Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Constantin

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Éd. Garnier - Tome 18


CONSTANTIN[1].

SECTION PREMIÈRE.

Du siècle de Constantin.

Parmi les siècles qui suivirent celui d’Auguste, vous avez raison de distinguer celui de Constantin. Il est à jamais célèbre par les grands changements qu’il apporta sur la terre. Il commençait, il est vrai, à ramener la barbarie : non-seulement on ne retrouvait plus des Cicérons, des Horaces et des Virgiles, mais il n’y avait pas même de Lucains, ni de Sénèques ; pas un historien sage et exact : on ne voit que des satires suspectes, ou des panégyriques encore plus hasardés.

Les chrétiens commençaient alors à écrire l’histoire ; mais ils n’avaient pris ni Tite-Live ni Thucydide pour modèle. Les sectateurs de l’ancienne religion de l’empire n’écrivaient ni avec plus d’éloquence ni avec plus de vérité. Les deux partis, animés l’un contre l’autre, n’examinaient pas bien scrupuleusement les calomnies dont on chargeait leurs adversaires. De là vient que le même homme est regardé tantôt comme un dieu, tantôt comme un monstre.

La décadence en toute chose, et dans les moindres arts mécaniques comme dans l’éloquence et dans la vertu, arriva après Marc-Aurèle. Il avait été le dernier empereur de cette secte stoïque qui élevait l’homme au-dessus de lui-même en le rendant dur pour lui seul, et compatissant pour les autres. Ce ne fut plus, depuis la mort de cet empereur vraiment philosophe, que tyrannie et confusion. Les soldats disposaient souvent de l’empire. Le sénat tomba dans un tel mépris que, du temps de Gallien, il fut défendu par une loi expresse aux sénateurs d’aller à la guerre. On vit à la fois trente chefs de partis prendre le titre d’empereur, dans trente provinces de l’empire. Les barbares fondaient déjà de tous côtés, au milieu du IIIe siècle, sur cet empire déchiré. Cependant il subsista par la seule discipline militaire qui l’avait fondé.

Pendant tous ces troubles, le christianisme s’établissait par degrés, surtout en Égypte, dans la Syrie, et sur les côtes de l’Asie Mineure. L’empire romain admettait toutes sortes de religions, ainsi que toutes sortes de sectes philosophiques. On permettait le culte d’Osiris ; on laissait même aux Juifs de grands priviléges, malgré leurs révoltes ; mais les peuples s’élevèrent souvent dans les provinces contre les chrétiens. Les magistrats les persécutaient, et on obtint même souvent contre eux des édits émanés des empereurs. Il ne faut pas être étonné de cette haine générale qu’on portait d’abord au christianisme, tandis qu’on tolérait tant d’autres religions. C’est que ni les Égyptiens, ni les Juifs, ni les adorateurs de la déesse de Syrie, et de tant d’autres dieux étrangers, ne déclaraient une guerre ouverte aux dieux de l’empire. Ils ne s’élevaient point contre la religion dominante ; mais un des premiers devoirs des chrétiens était d’exterminer le culte reçu dans l’empire. Les prêtres des dieux jetaient des cris quand ils voyaient diminuer les sacrifices et les offrandes ; le peuple, toujours fanatique et toujours emporté, se soulevait contre les chrétiens : cependant plusieurs empereurs les protégèrent. Adrien défendit expressément qu’on les persécutât. Marc-Aurèle ordonna qu’on ne les poursuivit point pour cause de religion. Caracalla, Héliogabale, Alexandre, Philippe, Gallien, leur laissèrent une liberté entière ; ils avaient au IIIe siècle des églises publiques très-fréquentées et très-riches, et leur liberté fut si grande qu’ils tinrent seize conciles dans ce siècle. Le chemin des dignités étant fermé aux premiers chrétiens, qui étaient presque tous d’une condition obscure, ils se jetèrent dans le commerce, et il y en eut qui amassèrent de grandes richesses. C’est la ressource de toutes les sociétés qui ne peuvent avoir de charges dans l’État : c’est ainsi qu’en ont usé les calvinistes en France, tous les non-conformistes en Angleterre, les catholiques en Hollande, les Arméniens en Perse, les Banians dans l’Inde, et les Juifs dans toute la terre. Cependant à la fin la tolérance fut si grande, et les mœurs du gouvernement si douces, que les chrétiens furent admis à tous les honneurs et à toutes les dignités. Ils ne sacrifiaient point aux dieux de l’empire ; on ne s’embarrassait pas s’ils allaient aux temples ou s’ils les fuyaient ; il y avait parmi les Romains une liberté absolue sur les exercices de leur religion ; personne ne fut jamais forcé de les remplir. Les chrétiens jouissaient donc de la même liberté que les autres : il est si vrai qu’ils parvinrent aux honneurs, que Dioclétien et Galérius les en privèrent en 303, dans la persécution dont nous parlerons.

