Manuscrit belge, s. m. Copie imprimée. On a appelé de ce nom cette sorte de copie peut-être parce que les ouvriers belges, assez nombreux à Paris, ne pouvant autrefois déchiffrer la copie manuscrite, on ne leur donnait à composer que les réimpressions. Aujourd’hui, cette distinction a à peu près disparu.

Voici une autre explication de cette expression : en Belgique, il y a trente ans, les imprimeurs ne vivaient que de contrefaçons ; on ne composait donc jamais ou presque jamais chez eux que sur des livres. Voilà pourquoi, sans doute, on a donné le nom de manuscrit belge à toute copie imprimée. L’expression est alors plus fine, plus satirique que dans l’hypothèse précédente ; elle raille spirituellement l’indélicatesse de nos voisins, qui se procuraient de la copie à trop bon marché.

Marcher, v. intr. Être de l’avis de quelqu’un. || Je marche, j’approuve.

Mariole, Mariol ou Mariaule, adj. Qui est tout à fait malin, difficile à tromper ; se dit encore d’un ouvrier très capable.

Mariolisme, s. m. Qualité de celui qui est mariole, ou ce qu’il fait. Rare.

Marque-mal, s. m. Margeur, ou plutôt receveur de feuilles à la machine.

Marron, s. m. Ouvrier compositeur travaillant pour son propre compte chez un maître imprimeur, qui lui fournit le matériel et auquel il paye tant pour cent sur les étoffes.

Mastic, s. m. Discours confus et embrouillé. || Faire un mastic, c’est s’embrouiller dans les explications que l’on donne ; c’est quelquefois dire le contraire de ce que l’on voulait dire, commencer une phrase et ne pouvoir la terminer.

Mastroquet ou Mastroc, s. m. Marchand de vin. Les écrivains de la Semaine des familles affirment que ce mot est dû à M. Louis Veuillot, le célèbre rédacteur en chef de l’Univers.

Mèche (demander) V. Offrir ses services dans une imprimerie.

Michaud (faire un), v. Dormir un somme. Employé dans d’autres argots parisiens.

Mie de pain, s. f. Chose de peu d’importance, de mince valeur. || Compositeur mie de pain, ouvrier peu habile. || Metteur en pages mie de pain, Celui qui n’a que des ouvrages de peu d’importance, ou qui n’est chargé que par occasion de la mise en pages d’un travail de cette sorte.

Mince, adj. pris adverbialement. Beaucoup, sans doute par antiphrase. || Il a mince la barbe, il est complètement ivre. Commun à plusieurs argots.

Mise-bas, s. f. Grève, cessation de travail dans un atelier. Les mises-bas ont lieu pour infraction au Tarif ou au règlement consenti par les patrons et les ouvriers.

Moine, s. m. Endroit sur une forme qui n’a pas été touché par le rouleau et qui, par suite, n’est pas imprimé sur la feuille.

Montage, s. m. Ensemble de pratiques ou de paroles qui ont pour but de faire croire à quelqu’un une chose qui n’existe pas, et surtout de le faire agir en vertu de cette fausse croyance. On dit aussi montage de coup. Cette plaisanterie est fréquente dans les ateliers ; mais le compagnon, « né malin, » ne coupe pas toujours.

Morasse, s. f. Épreuve faite à la brosse d’une page de journal avant le serrage définitif de la forme. || Se dit aussi des ouvriers qui restent pour corriger cette épreuve et qui attendent pour partir que le journal soit prêt à être mis sous presse, et aussi du temps pendant lequel ils attendent. Morasse vient d’un mot latin : mora, retard.

Morassier, s. m. Celui qui fait partie de la morasse.

Mulet, s. m. Compositeur qui aide dans son travail un metteur en pages surchargé de besogne. Le mulet est en conscience ; son office reçoit encore le nom de fonctions ; il serre et desserre les formes, fait corriger les paquetiers, fait faire les épreuves et descend ou porte les formes aux machines.

Musique, s. f. Grande quantité de corrections indiquées sur la marge des pages, de telle sorte que l’épreuve a quelque analogie d’aspect avec une page de musique. || En un autre sens, Groupe de compositeurs qui calent fréquemment par suite de leur incapacité. On dit encore en ce sens la petite musique.

N


Naïf, s. m. Patron. Le vieux pressier resta seul dans l’imprimerie dont le maître, autrement dit le naïf, venait de mourir. (Balzac.) N’est plus guère usité ; aujourd’hui on dit le patron.

O


On pave ! Exclamation pittoresque qui exprime l’effroi d’un débiteur amené par hasard à passer dans une rue où se trouve un loup. Le typo débiteur fait alors un circuit plus ou moins long pour éviter la rue où l’on pave.

Ours, s. m. Imprimeur ou pressier. Ce Séchard était un ancien compagnon pressier que, dans leur argot typographique, les ouvriers chargés d’assembler les lettres appellent un ours. (Balzac.) Cette expression a vieilli. V. singe.

Ours, s. m. Bavardage ennuyeux. || Poser un ours, ennuyer par son bavardage insipide. Se dit d’un compagnon, peu disposé au travail, qui vient en déranger un autre sans que celui-ci puisse s’en débarrasser. Une barbe commençante se manifeste souvent de cette manière. Ce mot est récent dans ce sens.

P


Pacquelin, s. m. Pays natal. Mot emprunté à l’argot des voleurs. « Un suage est à maquiller la sorgue dans la toile du ratichon du pacquelin… — Un coup est à faire, la nuit, dans la maison du curé du pays… » (Lettre d’un assassin à ses complices.) C’est donc à tort que quelques-uns disent patelin.

Page blanche (être), v. Être innocent de ce qui s’est fait. Cette locution s’emploie le plus souvent avec la négation : Dans cette affaire, dit le prote, vous n’êtes pas page blanche, c’est-à-dire Vous êtes complice, ou Vous y avez participé en quelque chose.

Pallas, s. m. Discours emphatique ou plutôt amphigourique. C’est sans doute par une réminiscence classique qu’on a emprunté ironiquement, pour désigner ce genre de discours, l’un des noms de la sage Minerve, déesse de l’éloquence. Que de pallas finissent par des mastics !

Pallasser, v. intr. Faire des phrases, discourir avec emphase.

Pallasseur, s. m. Celui qui a l’habitude de faire des phrases, des pallas.

Panama, s. m. Bévue énorme, dans la composition, l’imposition ou le tirage, et qui nécessite un carton ou un nouveau tirage, ce qui occasionne une perte plus ou moins considérable. D’où, chez le patron, bœuf pyramidal, qui se propage quelquefois de proche en proche jusqu’à l’apprenti.

Paquetier, s. m. Compositeur qui ne fait que des lignes qu’il met ensuite en paquets. || Paquetier d’honneur, c’est, dans certaines maisons, le premier paquetier d’un metteur en pages. Il ne manque jamais de copie…, et participe largement aux honneurs le jour où l’on arrose une réglette.

Parade, s. f. Synonyme de postiche.

Parangonner, v. intr. Allier des caractères de force différente, de façon qu’ils s’alignent ensemble. || Au figuré, Se parangonner, c’est se consolider en s’appuyant ; s’arranger de façon à ne pas tomber lorsqu’on se sent peu solide sur ses jambes.

Passade, s. f. Secours pécuniaire que les passants ont coutume d’aller demander et de recevoir dans les ateliers où l’on ne peut les embaucher. On dit aussi caristade.

Passifs, s. m. Chaussures, souliers.
Et mes passifs, déjà veufs de semelle,
M’ont aujourd’hui planté là tout à fait,
dit l’humoristique auteur de la chanson du Routeur.

Pâte (mettre en), v. Laisser tomber sa composition ou sa distribution. Quelquefois une forme entière mal serrée est mise en pâte quand on la transporte. Remettre en casse les lettres tombées, c’est faire du pâté. || Par extension, on dit de quelqu’un qu’il s’est mis en pâte, quand il a fait une chute. Être mis en pâte, Recevoir dans une rixe quelque horion ou quelque blessure.

Pâté, s. m. Caractères mêlés et brouillés qu’on fait trier par les apprentis. || Faire du pâté, c’est distribuer ces sortes de caractères.

Pâté de veille, s. m. Collation que l’on fait dans les ateliers le premier jour des veillées. Hélas ! comme beaucoup d’autres coutumes, le pâté de veille est tombé en désuétude.

Petit-qué, s. m. Le point-virgule ; il est ainsi nommé parce que ce signe (;) remplaçait autrefois le mot latin que dans les manuscrits et les premiers livres imprimés.

Piau. s. f. Conte, plaisanterie incroyable, menterie. || Conter une piau, c’est mentir, faire un conte invraisemblable. Nous ne connaissons pas l’origine de cette locution.

Piausser, v. intr. Dire des piaux, mentir.

Piausseur, adj. Qui conte des piaux, qui fait des mensonges.

Pige, s. f. Tâche que doivent faire, pour être admis à la commandite, les compositeurs de journaux. La pige est de 30, 35, 40 et 42 lignes à l’heure.

Piger la vignette, v. Regarder avec complaisance quelqu’un ou quelque chose de divertissant.

Piller, v. intr. Prendre des sortes dans la casse de ses compagnons. C’est voler.

Pilleur de boîtes, s. m. Celui qui pille la casse de ses camarades. V. fricoteur.

Planquer des sortes, v. Cacher les lettres ou sortes qui entrent en grande quantité dans un travail en cours d’exécution. L’ouvrier qui planque des sortes cause un préjudice à tous ses compagnons, qui ne trouvent plus celles qui devraient être dans des casses ou bardeaux d’un usage commun.

Plâtre, s. m. Simple paquetier, et plus spécialement mauvais compositeur.

Pocher, v. intr. Prendre trop d’encre avec le rouleau et la mettre sur la forme sans l’avoir bien distribuée. Peu usité.

Pointu, s. m. et adj. Disposé à prendre les choses par leur mauvais côté, et, par suite, insociable, grincheux, désagréable. Ce travers n’est pas étranger aux typographes ; mais le mot n’appartient pas exclusivement à leur langue.

