Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aléandre 1

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ALÉANDRE (Jérôme), archevêque de Brindes, et cardinal au XVIe. siecle[* 1]. Alexandre VI souhaita de l’avoir à son service (A), et le voulut donner pour secrétaire à son fils. Il changea peu après de résolution, et aima mieux l’envoyer négocier en Hongrie ; mais Aléandre se trouva malade en ce temps-là, et ne put partir de Venise où il demeurait. Louis XII le fit venir en France l’an 1508 (B), pour la profession des belles-lettres dans l’université de Paris[* 2]. Aléandre était alors âgé de vingt-huit ans. Il se fit fort estimer dans cette charge. Il passa au service d’Éverard de la Mark, évêque de Liége, qui l’envoya à Rome pour faciliter sa promotion au cardinalat, contre les oppositions de la France. Léon X le trouva assez habile pour souhaiter de le retenir, à quoi l’évêque de Liége donna les mains. Aléandre fut d’abord placé chez le cardinal de Médicis[a], auquel il servit de secrétaire : il eut ensuite la charge de bibliothécaire du Vatican[* 3], après la mort d’Acciaioli. Mais le grand théâtre où il commença de paraître avec éclat fut l’Allemagne, au commencement des troubles que la réformation y excita. Il y fut envoyé nonce du pape, l’an 1519[* 4]. Il y fit le personnage d’ambassadeur et le personnage de docteur, selon les rencontres. Il parla trois heures de suite devant la diète de Worms, contre la doctrine de Luther[b] ; mais on prétend qu’il ne la rapporta point fidèlement[c]. Il ne put point empêcher que Luther ne fût ouï dans cette diète, et il refusa de disputer avec lui ; mais il obtint que l’on brûlerait ses livres, et qu’on proscrirait sa personne : il dressa même l’édit qui le proscrivait[d]. Il était nonce auprès de François Ier., devant Pavie, l’an 1525, et il tomba entre les mains de quelques soldats qui le maltraitèrent (C). Il fut envoyé une seconde fois en Allemagne, l’an 1531, et trouva un changement considérable, s’il en faut croire ce qu’on dit qu’il écrivit. Le peuple, dans les villes protestantes, n’était plus si animé contre le pape ; mais dans les villes catholiques, il témoignait une envie extrême de secouer le joug de Rome, et de s’enrichir des biens d’Église, comme avaient fait les protestans. Le changement de ceux-ci venait de ce qu’ayant espéré une grande liberté, pourvu qu’ils secouassent le joug papal, ils éprouvaient que le joug de la puissance séculière sous lequel il leur fallait vivre n’était pas plus doux. Aléandre fit tout ce qu’il put, mais sans succès, pour empêcher que Charles-Quint ne fît une trêve avec les protestans d’Allemagne. Il fut créé cardinal par Paul III[* 5], et destiné à la présidence du concile, avec deux autres légats[e]. En attendant, il alla en Allemagne, légat du pape, l’an 1538. Cette légation dura un an. Sa mort, arrivée le premier jour de février 1542, l’empêcha de présider au concile. Quelques-uns disent qu’il mourut par la bêtise de son médecin (D). Je n’ai point parlé de toutes ses nonciatures. M. Moréri fournira ce que j’ai omis. Aléandre avait publié quelques ouvrages (E). Il entendait fort bien l’hébreu et le grec, et on lui attribue une mémoire surprenante (F). Je ne crois pas qu’on ait eu raison de dire que l’hébreu était sa langue maternelle, ou, pour n’exprimer plus clairement, qu’il était né juif (G). On a eu plus de raison de l’accuser d’emportement[f]. Il fit lui-même son épitaphe qui témoigne qu’il ne se dépitait point contre son destin (H), comme on l’en a accusé. Érasme fait souvent mention de lui dans ses lettres, et presque toujours en mal (I). Il s’est plaint, entre autres choses, des mauvais offices qu’il en avait reçus auprès de l’évêque de Liége, chez qui Aléandre avait un frère qui était beaucoup plus grand maître que lui en l’art de dissimuler (K).

  1. * Leclerc le dit né à La Motte, le 13 février 1480. Bayle l’avait dit dans sa note B.
  2. * Joly, d’après Chevillier, lui fait, avec Tissard, l’honneur d’avoir établi l’imprimerie grecque à Paris.
  3. * C’est à tort, dit Joly, que Ciaconnius rapporte qu’Aléandre conserva cette place après être parvenu au cardinalat.
  4. * Ce fut en 1520, dit Leclerc ; et il y porta la bulle de Léon X contre Luther, qui est de juillet 1520.
  5. * Leclerc dit que cette promotion eut lieu le 29 décembre 1536. Paul III avait, depuis le mois de mai de l’année précédente, rappelé auprès de lui Aléandre qui était nonce de Venise depuis 1533.
  1. Qui fut le pape Clément VII.
  2. Ex Pallavicini Hist. Conc. Trid. Ce fut l’an 1521.
  3. Seckendorf, Historia Lutheranismi, lib. I, pag. 149.
  4. Pallavic. Hist. Conc Trid., lib. I, cap. XXVIII, num. 3.
  5. Les cardinaux Campege et Simoneto.
  6. Voyez la remarque (G), à la fin.