Il faut adorer la Providence dans toutes ses voies ; mais je me borne, selon vos ordres, à l’histoire politique.

Manès, sous le règne de Probus, vers l’an 278, forma une religion nouvelle dans Alexandrie. Cette secte était composée des anciens principes des Persans, et de quelques dogmes du christianisme. Probus et son successeur Carus laissèrent en paix Manès et les chrétiens. Numérien leur laissa une liberté entière. Dioclétien protégea les chrétiens, et toléra les manichéens pendant douze années ; mais, en 296, il donna un édit contre les manichéens, et les proscrivit comme des ennemis de l’empire attachés aux Perses. Les chrétiens ne furent point compris dans l’édit ; ils demeurèrent tranquilles sous Dioclétien, et firent une profession ouverte de leur religion dans tout l’empire, jusqu’aux deux dernières années du règne de ce prince.

Pour achever l’esquisse du tableau que vous demandez, il faut vous représenter quel était alors l’empire romain. Malgré toutes les secousses intérieures et étrangères, malgré les incursions des barbares, il comprenait tout ce que possède aujourd’hui le sultan des Turcs, excepté l’Arabie ; tout ce que possède la maison d’Autriche en Allemagne, et toutes les provinces d’Allemagne jusqu’à l’Elbe ; l’Italie, la France, l’Espagne, l’Angleterre, et la moitié de l’Écosse ; toute l’Afrique jusqu’au désert de Darha, et même les îles Canaries. Tant de pays étaient tenus sous le joug par des corps d’armée moins considérables que l’Allemagne et la France n’en mettent aujourd’hui sur pied quand elles sont en guerre.

Cette grande puissance s’affermit et s’augmenta même depuis César jusqu’à Théodose, autant par les lois, par la police et par les bienfaits, que par les armes et par la terreur. C’est encore un sujet d’étonnement qu’aucun de ces peuples conquis n’ait pu, depuis qu’ils se gouvernent par eux-mêmes, ni construire des grands chemins, ni élever des amphithéâtres et des bains publics, tels que leurs vainqueurs leur en donnèrent. Des contrées qui sont aujourd’hui presque barbares et désertes étaient peuplées et policées : telles furent l’Épire, la Macédoine, la Thessalie, l’Illyrie, la Pannonie, surtout l’Asie Mineure et les côtes de l’Afrique ; mais aussi il s’en fallait beaucoup que l’Allemagne, la France, et l’Angleterre fussent ce qu’elles sont aujourd’hui. Ces trois États sont ceux qui ont le plus gagné à se gouverner par eux-mêmes ; encore a-t-il fallu près de douze siècles pour mettre ces royaumes dans l’état florissant où nous les voyons ; mais il faut avouer que tout le reste a beaucoup perdu à passer sous d’autres lois. Les ruines de l’Asie Mineure et de la Grèce, la dépopulation de l’Égypte, et la barbarie de l’Afrique, attestent aujourd’hui la grandeur romaine. Le grand nombre des villes florissantes qui couvraient ces pays est changé en villages malheureux ; et le terrain même est devenu stérile sous les mains des peuples abrutis[2].


SECTION II[3].

Je ne parlerai point ici de la confusion qui agita l’empire depuis l’abdication de Dioclétien. Il y eut après sa mort six empereurs à la fois. Constantin triompha d’eux tous, changea la religion et l’empire, et fut l’auteur non-seulement de cette grande révolution, mais de toutes celles qu’on a vues depuis dans l’Occident. Vous voudriez savoir quel était son caractère : demandez-le à Julien, à Zosime, à Sozomène, à Victor ; ils vous diront qu’il agit d’abord en grand prince, ensuite en voleur public, et que la dernière partie de sa vie fut d’un voluptueux, d’un effeminé et d’un prodigue. Ils le peindront toujours ambitieux, cruel et sanguinaire. Demandez-le à Eusèbe, à Grégoire de Nazianze, à Lactance ; ils vous diront que c’était un homme parfait. Entre ces deux extrêmes, il n’y a que les faits avérés qui puissent vous faire trouver la vérité. Il avait un beau-père, il l’obligea de se pendre ; il avait un beau-frère, il le fit étrangler ; il avait un neveu de douze à treize ans, il le fit égorger; il avait un fils aîné, il lui fit couper la tête ; il avait une femme, il la fit étouffer dans un bain. Un vieil auteur gaulois dit qu’il aimait à faire maison nette.