Poivreau, s. m. Ivrogne. Le mot poivreau tire évidemment son origine du poivre, que certains débitants de liquides ne craignent pas de mêler à l’eau-de-vie qu’ils vendent à leurs clients. Ils obtiennent ainsi un breuvage sans nom, capable d’enivrer un bœuf. Que d’anecdotes on pourrait raconter au sujet des poivreaux ! Bornons-nous à la suivante : Un poivreau, que le « culte de Bacchus » a plongé dans la plus grande débine, se fit, un jour entre autres, renvoyer de son atelier. Par pitié pour son dénuement, ses camarades font entre eux une collecte et réunissent une petite somme qu’on lui remet pour qu’il puisse se procurer une blouse. C’était une grave imprudence ; notre poivreau, en effet, revient une heure après complètement ivre.

— Vous n’êtes pas honteux, lui dit le prote, de vous mettre dans un état pareil avec l’argent que l’on vous avait donné pour vous acheter un vêtement ?

— Eh bien ! répondit l’incorrigible ivrogne, j’ai pris une culotte.

Pomaquer, v. intr. Se faire prendre, se faire pincer. Mot à peu près tombé en désuétude.

Pompe (avoir de la) v. Avoir du travail en quantité suffisante.

Pomper, v. intr. Travailler avec une grande ardeur. Ce n’est pourtant pas la même chose qu’être dans son dur ; c’est surtout travailler vite et pour peu de temps.

Porte-pages, s. m. Papier plié en plusieurs doubles, que l’on place sous les pages ou les paquets simplement liés, pour les transporter sans accident.

Poser un ours. V. ours.

Postiche, s. f. Plaisanterie en paroles ou en actions, bonne ou mauvaise, || Faire des postiches à quelqu’un, Lui faire, lui dire des plaisanteries. Quelquefois Faire une postiche, c’est chercher noise, attraper, faire des reproches. On dit dans le même sens Faire une parade.

Prisonnier, s. m. Coin qui ne peut sortir ou qui force en sortant.

Prote, s. m. Chef d’une imprimerie. || Prote à manchettes. C’est le véritable prote ; il ne travaille pas manuellement ; son autorité est incontestée. Il représente le patron vis-à-vis des clients tout aussi bien que vis-à-vis des ouvriers. || Prote à tablier, Ouvrier qui, en prenant les fonctions de prote, ne cesse pas pour cela de travailler manuellement. || Prote aux gosses, Le plus grand des apprentis. || Prote aux machines, Conducteur qui a la haute main sur les autres conducteurs d’un même atelier.

Q


Quantès ? Corruption de Quand est-ce ? Lorsqu’un compositeur est nouvellement admis dans un atelier, on lui rappelle par cette interrogation qu’il doit payer son article 4 ; c’est pourquoi Payer son quantès est devenu synonyme de payer son article 4. Cette locution est usitée dans d’autres professions.

Que t’ès. Riposte saugrenue que les compositeurs se renvoient à tour de rôle, quand l’un d’eux, en lisant ou en discourant, se sert d’un qualificatif prêtant au ridicule. Donnons un exemple pour nous faire mieux comprendre. Supposons que quelqu’un dans l’atelier lise cette phrase : « Sur la plage nous rencontrâmes un sauvage…, » un plaisant interrompt et s’écrie : Que t’ès ! (sauvage que tu es !). C’est une scie assez peu spirituelle, qui se répète encore dans les galeries de composition plusieurs fois par jour.

R


Raboter, v. a. Chiper, en général.

Ranger, v. a. Mettre en pâte. Ce mot est employé ironiquement et par antiphrase. Lorsqu’un homme de conscience laisse échapper de ses mains un compartiment de casse, un paquet de distribution ou tout autre objet, les compagnons charitables ne manquent pas de s’écrier, en appuyant sur le dernier mot : Ce n’est rien ; c’est la conscience qui range !

Rangs, s. m. pl. Tréteaux sur lesquels les casses sont placées. Un rang est disposé pour deux compositeurs.

Rebiffer, v. intr. Recommencer.

Réclame, s. f. Mot qui se mettait autrefois à la fin d’une feuille, dans la ligne de pied, et qui se répétait au commencement de la feuille suivante. || Vérifier la réclame, c’est s’assurer que la fin d’une feuille concorde bien avec le commencement de celle qui suit immédiatement. || Au figuré, Ce qui reste dans une bouteille après que chacun a eu sa part : Ne t’en va pas, il y a la réclame, c’est-à-dire : Il en reste encore un peu pour chacun de nous.

Reconnaissance, s. f. V. réglette.

Registre (faire le), v. C’est, en imprimant la retiration, faire tomber exactement les pages l’une sur l’autre. || Au figuré, c’est verser le contenu d’une bouteille de façon que chacun ait exactement sa part.

Réglette, s. f. Petite lame de bois ou de métal, mince et plate, de la hauteur des cadrats, et qui sert à justifier les pages en longueur. || Arroser la réglette. Lorsqu’un paquetier passe metteur en pages, il manquerait à tous ses devoirs s’il ne régalait son équipe ; celle-ci, à son tour, fait une reconnaissance, c’est-à-dire paye la moitié (à revenir) de ce qu’a payé le nouveau metteur.

Renauder, v. intr. Murmurer, grommeler d’un air de mauvaise humeur ; souvent synonyme de gourgousser.

Retiration, s. f. Verso de la feuille à imprimer, quand on tire en blanc. || Être en retiration, c’est avoir atteint la cinquantaine.

Rien, synonyme de beaucoup. Il est rien bête, celui-là. Cette expression saugrenue appartient plutôt à l’argot des margeurs et des receveurs qu’à celui des compositeurs. V. mince.

Ronchonner, v. intr. Murmurer, grommeler ; synonyme de gourgousser et de renauder.

Ronchonneur, s. m. Celui qui ronchonne.

Roulance, s. f. Tapage assourdissant que les ouvriers d’un atelier font tous ensemble en frappant avec leurs composteurs sur leur galée ou sur les compartiments qui divisent les casses en cassetins, sur les taquoirs avec les marteaux, en même temps qu’ils frappent le sol avec les pieds. Quand un sarrasin pénètre dans une galerie, quand un compositeur est vu d’un mauvais œil, qu’il est ridicule, ou ivre, qu’il a émis une idée baroque et inacceptable, en un mot quand quelqu’un ou quelque chose leur déplaît, MM. les typographes le manifestent bruyamment par une roulance. Les roulances ne respectent rien : les protes, les patrons eux-mêmes, n’en sont pas à l’abri.

Rouler, v. intr. Aller d’imprimerie en imprimerie.

Rouleur, s. m. Ouvrier typographe qui roule d’imprimerie en imprimerie sans rester dans aucune, et qui, par suite de son inconduite et de sa paresse, est plutôt un mendiant qu’un ouvrier. Aucune corporation, croyons-nous, ne possède un type aussi fertile en singularités que celui dont nous allons essayer d’esquisser les principaux traits. Les rouleurs sont les juifs errants de la typographie, ou plutôt ils constituent cet ordre mendiant qui, ennemi juré de tout travail, trouve que vivre aux crochets d’autrui est la chose la plus naturelle du monde. Il en est même qui considèrent comme leur étant due la caristade que leur alloue la commisération. Nous ne leur assimilons pas, bien entendu, les camarades besogneux dont le dénuement ne peut être attribué à leur faute : à ceux-ci, chacun a le devoir de venir en aide, dignes qu’ils sont du plus grand intérêt.

Les rouleurs peuvent se diviser en deux catégories : ceux qui travaillent rarement, et ceux qui ne travaillent jamais. Des premiers nous dirons peu de chose : leur tempérament ne saurait leur permettre un long séjour dans la même maison ; mais enfin ils ne cherchent pas de préférence, pour offrir leurs services, les imprimeries où ils sont certains de ne pas être embauchés. Si l’on a besoin de monde là où ils se présentent, c’est une déveine, mais ils subissent la malchance sans trop récriminer. De plus, détail caractéristique, ils ont un saint-jean, ils sont possesseurs d’un peu de linge et comptent jusqu’à deux ou trois mouchoirs de rechange. Afin que leur bagage ne soit pour eux un trop grand embarras dans leurs pérégrinations réitérées, ils le portent sur le dos au moyen de ficelles, quelquefois renfermé dans ce sac de soldat qui, en style imagé, s’appelle azor ou as de carreau. Un des plus industrieux avait imaginé de se servir d’un tabouret qui, retenu aux reins par des bretelles, lui permettait d’accomplir allègrement les itinéraires qu’il s’imposait. Ce tabouret, s’il ne portait pas César, portait du moins sa fortune.

Mais passons à la seconde catégorie. Ceux-là ont une horreur telle du travail, que les imprimeries où ils soupçonnent qu’ils en trouveront peu ou prou leur font l’effet d’établissements pestilentiels ; aussi s’en éloignent-ils avec effroi, bien à tort souvent ; car le dehors de quelques-uns est de nature à préserver les protes de toute velléité d’embauchage à leur endroit. D’ailleurs, si les premiers ne se présentent pas souvent en toilette de cérémonie, les seconds, en revanche, exposent aux regards l’accoutrement le plus fantaisiste. C’est principalement l’article chaussure qui atteste l’inépuisable fécondité de leur imagination. L’anecdote suivante, qui est de la plus scrupuleuse exactitude, pourra en donner une idée : deux individus, venant s’assurer dans une maison de banlieue que l’ouvrage manquait complètement et toucher l’allocation qu’on accordait aux passagers, étaient, l’un chaussé d’une botte et d’un soulier napolitain, l’autre, porteur de souliers de bal dont le satin jadis blanc avait dû contenir les doigts de quelque Berthe aux grands pieds. Des vestiges de rosette s’apercevaient encore sur ces débris souillés d’une élégance disparue.

Au physique, le rouleur n’a rien d’absolument rassurant. La paresse perpétuelle dans laquelle il vit l’a stigmatisé. Il pourrait poser pour le lazzarone napolitain, si poser n’était pas une occupation. Sa physionomie offre une particularité remarquable, due à la conversion en spiritueux d’une grande partie des collectes faites en sa faveur : c’est son nez rouge et boursouflé.

