Discours sur le rapport des arts du dessin avec la nature, suivi de quelques notes

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Écrits philosophiques
Traduction par Ch. Bénard.
(p. 229-294).

DISCOURS

SUR LE RAPPORT DES

ARTS DU DESSIN

AVEC LA NATURE[1],

SUIVI DE QUELQUES NOTES.

Séparateur

Messieurs,

Quand tous les citoyens sont appelés à fêter de concert le nom du roi et à se livrer à d’unanimes sentiments d’allégresse, là où cette solemnité publique ne peut être célébrée que par des discours et des paroles, elle semble inviter d’elle-même à des considérations qui, en rappelant les objets d’un intérêt général et de l’ordre le plus élevé, réunissent les auditeurs dans la même pensée, comme ils sont confondus dans le sentiment patriotique du jour. Or, parmi les avantages dont nous sommes redevables aux princes de la terre, en est-il un plus grand que celui de nous procurer et de nous conserver la jouissance paisible de tout ce qui est en soi excellent et beau ? De sorte que nous ne pouvons songer à leurs bienfaits ni considérer la félicité publique sans qu’immédiatement notre esprit se reporte sur ce qui intéresse l’humanité tout entière. Aussi, qu’un grand ouvrage d’art, un véritable chef-d’œuvre des arts du dessin fût en ce moment, découvert et livré aux regards, ce spectacle ne contribuerait pas moins à l’éclat de cette fête que la joie commune. Puisse cet essai, qui a pour but de dévoiler l’essence de l’œuvre d’art, en général, et de le manifester, en quelque sorte, aux regards de l’esprit, paraître capable d’éveiller ce sentiment sympathique, en même temps qu’il répond au caractère de ce lieu uniquement consacré aux sciences.

Que n’a-t-on pas, depuis long-temps, senti, pensé et affirmé sur l’art ? Comment, dès lors, un discours pourrait-il espérer, devant une si digne assemblée des connaisseurs les plus éclairés et des juges les plus habiles, prêter un nouvel intérêt à un pareil sujet, si celui-ci ne dédaignait les ornements étrangers, et si une partie de la faveur générale et du bon accueil dont il jouit, ne pouvait être revendiquée pour l’orateur lui-même. Il est d’autres sujets qui doivent être relevés par l’éloquence, ou qui, s’ils offrent en soi quelque chose d’extraordinaire, sont rendus vraisemblables par l’exposition. L’art a sur eux cet avantage, qu’il se manifeste immédiatement aux regards, et qu’il va au devant des doutes qui pourraient s’élever sur l’existence d’une perfection au-dessus de la mesure commune, puisque ce qui ne peut être saisi par plusieurs d’une manière abstraite, apparaît ici aux yeux revêtu d’un corps. Ensuite, ce qui favorise ce discours c’est cette considération : que la plupart des doctrines qui se sont formées sur ce point ont toujours trop peu remonté aux sources premières de l’art ; car la plupart des artistes, bien qu’ils doivent tous imiter la nature, sont cependant rarement parvenus à se faire une idée de son essence. Quant aux connaisseurs et aux penseurs, à cause de la difficulté de pénétrer dans les secrets de la nature, ils trouvent la plus part du temps plus commode de déduire leurs théories de la considération de l’ame que de les emprunter à la science de la. nature. Aussi ces doctrines sont-elles ordinairement trop superficielles. Elles contiennent, il est vrai, en général, beaucoup de réflexions justes et vraies sur l’art ; mais elles sont inutiles aux artistes eux-mêmes dans les arts du dessin, et parfaitement stériles dans l’application.

D’un autre côté, les arts du dessin, suivant une ancienne expression, doivent être une poésie muette. L’auteur de cette définition voulait dire par là, sans doute, que, de même que la poésie, ils doivent exprimer des idées de l’esprit, des conceptions dont l’origine est dans l’âme, non par la parole, mais comme la silencieuse nature, par des figures, par des formes, par des œuvres visibles, indépendantes du langage. Il est donc évident que les arts du dessin forment comme un intermédiaire vivant entre l’âme et la nature, et qu’ils ne peuvent être compris que dans ce milieu vivant. Il y a plus, comme ils ont de commun avec les autres arts, et spécialement avec la poésie, de se rapporter à l’âme, ce qui les distingue, c’est le lien qui les unit à la nature et fait de l’artiste une force qui se développe d’une manière semblable à elle. Par là, ils restent attachés à son domaine. C’est donc à la nature que doit se rapporter une théorie qui puisse à la fois satisfaire la raison, être utile à l’art et contribuer à ses progrès.

