Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Curé de campagne

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Éd. Garnier - Tome 18
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CURÉ DE CAMPAGNE[1].

SECTION PREMIÈRE.

Un curé, que dis-je, un curé ? un iman même, un talapoin, un brame, doit avoir honnêtement de quoi vivre. Le prêtre en tout pays doit être nourri de l’autel, puisqu’il sert la république. Qu’un fanatique fripon ne s’avise pas de dire ici que je mets au niveau un curé et un brame, que j’associe la vérité avec l’imposture. Je ne compare que les services rendus à la société ; je ne compare que la peine et le salaire.

Je dis que quiconque exerce une fonction pénible doit être bien payé de ses concitoyens ; je ne dis pas qu’il doive regorger de richesses, souper comme Lucullus, être insolent comme Clodius. Je plains le sort d’un curé de campagne obligé de disputer une gerbe de blé à son malheureux paroissien, de plaider contre lui, d’exiger la dîme des lentilles et des pois, d’être haï et de haïr, de consumer sa misérable vie dans des querelles continuelles, qui avilissent l’âme autant qu’elles l’aigrissent.

Je plains encore davantage le curé à portion congrue, à qui des moines, nommés gros décimateurs, osent donner un salaire de quarante ducats pour aller faire, pendant toute l’année, à deux ou trois milles de sa maison, le jour, la nuit, au soleil, à la pluie, dans les neiges, au milieu des glaces, les fonctions les plus désagréables, et souvent les plus inutiles. Cependant l’abbé, gros décimateur, boit son vin de Volnay, de Beaune, de Chambertin, de Sillery, mange ses perdrix et ses faisans, dort sur le duvet avec sa voisine, et fait bâtir un palais. La disproportion est trop grande.

On imagina, du temps de Charlemagne, que le clergé, outre ses terres, devait posséder la dîme des terres d’autrui ; et cette dîme est au moins le quart en comptant les frais de culture. Pour assurer ce payement, on stipula qu’il était de droit divin. Et comment était-il de droit divin ? Dieu était-il descendu sur la terre pour donner le quart de mon bien à l’abbé du Mont-Cassin, à l’abbé de Saint-Denis, à l’abbé de Fulde ? non pas que je sache ; mais on trouva qu’autrefois dans le désert d’Étam, d’Horeb, de Cadès-Barné, on avait donné aux lévites quarante-huit villes, et la dîme de tout ce que la terre produisait.

Eh bien ! gros décimateur, allez à Cadès-Barné ; habitez les quarante-huit villes qui sont dans ce désert inhabitable ; prenez la dîme des cailloux que la terre y produit, et grand bien vous fasse !

Mais Abraham, ayant combattu pour Sodome, donna la dîme à Melchisédech, prêtre et roi de Salem. — Eh bien ! combattez pour Sodome ; mais que Melchisédech ne me prenne pas le blé que j’ai semé.

Dans un pays chrétien de douze cent mille lieues carrées, dans tout le Nord, dans la moitié de l’Allemagne, dans la Hollande, dans la Suisse, on paye le clergé de l’argent du trésor public. Les tribunaux n’y retentissent point des procès mus entre les seigneurs et les curés, entre le gros et le petit décimateur, entre le pasteur demandeur et l’ouaille intimée, en conséquence du troisième concile de Latran, dont l’ouaille n’a jamais entendu parler.

[2] Le roi de Naples, cette année 1772, vient d’abolir la dîme dans une de ses provinces : les curés sont mieux payés, et la province le bénit.

Les prêtres égyptiens, dit-on, ne prenaient point la dîme. — Non ; mais on nous assure qu’ils avaient le tiers de toute l’Égypte en propre. Ô miracle ! ô chose du moins difficile à croire ! ils avaient le tiers du pays, et ils n’eurent pas bientôt les deux autres !

Ne croyez pas, mon cher lecteur, que les Juifs, qui étaient un peuple de col roide, ne se soient jamais plaints de l’impôt de la dîme.