Lorsque, contre son attente, le rouleur est embauché, il n’est sorte de moyens qu’il n’emploie pour sortir de la souricière dans laquelle il s’est si malencontreusement fourvoyé : le plus souvent, il prétexte une grande fatigue et se retire en promettant de revenir le lendemain. Il serait superflu de dire qu’on ne le revoit plus.

Il est un de ces personnages qu’on avait surnommé le roi des rouleurs, et que connaissaient tous les compositeurs de France et de Navarre. Celui-là n’y allait pas par trente-six chemins. Au lieu de perdre son temps à de fastidieuses demandes d’occupation, il s’avançait carrément au milieu de la galerie, et, d’une voix qui ne trahissait aucune émotion, il prononçait ces paroles dignes d’être burinées sur l’airain : « Voyons ! y a-t-il mèche ici de faire quelle chose pour un confrère nécessiteux ? » Souvent une collecte au chapeau venait récompenser de sa hardiesse ce roi fainéant ; souvent aussi ce cynisme était accueilli par des huées et des injures capables d’exaspérer tout autre qu’un rouleur. Mais cette espèce est peu sensible aux mortifications et n’a jamais fait montre d’un amour-propre exagéré.

Pour terminer, disons que le rouleur tend à disparaître et que le typo laborieux, si prompt à soulager les infortunes imméritées, réserve pour elles les deniers de ses caisses de secours, et se détourne avec dégoût du parasite sans pudeur, dont l’existence se passe à mendier quand il devrait produire. (Ul. Delestre.)

Rupin, adj. Distingué, coquet, bien mis. N’est pas particulier à l’argot typographique. Quelques-uns disent rupinos.

S


Sabot, s. m. Boîte dans laquelle les compositeurs jettent les lettres usées et destinées à être refondues. || Par extension, Mauvais ouvrier. || Dans un autre sens, Petit chariot qui sert à transporter les formes.

Sac (avoir le) ou Être saqué, v. Avoir de l’argent, être riche. || On dit encore dans le même sens : être au sac.

Saint-jean, s. m. Ensemble des outils d’un compositeur. Ces outils, d’ailleurs peu nombreux, sont : le composteur de fer et le composteur de bois, les pinces, la pointe, aujourd’hui presque abandonnée, le visorium et la boîte à corrections. || Prendre son saint-jean, Quitter l’atelier.

Saint-Jean-Porte-Latine, s. f. Fête des typographes. Elle tombe le 6 mai ; mais elle n’est plus guère chômée.

Sainte-Touche, s. f. Jour de la banque. Cette expression, usitée presque exclusivement parmi les personnes attachées au Bureau, n’est pas particulière aux typographes ; elle appartient plutôt au langage des employés.

Sangsue (poser une). Corriger sur le marbre pour un compagnon absent. Cette locution pittoresque rappelle la faculté que possède cette hirudinée de se fixer, de se coller à la peau de l’homme ou des animaux. Peut-être encore vient-elle de ce que certains corrigeurs comptent à leurs camarades plus de temps qu’ils n’en ont passé et jouent alors à l’égard de ceux-ci le rôle de sangsues.

Salé, s. m. Travail compté sur le bordereau et qui n’est pas terminé. Le compositeur qui prend du salé se fait payer d’avance une composition qu’il n’a pas faite encore et qu’il ne comptera pas quand elle sera finie ; un metteur qui prend du salé compte des feuilles dont il a la copie ou la composition, mais qui ne sont pas mises en pages.

Le salé est, on le conçoit, interdit partout. On dit que le salé fait boire, parce qu’il n’encourage pas à travailler, et rien n’est plus juste ; en effet, le compagnon, sachant qu’il n’aura rien à toucher en achevant une composition comptée et qui lui a été payée, n’a pas de courage à la besogne. Loin d’être dans son dur, il a la flème : de là de fréquentes sorties ; de là aussi l’adage.

Sarrasin, s. m. Ouvrier qui travaille en mise-bas, et, par extension, Compositeur qui ne fait pas partie de la Société typographique. Cette expression vient sans doute de ce que les Sarrasins sont des infidèles.

Sarrasinage, s. m. Action de sarrasiner.

Sarrasiner, v. intr. Faire le sarrasin.

Scie, s. f. Mystification ; plaisanterie agaçante. N’est pas particulier au langage des typographes. || On appelait autrefois scie, dit Vinçard, ce qui sert à disposer les garnitures.

Sentinelles, s. f. pl. Lettres qui tombent d’une forme quand on la lève et qui se tiennent debout sur le marbre. || Dans un autre sens, on appelle sentinelle le verre de vin que viendra boire un peu plus tard un compagnon qui ne peut actuellement sortir. Aussitôt que cela sera possible, celui-ci relèvera la sentinelle posée et payée par son camarade.

Services, s. m. pl. Mot usité dans cette formule à peu près invariable du typo en quête de travail : Monsieur, je viens vous offrir mes services pour la casse.

Sibérie, s. f. Se dit de rangs situés à l’extrémité de la galerie et avec lesquels la chaleur n’a aucune espèce d’accointance. Dans quelques imprimeries, on donnait ce nom à un coin de l’atelier où les apprentis, personnages encombrants et plus spécialement affectés aux courses qu’à l’initiation de leur art, étaient relégués pour le tri du pâté. L’attrape-science, heureux de ne pas sentir là peser sur lui une surveillance constante, en profitait pour dévorer le moins de pâté possible et se livrer à toutes les malices que lui suggérait une imagination précoce. La bande joyeuse composait et jouait des drames inévitablement suivis de duels, où les épées, représentées par des réglettes, jonchaient de leurs débris le dessous des rangs. Mais tout, hélas ! n’était pas rose pour nos singes en herbe, et plus d’une fois les jeux se terminèrent par de terribles catastrophes. L’un d’eux, ayant un jour chipé chez ses parents un mirifique jeu de piquet, quatre apprentis joyeux, quoique gelant dans leur Sibérie, se mirent à battre bravement les cartes. Ils se les étaient à peine distribuées, qu’ils furent pris d’une panique soudaine bien justifiée. On venait d’entendre le frôlement d’une robe qui n’était autre que celle de la patronne, laquelle n’entendait pas raillerie. Le plus avisé, ramassant vivement les pièces accusatrices, les jeta dans sa casquette, dont il se coiffa non moins vivement. Il était temps ! La patronne vit nos gaillards acharnés après la besogne qui semblait fondre sous leurs doigts. Aussi leur adressa-t-elle des paroles éloquentes de satisfaction. Mais, s’apercevant que l’un d’eux était couvert, et comme elle tenait au respect : « Dieu me pardonne, dit-elle, mais vous me parlez la casquette sur la tête. — Pardon, madame ! » dit l’interpellé. Aussitôt le roi de pique, la dame de cœur et leur nombreuse cour dansèrent une sarabande effrénée et couvrirent le parquet, plus habitué à recevoir la visite de caractères en rupture de casse que celle de ces augustes personnages. Le jour même, nos quatre drôles avaient quitté la Sibérie et l’atelier. (Nous devons la définition de la Sibérie et les développements de cet article à M. Delestre, un des héros du drame… L’enfant promettait !)

Singe, s. m. Ouvrier typographe. Ce mot, qui n’est plus guère usité aujourd’hui et qui a été remplacé par l’appellation de typo, vient des mouvements que fait le typographe en travaillant, mouvements comparables à ceux du singe. Une opinion moins accréditée, et que nous rapportons ici sous toutes réserves, attribue cette désignation à la callosité que les compositeurs portent souvent à la partie inférieure et extérieure de la main droite. Cette callosité est due au frottement réitéré de la corde dont ils se servent pour lier leurs paquets.

« Les noms d’ours et de singe n’existent que depuis qu’on a fait la première édition de l’Encyclopédie, et c’est Richelet qui a donné le nom d’ours aux imprimeurs, parce qu’étant un jour dans l’imprimerie à examiner sur le banc de la presse les feuilles que l’on tirait, et s’étant approché de trop près de l’imprimeur qui tenait le barreau, ce dernier, en le tirant, attrape l’auteur qui était derrière lui et le renvoie, par une secousse violente et inattendue, à quelques pas de lui. De là, il a plu à l’auteur d’appeler les imprimeurs à la presse des ours, et aux imprimeurs à la presse d’appeler les compositeurs des singes. » (Momoro.) — Autrefois MM. les typographes se qualifiaient pompeusement eux-mêmes du titre d’hommes de lettres, et MM. les imprimeurs de celui d’hommes du barreau.

Sonnettes, s. f. pl. Lettres ou mots mal justifiés qui tombent d’une forme qu’on lève de dessus le marbre. Les sonnettes diffèrent des sentinelles en ce qu’elles ne restent pas debout comme ces dernières.

Sorte, s. f. Quantité quelconque d’une même espèce de lettres. || Au figuré, Conte, plaisanterie, baliverne. || Conter une sorte, c’est narrer une histoire impossible, interminable, cocasse, et que tout le monde raconte à peu près dans les mêmes termes. Les sortes varient à l’infini ; en voici quelques exemples : « Oui, Bidaut, » est une réplique qui signifie : « Oui, oui, c’est bien, soit ; je n’en crois pas un mot. » — « Il paraît qu’il va passer sur le nouveau labeur : le Rhinocéros. On dit que ça fait au moins 400 feuilles in-144, en cinq mal au pouce, cran sur l’œil. » Ou bien encore : « Le prote va mettre en main l’Histoire de la Chine[7], dont la préface fera à elle seule 45 vol. in-12 » C’est une scie qu’on monte aux nouveaux pour leur faire croire que le travail abonde. On dit aussi : « Le pape est mort ! » quand on entend remuer l’argent de la banque, parce que ce bruit argentin rappelle celui des cloches qui annoncent la mort du pape.

Quand un compositeur veut rompre le silence monotone observé depuis quelque temps, il s’écrie : « Tu disais donc, Matéo, que cette femme t’aimait ? » comme s’il reprenait tout à coup un dialogue commencé.

Il y a aussi des sortes en action. Quand un compositeur n’est pas venu travailler, surtout le lundi, ses compagnons prennent sa blouse ; la remplissent de maculatures, en font un mannequin qu’ils placent sur un tabouret devant sa casse, lui mettent en main un composteur et lui donnent l’attitude d’un compositeur dans son dur.