Si vous ajoutez à toutes ces affaires domestiques qu’ayant été sur les bords du Rhin à la chasse de quelques hordes de Francs qui habitaient dans ces quartiers-là, et ayant pris leurs rois, qui probablement étaient de la famille de notre Pharamond et de notre Clodion le Chevelu, il les exposa aux bêtes pour son divertissement, vous pourrez inférer de tout cela, sans craindre de vous tromper, que ce n’était pas l’homme du monde le plus accommodant.

Examinons à présent les principaux événements de son règne. Son père Constance Chlore était au fond de l’Angleterre, où il avait pris pour quelques mois le titre d’empereur. Constantin était à Nicomédie, auprès de l’empereur Galère ; il lui demanda la permission d’aller trouver son père, qui était malade ; Galère n’en fit aucune difficulté : Constantin partit avec les relais de l’empire qu’on appelait veredarii. On pourrait dire qu’il était aussi dangereux d’être cheval de poste que d’être de la famille de Constantin, car il faisait couper les jarrets à tous les chevaux après s’en être servi, de peur que Galère ne révoquât sa permission, et ne le fit revenir à Nicomédie. Il trouva son père mourant, et se fit reconnaître empereur par le petit nombre de troupes romaines qui étaient alors en Angleterre.

Une élection d’un empereur romain faite à York par cinq ou six mille hommes ne devait guère paraître légitime à Rome : il y manquait au moins la formule du senatus populusque romanus. Le sénat, le peuple et les gardes prétoriennes, élurent d’un consentement unanime Maxence, fils du césar Maximien Hercule, déjà césar lui-même, et frère de cette Fausta que Constantin avait épousée, et qu’il fit depuis étouffer. Ce Maxence est appelé tyran, usurpateur, par nos historiens, qui sont toujours pour les gens heureux. Il était le protecteur de la religion païenne contre Constantin, qui déjà commençait à se déclarer pour les chrétiens. Païen et vaincu, il fallait bien qu’il fût un homme abominable.

Eusèbe nous dit que Constantin, en allant à Rome combattre Maxence, vit dans les nuées, aussi bien que toute son armée, la grande enseigne des empereurs nommée le Labarum, surmontée d’un P latin, ou d’un grand R grec, avec une croix en sautoir, et deux mots grecs qui signifiaient : Tu vaincras par ceci. Quelques auteurs prétendent que ce signe lui apparut à Besançon, d’autres disent à Cologne, quelques-uns à Trêves, d’autres à Troyes. Il est étrange que le ciel se soit expliqué en grec dans tout ces pays-là. Il eût paru plus naturel aux faibles lumières des hommes que ce signe eût paru en Italie le jour de la bataille ; mais alors il eût fallu que l’inscription eût été en latin. Un savant antiquaire, nommé Loisel, a réfuté cette antiquité ; mais on l’a traité de scélérat.

On pourrait cependant considérer que cette guerre n’était pas une guerre de religion, que Constantin n’était pas un saint, qu’il est mort soupçonné d’être arien, après avoir persécuté les orthodoxes ; et qu’ainsi on n’a pas un intérêt bien évident à soutenir ce prodige.

Après sa victoire, le sénat s’empressa d’adorer le vainqueur et de détester la mémoire du vaincu. On se hâta de dépouiller l’arc de triomphe de Marc-Aurèle pour orner celui de Constantin ; on lui dressa une statue d’or, ce qu’on ne faisait que pour les dieux ; il la reçut malgré le Labarum, et reçut encore le titre de grand-pontife, qu’il garda toute sa vie. Son premier soin, à ce que disent Zonare et Zosime, fut d’exterminer toute la race du tyran et ses principaux amis ; après quoi il assista très-humainement aux spectacles et aux jeux publics.

Le vieux Dioclétien était mourant alors dans sa retraite de Salone. Constantin aurait pu ne se pas tant presser d’abattre ses images dans Rome ; il eût pu se souvenir que cet empereur oublié avait été le bienfaiteur de son père, et qu’il lui devait l’empire. Vainqueur de Maxence, il lui restait à se défaire de Licinius, son beau-frère, auguste comme lui ; et Licinius songeait à se défaire de Constantin, s’il pouvait. Cependant leurs querelles n’éclatant pas encore, ils donnèrent conjointement, en 313, à Milan, le fameux édit de liberté de conscience. « Nous donnons, disent-ils, à tout le monde la liberté de suivre telle religion que chacun voudra, afin d’attirer la bénédiction du ciel sur nous et sur tous nos sujets ; nous déclarons que nous avons donné aux chrétiens la faculté libre et absolue d’observer leur religion ; bien entendu que tous les autres auront la même liberté, pour maintenir la tranquillité de notre règne. » On pourrait faire un livre sur un tel édit ; mais je ne veux pas seulement y hasarder deux lignes.