Nous espérons, par conséquent, en considérant les arts du dessin dans leur rapport avec leur véritable modèle et leur source première, la nature, pouvoir fournir à leur théorie un élément nouveau, donner quelques idées plus exactes et des explications plus précises, mais surtout faire ressortir l’enchaînement des parties qui composent l’édifice entier de l’art, dans la lumière d’une haute nécessité.

Mais la science n’a-t-elle pas déjà reconnu ce rapport ? Toutes les théories modernes ne sont-elles pas parties de ce principe même : que l’art doit être l’imitateur de la nature ? — Oui, sans doute, mais de quelle utilité était pour l’artiste cette maxime générale et vague, avec les diverses acceptions de l’idée de nature, et lorsqu’il y a autant de manières de l’entendre qu’il y a d’individus ? Pour celui-ci, elle n’est que l’agrégat inanimé d’une foule indéterminée d’objets, ou l’espace dans lequel il se représente les choses et leur situation respective. Pour celui-là, elle n’est que le sol d’où il tire sa nourriture et son entretien. Aux yeux seulement du naturaliste philosophe, elle est la force universelle et divine, éternellement créatrice, qui tire toutes choses de son sein, dont l’activité enfante sans cesse de nouvelles productions. Le principe de l’imitation de la nature aurait, sans doute, une haute importance s’il apprenait à l’art à rivaliser avec cette force créatrice. Mais il n’est guère possible d’élever un doute sur le sens qu’on lui donnait, lorsque l’on connaît l’état général de la science à l’époque où il a été mis au jour, pour la première fois. Il serait vraiment singulier que ceux qui refusent complètement la vie à la nature recommandassent de l’imiter dans l’art. On peut leur appliquer ces mots d’un profond penseur : « Votre philosophie mensongère a supprimé la nature. Pourquoi demandez-vous que nous l’imitions ? Afin que vous puissiez vous donner de nouveau le plaisir d’exercer la même violence à l’égard de ses disciples ?(1) »

La nature n’était pas seulement pour eux une image muette et dont la bouche ne rendit jamais une parole vivante ; c’était un squelette de formes vides dont la copie, également vide, devait être transportée sur la toile ou sculptée sur la pierre. C’était là précisément la doctrine de ces anciens peuples grossiers qui, ne voyant rien de divin dans la nature, lui empruntaient des idoles, tandis que, pour le peuple intelligent des Hellènes, qui voyaient partout des traces d’une force active et vivante, de véritables divinités sortaient du sein de la nature.

Ensuite, le disciple de la nature doit-il tout imiter en elle, et tout dans toutes ses parties ? Il doit seulement reproduire les objets beaux et encore de ceux-ci seulement le beau et le parfait. C’est ainsi que le principe se détermine d’une manière plus précise. Mais, en même temps, on prétend que, dans la nature, l’imparfait est mêlé avec le parfait, le laid avec le beau. Comment donc celui qui n’a d’autre rapport avec la nature que celui de l’imiter servilement doit-il distinguer l’un de l’autre ? La coutume des imitateurs, c’est de s’approprier les fautes de leurs modèles plutôt et plus facilement que ses beautés, parce que les premiers offrent plus de prises, des caractères plus saillants, plus saisissables. Aussi voyons-nous que, dans ce sens, les imitateurs de la nature imitent plus souvent le laid que le beau et ont même pour le premier une prédilection marquée. Si nous ne considérons pas les choses dans leur essence, mais dans leur forme vide et abstraite, elles ne disent rien à notre âme. Il faut que nous leur prêtions notre propre sentiment, notre esprit, pour qu’elles nous répondent. D’ailleurs, qu’est-ce que la perfection de chaque objet ? rien autre chose que la présence en lui de la vie créatrice, de la force qui l’anime. Ainsi donc, il ne sera jamais donné à celui à qui la nature apparaît, en général, comme une existence morte, d’opérer cette transformation analogue à l’opération chimique en vertu de laquelle se dégage, comme purifié par la flamme, l’or pur de la beauté.

Aucune modification ne fut apportée à la manière principale d’envisager ce rapport, lorsque l’on commença à sentir l’insuffisance d’un tel principe ; aucune même, lorsque fut heureusement fondée une doctrine nouvelle : celle de Jean Winckelmann. Il replaçait, il est vrai, l’âme, avec tous ses droits, dans l’art, et il faisait sortir celui-ci d’une indigne dépendance, pour l’élever dans la région de la liberté spirituelle. Vivement frappé de la beauté des formes dans les représentations plastiques de l’antiquité, il enseignait que la manifestation d’une nature idéale et supérieure à la réalité, ainsi que l’expression des idées de l’esprit, était le but le plus élevé de l’art.

