Discours sur les moyens de bien gouverner (Anti-Machiavel)/Epistre

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À très haut et très-
illustre prince, fran-

çois Duc d'Alençon, fils &
frere de Roy

Monseigneur, estant sur le point d'exposer en lumiere ces Discours contre Machiavel, pour descouvrir aux gens d'entendement de nostre nation Françoise la source & les autheurs de la tyrannie qui est exercee en France depuis quinze ans & plus, par ceux qui ont trop abusé tant de la minorité que de la bonté naïfve des Rois : il est advenu, par la grace de Dieu, que vostre Excellence a pris la protection des loix & du bien public du Royaume, contre ceste tyrannie. Qui m'a ocasionné prendre la hardiesse de vous dedier cest œuvre, & de la mettre en veuë publique sous la faveur de vostre tres illustre nom, comme chose du tout accordante & correspondante à vos heroïques & magnanimes desseins. Car s'il plaist à vostre Excellence vous faire lire quelquefois, par maniere de plaisir, quelque chapitre des matieres qui sont icy traitees, vous y trouverez beaucoup de poincts qui non seulement sont conformes à vos genereux & louables desseins, mais aussi approuvez et authorisez par plusieurs raisons & exemples remarquables. Vous y pourrez voir, Monseigneur, plusieurs beaux exemples des Rois de France vos ancestres, & de plusieurs grands Empereurs, qui ont prosperé en leurs Estats, & qui ont heureusement gouverné leurs Royaumes & Empires, pour avoir eu gens de bien & sages en leur Conseil. Comme par le contraire, ceux qui se sont servis de mauvais conseillers & gouvernez par flateurs, ambitieux, avares, & surtout par estrangers, se sont toujours precipitez en quelque grand malheur, & ont mis leur Estat en bransle ou en ruine entiere, & leurs sujets en confusion & misere. Qui est une faute où les Princes se laissent bien souvent & facilement tomber, de laquelle neantmoins ils se deussent plus garder : veu qu'il est certain qu'en toutes choses le mauvais conseil est cause de maux infinis, & principalement és affaires d'un Prince & d'une Republique. C'est la principale & plus griefve maladie dont la pauvre France est aujourd'huy affligee, qui la mine & la ruine le plus : tellement qu'elle a bien besoin que vostre Excellence s'employe à appliquer les remedes necessaires pour la guerir. Vous pourrez aussi voir icy, Monseigneur, comme le devoir d'un bon Prince est d'embrasser & soustenir la Religion Chrestienne, & de chercher & s'enquerir de la pure verité d'icelle, & non pas approuver ni maintenir la fausseté en la Religion, comme Machiavel enseigne. Et quant à la Police, vostre Excellence y pourra voir aussi plusieurs notables exemples de vos progéniteurs Roys de France, & des plus grands & anciens Empereurs Romains, par lesquels quels appert que les Princes qui se sont gouvernez par douceur & clemence conjointe à justice, & qui ont usé de moderation & debonnaireté envers leurs sujets, ont toujours grandement prospéré, & longuement regné. Mais au contraire, les Princes cruels, iniques, perfides, & oppresseurs de leurs sujets, sont incontinent tombez eux & leur estat en peril, ou en totale ruine, & n'ont gueres long temps regné, & le plus souvent ont finy leurs jours par mort sanglante et violente. Et dautant que les exemples de bon gouvernement sont la pluspart prins de la noble maison de France, dont vostre Excellence est issue, je m'asseure, Monseigneur, qu'ils vous esmouveront toujours de plus fort à resusciter & faire reluire en vous les vertus heroiques de vos ayeuls : & à chasser hors de France les vices infames qui s'y enracinent, a savoir cruauté, injustice, perfidie, & oppression, ensemble les estrangers qui les y ont apportez, & les François degenereux & abastardis leurs adherans, qui favorisent à leurs tyrannies & oppressions, lesquelles trainent apres elles la subversion de l'Estat du Royaume. Cela mesme poussera vostre Excellence à remettre sus la maniere de gouverner vrayement Françoise, usitee par vos devanciers, & à bannir & renvoyer celle de Machiavel en Italie, dont elle est venue, à nostre tresgrand malheur et dommage. Dequoy tout le Royaume, nobles, ecclesiastiques, marchans et roturiers, voire les Princes & grands Seigneurs, vous seront à jamais grandement tenus & obligez : comme est le pauvre malade languissant, qui est en peril evident de mort, au prudent medecin qui le guerit. Et d'abondant, la posterité n'oubliera jamais un si grand bienfait, mais celebrera vos heroiques & magnanimes vertus par histoires & louanges immortelles. Et semble bien que Dieu voulant avoir pitié de la pauvre France, & la voulant delivrer de la sanglante & barbare tyrannie des estrangers, vous a suscité comme le fatal liberateur d'icelle, vous (di-je) Monseigneur, qui estes Prince François, de la maison de France, François de nation, François de nom, & François de cœur & d'effect. Car, à qui pourrait mieux appartenir l'entreprise de delivrer la France de tyrannie, & le los & honneur d'un si haut & heroique exploit, qu'à vostre Excellence, qui n'a rien qui ne soit François ? A qui peut la pauvre France mieux avoir son recours en son extreme peril & necessité, qu'à celuy qui est un vray tige issu du bon Roy Louys XII, pere du peuple, & du grand Roy François, Prince fort amateur de ses sujets, & du debonnaire Roy Henry second ? Nous avons donc grandement à louër la bonté de Dieu, qui vous a suscité & touché le cœur, pour une si excellente & necessaire entreprise. De laquelle tout le monde doit bien esperer, parce qu'elle est fondee sur causes si justes & raisonnables qu'il n'est possible de plus : de sorte que Dieu (qui maintient toujours le party de la raison & du droit) la favorisera par sa grace. D'ailleurs, vostre Excellence estant acompagnee de grands & illustres Princes, & de tant vaillans Chevaliers & sages Seigneurs (qui n'ont point souillé les vertus de leurs ancestres en la puante sentine de Machiavel & de ceux de sa nation) nous devons bien esperer que nostre Seigneur ramenera, par sa grace, vos conseils & entreprises à une bonne, saincte, @ heureuse issue.

Monseigneur, je prie le Createur qu'il vous en face la grace, & que la pauvre France puisse bien tost ressentir la delivrance de la tyrannie qui l'oppresse, & le fruict d'une bonne reformation (que nous attendons de la favorable clemence de Dieu, par le moyen de vostre heroique & genereuse entreprise) & qu'il maintienne & acroisse vostre Excellence en toute grandeur & prosperité. Ce premier de Mars, M. D. LXXVI.