(A) Alexandre VI souhaita de l’avoir à son service. ] Je me sers de cette expression, parce que l’auteur que j’ai suivi réduit la chose à un pur dessein qui ne fut jamais exécuté[* 1]. De la manière qu’il en parle, Aléandre ne fut jamais actuellement au service de ce méchant pape. Si cela est, il faut compter pour perdues toutes les réflexions qu’on a faites au désavantage d’Aléandre, en vertu de la pernicieuse école d’Alexandre VI, et de César Borgia, où l’on prétend qu’il a été élevé. Je ne décide rien ; je laisse au lecteur la peine d’approfondir un peu la chose : Aleandrum (qui paulò antè Cancellarius Leodiensis, et olim famosissimi Cæsaris illius Borgiæ seu ducis Valentini secretarius fuerat, famulus hero dignus, et pars aulæ Romanæ sub Alexandro VI, ) pessimè describit Lutherus[1].

(B) Louis XII le fit venir en France, l’an 1508. ] Pallavicini ne marque point cette année ; mais comme il dit qu’Aléandre, âgé de vingt-huit ans, fut appelé à Paris, je n’ai pas cru me tromper en la marquant, puisque d’ailleurs l’épitaphe d’Aléandre porte qu’il mourut l’an 1542, âgé de soixante-deux ans moins treize jours[2]. Il était donc né le 13 de février 1480 ; car ceux qui marquent le jour de sa mort, la mettent au premier jour de février[3]. Je suis surpris de la négligence des auteurs de son épitaphe. Ils y mettent qu’il naquit à La Motte, dans la Carniole, l’an 1479, et qu’il mourut à Rome, l’an 1542, âgé de soixante-deux ans moins treize jours. Cela ne peut être vrai que dans Ja supposition que l’année 1479 ne commença pas au mois de janvier, et que l’année 1542 y commença : or il est ridicule de supposer dans une épitaphe une manière de marquer le temps si destituée d’uniformité. Je m’étonne que l’auteur du Nomenclator ne se soit point aperçu de cette fausse supposition. Il dit une chose incompatible avec le père Pallavicini : savoir, qu’Aléandre n’avait que vingt ans lorsqu’il enseignait dans l’université de Paris.

(C) Il tomba entre les mains de quelques soldats qui le maltraitèrent. ] Voici ce qu’on trouve là-dessus dans une lettre d’Hiérome Négro à Marc-Antoine Michieli, datée de Rome le 20 de mars 1525 : « L’archevesque de Capue nous a racompté un cas estrange d’Aléandre, évesque esleu de Brindes, et nonce de sa Sainteté près le roy très-Chrestien : c’est qu’en la plus grande fureur du combat, et en celle confusion telle que la pouvez imaginer, le pauvre gentilhomme s’enfuyant vestu d’accoustrement digne de son estat d’évesque, il tomba ès mains de trois Espagnols, lesquels le prenans, et sans autrement le cognoistre, le contraignirent par menaces et bravades, de se tailler à trois mille ducats de rançon, et le menèrent en cest équipage par le camp, se tournans souvent en arrière, et l’importunans avec très-rigoureuses paroles de les suyvre. L’effroyé évesque couroit aprés eux comme un laquay, sans oser dire qu’il fust nonce apostolique. Mais, estant dedans Pavie, il fut recogneu par le viceroy de Naples, et par le marquis de Pescare, qui, avec grande peine et difficulté, le délivrèrent de ceste prison et servitude : néanmoins fallut-il pour estre quitte de son serment, qu’il donnast aux soldats susdits deux cents ducats pour homme afin de les contenter. J’entends qu’il va à Venise, il vous fera le compte de ses disgrâces et mésavantures[4]. »

(D) Quelques-uns disent qu’il mourut par la bêtise de son médecin[5]. ] Cela ne s’accorde guère avec son épitaphe, qui témoigne qu’une maladie de langueur, contractée par les travaux de ses ambassades, le fit mourir : Mox, diversis Legationibus pro summis Pontificibus ad omnes ferè christianos Principes fideliter et diligenter perfuncto, et ideò in tabem delapso. Un passage de Paul Jove, mal compris d’abord, et puis métamorphosé de main en main en différens sens, aura peut-être donné lieu à cette bêtise du médecin d’Aléandre. Quoi qu’il en soit, nous apprenons de Paul Jove, qu’Aléandre ruina lui-même sa santé par le trop de soin qu’il en prit, et qu’il fut à lui-même un très-méchant médecin, pour s’être servi de trop de remèdes non nécessaires : Lætatus est eâ purpurâ per annos quinque [6], pervasurus haud dubiè ad exactam ætatem, nisi nimiâ tuendæ valetudinis sollicitudine intempestivis medicamentis, sibi herclè insanus et infelix medicus, viscera corrupisset [7].