Mais si nous examinons dans quel sens fut comprise du plus grand nombre cette supériorité de l’art sur la réalité, il se trouve que, même avec cette doctrine, la manière d’envisager la nature comme simple effet, et les choses qu’elle renferme comme objets privés de vie y subsista toujours, et que l’idée d’une nature vivante, créatrice, n’était par là nullement éveillée. Dès lors, ces formes idéales ne pouvaient être vivifiées par aucune connaissance positive de leur essence. Car si les formes de la nature réelle étaient mortes pour des observateurs morts, celles de l’art ne l’étaient pas moins. Si les premières n’étaient pas engendrées par une force libre, il en était de même des secondes. L’objet de l’imitation fut changé, l’imitation resta. A la place de la nature vinrent les beaux ouvrages de l’antiquité, dont les disciples s’attachaient à saisir la forme extérieure, mais sans l’esprit qui les anime. Or, ils sont d’un abord plus difficile que les œuvres de la nature elle-même. Ils vous laissent encore plus froids que celles-ci, si vous ne cherchez pas à pénétrer leur enveloppe avec l’œil de l’esprit, et à saisir en eux la force qui les vivifie.

D’un autre côté, les artistes conservèrent, il est vrai, une certaine tendance idéale et des notions vagues d’une beauté supérieure à la matière ; mais ces idées étaient comme de belles paroles auxquelles les actions ne répondent pas. Si la manière précédente de traiter l’art avait produit des corps sans âme, la conception nouvelle apprenait seulement le secret de l’âme, mais non celui du corps. Comme il arrive toujours, la théorie fût poussée rapidement jusqu’à l’extrême opposé, mais le milieu vivant n’avait pas encore été trouvé.

Qui pourrait dire que Winckelmann ne connût pas la plus haute beauté ? Mais elle apparut chez lui seulement dans ses éléments séparés, d’un côté comme beauté qui consiste dans l’idée abstraite et qui découle de l’ame ; de l’autre, comme la beauté des formes. Quel lien actif et vivant les réunit ensemble ? ou, si l’on veut, par quelle force l’âme est-elle créée en même temps que le corps, d’un seul jet et comme par un souffle unique ? Si cela n’est pas au pouvoir de l’art, aussi bien que de la nature, il ne peut rien créer. Winckelmann n’a pas déterminé cet intermédiaire vivant. Il n’a pas enseigné comment les formes peuvent être engendrées par l’idée. C’est ainsi que l’art passa à une méthode que nous pouvons appeler rétrograde, parce qu’elle part de la forme pour arriver à l’essence. On n’atteint pas l’absolu de cette manière. Ce n’est pas en élevant le conditionnel à sa plus haute puissance qu’on trouve l’inconditionnel. Aussi, de pareils ouvrages qui ont leur point de départ dans la forme, malgré toute la perfection de cette dernière, trahissent, comme signe distinctif de leur origine, un vide qui ne peut être rempli, là même où nous attendons le parfait, le vrai, la suprême beauté. Le prodige par lequel le relatif doit être élevé à l’absolu, la nature humaine devenir quelque chose de divin, reste à accomplir. Le cercle magique est tracé, mais l’esprit qui devait s’y montrer n’apparaît pas, indocile à la voix de celui qui a cru possible une création par la simple forme.

Loin de nous la pensée de vouloir ici rabaisser le génie de l’homme dont la doctrine immortelle, véritable révélation du beau, fut plutôt la cause occasionnelle qu’efficiente de cette direction de l’art. Que sa mémoire demeure sainte comme le souvenir de tous les bienfaiteurs de l’humanité. Il resta, pendant tout son siècle, comme une montagne, dans un isolement sublime. Aucune voix sympathique, aucun signe de vie, aucun battement du cœur dans tout le vaste empire de la science, ne répondît à ses efforts (2), et lorsque vinrent ses véritables contemporains, cet homme admirable n’était plus. Et cependant il a fait une si grande chose !… Par son sens profond et par ses idées, il n’appartient pas à son époque, mais à l’antiquité ou au siècle dont il est le créateur, au siècle présent. Par sa doctrine, qui jeta les premiers fondements de cet édifice général de la connaissance et de la science de l’antiquité, il lui a été donné d’inaugurer les temps nouveaux. Le premier, il eut la pensée de considérer les œuvres de l’art d’après le procédé et les lois que suit la nature dans ses œuvres éternelles, tandis qu’avant et après lui toute création de l’activité humaine était regardée comme l’œuvre d’une volonté arbitraire et sans lois, et traitée conformément à ce principe. Son génie, comme le souffle d’un vent venu des climats plus doux, dissipa les nuages qui nous dérobaient le ciel de l’art de l’antiquité ; et si maintenant nous en voyons clairement les astres, c’est à lui que nous le devons. Combien il a senti le vide de son époque ! Certes, n’aurions nous d’autre motif que son sentiment éternel de l’amitié, et cette soif inextinguible qu’il avait de la goûter, cela suffirait pour justifier le mot de confirmation d’amour spirituel, qui convient à ma pensée à l’égard de l’homme parfait, de l’homme dont la vie et les actions furent vraiment classiques. Et s’il est un autre désir encore qu’il ait éprouvé et qu’il n’ait pu satisfaire, c’est celui d’une connaissance plus profonde de la nature. Lui-même, pendant les dernières années de sa vie, fait connaître à ses amis intimes que ses dernières études ont été dirigées de l’art sur la nature (3), pressentant, en quelque sorte, ce qui lui manquait encore. Il sentait que la plus haute beauté qu’il trouvait dans Dieu, il lui manquait de pouvoir la contempler aussi dans l’harmonie de l’univers.