« Quand un compositeur n’est pas matineux, dit l’auteur de Typographes et gens de lettres, ses compagnons, pendant son absence, lui font une petite chapelle. C’est l’assemblage de mille choses plus disparates les unes que les autres : blouses, vieux souliers, composteurs, galées, bouteilles vides, qu’on dispose artistement en trophée ; puis on allume autour tous les bouts de chandelle que l’on peut trouver. »

Voici une autre sorte en action dont la victime s’est longtemps souvenue. C’était dans un atelier voisin du quai des Grands-Augustins. Il y a quelques années se trouvait sur ce quai le marché aux volailles connu sous le nom de la Vallée. Il arrivait parfois aux typographes de s’y égarer et d’acheter à la criée un lot de volailles : des poulets, des pigeons ou des oies. À l’atelier, on se partageait le lot acheté. Chacun contribuait au prorata de la dépense. On faisait des parts ; mais ces parts ne pouvaient jamais être égales : il était impossible, en effet, de disséquer les volatiles. Force était donc de tirer au sort. Il arriva un jour qu’un jeune fiancé gagna à cette loterie d’un nouveau genre une oie superbe, une oie de 15 livres, une oie grasse, blanche et dodue. Joyeux, il l’enveloppe soigneusement dans une belle feuille de papier blanc, à laquelle il adjoint un journal du jour, puis une maculature. Il ficelle le tout et dépose précieusement le paquet sous son rang. Le soir arrive ; notre jeune homme se hâte d’endosser son paletot, prend son paquet sous le bras et court, tout empressé, chez les parents de sa fiancée. « Je viens dîner avec vous, » s’écrie-t-il. Puis, discrètement, avec un clignement d’yeux significatif, il remet à la ménagère son précieux fardeau ; c’en était un véritablement.

On se met à table, on cause, on boit, on rit. La ménagère, curieuse de faire connaissance avec le cadeau du fiancé, profite d’un moment pour s’esquiver. Elle revient bientôt après, le visage allongé, et s’assied à sa place en grommelant. L’amoureux typo, s’apercevant de la mauvaise humeur de sa future belle-mère, veut en connaître la cause. On l’emmène à la cuisine, et quelle n’est pas sa stupéfaction de voir son oie changée en tiges de bottes moisies, en vieilles savates et autres objets aussi peu appétissants. Un compagnon facétieux avait accompli la métamorphose. L’oie fut mangée le lendemain chez un marchand de vin du voisinage. Le fiancé, dit-on, fut de la fête.

Autre sorte en action, à laquelle ne manquent pas de se laisser prendre les novices. On a placé le long du mur, à une hauteur suffisante pour qu’il ne soit pas possible de voir ce qu’il contient, un sabot qui est censé vide. Le monteur de coup s’essaye à jeter une pièce de monnaie ; mais il n’atteint jamais le but. Un plâtre, impatienté de sa maladresse et tout heureux de se distinguer, tire une pièce de deux sous de sa poche, et, après quelques tentatives, la loge dans le sabot. Il est tout fier de son triomphe ; mais il ne veut pas laisser sa pièce. Pour l’avoir, il se hausse sur la pointe des pieds, plonge ses doigts dans le sabot, et les retire remplis… comment dire ? remplis d’ordure.

Il existe des milliers de sortes dont beaucoup sont très vieilles et que la tradition a conservées jusqu’à nos jours.

Symbole (avoir, demander), v. Avoir, demander crédit. Cette expression nous paraît venir de celle-ci : Passer devant la glace. Comme on sait, Passer devant la glace, c’est payer au comptoir, derrière lequel se trouve d’ordinaire une glace. Dans cette glace, on y voit son portrait, son image, son symbole. Avoir symbole, c’est donc, par ellipse, avoir la permission de passer devant cette glace redoutée sans s’arrêter. On peut donner encore une autre étymologie : les pièces de monnaie portent sur une de leurs faces la représentation, le symbole d’un souverain quelconque, ou une autre figure. De là peut-être l’expression. Nous livrons ces conjectures à la sagacité de quelque Du Cange de l’avenir. D’autres proposent une étymologie beaucoup plus simple et peut-être plus naturelle : Symbole est, dans un certain sens, synonyme de Credo, le Symbole des Apôtres. De Credo à Crédit, la distance est courte. Choisissez.

T


Tableau ! Exclamation par laquelle on exprime la surprise ou la joie maligne que l’on éprouve à la vue d’un accident risible arrivé à un ou à plusieurs de ses confrères.

Tableautier, s. m. Compositeur qui fait spécialement les tableaux, les ouvrages à filets et à chiffres.

Tablier (droit de), s. m. Bienvenue payée par les apprentis à leur entrée dans l’atelier. Cette coutume est tombée en désuétude à Paris ; mais elle est encore pratiquée, dit-on, en province, et particulièrement dans le nord de la France.

Taconner, v. intr. Hausser une lettre ou un filet en frappant le pied à petits coups de marteau.

Taquer, v. intr. Frapper avec le marteau sur un morceau de bois nommé taquoir, pour égaliser le niveau des lettres d’une forme en baissant celles qui pourraient remonter. || Par ext. et au fig., Frapper quelques coups légers avec le composteur sur le bord de la casse, quand un compositeur conte une piau. C’est une façon de protester contre ce qu’il dit ; c’est un diminutif de roulance.

Tasse, s. f. Verre, demi-setier. || Allons prendre une tasse, allons boire un verre.

Têtes de clou, s. f. pl. Vieux caractère usé, bon à mettre à la fonte.

Thomas. Nom générique sous lequel on désigne, dans quelques imprimeries de province, l’ouvrier typographe et spécialement le pressier. Il existe une pièce de théâtre qui a pour titre Thomas l’imprimeur.

Tirage, s. m. Action de tirer, d’imprimer. Les éditeurs donnent souvent le nom de nouvelle édition à ce qui n’est qu’un nouveau tirage, et particulièrement quand l’ouvrage est cliché.

Tirer, v. intr. Mettre sous presse, imprimer. Ce mot, en ce sens, vient sans doute de l’opération nécessitée par l’impression au moyen des presses manuelles, opération dans laquelle l’imprimeur tire, en effet, le barreau.

Toc-toc, adj. Un peu toqué, hannetonné.

Toquade, s. f. Manie, dada, fantaisie, inclination. Ce mot, généralement usité dans le langage du peuple de Paris, a été introduit dans l’atelier typographique et ne paraît pas y être né.

Toquer, v. n. Remplacer momentanément. Ce mot est aujourd’hui à peu près inusité ; on dit maintenant : Faire un bœuf. V. bœuf.

Truc, s. m. Façon d’agir, bonne ou mauvaise ; plus souvent synonyme de ruse, de tromperie : Tu sais, mon vieux, je n’aime pas ces trucs-là. Usité aussi dans d’autres argots. || Piger le truc, Découvrir la ficelle, la ruse. || Rebiffer au truc, Recommencer une chose déjà faite, à manger et à boire, par exemple.

Truelle, s. f. Composteur. Cette expression semblerait assimiler les plâtres à des maçons.

Truellée, s. f. Toute la composition que peut contenir un composteur.

Truquer, v. intr. Avoir recours à des trucs ; tromper. Usité dans d’autres argots.

Tuite, s. f. Barbe complète. || Prendre une tuite, S’enivrer. Ce mot est sans aucun doute une altération de pituite, légère indisposition qui fait souvent regretter le lendemain les libations de la veille. D’autres prétendent que tuite est une altération de cuite. V. ce mot.

Turbiner, v. intr. Travailler avec activité.

Typo, s. m. Typographe, dont il est l’abréviation. Il signifie exclusivement compositeur, et a remplacé la vieille dénomination de singe. Par imitation, les compositrices se qualifient de typotes.

U


Urfe, adv. Très bien. Peu usité.

Urpinos, adj. Altération de rupin. Peu usité.

Ut. Premier mot d’une phrase latine dont se servaient autrefois les typographes en trinquant. Voici la phrase complète : Ut tibi prosit meri potio ! « Que ce verre de vin pur te soit salutaire ! » Peu à peu la formule latine de ce souhait devint inintelligible pour la plupart ; alors on l’abrégea, puis on se contenta du premier mot. Ne pourrait-on pas croire que l’expression moderne : zut ! qui est, il est vrai, le contraire d’un souhait poli, en est une corruption ?

V


Vignette, s. f. Visage. || Piger la vignette, Regarder. V. piger.

Violon, s. m. Grande galée en bois ou en métal.

Voleurs, s. m. pl. Morceaux de papier qui se trouvent collés aux feuilles durant l’impression (Vinçard), et qui produisent des moines sur la feuille imprimée. Momoro les appelle larrons.

COQUILLES

CÉLÈBRES OU CURIEUSES[8]

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On donne le nom de coquille, en terme d’imprimerie, à l’omission, à l’addition, à l’interversion ou à la substitution, dans les ouvrages imprimés, d’un ou de plusieurs caractères typographiques. Ces erreurs, qui proviennent soit de la faute du manuscrit, soit de l’ouvrier typographe, soit d’un oubli dans la correction, sont très difficiles à éviter. Les auteurs eux-mêmes, en revoyant leurs épreuves, plus préoccupés du sens que des signes matériels, laissent subsister souvent des coquilles grossières et très regrettables. Les ouvrages un peu longs où il ne s’en trouve aucune sont sans doute extrêmement rares. On cite cependant, dès 1557, une édition du traité de Cardan : De subtilitate (in-4o), imprimé par Vascosan, qui n’en contiendrait pas une seule. Mais on ne peut jamais se fier complètement à l’œil de celui qui a fait une telle constatation, et il ne serait par impossible que, contrôlé par un autre, l’ouvrage déclaré sans tache finît par en montrer quelqu’une. Aussi croyons-nous qu’il serait téméraire, pourquoi ne pas dire outrecuidant ? de signer sine menda. L’Anglais H. Johnson publia, en 1783, une notice relative à un nouveau procédé qu’il avait découvert et au moyen duquel l’erreur typographique disparaîtrait ; mais la notice elle-même contenait une coquille : on y lisait Najesty pour Majesty. Le célèbre Horace de Didot (1799), que l’on disait sans faute, en offrait une dès le début.