(E) Il avait publié quelques ouvrages. ] M. de la Rochepozai[8] me donne encore un petit sujet de me plaindre de son manque d’exactitude. Il dit qu’Aléandre, quoique très-capable de traiter les plus sublimes matières, n’avait pas dédaigné d’écrire sur les humanités, et de publier quelques petits opuscules, dont le sujet était fort mince : De re... litterariâ licet inferiori benè mereri non dedignatus est, exilis argumenti operulis editis, quæ tamen autoris nomen et fumam nec elevant neque imminutum eunt[9]. Il n’y a point d’homme qui, lisant cela, ne se prépare à ne voir que de forts petits livrets dans le catalogue des Œuvres d’Aléandre, qui est à la suite de ces paroles du Nomenclator. Cependant, voici le début de cette suite : Scripsit vastum opus adversùs singulos disciplinarum professores, in quos censuram acerbiùs et felicem exercuit calamum ; Tabulas in grammaticam græcam [* 2], seu potiùs grammaticam ad litteras græcas ; Dialogos duos festivissimos, quorum alter Cicero relegatus inscribitur, alter verò Cicero revocatus [10] ; Carmina quædam illustrium poëtarum Italorum carminibus indita ; Epistolas multas, quarum 4 habes inter epistolas Federici Nauseæ, et alias in quibus de Rebus ecclesiasticis agit ; Annotationes item quasdam in bibliothecâ cardinalis Sirleti asservatas. Si l’on est choqué de voir un grand et immense ouvrage, où l’on ne devait rencontrer qu’une petite dissertation, on ne revient pas de ce dégoût, en ne trouvant dans le catalogue des écrits d’un homme aucune marque qui fasse la distinction de ce qui a été imprimé, et de ce qui ne l’est point. Voilà un défaut qui règne dans le Nomenclator, dans l’Athenæum d’Oldoïni, et dans plusieurs autres bibliographes. Le grand ouvrage d’Aléandre, où il faisait la censure de toutes sortes de professeurs n’a jamais été imprimé. Il y mettait, dit-on, la dernière main lorsqu’il mourut : Mentre andava compiendo una vastissima opera contra i professori di tutte le scienze, fu assalito in Roma dalla morte[11]. C’est ce que M. Moréri a voulu dire par ces paroles : Il mourut le 1er. février 1542, dans le temps qu’il allait publier un ouvrage considérable. Paul Jove a été sur cela l’original de beaucoup de gens. Quùm vastum opus, dit-il[12], vastâ illâ memoriâ adversùs singulos disciplinarum professores agitaret, Romæ interiit. Les continuateurs de Gesner et Konig n’ont connu de tous les ouvrages d’Aléandre que les tables de la grammaire grecque. Draudius n’a pas même connu cela. Le catalogue d’Oxford ne contient qu’un petit poëme de cet auteur[* 3].

(F) On lui attribue une mémoire surprenante. ] Je ne saurais prendre ce que Paul Jove en a dit que pour une saillie poétique, quoiqu’il l’ait assuré en prose. C’est qu’Aléandre retenait tout ce qu’il lisait, et qu’il le pouvait réciter long-temps après sans se méprendre en rien, ni quant aux choses ni quant aux paroles : Detur hoc incomparabili inusitatæ memoriæ felicitati quæ in Hieronymo Aleandro suprà cujusque vel antiqui seculi captum admiranter excelluit, ut ejus ex vero depicta facies vel in pudendâ ingenii sterilitate inter fecundissimas imagines conspiciatur, quando nihil eum cuncta volumina cupidè perlegentem vel rerum vel verborum omninò subterfugerit, quin singula memoriter vel à multis annis longo sepulta silentio recitaret[13]. On a de la peine à croire cela si l’on ne le voit ; mais comme une mémoire ne laisse pas d’être très-heureuse, encore qu’elle ne le soit point au degré que Paul Jove vient de décrire, je ne doute point de la connaissance parfaite de plusieurs langues que l’épitaphe d’Aléandre lui attribue : Hebraïcæ, Græcæ, Latinæ, aliquotque aliarum linguarum exoticarum ita exactè docto, ut eas rectè et aptè loqueretur et scriberet.