La nature s’offre à nous d’abord sous une forme plus ou moins sévère et comme voulant se dérober à nos regards. Elle est comme la beauté sérieuse et silencieuse, qui n’excite pas l’attention par des traits frappants et ne séduit pas les yeux vulgaires. Comment pouvons-nous, en quelque sorte, adoucir spirituellement cette apparente rudesse, de manière que la force qui anime les êtres physiques étant spiritualisée se développe en harmonie avec celle de notre esprit, et que toutes deux ne forment, en quelque sorte, qu’un seul jet ? il faut nous élever au-dessus de la forme, pour la retrouver elle-même d’une manière intelligente, vivante, pour la sentir véritablement. Considérez les plus belles formes de la nature, que reste-t-il lorsque vous en avez retiré le principe actif qui les anime ? Rien que des propriétés insignifiantes, telles que l’étendue et leur rapport dans l’espace. Qu’une partie de la matière soit à côté et en dehors d’une autre, en quoi cela importe-t-il le moins du monde à son essence intérieure ? en rien évidemment. Ce n’est pas la juxta-position des éléments qui fait la forme mais leur disposition. Or, celle-ci ne peut être déterminée que par une force positive qui s’oppose précisément à l’isolement des parties, qui soumette leur multiplicité à l’unité d’une idée, depuis la force qui agit dans le cristal, jusqu’à celle qui, comme un doux courant magnétique, dans l’organisation du corps humain, donne aux parties de la matière une position relative et un ordre qui les rend capables de manifester l’idée, l’unité essentielle et la beauté.

Mais ce n’est pas seulement comme principe actif en général, c’est aussi comme esprit et comme science active, que l’essence doit nous apparaître dans la forme, si nous voulons la saisir d’une manière vivante. Toute unité ne peut être que d’une nature et d’une origine spirituelles. Et, d’ailleurs, à quoi tendent toutes les recherches sur la nature, sinon à trouver en elle-même la science ? En effet, ce qui ne renfermerait en soi aucune raison ne pourrait être un objet de la raison, ni ce qui serait dépourvu de connaissance être connu. La science par laquelle agit la nature, sans doute, ne ressemble nullement à celle de l’homme, qui a la conscience réfléchie d’elle-même. Dans la nature l’idée n’est pas différente de l’action ni le but de l’exécution. Aussi, la matière brute tend aveuglément à une forme régulière, et prend, sans le savoir, des formes purement stéréométriques, mais qui appartiennent cependant au domaine des idées et sont quelque chose de spirituel dans la matière. Aux étoiles sont innées une arithmétique vivante et une géométrie sublime, qu’elles observent, sans les connaître, dans leurs mouvements. La connaissance vivante apparaît, plus clairement, incomprise encore, il est vrai, dans les animaux, que nous voyons accomplir, tout stupides et dépourvus de raison qu’ils sont, d’innombrables actions bien supérieures à eux : l’oiseau qui, ivre de musique, se surpasse lui-même dans ses chants harmonieux, la petite créature qui, avec son instinct d’artiste, sans exercice ni éducation, construit d’élégants ouvrages d’architecture, tous guidés par un esprit supérieur, qui déjà brille dans des éclairs d’intelligence, mais nulle part ne reluit, comme un véritable soleil, ailleurs que dans l’homme.