L’effroyable écriture d’un grand nombre de manuscrits est la principale cause des coquilles. En général, les plus mauvais calligraphes se lisent très bien eux-mêmes, et ils en tirent naturellement la conséquence que le compositeur les déchiffrera tout aussi bien qu’eux ; comme cette conséquence n’est rien moins que rigoureuse, il en résulte les plus affreuses coquilles.

Nous venons de dire que les auteurs, en général, parviennent à déchiffrer leur griffonnage. Or, c’est à dessein que nous nous sommes servi de cette expression, en général, qui n’a rien d’absolu, et c’est l’écriture de Jules Janin qui va nous prouver que cette précaution est prudente. Un matin, certain typographe du Journal des Débats arrive à l’ermitage de Passy, suant sang et eau, et place sous les yeux de son auteur une page de manuscrit dont il n’avait pu attraper miette. Janin saisit le feuillet d’une main triomphante, ajuste son lorgnon, essaye d’épeler, et… « Ah ! mon ami, ma foi, j’aurai plus tôt fait de recommencer une page de copie. » N’est-ce pas là le cas de dire avec Cicéron : Habemus reum confitentem ? — Ajoutons que, pour notre compte, nous avons employé deux jours pour lire trois feuillets de la copie du prince des critiques, et que ledit prince a dû renoncer à déchiffrer certains passages. C’était à l’Artiste.

Une autre cause non moins fréquente de coquilles est l’erreur dans la distribution, et par ce mot on entend l’opération par laquelle le compositeur, qui est en cela plagiaire de Pénélope, détruit le lendemain le travail de la veille, c’est-à-dire replace dans un même cassetin ou compartiment de sa casse les lettres de même nature : les a avec les a, les b avec les b, etc. On comprend que cette opération, s’effectuant le plus prestement possible, doit amener une foule d’erreurs. Par exemple, supposons que la lettre r soit lancée dans la case de la lettre c, et qu’une fois la distribution terminée, l’ouvrier ait à composer le mot capacité. r, qui ne se sent pas à sa place, sera certainement une des premières à se glisser sous les doigts du compositeur, qui lève toutes ses lettres de confiance ; et, à l’épreuve, l’auteur sera tout étonné de voir que la capacité d’un de ses personnages, s’est tout à coup transformée en rapacité.

Mais de la casse passons à la machine, du compositeur au conducteur, et ici encore il faut quelques petits détails préliminaires. Quand la copie est composée, mise en placards, corrigée, puis enfin disposée en pages, la forme est livrée à la machine, qui vomit chaque heure plusieurs milliers de feuilles noircies d’encre. Dans le cours de cette opération vertigineuse, une lettre saute, un grain se défile du chapelet ; c’est alors que le conducteur replace la dent dans un alvéole quelconque. Si tu n’en sors pas, se dit-il à part lui, tu dois en sortir. Et souvent il en résulte ceci : supposons que le texte donnait cette phrase : « Les mots sont les signes de nos idées, » et que ce soit le g qui ait dansé une sarabande ; il est remis entre n et e, et il en résulte cette reine des coquilles : « Les mots sont les singes de nos idées. » Représentez-vous toute une édition ornée de cette bourde, et voilà l’auteur accusé de connivence avec le célèbre diplomate qui disait : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. »

Avant de faire défiler devant le lecteur bienveillant le bataillon des coquilles de toute sorte qu’une longue pratique nous a permis de recueillir, aidé en cela par quelques-uns de nos complaisants confrères[9], nous nous sommes fait cette question : « Quelle est l’étymologie de ce mot bizarre : coquille, dans son acception typographique ? »

Avouons-le tout de suite : nous l’avons cherchée, inutilement, hélas ! pendant plus de vingt ans.

Après avoir compulsé, sans succès aucun, un grand nombre de dictionnaires et d’ouvrages spéciaux, nous avons pris le bon parti. « Vous y avez renoncé, » direz-vous. — Que vous nous connaissez mal ! Nous avons imaginé une étymologie, nous souvenant à propos que cheval vient d’equus et caillou de silex.

Voici notre trouvaille : parmi les diverses cérémonies qui accompagnaient le mariage chez les Romains, il y en avait une qui s’est perpétuée en notre pays jusqu’à nos jours (dans les campagnes du Perche, on appelle cela danser la pochette rousse). Après la célébration de l’union conjugale — ce que nous appellerions aujourd’hui la bénédiction nuptiale — le mari jetait à terre des noisettes et des noix que se disputaient les enfants, pour marquer qu’il renonçait désormais aux choses de peu d’importance, aux bagatelles, aux étourderies, en un mot. Sparge, marite, nuces, chante un berger de Virgile dans la huitième églogue. En cette circonstance, nuces devenait synonyme de nugæ. Or, de la noix à sa coquille il n’y a pas loin, on en conviendra. Substituez l’une à l’autre, et vous aurez pour le mot coquille, pris figurément, la signification « d’étourderie, faute commise par étourderie. » C’est précisément ce qu’on entend par ce mot dans le langage typographique.

On nous accusera peut-être d’avoir usé d’un peu de subtilité et de dextérité pour arriver à notre but. Nous en conviendrons volontiers, à une condition : trouvez mieux, ou dites : « C’est bien possible ! »

Ah ! il y a aussi l’huître… et sa coquille. Dans ce cas, l’huître serait… Halte là ! Par amour de la philologie, ne nous laissons pas entraîner à d’irrévérencieuses hypothèses.

Nous avons dit quelles sont les principales causes des coquilles. En général, ces erreurs, la plupart grotesques, ne tirent pas autrement à conséquence.

Toutefois il n’en a pas toujours été ainsi ; en voici quelques exemples : Un célèbre imprimeur allemand donnait une nouvelle traduction de la Bible. Sa femme, pour qui l’autorité maritale n’était pas un article de foi, malgré le texte sacré, s’introduisit furtivement une nuit dans l’atelier où se trouvaient les formes typographiques. Arrivée à la sentence de soumission prononcée contre Ève dans la Genèse (ch. XXXI, verset 16) : « L’homme sera ton maître, » elle enleva les deux premières lettres du mot herr (maître, seigneur), et y substitua les lettres na, changeant ainsi la sentence : « Il sera ton maître (herr), » en celle-ci : « Il sera ton fou (narr), » c’est-à-dire ton jouet, ton esclave. On assure que cette protestation conjugale lui coûta la vie. — Se non è vero…

Étienne Dolet, imprimeur à Lyon, fut pendu et brûlé, comme athée et relaps, pour avoir ajouté les mots du tout à la fin de cette phrase, traduite de Platon : « Après la mort, tu ne seras plus rien. » Et peut-être cette addition n’était-elle qu’une malheureuse coquille.

La première coquille par transposition de lettres se trouve dans la suscription placée à la dernière page du célèbre Psautier de Mayence, imprimé en 1457 par Jean Fust et Pierre Schœffer : il y a spalmorum pour psalmorum.

Une pareille transposition existe dans la préface que Robert Estienne a placée en tête de sa belle édition du Nouveau Testament (en grec, 1549), où se trouve pulres au lieu de plures. C’est à cette faute que les bibliophiles reconnaissent la bonne édition.

C’est elle ! Dieu ! que je suis aise !
Oui, c’est la bonne édition.
Les voilà, pages neuf et seize,
Les deux fautes d’impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise.

Tout le monde connaît le proverbe : « Faute d’un point, ou pour un point, Martin perdit son âne. » Peu de personnes en savent l’origine.

Comme l’anecdote rentre dans notre cadre, puisqu’il s’agit de la transposition du point, nous nous faisons un devoir de la rapporter.

On assigne deux origines à ce proverbe. Selon quelques auteurs, un certain Martin, abbé de Sonane, en procès avec un ecclésiastique qui lui disputait son abbaye, perdit son procès parce que, dans l’acte de cession, on avait omis de mettre un point, ce qui changeait totalement le sens de la phrase.

Selon d’autres, un abbé d’Asello, en Italie, fit inscrire sur la porte de l’abbaye :

Porta, paiens esto. Nulli claudaris honesto.

(Porte, reste ouverte. Ne sois fermée à aucun honnête homme.)


Mais, par suite de l’ignorance du peintre, ce vers se trouva ponctué ainsi :

Porta, paiens esto nulli. Claudaris honesto.

(Porte, ne reste ouverte pour personne. Sois fermée à l’honnête homme.)

Cette inscription inconvenante fut signalée au pape, qui donna immédiatement l’abbaye d’Asello à un autre ecclésiastique.

Celui-ci corrigea la faute, et ajouta le vers suivant :

Uno pro puncto caruit Martinus Asello.

(Pour un seul point, Martin perdit Asello.)

Comme on le voit, cette expression proverbiale repose de toute manière sur un jeu de mots.

Sonane comme Asello est un nom de lieu, et ce dernier est tiré du latin asellus petit âne.

Quelques chroniqueurs placent ce fameux abbé Martin dans l’abbaye d’Alne, en Belgique.

Tout le monde connaît aussi ce salut héroïque des gladiateurs défilant au Cirque devant le siège de l’empereur :

Ave Cæsar, te morituri salutant.
(Adieu, César ceux qui vont mourir te saluent !)

M. Gérôme a fait de cette scène un tableau émouvant.

Une affreuse coquille — on sait qu’elle ne respecte rien — a écrit :

Aves, Cæsar, te morituri salutant,

ce qui conviendrait parfaitement pour enseigne à un rôtisseur, si aves n’était du féminin :

« César, les volailles (les oiseaux) qui vont mourir te saluent ! » — Mais il faudrait morituræ. La coquille n’est pas parfaite !

Dans le traité d’Érasme (qui avait été correcteur d’imprimerie chez Alde l’ancien, à Venise, et chez Froben, à Bâle), intitulé Vidua christiana, (la Veuve chrétienne), dédié à Marie, reine de Hongrie, sœur de Charles-Quint, une faute diabolique a rendu cette édition célèbre dans les fastes de la typographie. Érasme s’était exprimé ainsi en parlant de la reine de Hongrie : Mente illa usam eam semper fuisse, quæ talem feminam deceret. (Elle fit toujours usage de l’esprit comme il convenait à une telle femme.) On imprima Mentula (organe mâle de la génération), au lieu de Mente illa. Il n’est pas facile de traduire décemment. Qu’il suffise de savoir que le mot esprit se trouvait remplacé par un autre mot… obscène. Il y eut plus de 1,000 exemplaires distribués avant qu’on s’aperçût de cette erreur. Érasme a écrit qu’il eût donné 100 pièces d’or pour que cela ne fût pas arrivé. Nous le croyons sans peine.

