Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Échafaud

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ÉCHAFAUD, s. m. Chaffaud. Dans l’art de bâtir on entend par échafaud l’œuvre de charpente provisoirement établie pour permettre d’élever les maçonneries. Les échafauds sont adhérents à la construction qu’on élève ou en sont indépendants. Les constructions du moyen âge, ainsi que les constructions romaines, étaient montées au moyen d’échafauds tenant à la maçonnerie, et qu’on posait en élevant celle-ci. À cet effet, on réservait dans les murs soit en brique, soit en moellon, soit en pierre, des trous de 0,15 c. de côté environ, profonds, et dans lesquels on engageait des chevrons ou des rondins en bascule que l’on soulageait à leur extrémité opposée par des pièces de bois verticales. Ces chevrons ou rondins engagés sont les boulins, et les trous réservés pour les recevoir s’appellent trous de boulins ; les pièces de bois verticales sont désignées sous le nom d'échasses. Les architectes du moyen âge élevaient ainsi leurs plus grands édifices au moyen de boulins et d’échasses d’un médiocre équarrissage. Sur ces boulins, placés à des distances assez rapprochées, on posait des planches, plateaux, plabords, sur lesquels se tenaient les ouvriers ; ces planchers, plus ou moins larges, suivant le besoin, se répétaient de six pieds en six pieds au plus ; afin de rendre chaque partie de la construction accessible aux travailleurs. Les matériaux de gros volume n’étaient jamais montés sur ces planchers ou ponts, mais sur les murs eux-mêmes, au moyen d’engins placés sur le sol correspondant à des grues ou chèvres haubannées sur la construction même. D’ailleurs, presque toujours, les matériaux étaient montés par l’intérieur, bardés sur les murs, posés et jointoyés par les ouvriers circulant sur ces murs mêmes ou sur les échafauds.

L’échafaud d’un édifice romain ou du moyen âge montait donc en même temps que la construction. Les constructeurs de ces temps reculés ne faisaient certainement pas de grands frais d’échafaudages. Ils laissaient les trous de boulins apparents sur les parements, ne se donnant pas la peine de les boucher à mesure qu’ils démontaient les échafauds lorsque la construction était terminée. Alors on ne ravalait pas les édifices ; chaque pierre était posée toute taillée, et il n’y avait plus à y toucher ; donc le jour où la dernière pierre était mise en place, l’édifice était achevé, et l’échafaud pouvait être enlevé. Il faut observer aussi que les grands édifices gothiques présentent des retraites prononcées à différentes hauteurs, ce qui permettait de reprendre sur chacune de ces retraites un système d’échafaudage, sans qu’il fût nécessaire de porter les échafauds de fond. Cependant il est tels édifices, comme les tours de défense, par exemple, qui s’élèvent verticalement à une grande hauteur sans ressauts, sans retraite aucune. Il est intéressant d’étudier comment ont été montées ces énormes bâtisses.

La construction du donjon de Coucy, qui présente un cylindre dont les parois verticales ont 60 mètres d’élévation, n’a exigé qu’un échafaudage extrêmement simple, échafaudage qui avait encore le mérite d’éviter les montages lents obtenus par des engins. On remarque sur la surface de l’énorme cylindre, à l’extérieur, une suite de trous de boulins disposés en spirale et formant, à cause de la largeur extraordinaire du diamètre, une pente assez douce. Ces trous de boulins, espacés de quatre en quatre mètres environ, sont doubles, c’est-à-dire qu’ils présentent deux spirales, ainsi que le fait voir la fig. 1.