Cette science active est, dans la nature et dans l’art, le lien entre l’idée et la forme, entre le corps et l’âme. A chaque chose correspond une idée éternelle qui réside dans la raison infinie. Mais comment cette idée passe-t-elle dans la réalité et prend-elle une forme corporelle ? Uniquement par la science créatrice, qui est aussi nécessairement unie à la raison infinie que l’est dans l’artiste l’essence qui comprend l’idée de la beauté invisible, avec ce qui la représente d’une manière sensible. Si cet artiste doit être félicité et célébré entre tous, à qui les dieux ont fait don de ce génie créateur, l’œuvre d’art doit aussi paraître excellente, à proportion qu’elle nous montre, dans leur pureté, cette puissance créatrice et cette activité de la nature comme développées dans un cercle plus étroit.

On a déjà reconnu, depuis long-temps, que, dans la production artistique, tout ne se fait pas avec conscience ; qu’avec l’activité consciente doit se combiner une force inconsciente, et que la parfaite union, la pénétration mutuelle de ces deux principes enfante ce qu’il y a de plus élevé dans l’art. Les œuvres auxquelles manque ce cachet de la science inconsciente se reconnaissent à un défaut palpable : celui de manquer de la vie propre, d’une vie indépendante de celle de l’artiste ; tandis qu’au contraire, là où elle se manifeste, l’art communique à ses œuvres, avec la plus haute clarté pour la raison, en même temps, cette réalité inépuisable qui les fait ressembler aux œuvres de la nature.

La place de l’artiste vis-à-vis de la nature devait être souvent expliquée par cette maxime : que l’artiste pour être tel, devait s’éloigner d’abord de la nature et n’y retourner ensuite que quand il serait arrivé à la dernière perfection. Le vrai sens de cette maxime nous parait ne pouvoir être autre que le suivant : — Dans tous les êtres de la nature l’idée vivante ne se montre active que d’une manière aveugle. S’il en était de même de l’artiste y celui-ci ne se distinguerait pas, en général, de la nature ; d’un autre côté, s’il voulait se soumettre entièrement et avec conscience à la réalité, reproduire avec une fidélité servile ce qu’il a sous les yeux, il pourrait bien créer des larves, mais non des œuvres d’art. Il doit donc s’éloigner du simple procédé de production et de création naturelles, pour s’élever de lui même à la puissance créatrice et s’emparer de celle-ci spirituellement. Par là, il prend son essor dans la région des idées pures. Il abandonne la création proprement dite, pour la ressaisir après mille détours, et retourner dans ce sens à la nature. C’est avec cet esprit de la nature, qui agit dans l’intérieur des êtres, qui s’exprime par leurs formes extérieures, comme par autant de symboles, que l’artiste, sans doute, doit rivaliser ; et ce n’est qu’autant qu’il le saisit en l’imitant d’une manière vivante, qu’il a lui-même produit quelque chose de vrai. Car des œuvres qui naissent d’un rapprochement de formes, belles du reste, seraient cependant sans aucune beauté, puisque ce qui doit donner à l’œuvre d’art, à l’ensemble, sa beauté, ne peut plus être la forme, mais quelque chose qui est au-dessus de la forme, savoir : l’essence, l’élément général, en un moi, le regard, l’expression de l’esprit de la nature, qui doit y résider.

On voit clairement, dès lors, ce qu’il faut penser de cette idéalisation de la nature dans l’art, comme on l’appelle, et que l’on exige si généralement. Celle exigence parait naître d’une manière de voir d’après laquelle le vrai, le beau, le bien, ne sauraient être rien de ce qui est le réel et en seraient précisément le contraire. Si le réel était, en effet, opposé à la vérité et à la beauté, l’artiste ne pourrait pas le perfectionner ou l’idéaliser ; il devrait le faire disparaître et l’anéantir, pour créer à sa place quelque chose de vrai et de beau. Mais comment pourrait-il exister réellement quelque chose en dehors du vrai ? Et qu’est-ce que la beauté si elle n’est pas l’être parfait et sans défaut ? Quel but plus élevé pourrait donc avoir l’art, si ce n’est de représenter ce qui dans la nature est réellement l’être ? comment se proposera-t-il de surpasser ce qu’on appelle la nature réelle, lui qui ne peut que rester au-dessous d’elle ? En effet, donne-t-il en rien à ses œuvres la vie sensible et réelle ? Cette statue ne respire pas ; sous ce marbre il n’y a pas de cœur qui batte, pas de sang qui répande la chaleur et la vie. Si vous placez au contraire le but de l’art dans la représentation de ce qui est véritablement l’être, ces deux choses : cette prétendue supériorité et cette apparente infériorité, se montrent comme la conséquence d’un seul et même principe.