(G) Je ne crois pas qu’on ait eu raison de dire... qu’il était né juif. ] Luther et ses disciples donnèrent cela pour un fait certain[* 4], pendant la première nonciature d’Aléandre en Allemagne ; et voici ce que nous lisons dans les œuvres de Luther[14] : Venit his dicbus Hieronymus Aleander, vir suâ opinione longè maximus, non solùm propter linguas quas eximiè callet, siquidem Ebræa illi vernacula est, Græca à puero illi coaluit, Latinam autem didicit diutinâ professione, sed etiam mirabilis suis videtur ob antiquitatem generis. Nam Judæus natus est, quæ gens immodicè gloriatur de Abraham vetustissimo se originem ducere. An verò baptisatus sit nescitur. Certum est eum non esse Pharisæum, quia non credit resurrectionem mortuorum, quoniam vivit perindè atque cum corpore sit totus periturus, adeò nullum à se pravum affectum abstinens. Usque ad insaniam iracundus est, quâvis occasione furens. Impotentis arrogantiæ, avaritiæ inexplebilis, nefandæ libidinis et immodicæ, summum gloriæ mancipium, quanquàm mollior quàm qui possit elaborato stylo [15] gloriam parare, et pejor quàm qui vel conetur in argumento honesto. At ne nesciamus, cessit felicissimè simulata defectio ad Christianos. Voilà un portrait qui nous représente Aléandre, non-seulement comme un Juif qui faisait semblant d’être chrétien, et dont le baptême était une chose douteuse ; mais aussi comme un homme qui ne croyait point l’immortalité de l’âme, et qui se plongeait dans les plus infâmes voluptés, emporté jusqu’à la fureur, avare et superbe au souverain point. Il répondit à l’accusation d’être né juif, et déclara devant la diète de Worms, que ses ancêtres avaient eu la dignité de marquis dans l’Istrie, et qu’il avait fourni de bonnes preuves de sa noble et illustre extraction lorsqu’il était devenu chanoine de Liége. Il prit à témoin plusieurs personnes de probité qui l’entendaient, et qui connaissaient sa famille. C’est M. de Seckendorf qui nous apprend cette particularité. Il l’a trouvée dans les archives des ducs de Weimar, où l’on garde, entre plusieurs manuscrits de ce temps-là, les actes de la diète de Worms. La longue Harangue d’Aléandre est en abrégé dans ces actes, et c’est de là que cet illustre luthérien a tiré ce que l’on va lire tel qu’il l’a traduit en latin[16] : Tandem questus est à Luthero spargi quasi Aleander gente Judæus esset : « Deum immortalem ! dixit, multi hìc sunt boni viri, quibus notus sum ego et familia mea, et asserere ego verè possum, majores meos marchiones in Istriâ fuisse [17] : quòd verò parentes mei ad inopiam redacti sunt, fato tribui debet. Natales mens ità legitimavi, ut in Canonicum Leodiensem receptus sim, quod factum non foret, nisi ortus essem ex familiâ illustri vel spectabili. » Ce qui me fait croire que ce reproche de naissance judaïque était injuste, n’est pas une petite raison. Hulric Hutten publia contre Aléandre une invective, où il se mit si en colère qu’il le menaça de le tuer : Omnem advertam diligentiam, omne adhibebo studium, omnia tentabo conaborque, ut qui furore, amentiâ, et iniquitate gravis accessisti, vitâ inanis hinc efferaris. Neque enim exspectandum adhuc tibi est ut stylos doctorum hìc virorum sentias, sed futurum crede ut fortium gladiis confodiare[18]. Il n’ignorait pas que ce nonce avait réfuté devant la diète le reproche du judaïsme, et s’était vanté de descendre d’une maison très-illustre ; mais tant s’en faut qu’il s’engage à soutenir ce reproche, qu’il nie qu’on le lui eût fait. Peu m’importe qu’il ait eu tort de le nier ; la preuve que je tire de son silence n’en est pas moins bonne ; car s’il avait vu quelque fondement dans l’accusation, il eût pour le moins soutenu qu’Aléander niait faussement son extraction juive. Ne lui soutint-il pas que les comtes qu’il se donnait pour parens ne le reconnaissaient pas pour tel ? Nihil intellexisti proximâ auditione cùm multis quidem excusares judaïcam originem, nemo objiceret. Nam esse malum quâcunque etiam gente editum sciebant omnes. Itaque nemo magnoperè putabat generis pravitatem tibi objiciendem : adversùm mores fremebant infensè multi. Et poterat sentiri jam manifestè quæ esset animorum commotio : tu tamen, quasi illìc potissimùm expurgatione opus esset, multis tractabas locum eum ad fastidium usque audientium ; sed tantâ cum fiduciâ ut planè certus tibi esse videreris neminem intelligere, quàm impudenter ibi mentireris omnia. Illo enim post multa erupisti, ut ad nobiliss. comitum, qui te penitùs ignorant, et quos tu haud satis nôsti, genus, originem tuam referres[19]. Or, comme il n’y a si petite chose qui, en passant de bouche en bouche, ne devienne considérable, je ne voudrais pas nier que la médisance qui courut contre le nonce, n’ait eu pour fondement ce que dit Paul Jove, que les Juifs admiraient l’habileté d’Aléandre en fait d’hébreu, et qu’ils n’avaient nulle peine à croire qu’il était de leur nation : Latinæ græcæque litteræ quùm sæpè alacriter jactabundo pro vernaculis haberentur, Hebraïcas admirantibus Judæis et suæ stirpis eum facilè credentibus, solertissimé didicit[20]. Ceux qui chercheront à me critiquer sont avertis que je ne prétends point que le livre de Paul Jove ait donné lieu à la médisance : ma pensée est que, long-temps avant que Paul Jove eût dit cela, d’autres pouvaient l’avoir dit.