Constantin n’était pas encore chrétien. Licinius, son collègue, ne l’était pas non plus. Il y avait encore un empereur ou un tyran à exterminer : c’était un païen déterminé, nommé Maximin. Licinius le combattit avant de combattre Constantin. Le ciel lui fut encore plus favorable qu’à Constantin même, car celui-ci n’avait eu que l’apparition d’un étendard, et Licinius eut celle d’un ange. Cet ange lui apprit une prière avec laquelle il vaincrait sûrement le barbare Maximin. Licinius la mit par écrit, la fit réciter trois fois à son armée, et remporta une victoire complète. Si ce Licinius, beau-frère de Constantin, avait régné heureusement, on n’aurait parlé que de son ange ; mais Constantin l’ayant fait pendre, ayant égorgé son jeune fils, étant devenu maître absolu de tout, on ne parle que du Labarum de Constantin.

On croit qu’il fit mourir son fils aîné Crispus, et sa femme Fausta, la même année qu’il assembla le concile de Nicée. Zosime et Sozomène prétendent que les prêtres des dieux lui ayant dit qu’il n’y avait pas d’expiations pour de si grands crimes, il fit alors profession ouverte du christianisme, et démolit plusieurs temples dans l’Orient. Il n’est guère vraisemblable que des pontifes païens eussent manqué une si belle occasion d’amener à eux leur grand-pontife, qui les abandonnait. Cependant il n’est pas impossible qu’il s’en fût trouvé quelques-uns de sévères ; il y a partout des hommes difficiles. Ce qui est bien plus étrange, c’est que Constantin chrétien n’ait fait aucune pénitence de ses parricides. Ce fut à Rome qu’il commit cette barbarie ; et depuis ce temps le séjour de Rome lui devint odieux ; il la quitta pour jamais, et alla fonder Constantinople. Comment ose-t-il dire dans un de ses rescrits qu’il transporte le siége de l’empire à Constantinople par ordre de Dieu même ? n’est-ce pas se jouer impudemment de la Divinité et des hommes ? Si Dieu lui avait donné quelque ordre, ne lui aurait-il pas donné celui de ne point assassiner sa femme et son fils ?

Dioclétien avait déjà donné l’exemple de la translation de l’empire vers les côtes de l’Asie. Le faste, le despotisme et les mœurs asiatiques effarouchaient encore les Romains, tout corrompus et tout esclaves qu’ils étaient. Les empereurs n’avaient osé se faire baiser les pieds dans Rome, et introduire une foule d’eunuques dans leurs palais ; Dioclétien commença dans Nicomédie, et Constantin acheva dans Constantinople, de mettre la cour romaine sur le pied de celle des Perses. Rome languit dès lors dans la décadence. L’ancien esprit romain tomba avec elle. Ainsi Constantin fit à l’empire le plus grand mal qu’il pouvait lui faire.

De tous les empereurs ce fut sans contredit le plus absolu. Auguste avait laissé une image de liberté ; Tibère, Néron même, avaient ménagé le sénat et le peuple romain : Constantin ne ménagea personne. Il avait affermi d’abord sa puissance dans Rome, en cassant ces fiers prétoriens, qui se croyaient les maîtres des empereurs. Il sépara entièrement la robe et l’épée. Les dépositaires des lois, écrasés alors par le militaire, ne furent plus que des jurisconsultes esclaves. Les provinces de l’empire furent gouvernées sur un plan nouveau.

La grande vue de Constantin était d’être le maître en tout ; il le fut dans l’Église comme dans l’État. On le voit convoquer et ouvrir le concile de Nicée, entrer au milieu des Pères tout couvert de pierreries, le diadème sur la tête, prendre la première place, exiler indifféremment tantôt Arius, tantôt Athanase. Il se mettait à la tête du christianisme sans être chrétien : car c’était ne pas l’être dans ce temps-là que de n’être pas baptisé ; il n’était que catéchumène. L’usage même d’attendre les approches de la mort pour se faire plonger dans l’eau de régénération commençait à s’abolir pour les particuliers. Si Constantin, en différant son baptême jusqu’à la mort, crut pouvoir tout faire impunément dans l’espérance d’une expiation entière, il était triste pour le genre humain qu’une telle opinion eût été mise dans la tête d’un homme tout-puissant.


  1. Ce morceau historique avait été fait pour Mme  du Châtelet. (K.) — Il avait été imprimé dans la Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
  2. Dans l’édition de 1756 on lisait encore :

    « Il faut maintenant tâcher de vous donner quelques éclaircissements sur Dioclétien, qui fut un des plus puissants empereurs de Rome, et dont on a dit tant de bien et de mal. »

    Après quoi venait le morceau qui forme ci-après l’article Dioclétien. (B.)

  3. Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
Conspirations
contre les peuples

Constantin

Contradictions