Les œuvres de l’art, il est vrai, ne sont, en apparence, animées qu’à la surface, tandis que, dans la nature, la vie paraît pénétrer plus profondément et se marier entièrement à la matière ; mais les transformations continuelles de la matière et la loi universelle de la destruction des existences finies, ne nous avertissent-elles pas combien ce lien est peu essentiel et qu’il n’est nullement une fusion intime ? L’art, en animant ses œuvres seulement à la surface, représente donc, comme n’étant pas, ce qui n’est pas réellement. Comment se fait-il que pour tout homme d’un esprit suffisamment développé, l’imitation de ce qu’on nomme le réel, poussée jusqu’à l’illusion, apparaisse comme le faux au plus haut degré, et même, produise sur lui l’impression de spectres, tandis qu’un ouvrage dans lequel l’idée domine, le saisit avec toute la force de la vérité, il y a plus, le place dans le vrai monde réel ? D’où vient cela, sinon du sentiment plus ou moins obscur qui lui dit que l’idée est le seul principe vivant dans les choses, que le reste est privé d’essence et n’est que de vaines ombres ? Par le même principe s’expliquent tous les cas opposés qui sont donnés comme exemples de la supériorité de l’art sur la nature. Si celui-ci arrête la course rapide des années humaines ; s’il unit la force virile avec les grâces de la jeunesse, s’il montre la femme mère d’enfants déjà grands et sa fille, conservant toutes deux leur pleine et florissante beauté, que fait-il autre chose que d’effacer ce qui n’est pas essentiel : le temps ? Si, d’après la remarque d’un parfait connaisseur, chaque production de la nature n’a qu’un instant de la vraie et parfaite beauté, nous devons dire aussi qu’elle n’a qu’un moment de la pleine existence. Dans ce moment elle est ce qu’elle est dans toute l’éternité. En dehors de lui elle ne fait que devenir et disparaître. L’art, en tant qu’il représente un être dans ce moment, l’enlève au temps ; il le laisse apparaître dans son excellence pure, dans l’éternité de sa vie.

Lorsqu’on eut une fois écarté de la forme tout élément positif et essentiel, elle dut apparaître comme imposant des limites et en quelque sorte hostile à l’essence ; aussi, cette même théorie qui avait évoqué un faux et impuissant idéal, avait, en même temps, conduit à l’absence de formes dans l’art. Sans doute la forme devrait limiter l’essence, si elle s’offrait indépendante d’elle. Mais si elle existe avec et par l’essence, comment celle-ci pourrait-elle se sentir limitée par ce qu’elle crée elle-même ? Elle pourrait bien éprouver de la violence de la part de la forme qui lui serait imposée, mais non de celle qui découle d’elle-même. Elle doit bien plutôt se reposer paisiblement en elle, et sentir son existence comme quelque chose d’indépendant et de parfait en soi. La détermination de la forme est, dans la nature, non pas une négation, mais toujours une affirmation. Suivant les idées communes, sans doute, vous regardez la forme d’un corps comme une limitation qui lui est imposée ; mais si vous considérez la force créatrice, elle vous apparaîtra, manifestement, comme une mesure que celle-ci s’impose à elle-même, et dans laquelle elle se révèle comme une force véritablement intelligente et sage. Car partout la puissance de se soumettre soi-même à une mesure est regardée comme une perfection, et même comme la plus haute perfection. C’est de la même manière que l’on envisage généralement l’individuel, d’un point de vue purement négatif, c’est-à-dire comme quelque chose qui simplement n’est pas l’ensemble ou le tout. Mais aucun être individuel n’existe par ses limites, il existe par la force qui réside en lui, et avec laquelle il se maintient comme un tout indépendant vis-à-vis du grand tout.