« Ce que dit Luther, qu’Aléander était fort colère, est très-véritable : on en peut croire Josse Gentin, secrétaire de ce cardinal, dans une lettre à Nauséa, évêque de Vienne[* 5]. Il lui dit de la meilleure foi du monde, après lui avoir mandé la mort d’Aléandre, qu’il ne sait où prendre parti, après la mort de son maître, dans l’appréhension où il est d’en trouver encore un plus emporté. Hactenùs, dit-il, alium Mecenatem Romæ non quæsivi, eò quod immodestia et furor hujus mei defuncti inculcat mihi timorem, ne faciam Glauci cum Diomede permutationem [21]. »

(H) Il fit lui-même son épitaphe, qui témoigne qu’il ne se dépitait pas contre son destin. ] Elle consiste en deux vers grecs, qui signifient qu’il était mort de bon gré, parce qu’il cesserait d’être témoin de plusieurs choses dont la vue était plus insupportable que la mort :

Κάτθανον οὐκ ἀέκων, ὅτι παύσομαι ὢν ἐπιμάρτυς
Πολλῶν, ὧνπερ ἰδεῖν ἄλγιον ἦν θανατοῦ.


Voilà quelle serait la disposition de tous les hommes, si la réflexion, si la raison, si le bon sens, étaient capables de surmonter les impressions machinales qui nous font aimer la vie. Mais, laissant à part cette profonde moralité, je dis qu’il est bien étrange que Paul Jove ait produit contre soi-même un témoin aussi formel que cette épitaphe. Il avait dit qu’Aléandre, indigné contre son destin, qui l’emportait un an avant l’année climactérique, rendit l’âme, en se plaignant de cette anticipation : Interiit fato suo vehementer indignatus, quùm se præreptum anno uno ante climactericum inter anxia supremaque suspiria quereretur[22] ; et tout aussitôt il ajoute qu’Aléandre ordonna par son testament, qu’on mît dans son épitaphe un distique grec de sa façon, contenant cette pensée :

Excessi è vitæ ærumnis facilisque lubensque,
Ne pejora ipsâ morte dehinc videam[* 6].


Lorenzo Crasso dit à peu près la même chose de ce dépit d’Aléandre contre son destin : Fu assalito in Roma dalla morte, contro la quale mostrossi anche negli ultimi sospiri sdegnato[23]. Paul Jove est tombé dans une autre erreur à l’égard d’Aléandre. Il l’accuse d’avoir présagé de nouveaux malheurs prêts à fondre sur nos têtes : novas clades imminere nobis ominatur ; mais rien n’est plus faux que cela. Aléandre ne regardait à l’avenir que par accident, toutes ses vues se portaient sur le passé ; il s’imaginait seulement que l’avenir ne vaudrait pas mieux en ce monde. Voilà donc une seconde erreur de Paul Jove. Quant à la première, on ne saurait l’en justifier, qu’on ne le charge d’ailleurs d’une horrible médisance : c’est d’avoir représenté Aléandre comme un fourbe moribond, qui ordonnait par son testament qu’on fît accroire un grand mensonge à toute la postérité ; savoir qu’il n’était pas mort à regret. Lorenzo Crasso rapporte que Scraderus a inséré dans ses Monumens d’Italie l’inscription sépulcrale d’Aléandre, avec la version latine des deux vers grecs[24]. Cette version est la même que Paul Jove a rapportée : elle n’est guère moins mauvaise que celle-ci : Non invitus obii ; quia quiesco, testis multorum quæ videre pejus est morte[25]. Voilà ce qu’on gagne quand on se sert d’une langue peu connue : toute la force et toute la grâce du distique grec ont échappé aux traducteurs.

