Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Abus

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Éd. Garnier - Tome 17
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ABUS[1].


Vice attaché à tous les usages, à toutes les lois, à toutes les institutions des hommes ; le détail n’en pourrait être contenu dans aucune bibliothèque.

Les abus gouvernent les États.

. . . . . . Optimus ille est,
Qui minimis urgetur. . . . .
Hor., lib. I, sat. iii, v. 68-69.


On peut dire aux Chinois, aux Japonais, aux Anglais : Votre gouvernement fourmille d’abus que vous ne corrigez point. Les Chinois répondront : Nous subsistons en corps de peuple depuis cinq mille ans, et nous sommes aujourd’hui peut-être la nation de la terre la moins infortunée, parce que nous sommes la plus tranquille. Le Japonais en dira à peu près autant. L’Anglais dira : Nous sommes puissants sur mer et assez à notre aise sur terre. Peut-être dans dix mille ans perfectionnerons-nous nos usages. Le grand secret est d’être encore mieux que les autres avec des abus énormes.

Nous ne parlerons ici que de l’appel comme d’abus.

C’est une erreur de penser que maître Pierre de Cugnières, chevalier ès lois, avocat du roi au parlement de Paris, ait appelé comme d’abus en 1330, sous Philippe de Valois. La formule d’appel comme d’abus ne fut introduite que sur la fin du règne de Louis XII. Pierre Cugnières fit ce qu’il put pour réformer l’abus des usurpations ecclésiastiques dont les parlements, tous les juges séculiers, et tous les seigneurs hauts-justiciers, se plaignaient ; mais il n’y réussit pas.

Le clergé n’avait pas moins à se plaindre des seigneurs, qui n’étaient, après tout, que des tyrans ignorants qui avaient corrompu toute justice ; et ils regardaient les ecclésiastiques comme des tyrans qui savaient lire et écrire.

Enfin le roi convoqua les deux parties dans son palais, et non pas dans sa cour du parlement comme le dit Pasquier ; le roi s’assit sur son trône, entouré des pairs, des hauts-barons et des grands-officiers qui composaient son conseil.

Vingt évêques comparurent ; les seigneurs complaignants apportèrent leurs mémoires. L’archevêque de Sens et l’évêque d’Autun parlèrent pour le clergé. Il n’est point dit quel fut l’orateur du parlement et des seigneurs. Il paraît vraisemblable que le discours de l’avocat du roi fut un résumé des allégations des deux parties. Il se peut aussi qu’il eût parlé pour le parlement et pour les seigneurs, et que ce fût le chancelier qui résuma les raisons alléguées de part et d’autre. Quoi qu’il en soit, voici les plaintes des barons et du parlement, rédigées par Pierre Cugnières :

I. Lorsqu’un laïque ajournait devant le juge royal ou seigneurial un clerc qui n’était pas même tonsuré, mais seulement gradué, l’official signifiait aux juges de ne point passer outre, sous peine d’excommunication et d’amende.

II. La juridiction ecclésiastique forçait les laïques de comparaître devant elle dans toutes leurs contestations avec les clercs, pour succession, prêt d’argent, et en toute matière civile.

III. Les évêques et les abbés établissaient des notaires dans les terres mêmes des laïques.

IV. Ils excommuniaient ceux qui ne payaient pas leurs dettes aux clercs ; et si le juge laïque ne les contraignait pas de payer, ils excommuniaient le juge.

V. Lorsque le juge séculier avait saisi un voleur, il fallait qu’il remît au juge ecclésiastique les effets volés, sinon il était excommunié.

VI. Un excommunié ne pouvait obtenir son absolution sans payer une amende arbitraire.

VII. Les officiaux dénonçaient à tout laboureur et manœuvre qu’il serait damné et privé de la sépulture s’il travaillait pour un excommunié.

VIII. Les mêmes officiaux s’arrogeaient de faire les inventaires dans les domaines mêmes du roi, sous prétexte qu’ils savaient écrire.

IX. Ils se faisaient payer pour accorder à un nouveau marié la liberté de coucher avec sa femme.

X. Ils s’emparaient de tous les testaments.

XI. Ils déclaraient damné tout mort qui n’avait point fait de testament, parce qu’en ce cas il n’avait rien laissé à l’Église ; et pour lui laisser du moins les honneurs de l’enterrement, ils faisaient en son nom un testament plein de legs pieux.

Il y avait soixante-six griefs à peu près semblables.

Pierre Roger, archevêque de Sens, prit savamment la parole ; c’était un homme qui passait pour un vaste génie, et qui fut depuis pape, sous le nom de Clément VI. Il protesta d’abord qu’il ne parlait point pour être jugé, mais pour juger ses adversaires, et pour instruire le roi de son devoir.

Il dit que Jésus-Christ, étant Dieu et homme, avait eu le pouvoir temporel et spirituel ; et que par conséquent les ministres de l’Église, qui lui avaient succédé, étaient les juges-nés de tous les hommes sans exception. Voici comme il s’exprima :

Sers Dieu dévotement,
Baille-lui largement,
Révère sa gent dûment,
Rends-lui le sien entièrement.

Ces rimes firent un très bel effet. (Voyez Libellus Bertrandi cardinalis, tome I des Libertés de l’Église gallicane.)

Pierre Bertrandi, évêque d’Autun, entra dans de plus grands détails. Il assura que l’excommunication n’étant jamais lancée que pour un péché mortel, le coupable devait faire pénitence, et que la meilleure pénitence était de donner de l’argent à l’Église. Il représenta que les juges ecclésiastiques étaient plus capables que les juges royaux ou seigneuriaux de rendre justice, parce qu’ils avaient étudié les décrétales, que les autres ignoraient.

Mais on pouvait lui répondre qu’il fallait obliger les baillis et les prévôts du royaume à lire les décrétales pour ne jamais les suivre.

Cette grande assemblée ne servit à rien ; le roi croyait avoir besoin alors de ménager le pape, né dans son royaume, siégeant dans Avignon, et ennemi mortel de l’empereur Louis de Bavière. La politique, dans tous les temps, conserva les abus dont se plaignait la justice. Il resta seulement dans le parlement une mémoire ineffaçable du discours de Pierre Cugnières. Ce tribunal s’affermit dans l’usage où il était déjà de s’opposer aux prétentions cléricales ; on appela toujours des sentences des officiaux au parlement, et peu à peu cette procédure fut appelée appel comme d’abus.

Enfin tous les parlements du royaume se sont accordés à laisser à l’Église sa discipline, et à juger tous les hommes indistinctement suivant les lois de l’État, en conservant les formalités prescrites par les ordonnances[2].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. L’appel comme d’abus disparut naturellement à la Révolution. Mais Napoléon ayant restauré le culte catholique, il fallut de nouveau constater l’abus et régler l’appel. Ce fut l’objet de la loi du 18 germinal an X. On a vu de nos jours le gouvernement se servir de cette vieille arme gallicane contre l’évêque de Moulins. (G. A.)


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