Comme cette force, qui est le principe de la particularisation et par conséquent aussi de l’individualité des êtres, se révèle en eux comme caractère vivant, le système étroit qui la nie a pour conséquence nécessaire le point de vue insuffisant et faux du caractéristique dans l’art. L’art qui voudrait représenter l’écorce vide, ou le simple contour extérieur des objets individuels, serait mort et d’une rudesse insupportable. Sans doute, ce n’est pas l’individu que nous voulons voir, c’est quelque chose de plus, son idée vivante. Mais lorsque l’artiste reconnaît en lui le regard et l’essence de l’idée créatrice et les fait ressortir, il façonne l’individu de manière à en faire un monde en soi, une espèce, un type éternel. Aussi celui qui a saisi l’essence ne doit pas craindre la rudesse et la sévérité dans la forme ; car elles sont la condition de la vie. Si la nature, dans l’harmonieuse perfection de son ensemble, nous montre la plus haute douceur, nous la voyons, dans tout être individuel, tendre à la détermination des formes, affecter même la rudesse et la concentration dans les premières manifestations de la vie. De même que là création entière est une œuvre de la plus haute extériorisation, de même l’artiste doit d’abord savoir s’abstraire de lui-même, descendre dans les détails, ne pas redouter le sacrifice de sa personnalité, ni les efforts pénibles qu’il en coûte pour se rendre maître de la forme. Dès ses premières œuvres la nature est parfaitement caractéristique. Elle enferme dans le dur silex la force du feu et l’étincelle de la lumière, L’âme harmonieuse du son dans le dense métal. Sur le seuil même de la vie, lorsqu’elle songe déjà à l’organisation, elle retombe, vaincue par la puissance de la forme, dans la pétrification. La vie des plantes consiste dans une silencieuse sensibilité ; mais dans quels contours précis et serrés cette vie souffrante n’est-elle pas enfermée ? Dans le règne animal, parait, pour la première fois, commencer précisément le combat entre la vie et la forme. La nature cache ses premières œuvres sous de dures écailles, et là où celles-ci disparaissent, la vie retourne de nouveau, par l’instinct de l’art, dans le règne de la cristallisation. Enfin elle prend une allure plus hardie et plus libre, et alors se montrent, dans l’activité et la vie, des caractères qui sont les mêmes dans toutes les espèces. L’art, il est vrai, ne peut prendre son point de départ aussi bas que la nature. Chez elle, si la beauté est également répandue partout, il y a cependant divers degrés dans la manifestation et le développement de l’essence, par conséquent aussi dans la beauté ; mais l’art veut dans celle-ci une certaine richesse, il voudrait faire résonner non un accent, ou un son isolé, ni même un accord détaché, mais l’harmonieuse mélodie de la beauté. Il s’empare donc de préférence, immédiatement, de ce qu’il y a de plus élevé et de plus développé : de la forme humaine. Car, comme il ne lui est pas donné d’embrasser l’ensemble dans ses immenses proportions, et que, dans les autres créatures, l’être ne se manifeste que par des éclairs isolés, tandis que dans l’homme il apparaît dans sa plénitude, sans interruption, non-seulement il lui est permis, mais il est obligé de voir la nature entière dans l’homme seul. Mais, précisément pour cela même, comme la nature rassemble ici tout en un seul point, elle reproduit toute sa variété, et le chemin qu’elle a parcouru dans un plus vaste circuit, elle le reprend de nouveau dans un espace plus restreint. Ici donc naît pour l’artiste la nécessité d’être fidèle et vrai dans des limites plus étroites, afin de paraître, dans l’ensemble, parfait et beau. C’est ici qu’il s’agit de lutter avec la nature créatrice, qui dans le monde de l’homme, distribue aussi les caractères et les empreintes avec une diversité inépuisable, d’engager le combat, non lâchement et mollement, mais avec énergie et courageusement. L’habitude continuelle de s’exercer à reconnaître le caractère propre des choses et à distinguer leur côté positif, doit le préserver du vide, de la faiblesse, de la nullité intérieure, en attendant qu’il puisse oser, par une plus savante harmonie et par une fusion définitive des formes diverses, essayer d’atteindre à la beauté la plus parfaite, dans des représentations d’une haute simplicité, malgré la richesse infinie du fond qu’elles expriment.

C’est seulement par la perfection de la forme que la forme peut être anéantie ; et c’est là, sans contredit, dans le caractéristique, le but suprême de l’art. Mais s’il est vrai, en général, que l’harmonie apparente, à laquelle les esprits superficiels parviennent plus facilement que d’autres, est cependant nulle intérieurement, il en est de même, dans l’art, de l’harmonie extérieure, à laquelle on parvient vite et qui cache la pauvreté du fond. Et, si la science et l’éducation doivent combattre une imitation mécanique des belles formes, elles doivent aussi et surtout, combattre la tendance à un genre mignard et sans caractère, qui se donne à la vérité les plus beaux noms, mais ne cache par là que l’impuissance à remplir les conditions fondamentales de l’art.