Mettons ici une remarque qui m’a été communiquée par un habile homme : Josse Gentin, dans sa lettre à Nauséa, dit qu’Aléandre, trois jours avant sa mort, ayant mis ordre à toutes choses, servitoribus et aliis præsentibus, pronunciavit suum quod fieri cupiebat epitaphium, quod hoc disticho clausit, Κατθανον, etc. Cela fait voir que l’épitaphe ne consistait pas entièrement dans ces deux vers ; mais que ces deux vers étaient seulement la clôture de l’épitaphe. Je ne suis point de ce sentiment : je crois que Gentin a voulu dire que son maître renferma dans ce distique toute l’inscription qu’il ordonna que l’on mît sur son tombeau.

(I) Érasme fait souvent mention de lui dans ses lettres, et presque toujours en mal. ] Aléandre, bouillant de son naturel, et intéressé d’ailleurs à la ruine du luthéranisme, par sa qualité de nonce envoyé en Allemagne pour étouffer ce parti dans le berceau, n’avait pu souffrir la modération d’Érasme[* 7]. Ce ne fut pas tout : les ennemis d’Érasme ne cessèrent de le diffamer, comme fauteur du luthéranisme ; ainsi l’amitié et l’estime réciproques, qui avaient été entre lui et le nonce, souffrirent une grande diminution au premier voyage d’Aléandre en Allemagne : Hieronymum Aleandrum, nuncium apostolicum, hominem apprimè ductum mihique vetere ac jucundissimâ necessitudine conjunctum, miris mendaciis in me conati sunt irritare…. Quid multis ? persuaserant homini, ut acri simplicique insenio prædito, ita credulo, me parùm amicè de ipso et sentire et loqui. Nec defuerunt, qui coalescentem amicitiam novis subindè delationibus discinderent [26]. C’est parler bien faiblement des mauvaises dispositions d’Aléandre, s’il est vrai, comme on n’en peut guère douter, que ce soit lui que l’on ait désigné ailleurs[27] par le titre de porteur de bulles, Διπλωματοϕόρος ; car ce porteur de bulles fit tout ce qu’il put pour perdre Érasme ; et bien en prit à ce dernier, que l’empereur ne voulut pas faire tout ce qu’on lui demandait : Me quominus oppresserit per illum non stetit : perierat Erasmus, si pronas aures principum reperisset. Une lettre qu’Érasme avait écrite à Luther, et que les amis de celui-ci rendirent publique, irrita si fort Aléandre, qu’il tâcha de ruiner son ancien ami, tant auprès du pape qu’auprès de l’évêque de Liége : Hæc (epistola) dedit ansam Aleandro jampridem iniquo in me animo ut me perditum iret, conatus Leonis animum irritare in me, simul Leodiensis episcopi qui priùs penè deperibat, ut ità loquar, in Erasmum. Nam ipse Leodiensis ostendit mihi litteras quas ad eum è Româ scripserat Aleander satis odiosè me attingentes[28]. Il affecta de dire que les hérétiques avaient trouvé dans les ouvrages d’Érasme le fondement de toutes leurs fausses doctrines : Jam audio multis persuasum ex meis scriptis exstitisse totam hanc ecclesiæ procellam. Cujus vanissimi rumoris præcipuus autor fuit Hieronymus Aleander, homo, ut nihil aliud dicam, non superstitiosè verax[29]. Il ne se contentait pas de mordre sur la religion d’Érasme, il médisait aussi de l’érudition et des ouvrages de ce grand homme. Cela paraît par une lettre qu’Érasme lui écrivit en l’année 1524