Donnez-vous la peine de lire le Talmud de Babylone ; et si vous n’entendez pas le chaldaïque, lisez la traduction faite par Gilbert Gaulmin, avec les notes, le tout imprimé par les soins de Fabricius. Vous y verrez l’aventure d’une pauvre veuve avec le grand-prêtre Aaron, et comment le malheur de cette veuve fut la cause de la querelle entre Dathan, Coré et Abiron, d’un côté, et Aaron de l’autre.

« Une veuve n’avait qu’une seule brebis[3] ; elle voulut la tondre : Aaron vient qui prend la laine pour lui : Elle m’appartient, dit-il, selon la loi : « Tu donneras les prémices de la laine à Dieu. » La veuve implore en pleurant la protection de Coré. Coré va trouver Aaron. Ses prières sont inutiles ; Aaron répond que par la loi la laine est à lui. Coré donne quelque argent à la femme, et s’en retourne plein d’indignation.

« Quelque temps après, la brebis fait un agneau ; Aaron revient, et s’empare de l’agneau. La veuve vient encore pleurer auprès de Coré, qui veut en vain fléchir Aaron. Le grand-prêtre lui répond : Il est écrit dans la loi : « Tout mâle premier-né de ton troupeau appartiendra à ton Dieu ; » il mangea l’agneau, et Coré s’en alla en fureur.

« La veuve au désespoir tue sa brebis. Aaron arrive encore ; il en prend l’épaule et le ventre ; Coré vient encore se plaindre. Aaron lui répond : Il est écrit : « Tu donneras le ventre et l’épaule aux prêtres. »

« La veuve, ne pouvant plus contenir sa douleur, dit anathème à sa brebis. Aaron alors dit à la veuve : Il est écrit : « Tout ce qui sera anathème dans Israël sera à toi ; » et il emporta la brebis tout entière. »

Ce qui n’est pas si plaisant, mais qui est fort singulier, c’est que dans un procès entre le clergé de Reims et des bourgeois, cet exemple, tiré du Talmud, fut cité par l’avocat des citoyens. Gaulmin assure qu’il en fut témoin. Cependant on peut lui répondre que les décimateurs ne prennent pas tout au peuple ; les commis des fermes ne le souffriraient pas. Chacun partage, comme il est bien juste. Au reste, nous pensons que ni Aaron ni aucun de nos curés ne se sont approprié les brebis et les agneaux des veuves de notre pauvre pays[4].

Nous ne pouvons mieux finir cet article honnête du Curé de campagne, que par ce dialogue, dont une partie a déjà été imprimée.


SECTION II[5].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Cet alinéa n’existait pas en 1771 : il fut ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  3. Page 165, numéro 297. (Note de Voltaire.)
  4. La dîme fut abolie dans la fameuse nuit du 4 août 1789, et ce fut le duc du Châtelet qui eut l’initiative de cette proposition au milieu de tant d’autres qui se croisaient. Cette suppression fait l’objet de l’article 5 du fameux décret :

    « Art. 5. — Les dîmes de toute nature et les redevances qui en tiennent lieu, sous quelque dénomination qu’elles soient connues et perçues, même par abonnement, possédées par les corps séculiers ou réguliers, par les bénéficiers, les fabriques et tous gens de mainmorte, même par l’ordre de Malte et autres ordres religieux et militaires, même celles qui auraient été abandonnées à des laïques en remplacement et pour option de portion congrue, sont abolies : sauf à aviser aux moyens de subvenir d’une autre manière à la dépense du culte divin, à l’entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres, aux réparations et reconstructions des églises et presbytères, et à tous les établissements, séminaires, écoles, colléges, hôpitaux, communautés et autres, à l’entretien desquels elles sont actuellement affectées... Quant aux autres dîmes, de quelque nature qu’elles soient, elles seront rachetables de la manière qui sera réglée par l’Assemblée... »

  5. Cette seconde section se composait du Catéchisme du Curé. Voyez page 77 du présent volume.
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