Au moyen de chevrons engagés dans les trous A supérieurs et soulagés par des liens portant dans les trous B inférieurs, le constructeur établissait ainsi, en même temps qu’il élevait sa bâtisse, un chemin en spirale dont l’inclinaison peu prononcée permettait de monter tous les matériaux sur de petits chariots tirés par des hommes ou au moyen de treuils placés de distance en distance. La fig. 2 fera comprendre cette opération.
Les maçons et poseurs avaient le soin d’araser toujours la construction sur tout le pourtour du donjon, comme on le voit ici, et, sur cet arasement, ils circulaient et bardaient leurs pierres. Afin de poser les parements extérieurs verticalement (parements taillés à l’avance sur le chantier), il suffisait d’un fil-à-plomb et d’un rayon de bois tournant horizontalement sur un arbre vertical planté au centre de la tour. Aujourd’hui, nos maçons procèdent de la même manière lorsqu’ils élèvent ces grandes cheminées en brique de nos usines, de l’intérieur du tuyau, sans échafaudage. L’échafaud dont la trace existe sur les parois du donjon de Coucy n’est réellement qu’un chemin de bardage, et ce chemin pouvait être fort large, ainsi que le démontre la fig. 3, donnant une de ses fermes engagées.
En A et B sont les deux trous espacés de 1m,80; au moyen des deux moises C étreignant les poutrelles à leur sortie des trous, on pouvait avoir deux liens EF, le second formant croix de Saint-André avec une contre-fiche G. La tête du lien F et le pied de la contre-fiche G s’assemblaient dans un potelet H, moisé à son extrémité inférieure avec la poutrelle B. Un lien extrême K, assemblé dans le pied de cette poutrelle B, soulageait l’extrémité de la poutrelle supérieure A. Il était ainsi facile d’avoir un chemin de 5m,30 de largeur, non compris un garde-corps. Ces fermettes recevaient des solives qui portaient les madriers posés en travers de manière à présenter un obstacle au glissement des chariots. Il eût fallu un poids énorme pour rompre des fermettes ainsi combinées, bien qu’elles ne fussent maintenues dans la muraille que par deux scellements. Non-seulement la combinaison de ces fermettes ne leur permettait pas de quitter les scellements ; mais, étant réunies par des solives formant une suite de polygones autour du cylindre, elles étaient toujours bridées contre la muraille.

Dans les provinces où l’on bâtit encore sans faire de ravalements après la pose, on a conservé ces moyens primitifs d’échafaudages. Les échafauds ne se composent que de boulins engagés dans des trous ménagés en construisant et d’échasses, les boulins étant liés aux échasses par des cordelettes. À Paris même ces traditions se sont conservées, et nos Limousins déploient une habileté singulière dans la combinaison de ces légers échafaudages composés de brins de bois qui n’ont guère que 0,10 c. de diamètre en moyenne. En Bourgogne et en Champagne (pays de bois), nous avons vu souvent employer des échafauds en potence taillés conformément au tracé perspectif (4).


La partie A de la poutrelle horizontale AB est engagée dans le trou de boulin ; cette poutrelle est entaillée en C au ras du mur, ainsi que l’indique le détail C′. Deux jambettes DD, assemblées à la tête à mi-bois, entrent dans cette entaille C, et, s’appuyant le long du mur, sont reliées entre elles par l’entre-toise E. Deux liens GG, assemblés dans le pied de ces jambettes, vont soutenir, au moyen de deux joints-à-paume, l’extrémité de la pièce horizontale AB. C’est une potence avec deux liens qui empêchent la poutrelle horizontale de fléchir à droite ou à gauche sous la charge et la maintiennent rigide.

Il n’est pas douteux que les charpentiers du moyen âge, qui étaient fort ingénieux, ne fissent, dans certains cas, des échafauds en charpente, indépendants de la construction, échafauds montant de fond ou suspendus. Nous ne pouvons avoir une idée de ces échafauds que par les traces de leurs scellements encore existantes sur les monuments. Il arrive, par exemple, qu’au-dessus d’un étage de bâtiment disposé de telle façon que l’on ne pouvait établir des échafauds de fond, on aperçoit des trous carrés de 0,30 c. sur 0,33 c., perçant la muraille de part en part, et espacés de manière à laisser entre eux la longueur d’une solive ; au-dessus de ces larges trous bien faits, on remarque d’autres petits trous de boulins de 0,10 c. sur 0,10 c. environ et ne traversant pas la maçonnerie. Ceci nous indique la pose d’un échafaud disposé comme l’indique la fig. 5.

AB est l’épaisseur du mur ; les poutrelles C le traversaient de part en part et étaient armées, à l’intérieur, d’une forte clef moisée D ; deux moises E verticales pinçaient la poutrelle au ras du mur sur le parement extérieur ; dans ces moises s’assemblaient deux liens F réunis à mi-bois qui venaient soulager la poutrelle en G et H. Sur cette pièce, rendue rigide, on élevait alors les échafaudages en échasses I et boulins K, avec contre-fiches L, les boulins étant retenus au moyen de calles de bois dans les trous laissés sur les parements extérieurs. Un pareil échafaud présentait toute la solidité d’une charpente montant de fond.