[30], où il lui décharge son cœur. Il le regardait comme un ennemi si irrité, qu’il le prit pour l’un des principaux promoteurs des censures que la Sorbonne avait publiées contre ses livres, et pour l’auteur véritable de l’invective qui avait couru sous le nom de Jules-César Scaliger : Non tamen erant prodituræ censuræ, nisi quidam oleum camino addidissent. Lutetiæ fuit Eccius, et ut suspicor Aleander, quem suspicor hâc de causâ præcipuè venisse, ut Erasmo moliatur exutium. Julii Scaligeri Libellum tam scio ullius esse, quam scio me vivere. Id tamen dissimulandum est, ne magis insaniat prodito fuco[31]. J’ai montré ailleurs[32], qu’Érasme se trompe sur ce dernier fait : la harangue de Scaliger était l’ouvrage de celui dont elle portait le nom ; et dire qu’en 1531 Aléandre allait à Paris principalement pour machiner la ruine d’Érasme, est se croire trop important, et ignorer la nature des emplois que le pape donnait à ce nonce. Nous verrons ailleurs[33] si Érasme a eu raison d’attribuer à Aléandre un livre qui portait le nom de Dolet. Il veut parler de ce nonce dans la lettre XXIV du XXVe. livre. Il faut donc que la passion d’Aléandre ait été extrême ; car celui dont Érasme se plaint avait fait courir à la cour de Rome un écrit[34], où il disait au pape, qu’il s’étonnait que, tant de milliers de personnes ayant péri en Allemagne dans la guerre des Paysans, Érasme, l’auteur et le chef de ce furieux tumulte, vécût encore. On ne peut pas ignorer quel est l’auteur qu’Érasme désigne, puisqu’on trouve ces paroles dans une autre lettre : In me impudentissimis argumentis causam agit (Albertus Pius), et agit hostiliter, docere laborans, me fui se occasionem, causam, autorem et principem, totius hujus negotii. Quod idem agit Aleander in suo Racha, demirans me adhuc spirare, quùm in Germaniâ tot hominum millia sint trucidata[35]. En un autre endroit, il le désigne sous le nom de Verpus[36] ; ce qui témoigne qu’il n’était point désabusé de la médisance qui avait couru, que cet homme-là était né juif. Si Aléandre avait fait ce livre, il avait eu des liaisons très-étroites avec Érasme : même table, même chambre et même lit avec lui, et il en avait reçu de bons offices ; car voici ce qu’Érasme nous apprend : Cum altero fuit mihi olim non tectum modo ac mensa, verùm etiam cubiculum et lectus communis [37], adeòque à me nullâ læsus est injuriâ, ut quùm illi res essent angustiores commendatricibus litteris meis nonnihil etiam adjutus sit, nec usquàm ullius in scriptis meis nisi honorifica mentio [38]. On ne peut s’empêcher de reconnaître là Aléandre lorsqu’on se souvient d’une autre lettre[39], où l’on trouve ces paroles : Ut video, tibi propemodùm persuasit (Aleander) : at ego, qui è domestico convictu ac lectuli quoquè contubernio totum intùs et in cute novi, tam scio esse ovum illius [40], quàm scio me vivere. Finissons la relation désavantageuse par un passage qui concerne les mœurs d’Aléandre. Il vivait en épicurien à Venise, l’an 1533, si nous en croyons Érasme : Nunc Venetiæ planè vivit epicureum, non sine dignitate tamen [41]. Sans doute par cette dignité, il entend la double mitre, dont il avait fait mention dans la lettre LX : Aleander, geminâ mitrâ insignitus ; nam Brundusinus et Oretinus est, apud Cæsarem agit legatum Anglicum[42]. Ce dernier mot est équivoque, et peut-être Érasme n’avait point écrit Anglicum. mais Angelicum, afin de signifier l’emploi de nonce apostolique qu’Aléandre avait alors en Allemagne. En tout cas, on n’eût point mal fait d’avertir dans une note marginale, qu’il n’était point ambassadeur du roi d’Angleterre auprès de l’empereur Charles-Quint ; car c’est à quoi l’esprit du lecteur se porte tout droit. M. de la Monnaie a deviné très-heureusement qu’Anglicum a été mis à cause qu’Érasme avait écrit en abrégé ãplicum pour apostolicum.

Il faut pour le moins qu’on voie ici un passage d’Érasme à l’avantage d’Aléandre : Etiamsi nominâsses istum, qui Aleandrum Érasmo præfert in omnibus, nihil erat periculi. Nam et ipse plurimùm tribuere soleo Aleandro, præsertìm in litteris, nihiloque magis me lædi puto si doctior est, quàm quòd ditior est aut formosior[43]. La lettre où Érasme parle ainsi, est datée da 31 d’août 1524.

(K) Il avait un frère... plus grand maître que lui en l’art de dissimuler. ] Érasme, qui nous apprend cette particularité, ajoute que ce frère était en cela beaucoup plus dangereux qu’Aléandre, qui ne savait pas si bien cacher ses desseins. Rapportons ses propres termes : Habet fratrem apud Leodiens, hoc perniciosiorem, quòd omnia potest dissimulare, id quod non potest Aleander[44].