Une autre fatalité fit attaquer et censurer Érasme par la Faculté de théologie de Paris, le 17 décembre 1527 ; ce fut l’addition de la lettre a qui fit amore du mot more dans sa paraphrase des paroles de saint Pierre au chapitre XVI de saint Matthieu : Tu es Chritus filius Dei vivi. Il avait écrit : Non suspicione proferens, sed certa et indubitata scientia profitens, illum esse Messiam a prophetis promissum, singulari MORE filium Dei. On lui fit dire AMORE. Il prouva, par une édition publiée en 1522, qu’il avait écrit more et non amore, n’ayant voulu rien dire autre chose que Jésus-Christ était fils de Dieu d’une manière toute particulière, et non « par la conséquence naturelle de l’amour. »

Si une voyelle ajoutée avait suscité une mauvaise affaire à Érasme, ce fut bien pis pour Flavigny, hébraïsant français et professeur au Collège de France. Dans une critique qu’il fit de la Polyglotte de Le Jay, où il signale un grand nombre de fautes existant au livre de Ruth, dans la version syriaque d’Abraham Echellensis, il cite un passage de saint Matthieu (ch. VIII, v. 3) : Quid vides festucam in oculo fratris tui et trabem in oculo tuo non vides ? Le mot oculo, se trouvant à la fin de la ligne, fut divisé ainsi : o- culo ; par un des mille accidents qui incombent à la typographie — lettres cassées, enlevées par le rouleau, etc. — l’o fut enlevé et il ne resta plus que culo (encore intraduisible, mais que le lecteur devine par analogie).

Echellensis cria au blasphème, au sacrilège ; Flavigny protesta de son innocence, et montra les épreuves qu’il avait eues sous les yeux et dans lesquelles le texte n’était pas altéré. Cette démonstration ne suffit pas, et il fut obligé de jurer solennellement en public qu’il n’avait eu aucune intention coupable.

On prétend que la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges, ses compagnes, est due, comme Vénus sortant des ondes, à cette coquille d’un traducteur. Le texte latin portait que sainte Ursule et sa compagne Undecimille avaient été martyrisées le même jour. Le traducteur, étonné de rencontrer le nom Undecimille, excessivement rare, supposa que le texte était altéré et qu’il fallait lire undecim millia c’est-à-dire onze mille.

Voilà pourtant comme se font les légendes !

C’est une confusion analogue qui a donné naissance à saint Rustique et à saint Éleuthère. Ces deux mots étaient, dans le vieux texte relatant le martyre de saint Denis, deux épithètes appliquées à l’évêque de Paris. On en fit plus tard deux compagnons de l’évêque, mis à mort en même temps que lui.

Voici une coquille de la même famille, qui rappelle celle à laquelle nous devons les Onze mille vierges et qui est sans doute tirée du même tonneau :

Dom Gervaise, auteur de la Vie de l’abbé Suger, rapporte, à la page 31 du tome Ier, que, dans un acte de partage fait par les religieux de Saint-Denis, ceux-ci exigeaient, entre autres choses, qu’on leur fournît onze cents bœufs par an.

Vérification faite sur le titre original, il se trouva qu’on devait lire onze cents œufs.

La charte en question était sans nul doute écrite en latin, ce qui rend l’erreur plus difficile à comprendre : pourtant il y a à peu près la même similitude qu’en français, et de bovum à ovorum la distance est petite.

Voici maintenant une série de coquilles plus récentes. Puisse cette liste, un peu fastidieuse peut-être à cause de sa longueur, divertir pourtant le curieux qui consentira à nous suivre jusqu’au bout, un peu à l’aventure. Donnons d’abord les coquilles poétiques, c’est-à-dire celles qui s’attaquent au langage des dieux.

Qui n’a lu ces deux vers gracieux de Malherbe, dans son Ode à Duperrier sur la mort de sa fille :

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin ?

Malherbe avait d’abord écrit :

Et Rosette a vécu…
Le typographe commit une coquille équivalant presque à un trait de génie :
Et rose, elle a vécu...

C’était substituer une métaphore charmante à une expression vulgaire. La version du typographe est restée.

Si la coquille a parfois du génie, on peut ajouter que le plus souvent elle manque absolument de respect. Elle osa un jour s’attaquer au doux Racine. Nous avons relevé ce vers :

Vous allez à l’hôtel, et moi j’y cours, madame.

Toutefois ce n’est pas là une véritable coquille, puisque le mot entier, moins la terminaison, est tronqué.

Racine avait écrit :

Vous allez à l’autel...

Dans une citation empruntée à notre vieux et admirable Corneille, nous avons lu les deux vers suivants :

Un bienfait perd sa grâce à le trop oublier ;
Qui veut qu’on s’en souvienne, il le faut publier.

Qu’on songe au scandale qu’aurait pu causer cette détestable morale que l’on osait prêter à l’auteur de Polyeucte !

Quelle honteuse manière de calomnier le cœur humain ! Heureusement pour la gloire de Corneille et aussi pour celle du citateur, on s’est aperçu de la faute et le texte a été rétabli :

Un bienfait perd sa grâce à le trop publier ;
Qui veut qu’on s’en souvienne, il le faut oublier.

À la bonne heure !

C’est là un exemple de coquille par transposition de mots ; ce qui n’est pas rare.

Dans un volume de vers, imprimé avec luxe, on a laissé passer cette horrible coquille :

J’aime à te voir, ô jeune fille,
Détachant ta noire mantille
De tes épaules de catin.

L’auteur, dit-on, a failli étrangler l’imprimeur.

On voit à quelles extrémités une coquille peut pousser un poète rêveur et ne songeant pas à mal.

Voici un vers un peu moins décolleté :

Je suis un champ d’amour.

Pourtant, mettez-vous à la place du poète, qui avait écrit :

Je suis un chant d’amour.

Et celui-ci :

Je t’aime, ô Mercadet !

remplacé par :

Je t’aime ! ô mords, cadet !

Idiot !

Assez de vers. Passons à la prose.

Un libraire avait fait imprimer un missel de son diocèse. Dans l’indication des rubriques se trouvait cette phrase, immédiatement avant l’élévation : Ici le prêtre ôte sa calotte. Dans le dernier mot, un u perfide vint prendre la place de l’a ; en sorte que l’indication se trouva transformée de la manière suivante : Ici le prêtre ôte sa culotte. Qu’eussent dit, mon Dieu, les paroissiens de cet ecclésiastique éhonté s’il s’était conformé au texte ?

Que dites-vous de celle-ci, qui s’étale en grosses lettres au titre d’un ouvrage religieux publié par une des maisons de librairie de la place Saint-Sulpice :

« L’âne contemplant son Créateur ? »

Quel bond dut faire l’auteur en recevant le premier exemplaire de son livre ! Le malheureux avait écrit :

« L’âme contemplant son Créateur. »

Voilà ; faute d’une jambe ! On a vu que Martin perdit son abbaye faute d’un point.

L’abbé Sieyès, l’auteur de la fameuse brochure : Qu’est-ce que le tiers état ? Tout ! Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien… et qui devint plus tard comte de l’Empire, trouva dans une épreuve d’un discours justificatif de sa conduite : « J’ai abjuré la République…, » au lieu de « J’ai adjuré la République… » — « Vous voulez donc me faire guillotiner ? » dit-il, furieux, à l’imprimeur. Cambacérès, ouvrant un matin le Moniteur, s’aperçut qu’il était désigné sous le titre de grand chanDelier de l’Empire.

Cela porta, dit-on, un tel coup au chancelier de Napoléon Ier qu’il en vit… trente-six chandelles.

Le Moniteur universel, le journal officiel de l’époque, mit un jour dans la bouche de l’austère Guizot, parlant à la tribune : « Je suis à bout de mes farces. » Il est inutile, n’est-ce pas ? de corriger. M. Guizot avait dit : « Je suis à bout de mes forces. »

À l’époque de la mort du prince Jérôme Bonaparte, les journaux officieux annoncèrent sa maladie et les diverses phases qu’elle suivait. Un jour, le bulletin de la Patrie était ainsi conçu :

« Une légère amélioration s’est manifestée dans l’état du prince. »

Et le lendemain : « Le vieux persiste. »

Malheureuse coquille ! d’ailleurs parfaitement explicable, puisque, dans la casse, le compartiment qui contient les m touche à celui des v. Le compositeur qui l’avait commise fut congédié, malgré ses protestations. On voit bien que l’administrateur du journal n’était pas typographe !

Dans un ouvrage sérieux très soigné, qui traite des temps préhistoriques et de l’âge de pierre, nous avons lu :

« L’homme des casernes avait pour armes des branches arrachées aux arbres et des haches de silex. »

Certes, l’homme des casernes est de nos jours autrement pourvu !

L’auteur avait écrit : « L’homme des cavernes.... »

Les abréviations dans le manuscrit produisent parfois des énormités de ce genre. L’auteur écrit : J’ai qq. amis ; on imprime : J’ai 99 amis.

Cette opinion n’était pas assurément celle d’Aristote quand il disait à ses disciples : « Mes amis, il n’y a point d’amis ; » ni celle du poète Claude Mermet :

Les amis de l’heure présente
Ont le naturel du melon :
Il faut en essayer cinquante
Avant d’en rencontrer un bon ;

ni celle du vieux Rutebeuf :

C’estoit amis que vent emporte,
Et il ventoit devant ma porte.

Le principal correcteur d’une grande imprimerie parisienne s’est acharné à maintenir dans un titre l’énormité suivante : Traité pratique de gastroNomie, pour Traité pratique de gastroTomie. Qu’eussent dit Grimod de La Reynière et Berchoux ?

C’est le même qui a laissé passer, dit-on (les correcteurs ont bon dos), dans une annonce de M. Lorilleux :

« Ces excellents produits (il s’agissait d’encres) sortent des urines de M. Lorilleux. »

Ne dirait-on pas que c’est par gageure que le mot urines a été substitué au mot usines ?