La hauteur excessive de certains édifices gothiques, et notamment des tours des églises surmontées de flèches en pierre, était telle qu’on ne pouvait songer à élever ces constructions au moyen d’échafauds montant de fond, car l’établissement de ces échafaudages eût absorbé des sommes considérables, et ils auraient eu le temps de pourrir dix fois pendant le travail des maçons. On élevait les soubassements avec des échasses et des boulins ; on profitait des retraites ménagées avec soin dans ces sortes de constructions pour prendre des points d’appui nouveaux au-dessus du sol ; puis, arrivé à la hauteur des plates-formes ou galeries d’où les tours s’élèvent indépendantes, on déchafaudait les parties inférieures pour monter les charpentes nécessaires à la construction de ces tours. Les baies de ces tours étaient alors d’un grand secours pour poser des échafauds solides, propres à résister à la violence du vent et à toutes les causes de dégradations qui augmentent du moment qu’on s’élève beaucoup au-dessus du sol.

Pour peu que l’on examine avec soin les constructions gothiques, on demeure persuadé que les architectes chargés de les élever ont souvent manqué de ressources en rapport avec la nature et l’importance de ces bâtisses. Ils devaient donc être fort avares d’échafaudages, lesquels coûtent fort cher et ne représentent rien, du moment que l’édifice est achevé. Au-dessus d’une certaine hauteur, on reconnaît encore, par la position des trous d’échafauds, que ceux-ci étaient suspendus. Suspendre un échafaud à un monument existant ne demande pas des combinaisons bien savantes ; mais suspendre un échafaud pour élever un édifice, avant que cet édifice ne soit construit, c’est un problème qui paraît difficile à résoudre : on sait que les difficultés matérielles n’arrêtaient pas les architectes gothiques.

Habituellement les tours des grandes églises sont, dans leur partie supérieure, à la hauteur des beffrois, sous les flèches, percées, sur chaque face, de doubles baies étroites et longues. Les angles sont renforcés de contre-forts terminés par des pinacles ; mais dans les angles rentrants formés par ces contre-forts, et suivant les diagonales du carré sur lequel le plan de ces tours est tracé, on remarque presque toujours, à la base des beffrois, des trous plus ou moins grands et quelquefois des repos. Au-dessus de la partie verticale des tours, à la base des flèches qui s’élèvent sur plan octogonal, on voit, sur les huit faces, des lucarnes, des issues plus ou moins larges, mais étroites et longues. Ces dispositions nous conduisent à admettre que les échafauds destinés à élever les parties supérieures et dégagées des tours d’églises étaient suspendus, c’est-à-dire qu’ils laissaient la partie inférieure des façades complètement libre. Partant de ce principe, soit A (6) le plan d’une tour de façade d’une grande église à la base du beffroi, et B le plan de cette tour à la base de la flèche en pierre qui la couronne.
Ayant deux baies sur chacune des faces du beffroi, nous disposons à travers ces baies des fermes d’échafauds se croisant en G et se rapprochant le plus possible des contre-forts d’angles. En élévation, chacune de ces fermes donne le tracé F ; les quatre poteaux G montent d’une seule pièce ou sont entés (en raison de la hauteur du beffroi) de E en H ; de H en K est un chapeau qui traverse d’une baie à l’autre. Les deux liens IL assemblés à mi-bois soulagent puissamment ces chapeaux. Du point M pendent de doubles moises inclinées MN, qui portent l’extrémité de la pièce horizontale NO posant sur l’appui des baies ; des moises horizontales P, serrant tout le système intérieur et se réunissant à leur extrémité extérieure pour être pincées à leur tour par les grandes moises inclinées MN, composent autant de planchers pour les maçons. Ainsi, avant que la tour ne soit élevée, cet échafaud suspendu peut être établi. La construction arasée au niveau des chapeaux HK, nous posons sur les premiers poteaux G d’autres poteaux G′, d’autres chapeaux RS, d’autres liens TV, puis des moises doubles X qui suspendent encore l’extrémité des premiers chapeaux et les ponts intermédiaires. On remarquera que les seconds chapeaux RS et les liens T passent à travers la flèche en pierre dans des trous ménagés exprès, bouchés après coup ou même laissés apparents. Des lucarnes sur les quatre faces de la flèche, parallèles à celles de la tour, partent des pièces en gousset empêchant le hiement de l’échafaudage. Les huit baies du beffroi permettent donc ainsi de sortir, au dehors de la construction, des échafauds saillants, sur lesquels on peut établir des ponts. Restent les angles à échafauder. Pour ce faire, nous avons un grand poteau central ab, un repos en c dans l’angle rentrant, et un trou réservé en d suivant la diagonale du carré (voy. le tracé J sur la diagonale UZ du plan) ; cela suffit. Les chapeaux ef, passant à travers ces trous, reposent sur les poteaux G et le poteau central, sont soulagés par les grands liens il ; deux moises pendantes no suspendent les ponts intermédiaires. Arasés au niveau ef, nous retrouvons la continuation du poteau central et des poteaux G ; nous assemblons le second chapeau pq, les liens rs qui le soulagent en passant à travers les lucarnes de la flèche ; nous disposons les moises pendantes tv, et nous réunissons ces pièces diagonales avec les pièces parallèles au moyen de solives horizontales, qui font, à différentes hauteurs, tout le tour du clocher. La construction terminée, tous ces échafaudages sont facilement déposés par l’intérieur.