  1. * Leclerc explique qu’Aléandre, envoyé par le pape en Hongrie, étant tombé malade en route, fut obligé de revenir à Venise, et ne parut jamais à la cour d’Alexandre VI qui mourut au mois d’août 1503.
  2. * Imprimées, selon Simler, en 1517, in-8°. Je ne sais, ajoute Leclerc, si cet ouvrage est différent du travail d’Aléandre sur la grammaire de Chrysoloras.
  3. * C’est, dit Leclerc, une pièce de 22 vers, intitulée Poëma ad Julium et Neæram, imprimée à la page 56 du tome Ier. des Deliciæ poëtaram Italorum de Gruter.
  4. * Leclerc combat longuement cette opinion de Luther
  5. (*) Lib. VIII, Epist. ad Nauseam à variis scriptarum, pag. 353.
  6. * Joly, dans ses Additions et Corrections, rapporte une autre traduction latine, sans doute de sa façon, et qu’il donne comme meilleure que celle de Bayle.
  7. * Leclerc a fait en réponse à Bayle l’apologie d’Aléandre ; mais c’est à l’article Érasme qu’il avait renvoyé et qu’il a inséré ses longues et nombreuses notes. Sans citer Leclerc, Joly les a transposées et reproduites ici.
  1. Seckendorf, de Lutheran., lib. I, pag. 125, num. 3.
  2. In Nomenclatore Cardinalium, pag. 132, et in Istoria de’ Poeti Græci de Lorenzo Crasso, pag. 278.
  3. Oldoïnus, in Athenæo Romano, pag. 317.
  4. Lettres des Princes, traduites par Belleforêt, folio 96.
  5. Voyez les Jugem. des Savans sur les Poët. tom. III, num. 1273, pag. 194.
  6. Il faudrait conclure de là qu’il obtint le cardinalat en 1537.
  7. Paulus Jovius, Elog., cap. XCVIII, p. 231.
  8. Évêque de Poitiers, auteur du Nomenclator Cardinalium.
  9. Nomenclator Cardinalium, pag. 131, edit. 1614.
  10. Je fais voir dans l’article d’(Hortensio) Lando, que cela est faux.
  11. Lor. Crasso, Istor. de’ Poeti Greci, p. 277.
  12. Jovius in Flogiis, cap. XCVIII, p. 231.
  13. Id. ibid., pag. 230.
  14. Tome I, folio 496, apud Seckendorf de Lutherau., lib. I, pag. 125, num. 4.
  15. Paul Jove témoigne qu’Aléandre ne s’exerça qu’à parler ; et que, lorsqu’il voulut écrire, il sentit trop tard son faible. [ Sur cela Leclerc dit qu’Aléandre, au contraire, a composé un grand nombre d’ouvrages dès sa jeunesse, mais qu’il en est peu d’imprimés ; savoir : 1o. la seconde édition de la grammaire de Chrysoloras à laquelle il avait travaillé ; 2o. la Gnomologia qu’il fit imprimer en 1512 ; 3o. la Préface du dictionnaire grec et latin, 1512 ; 4o. son épitaphe en deux vers grecs, rapportés par Bayle, remarque (H), et le petit Poëme latin dont Bayle a parlé remarque (E) ; 5o. quatre Lettres dans le recueil de Nauséa, en 1550, ainsi que Bayle l’a encore dit remarque (E) ; 6o. les Tabulæ in grammaticam grævam, citées par Bayle au même endroit.]
  16. Seckendorf, de Lutheran., pag. 149, liv. 4.
  17. On assure dans son épitaphe qu’il était issu è comitibus Laudri in Carniâ Petræpilosæ in Istriâ.
  18. Hulricus Huttenius in Aleandrum.
  19. Idem, ibid.
  20. Jovius, Elogiorum cap. XCVIII, p. 231.
  21. Ce Supplément [c’est-à-dire, ce dernier alinéa] vient de M. de la Monnaie.
  22. Jovius Elogior, cap. XCVIII, p. 231.
  23. Lor. Crasso, Istor. de’ Poeti Greci, p. 297.
  24. Lor. Crasso, Istor. de’ Poeti Greci, p. 278.
  25. Chytræus, lib. XVII, folio 458, la rapporte. Voyez Seckendorf, liv. I, pag. 128, let. h.
  26. Erasmi Epistola XXIV libri XVII, p. 767.
  27. Dans la XXIVe. Lettre du XXVe. livre, pag. 1379.
  28. Erasmi Epistola CXIII libri XIX, p. 949.
  29. Idem, Epistola LXXXIV libri XX, p. 1040.
  30. La LIIIe. du XVIIIe. livre.
  31. Erasmus, Epistola LVI libri XXX, pag. 1941.
  32. Dans la remarque (M) de l’article Érasme.
  33. Dans la même remarque.
  34. In quo docebat quid significet Hebræis Racha.
  35. Erasm. Epist. XCIX libri XX, pag. 1052 : elle est datée de Bâle, le 23 de décembre 1528.
  36. Dans la Lettre XLIV du XXXe. livre, p. 1931. Voyez aussi la LXXIVe. Lettre du même livre.
  37. Ce fut apparemment à Venise, lorsque Érasme travaillait chez Alde Manuce.
  38. Epist. XXIV libri XXV, pag. 1379.
  39. La LVIIIe. Lettre du XXXe. livre d’Érasme, pag. 1945.
  40. Il parle de la Harangue de Scaliger
  41. Epistol. LXII libri XXX, pag. 1949.
  42. Erasm. Epist. LX libri XXX.
  43. Epistola IV libri XXI, pag. 1065. Vide etiam pag. 814.
  44. Erasmi Epistola LI libri XX, pag. 1011.

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