Un journal des tribunaux a imprimé :

« Les juges, trouvant la faute légère, n’ont condamné le pauvre diable qu’à huit jours d’empoisonnement. »

Cela fait rêver.

À quelle peine l’eût-on condamné, si la faute avait été grave ?

Un typographe s’avisa de composer un jour dans un titre : les Jambes de Barbier, en vertu sans doute de cette règle qu’un j remplace deux i ou un ï.

Pourquoi un autre a-t-il mis les Chenilles d’Adam Billaut pour les Chevilles du poète menuisier de Nevers ? Passe encore si le poète eût été jardinier.

Voici une coquille qu’on pourrait prendre pour une méchanceté. Un dictionnaire nouvellement mis entre les mains du public porte la définition qui suit :

AMPHITHÉATRE, s. m. Enceinte circulaire garnie de gredins.

Et celle-ci, qu’on a pu lire dans les Petites affiches : « Belle femme à vendre ou à louer ; très productive si on la cultive bien. » Ne dirait-on pas qu’elle vise au coq-à-l’âne égrillard ? Nous ne donnons pas le mot.

Un journal annonçait, à l’époque de notre expédition de Tunisie, que notre consul, M. Roustan, avait été dévoré par le bey, et qu’il s’en montrait enchanté.

Il est bien possible, après tout, que le bey eût, lui, été enchanté de voir M. Roustan dévoré. Pourtant il l’avait tout uniment décoré.

Un savant adressait un mémoire à l’Académie des sciences dans lequel on lisait que le Vésuve « jetait en ce moment beaucoup de raves, qui ne pouvaient manquer d’ensevelir toutes les campagnes environnantes. »

Si les habitants d’Herculanum et de Pompéi avaient eu cette chance d’être ensevelis sous des raves ! Hélas ! c’étaient des laves.

Le journal le Monde

(On ne s’attendait guère
À voir le Monde en cette affaire)

offre cette phrase :

« L’amour du sucre rétrécit l’âme et racornit le cœur. » Nous entendons d’ici un lecteur s’élever contre les deux vers que nous venons de citer, et dire : Pourquoi pas le Monde encore mieux qu’un autre, puisqu’il avait alors pour rédacteur en chef M. Coquille ? »

« Brigadier, vous avez raison. »

Voici une autre coquille ou plutôt une faute qui a donné lieu à un véritable coq-à-l’âne.

Pradier venait de terminer le monument consacré à Molière dans la rue Richelieu.

La statue représentant la Comédie tient à la main un rouleau sur lequel sont inscrits les titres des chefs-d’œuvre de notre grand comique ; ce travail secondaire avait été confié à un apprenti sculpteur, qui avait mis deux r au mot avare.

Et un passant de s’écrier plaisamment :

« Tiens, voilà un avare qui a un air misanthrope (r mis en trop). »

Nous avons vu que la coquille pouvait avoir du génie, par exemple dans : Rose, elle a vécu… de Malherbe, ou bien être irrespectueuse à l’égard du poète, comme dans le vers de Racine que nous avons cité.

Quelquefois aussi elle a de l’esprit ; témoin la suivante :

Alphonse Karr, dans un de ses moments de misanthropie (on sait que ces moments n’étaient pas rares), avait écrit sur son manuscrit : « La vertu doit avoir des bornes. »

Le typographe lut et composa cette phrase étourdissante :

« La vertu doit avoir des cornes. »

Combien le nombre des hommes vertueux ne doit-il pas être grand, si le typographe a raison !

Quand un compositeur a mis « professeur d’histoire à la halle, » pour « professeur d’histoire à Halle, » n’était-il pas convaincu de l’insuffisance d’instruction de MM. et dames de la Halle ?

Celui qui a écrit : « Toit à porcs, bâtiment destiné à loger les cochers (pour les cochons), » nous paraît avoir commis une grave irrévérence.

Quant au facétieux typographe qui composa :

« Les pompiers sont plantés sur tous les points du territoire (pour les pommiers), » à quel immense incendie songeait-il ?

Une gazette du XVIIIe siècle annonçait : « Le roi Louis XV est depuis huit jours au château de Fontainebleau ; hier, il s’est pendu dans la forêt. »

Hélas ! il ne s’était que perdu.

Coquille égrillarde, ramassée dans un roman à la mode :

« Elle avait vu André ; elle l’avait trouvé à son goût ; elle l’avait pris pour amant et elle s’en était vautrée. »

Certes, le compositeur avait raison : une femme capable de se vanter d’avoir des amants est bien capable aussi de se vautrer.

Que dites-vous de la phrase suivante :

« Deux gendarmes, Ventru et Sanguin, se promenaient placidement à travers la foule ? »

L’auteur avait écrit :

« Deux gendarmes, ventrus et sanguins, se promenaient… »

M. de Mérode, celui-là même qu’un de nos ambassadeurs souffleta… moralement au Vatican, dans les dernières années du second Empire, fut bel et bien désossé par un typographe facétieux, quand il n’avait été que dépassé.

Un certain curé, doyen de Templeuve, qui s’appelait Boudin, trouvant son nom peu décent et mal approprié à ses fonctions, sollicita auprès de M. le garde des sceaux afin d’obtenir le changement d’une seule lettre : sa requête fut accueillie, et, à la place de Boutin, le Journal officiel enregistra… Bousin.

Vous voyez d’ici l’ire du malheureux doyen : sa supplique contenait Boutin.

Un journaliste, parlant avec admiration d’Émile Augier, avait écrit :

« Son latin vaut mieux que mon français. »

On lui a fait dire :

« Son latin vaut mieux que son français. »

C’était remplacer une appréciation louangeuse par une critique imméritée ; car M. Émile Augier écrit sans aucun doute mieux en français qu’en latin.

A-t-il même jamais écrit en latin ? Che lo sa ?

L’artiste capillaire qui a dû voir ses cheveux se hérisser..., en admettant qu’il en eût, — c’est bien celui auquel un imprimeur livra un million d’étiquettes portant en grosses lettres :

Pommade contre la chute des chevaux !

On prétend qu’il les a cédées à la Compagnie des Petites-Voitures.

Nous avons relevé dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle l’énormité suivante :

La procession des équinoxes.

Le savant article était consacré à la précession des équinoxes.

Inutile d’ajouter que la faute se reproduisait cinquante ou soixante fois. Hâtons-nous de dire qu’elle a été corrigée avant la mise sous presse.

Dans le dernier ouvrage de M. C. Flammarion, les Étoiles (p. 377, avant-dernière ligne), l’auteur, parlant des merveilles de la constellation de la Vierge, invite le lecteur à oublier la terre pour le ciel, et dit :

« Par une nuit de printemps, sans clair de lune et sans brunes. »

Le savant astronome avait écrit sans brumes. Il n’est guère à supposer, en effet, que, dans la région éthérée des étoiles, on s’occupe de brunes ou… de blondes, qui font pâmer d’aise ou mourir de chagrin les habitants de notre globe terraqué.

On connaît l’eau de Lourdes et son efficacité ; aussi le lecteur ne peut-il s’étonner outre mesure de lire sur le titre d’un ouvrage pieux : Médications chrétiennes. Mais ce livre ne contenant aucune recette, aucune prescription relative aux malades et à leur traitement, on s’aperçoit vite que le titre est menteur et qu’il faut lire : Méditations chrétiennes.

Deux coquilles ecclésiastiques ! « C’est mercredi prochain, annonçait un journal, que le président de la République remettra la burette à M. Czacki. »

L’enfant de chœur goûte d’ordinaire à la burette et ne songe guère à la barrette.

Dans un rituel, eucologe ou catéchisme, la pénitente a pu lire cette abracadabrante prière : « Pardonnez-moi, ô mon Dieu, de vous avoir enfoncé ? »

Inutile, n’est-ce pas ? de vous dire que c’est offensé.

Est-ce un émule de Jean Hiroux qui fait à sa mère mourante l’adieu suivant : « Ô ma mère, nous nous retrouverons un jour dans les lieux ? »

Quel changement de sens peut produire le remplacement d’un c par un l ! Il y avait cieux au manuscrit.

Journal des Voyages (no 271, p. 761, art. Astronomie : « Les découvertes récentes ont contribué à soulever le voile qui nous cache l’immensité ; on a mesuré les distances, déterminé les axes et les arbitres... »

On ne se doutait guère qu’il fallût mesurer des arbitres. Qu’on se rassure ; ce sont des orbites.

Voici un proverbe réaliste : « Ce qui est digéré n’est pas perdu. »

Ma foi ! il est plus exact que celui qu’il pastiche : « Ce qui est différé n’est pas perdu. »

La Fable raconte que la sage Minerve est sortie un beau jour de la cuisse de Jupiter.

Un typographe peu crédule flaira là une erreur ; il fit sortir la déesse de la cuisine de Jupiter. C’était plus réaliste et plus vraisemblable, mais moins conforme à la mythologie.

Un journal local, parlant des plaisirs que goûtent les principaux habitants du chef-lieu, a écrit : « Les plus grosses bêtes de la ville se réunissent chaque soir dans ce cercle pour jouer et deviser… »

Quelle tête ont dû faire ces grosses têtes !

L’autre jour, à la cour d’assises, d’aprés la Gazette des Tribunaux, l’acte d’accusation reprochait à un jeune gredin d’avoir assassiné sa victime avec « un instrument confondant (contondant). »

L’accusé fut confondu… et condamné.

« De l’influence néfaste que peut avoir une coquille, » telle est la rubrique sous laquelle le rédacteur des On-dit du Rappel rapporte ce qui suit :

Dans un roman en cours de publication, il est question d’un jeune homme qui veut se marier.

Le père de la jeune fille dont il a demandé la main reçoit d’un ami des renseignements confidentiels dans ce billet laconique, mais rassurant :

« On ne lui connaît pas de maîtresse ; il est toujours seul. »

Or, voyez la malchance. On imprima : « Il est toujours soul. »

Qu’aura pensé le futur beau-père, en recevant cette lettre ?

