Idole, Idolâtre, Idolâtrie
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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Ignace de Loyola
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Voulez-vous acquérir un grand nom, être fondateur ? soyez complètement fou, mais d’une folie qui convienne à votre siècle. Ayez dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos extravagances, et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que vous soyez pendu ; mais si vous ne l’êtes pas, vous pourrez avoir des autels.
En conscience, y a-t-il jamais eu un homme plus digne des petites-maisons que saint Ignace ou saint Inigo le Biscaïen, car c’est son véritable nom ? La tête lui tourne à la lecture de la Légende dorée, comme elle tourna depuis à don Quichotte de la Manche pour avoir lu des romans de chevalerie. Voilà mon Biscaïen qui se fait d’abord chevalier de la Vierge, et qui fait la veille des armes à l’honneur de sa dame. La sainte Vierge lui apparaît, et accepte ses services ; elle revient plusieurs fois ; elle lui amène son fils. Le diable, qui est aux aguets, et qui prévoit tout le mal que les jésuites lui feront un jour, vient faire un vacarme de lutin dans la maison, casse toutes les vitres : le Biscaïen le chasse avec un signe de croix ; le diable s’enfuit à travers la muraille, et y laisse une grande ouverture, que l’on montrait encore aux curieux cinquante ans après ce bel événement.
Sa famille, voyant le dérangement de son esprit, veut le faire enfermer et le mettre au régime : il se débarrasse de sa famille ainsi que du diable, et s’enfuit sans savoir où il va. Il rencontre un Maure, et dispute avec lui sur l’immaculée conception. Le Maure, qui le prend pour ce qu’il est, le quitte au plus vite. Le Biscaïen ne sait s’il tuera le Maure, ou s’il priera Dieu pour lui ; il en laissa la décision à son cheval, qui, plus sage que lui, reprit la route de son écurie.
Mon homme, après cette aventure, prend le parti d’aller en pèlerinage à Bethléem, en mendiant son pain : sa folie augmente en chemin ; les dominicains prennent pitié de lui à Manrèse ; ils le gardent chez eux pendant quelques jours, et le renvoient sans l’avoir pu guérir.
Il s’embarque à Barcelone, arrive à Venise : on le chasse de Venise ; il revient à Barcelone, toujours mendiant son pain, toujours ayant des extases, et voyant fréquemment la sainte Vierge et Jésus-Christ.
Enfin on lui fait entendre que pour aller dans la Terre Sainte convertir les Turcs, les chrétiens de l’Église grecque, les Arméniens et les Juifs, il fallait commencer par étudier un peu de théologie. Mon Biscaïen ne demande pas mieux ; mais pour être théologien, il faut savoir un peu de grammaire et un peu de latin : cela ne l’embarrasse point ; il va au collége à l’âge de trente-trois ans : on se moque de lui, et il n’apprend rien.
Il était désespéré de ne pouvoir aller convertir des infidèles : le diable eut pitié de lui cette fois-là ; il lui apparut, et lui jura foi de chrétien que s’il voulait se donner à lui il le rendrait le plus savant homme de l’Église de Dieu. Ignace n’eut garde de se mettre sous la discipline d’un tel maître : il retourna en classe ; on lui donna le fouet quelquefois, et il n’en fut pas plus savant.
Chassé du collége de Barcelone, persécuté par le diable, qui le punissait de ses refus, abandonné par la vierge Marie, qui ne se mettait point du tout en peine de secourir son chevalier, il ne se rebute pas ; il se met à courir le pays avec des pèlerins de Saint-Jacques ; il prêche dans les rues de ville en ville. On l’enferme dans les prisons de l’Inquisition. Délivré de l’Inquisition, on le met en prison dans Alcala ; il s’enfuit après à Salamanque, et on l’y enferme encore. Enfin, voyant qu’il n’était pas prophète dans son pays, Ignace prend la résolution d’aller étudier à Paris : il fait le voyage à pied, précédé d’un âne qui portait son bagage, ses livres et ses écrits. Don Quichotte du moins eut un cheval et un écuyer ; mais Ignace n’avait ni l’un ni l’autre.
Il essuie à Paris les mêmes avanies qu’en Espagne ; on lui fait mettre culotte bas au collége de Sainte-Barbe, et on veut le fouetter en cérémonie. Sa vocation l’appelle enfin à Rome.
Comment s’est-il pu faire qu’un pareil extravagant ait joui enfin à Rome de quelque considération, se soit fait des disciples, et ait été le fondateur d’un ordre puissant, dans lequel il y a eu des hommes très-estimables ? C’est qu’il était opiniâtre et enthousiaste. Il trouva des enthousiastes comme lui, auxquels il s’associa. Ceux-là, ayant plus de raison que lui, rétablirent un peu la sienne : il devint plus avisé sur la fin de sa vie, et il mit même quelque habileté dans sa conduite.
Peut-être Mahomet commença-t-il à être aussi fou qu’Ignace dans les premières conversations qu’il eut avec l’ange Gabriel ; et peut-être Ignace, à la place de Mahomet, aurait fait d’aussi grandes choses que le prophète : car il était tout aussi ignorant, aussi visionnaire, et aussi courageux.
On dit d’ordinaire que ces choses-là n’arrivent qu’une fois : cependant il n’y a pas longtemps qu’un rustre anglais[2], plus ignorant que l’Espagnol Ignace, a établi la société de ceux qu’on nomme quakers[3], société fort au-dessus de celle d’Ignace. Le comte de Sinzendorf a de nos jours fondé la secte des moraves ; et les convulsionnaires de Paris ont été sur le point de faire une révolution. Ils ont été bien fous, mais ils n’ont pas été assez opiniâtres.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
- ↑ George Fox, fils d’un tisserand, et lui-même cordonnier.
- ↑ Voyez dans les Mélanges, année 1734, la troisième des Lettres philosophiques.