À voir les dispositions encore existantes à l’extérieur des grands édifices du moyen âge, il est certain que les échafauds suspendus étaient alors fort usités. Pendant les XIVe et XVe siècles, on rhabilla beaucoup de monuments d’une époque antérieure, soit parce que leurs parements étaient dégradés, soit parce qu’on voulait les mettre en harmonie avec les formes nouvelles. Dans le cas de reprises ou de restaurations extérieures, ces échafauds étaient très-utiles en ce qu’ils n’embarrassaient pas les rez-de-chaussée et qu’ils coûtaient moins cher que des charpentes montant de fond. Les charpentiers établissaient une suite de ponts principaux (7), au moyen de poutres A engagées dans la maçonnerie, dont la bascule était maintenue par de grands liens B et par des moises pendantes C. Si l’espace qu’il fallait laisser entre chaque armature était trop large pour poser de l’une à l’autre des solives simples, on établissait d’une poutre à l’autre des fermes pendantes D, dont la disposition est détaillée dans le tracé perspectif (8).


Les bouts ab sont engagés dans le mur ; les moises pendantes sont indiquées en M, les entre-toises armées en E. Des plats-bords P, portant sur ces entre-toises, composaient les ponts principaux sur lesquels on pouvait barder les matériaux. Suivant la méthode employée par les charpentiers du moyen âge, les moises étaient serrées au moyen de clefs de bois, sans qu’il fût besoin de boulons et de ferrements. Dans les échafauds, comme dans toutes les constructions de cette époque, on cherchait à économiser les matériaux, et on ne se préoccupait pas de la main-d’œuvre. De notre temps, nous voyons faire des échafauds simplement et solidement combinés ; cependant il faut dire que les architectes abandonnent trop facilement la direction de cet accessoire nécessaire à toute construction importante : un peu d’étude et d’attention de leur part éviteraient bien des dépenses inutiles, et, grâce au déplorable système des adjudications, nous sommes souvent obligés d’employer des entrepreneurs de charpente qui sont hors d’état de trouver les moyens les plus propres à élever des échafauds solides en employant peu de bois. Un échafaud bien fait est cependant une des parties de l’art du constructeur qui accuse le mieux son intelligence et sa bonne direction. On peut juger la science réelle du constructeur à la manière dont il dispose ses échafauds. Les échafauds bien établis font gagner du temps aux ouvriers, leur donnent de la confiance, les obligent à plus de régularité, de méthode et de soin ; s’ils sont massifs, s’ils emploient le bois avec profusion, les ouvriers savent parfaitement le reconnaître ; ils jugent sur ce travail provisoire du degré de connaissances pratiques de leur chef et ne lui savent aucun gré de cet abus de moyens. Si, au contraire, des maçons sont appelés à travailler sur des échafauds hardis, légers en apparence, mais dont quelques jours d’épreuve suffisent pour reconnaître la solidité, ils apprécient bien vite ces qualités et comprennent que, dans l’œuvre, ce qu’on exigera d’eux, c’est du soin, de la précision, que l’on ne se contentera pas d'à-peu-près. Dans les restaurations d’anciens édifices, les échafauds demandent chez l’architecte une grande fertilité de combinaisons ; on ne saurait donc trop attirer leur attention sur cette étude : l’économie, l’ordre dans le travail, et, plus que tout cela, la vie des ouvriers en dépendent