Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Boire à la santé

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Éd. Garnier - Tome 18
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BOIRE À LA SANTÉ[1].

D’où vient cette coutume ? est-ce depuis le temps qu’on boit ? Il paraît naturel qu’on boive du vin pour sa propre santé, mais non pas pour la santé d’un autre.

Le propino des Grecs, adopté par les Romains, ne signifiait pas : Je bois afin que vous vous portiez bien ; mais : Je bois avant vous pour que vous buviez ; je vous invite à boire.

Dans la joie d’un festin, on buvait pour célébrer sa maîtresse, et non pas pour qu’elle eût une bonne santé. Voyez dans Martial (liv. I, ép. lxxii) :

Nævia sex cyathis, septem Justina bibatur.
Six coups pour Nevia, sept au moins pour Justine[2].

Les Anglais, qui se sont piqués de renouveler plusieurs coutumes de l’antiquité, boivent à l’honneur des dames : c’est ce qu’ils appellent toster; et c’est parmi eux un grand sujet de dispute si une femme est tostable ou non, si elle est digne qu’on la toste.

On buvait à Rome pour les victoires d’Auguste, pour le retour de sa santé. Dion Cassius rapporte qu’après la bataille d’Actium le sénat décréta que dans les repas on lui ferait des libations au second service. C’est un étrange décret. Il est plus vraisemblable que la flatterie avait introduit volontairement cette bassesse. Quoi qu’il en soit, vous lisez dans Horace (liv. IV, od. v) :

Hinc ad vina redit lætus, et alteris

Te mensis adhibet deum :

Te multa prece, te prosequitur mero
Defuso pateris ; et laribus tuum
Miscet numen, uti Græcia Castoris,

Et magni memor Herculis.

Longas o utinam, dux bone, ferias
Præstes Hesperiæ ! dicimus integro
Sicci mane die ; dicimus uvidi

Quum sol Oceano subest.

Sois le dieu des festins, le dieu de l’allégresse ;
Que nos tables soient tes autels.
Préside à nos jeux solennels,
Comme Hercule aux jeux de la Grèce.

Seul tu fais les beaux jours, que tes jours soient sans fin !
C’est ce que nous disons en revoyant l’aurore,
Ce qu’en nos douces nuits nous redisons encore,

Entre les bras du dieu du vin[3].

On ne peut, ce me semble, faire entendre plus expressément ce que nous entendons par ces mots : « Nous avons bu à la santé de Votre Majesté. »

C’est de là, probablement, que vint, parmi nos nations barbares, l’usage de boire à la santé de ses convives : usage absurde, puisque vous videriez quatre bouteilles sans leur faire le moindre bien ; et que veut dire boire à la santé du roi, s’il ne signifie pas ce que nous venons de voir ?

Le Dictionnaire de Trévoux nous avertit « qu’on ne boit pas à la santé de ses supérieurs en leur présence ». Passe pour la France et pour l’Allemagne ; mais en Angleterre c’est un usage reçu. Il y a moins loin d’un homme à un homme à Londres qu’à Vienne.

On sait de quelle importance il est en Angleterre de boire à la santé d’un prince qui prétend au trône : c’est se déclarer son partisan. Il en a coûté cher à plus d’un Écossais et d’un Irlandais pour avoir bu à la santé des Stuarts.

Tous les whigs buvaient, après la mort du roi Guillaume, non pas à sa santé, mais à sa mémoire. Un tory nommé Brown, évêque de Cork en Irlande, grand ennemi de Guillaume, dit qu’il mettrait un bouchon à toutes les bouteilles qu’on vidait à la gloire de ce monarque, parce que cork en anglais signifie bouchon. Il ne s’en tint pas à ce fade jeu de mots ; il écrivit, en 1702, une brochure (ce sont les mandements du pays) pour faire voir aux Irlandais que c’est une impiété atroce de boire à la santé des rois, et surtout à leur mémoire ; que c’est une profanation de ces paroles de Jésus-Christ : « Buvez-en tous ; faites ceci en mémoire « de moi. »

Ce qui étonnera, c’est que cet évêque n’était pas le premier qui eût conçu une telle démence. Avant lui, le presbytérien Prynne avait fait un gros livre contre l’usage impie de boire à la santé des chrétiens.

Enfin il y eut un Jean Géré, curé de la paroisse de Sainte-Foi, qui publia « la divine potion pour conserver la santé spirituelle par la cure de la maladie invétérée de boire à la santé, avec des arguments clairs et solides contre cette coutume criminelle, le tout pour la satisfaction du public ; à la requête d’un digne membre du parlement, l’an de notre salut 1648 ».

Notre révérend père Garasse, notre révérend père Patouillet, et notre révérend père Nonotte, n’ont rien de supérieur à ces profondeurs anglaises. Nous avons longtemps lutté, nos voisins et nous, à qui l’emporterait.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Voltaire n’a pas fait attention à l’usage des anciens de boire autant de coups qu’il y avait de lettres dans le nom de la personne qu’on voulait célébrer. Il aurait dû non-seulement écrire Nævia (et non Nevia), mais encore ne pas ajouter dans sa traduction les mots au moins, qui forment un contre-sens. (B.)
  3. Dacier a traduit sicci et uvidi : dans nos prières du soir et du matin. (Note de Voltaire.)