Voici enfin une Ode à la coquille, due à nous ne savons quel poète, un typographe peut-être, ou plutôt un auteur mécontent :
Je fais chanter tous tes hauts faits,
Je veux dire tous tes forfaits,
Toi qu’à bon droit je qualifie
Fléau de la typographie.
S’agit-il d’un homme de bien,
Tu m’en fais un homme de rien ;
Fait-il quelque action insigne,
Ta malice la rend indigne,
Et, par toi, sa capacité
Se transforme en rapacité.
Que sur un vaisseau quelque prince
Visite nos ports en province,
D’un brave et fameux amiral,
Tu fais un fameux animal.
Et son émotion visible
Devient émotion risible ;
Un savant maître fait des cours,
Tu lui fais opérer des tours ;
Il parle du divin Homère,
O sacrilège ! on lit Commère ;
L’amphithéâtre et ses gradins
Ne sont plus que d’affreux gredins.
Le professeur cite Hérodote,
Tu dis : le professeur radote ;
Puis, s’il allait s’évanouir,
Tu le ferais s’épanouir.
Léonidas aux Thermopyles
Montre-t-il un beau dévoûment,
Horreur ! voilà que tu jubiles
En lui donnant le dévoiment.

ANERIES

Sous cette rubrique peu respectueuse, nous nous proposons d’offrir au lecteur, non plus une collection de véritables coquilles, qui toutes s’expliquent plus ou moins.

Ici, ce sont des fautes dues à l’ignorance inepte ou à l’étourderie la plus inexcusable ; ces fautes constituent de véritables âneries. Nous ne donnons que le dessus du panier.

Au lieu d’Archipel de Cook, un compositeur mit un jour… Archipel de 600 kilos.

Il avait pris le C pour un 6, les deux o pour des zéros, et la lettre k pour l’abréviation de kilogramme.

Qui n’a lu l’adage latin :

Quos vult perdere Jupiter…?

Voici de quelle façon un compositeur… peu versé dans la langue de Virgile a pu le transformer : « Grosse brute, père de Jupiter… »

Dans un roman sentimental, composé par des dames dans une imprimerie de la banlieue parisienne, au moment psychologique, l’héroïne, s’adressant au traître, s’écrie douloureusement :

« Monstre, vous avez rompu mon bouchon ! »

Quel sens la compositrice attachait-elle à cette plainte ? Mystère ! L’auteur avait écrit : « Monsieur, vous avez rompu mon bonheur ! »

On trouve dans un livre de chimie l’ânerie suivante :

« On peut augmenter progressivement la force d’un aimant en accrochant à l’armature un bassin dans lequel on met tous les jours un poids ; c’est ce qu’on nomme mourir en aimant. »

L’auteur avait écrit : Nourrir un aimant.

Dans une petite ville de province, le régisseur avait fait mettre sur l’affiche : l’Amour filial, ou la Jambe de bois.

L’imprimeur se trompa, et mit à la place : la Jambe filiale, ou l’Amour de bois.

On connaissait l’Amour mouillé du vieil Anacréon et toutes sortes d’autres amours. Quant à l’Amour de bois, personne, croyons-nous, n’en entendit jamais parler.

Un autre, prenant cette recommandation de l’auteur : Guillemetez tous les alinéas, pour du texte, composa :

Guillotinez tous les aliénés.

C’est un remède radical, et, si le conseil de ce féroce typographe était suivi, on pourrait fermer Charenton et Sainte-Anne. Peut-être a-t-il trouvé asile dans l’un ou l’autre de ces établissements.

Un troisième, à la pêche au cachalot, substitua la pêche au chocolat.

Que voulait dire cet autre, lorsqu’il composait : « Exploitation de vitriol et d’obus ? »

Vous ne devineriez pas, je vais vous le dire ; lisez : « Exploitation de vitriol et d’alun. »

Quel est le docteur en médecine qui s’est avisé d’écrire l’ordonnance suivante : Infusion de petits chiens ?

Certes, aucun médecin, pas même M. Purgon, n’est ou n’a été capable de commettre cette formule ultra-fantaisiste.

Le typographe avait mal lu ; notre docteur avait ordonné… une infusion de chiendent.

À propos d’un récent procès, il a été beaucoup parlé dans les journaux d’une demoiselle Lucile, somnambule extralucide, plaidant contre un M. D..., son Barnum.

Le typographe qualifia Mlle Lucile de médecine de M. D.

Il avait voulu dire médium de M. D.

M. Octave Robin, rédacteur du Voltaire, rappelant les préludes de la guerre de 1870, parlait du défilé des souverains à l’Exposition universelle de 1867.

On a imprimé le défilé des ouvriers.

Cela n’avait plus aucun sens ; aussi cette coquille mérite-t-elle d’être classée sous la même rubrique que les précédentes.

Dans l’Année littéraire de 1861, il était parlé en maint endroit du chroniqueur Albéric Second.

Jamais, paraît-il, le typographe qui occupait à cette époque l’emploi de reviseur de tierces à l’imprimerie Lahure n’avait entendu parler de cet écrivain.

Dans sa perplexité, il consulta le Dictionnaire de Bouillet et changea onze fois Albéric Second en Albéric II !!

Un journal du soir publiait récemment un article, fort intéressant d’ailleurs, sur la question des égouts et des latrines de Paris. L’auteur avait intitulé son article : Res Parisienses (Affaires parisiennes).

Quelle n’a pas dû être sa stupeur, en dépliant son journal, de lire ce titre coquettement changé en celui-ci : Les Parisiennes !!

Nous avons trouvé cette plainte dans le Voltaire du 22 juillet 1882.

Dans les Nuits du boulevard, page 263, roman imprimé chez M. A. Quantin, on lit :

« Beverley fit un soubresaut, se dressa, les cheveux hérissés sur son séant, et promena son regard vitreux autour de lui… »

Voilà un monsieur qui avait les cheveux plantés sur une partie qui, d’ordinaire, est complètement chauve.

Dans un Dictionnaire géographique et historique en cours de publication, nous avons lu, à l’article ANTICOSTI, île située à l’embouchure du Saint-Laurent :

« On y a établi deux phares et deux petits abcès pour les naufragés… »

Est-ce que la dame ou la demoiselle (car c’est l’une ou l’autre) qui a composé cette énormité avait quelque phlegmon… sous roche ? Autrement, elle eût lu abris au lieu d’abcès.

Ânerie cueillie dans le Réveil du 25 décembre 1882 :

« La sueur perçait à travers l’épidémie. »

Lisez : « à travers l’épiderme. »

Dans un recueil publié sous les auspices du ministère de la guerre : le Bulletin de l’Intendance, nous avons lu l’autre jour avec stupéfaction la mention suivante :

Décorations étrangères ET ANTIQUES.

Confère-t-on de nos jours des décorations antiques, et qu’est-ce qu’elles peuvent être ? — Nos souvenirs classiques ne pouvant nous fournir une réponse acceptable, nous avons eu recours à l’examen de la copie, et nous avons fini par découvrir que le rédacteur de cette publication, quelque peu typographe, avait tout simplement indiqué de composer le titre susdit en antiques, c’est-à-dire en caractères gras, d’un type particulier. Le compositeur — né malin — avait introduit l’indication dans le titre même.

En Angleterre, il existe deux grands partis politiques. D’après un compositeur peu au courant : « Les Anglais sont divisés en toupies et en vaches, » tandis que l’auteur avait écrit : « Les Anglais sont divisés en tories et en whigs. »

Après celle-là, il faut tirer l’échelle.



  1. Les types que nous avons observés et essayé de faire connaître dans cette Étude sont ceux des typographes parisiens ; mais le typographe parisien se confond avec le typographe français, car, sur dix compositeurs, il en est à peine deux qui soient nés et aient été élevés à Paris.
  2. Typographes et gens de lettres, ouvrage très intéressant, que nous recommandons à l’attention des lecteurs.
  3. Typographes et gens de lettres.
  4. Voir au Dictionnaire le portrait du rouleur, tracé d’une façon aussi exacte que pittoresque par notre ami M. Ulysse Delestre.
  5. Le grand avocat, qui était aussi un grand cœur, refusa de recevoir les honoraires qui lui étaient dus pour sa plaidoirie. Les typographes trouvèrent un moyen ingénieux et délicat de prouver leur reconnaissance : ils composèrent un volume des Oraisons funèbres de Bossuet, et en firent tirer un seul exemplaire qu’ils offrirent à Berryer. Cet exemplaire unique sera recherché par les bibliomanes de l’avenir.
  6. Le typographe auquel il est fait allusion ici s’appelait Genty ; il est mort depuis que ces lignes ont été écrites.
  7. Cette sorte rappelle un fait véritable : l’immensité des publications chinoises ; ainsi, d’après le World, le See-Coo-Tswen-Choo ne comprendra pas moins de 160,000 volumes.
    C’est une encyclopédie dont le plan fut conçu à l’origine par l’empereur Kien-Long, vers le milieu du XVIIIe siècle, et dont l’exécution fut confiée par lui, vers 1773, à une commission de savants et d’érudits chargée d’en faire les compilations. Durant le siècle qui s’est écoulé, 78,716 volumes ont été publiés. De ce nombre, 7,353 tomes ont rapport à la théologie ; 2,152 traitent des quatre ouvrages classiques de la Chine et de la musique ; 21,626 sont historiques, et les 47,004 volumes restants traitent de la philosophie et des sciences.
    Les souverains qui ont successivement régné sur le Céleste-Empire ont toujours été entourés de littérateurs, de collectionneurs et de lecteurs de livres.
    L’empereur actuel possède une bibliothèque de 400,000 volumes et il a donné l’ordre de réunir tous les poèmes écrits sous l’une des dynasties, pour être publiés en 200 volumes.
    L’épaisseur des ouvrages n’en fait pas le prix : les livres imprimés se vendent très bon marché en Chine. Ainsi, un ouvrage historique en 24 tomes coûte seulement de 0 fr. 80 à 4 francs.
  8. Chacun dit-on, a « le droit de prendre son bien où il le trouve, » par conséquent de le reprendre ; c’est ce qui nous autorise à puiser dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, cet immense répertoire ouvert si libéralement à tout venant, quelques-uns des détails préliminaires qui vont suivre.
  9. Je remercie ici, entre autres, MM. Brueyre, Dambuyant, Granger, Lenoir, Monloup et Vandamme.