Cette beauté supérieure, dans laquelle la perfection de la forme fait disparaître la forme elle-même, fut admise par les nouvelles théories sur l’art, depuis Winckelmann, non-seulement comme la plus haute, mais l’unique mesure. Mais comme le principe profond, sur lequel cette beauté repose, avait échappé, il arriva que l’on se fit une idée négative de cette formule, qui exprime la vérité dans son caractère le plus positif. Winckelmann compare la beauté à l’eau qui, puisée à sa source, est regardée comme d’autant plus salutaire qu’elle a moins de goût. Il est vrai que la plus haute beauté est sans caractère ; mais elle l’est dans le même sens que nous disons de l’univers qu’il n’a aucune mesure déterminée, ni longueur, ni largeur, ni profondeur, parce qu’il renferme toutes les dimensions dans une égale infinité ; elle l’est dans ce sens que l’art de la nature créatrice est sans forme, parce qu’elle-même n’est soumise à aucune forme. C’est dans ce sens, et non dans un autre, que nous pouvons dire que l’art hellénique, dans ses plus hautes créations, s’est élevé à l’absence de caractère. Mais il n’y parvint pas immédiatement ; ce n’est qu’après s’être affranchi des liens de la nature qu’il sut s’élever à une liberté divine. D’une graine semée au hasard ne pouvait naître cette plante héroïque, mais d’un germe profondément caché dans la terre. Les grands mouvements de l’âme, les profonds ébranlements de l’imagination, sous l’impulsion des forces de la nature qui vivifient tout, qui agissent partout, pouvaient seuls donner à l’art l’empreinte de cette puissance irrésistible, avec laquelle, depuis le sérieux raide et enveloppé des représentations d’une époque antérieure, jusqu’aux œuvres d’une grâce sensible surabondante, il resta toujours fidèle à la vérité, et enfanta, avec un inépuisable génie, la plus haute réalité qu’il ait été donné aux mortels de contempler. De même que la tragédie commença par la grandeur et l’énergie du caractère moral, de même le commencement de leur sculpture fut le sérieux de la nature ; et la sévère déesse d’Athènes fut la première et la seule muse des arts plastiques. Cette époque est caractérisée par ce style que Winckelmann décrit comme encore rude et sévère, dont le style suivant, ou le haut style, ne pouvait sortir qu’en s’élevant du caractéristique au sublime et au simple. En effet, dans les représentations des natures les plus parfaites ou des divinités, devait apparaître toute la richesse des formes réunies, dont la nature humaine est capable. De plus, cette réunion devait être telle que nous puissions la supposer existant dans le monde réel lui-même, c’est-à-dire telle que les qualités inférieures, ou de moindre importance, soient subordonnées aux supérieures et toutes finalement à une seule, la plus haute, dans laquelle elles s’effacent réciproquement comme particulières, et cependant subsistent par l’essence et la force intime qui leur est inhérente. Si, dès lors, cette beauté élevée et libre ne peut être appelée caractéristique, puisque ce mot suppose des limites et des conditions imposées à l’apparence, cependant le caractéristique s’y développe encore d’une manière insensible, comme dans le cristal la contexture des parties subsiste malgré la transparence. Chaque élément caractéristique maintient son action, mais avec douceur, et concourt ainsi à l’effet que produit l’indifférence sublime de la beauté.

Le côté extérieur ou la base de toute beauté est la beauté de la forme ; mais comme la forme ne peut exister sans l’essence, partout où la forme se montre, le caractère aussi est visible, ou, au moins, se fait sentir. La beauté caractéristique est donc la beauté dans sa racine ; elle seule peut ensuite produire comme son fruit la véritable beauté. L’essence, il est vrai, dépasse la forme ; mais encore le caractéristique reste-t-il toujours le principe générateur du beau.

Le plus digne connaisseur[2], à qui les dieux ont donné, à la fois, l’empire de la nature et celui de l’art, compare le caractéristique, dans son rapport avec la beauté, au squelette dans son rapport avec la forme vivante. Si nous voulions expliquer cette excellente comparaison dans notre sens, nous dirions que le squelette n’est pas dans la nature, comme dans notre esprit, séparé de l’organisme vivant ; que les parties solides et les parties molles, ce qui détermine et ce qui est déterminé, se supposent réciproquement et ne peuvent exister que dans leur mutuelle relation ; que là même, le caractéristique vivant est déjà la forme totale, qui naît de l’action réciproque des os et des chairs, de l’actif et du passif. Si l’art aussi, comme la nature, à ses degrés supérieurs, refoule au dedans le squelette qui d’abord était visible, celui-ci ne peut être opposé à la forme et à la beauté, parce qu’il ne cesse pas de concourir à déterminer l’une et l’autre.

Mais si cette haute et indifférente beauté doit, en outre, être prise pour la seule mesure dans l’art, puisqu’elle est considérée comme la plus haute, elle parait devoir dépendre du degré d’étendue et de richesse selon lequel chaque art particulier peut agir. Cependant la nature, dans le vaste cercle où elle se meut, représente toujours, avec ce qui est élevé, l’élément inférieur qui lui est inhérent. En créant le divin dans l’homme, elle se contente d’en donner, dans les autres êtres, la matière ou la base, qui doit n’être là que pour faire ressortir l’essence en elle-même. Il y a plus, dans l’humanité elle-même, les grandes masses deviennent, de nouveau, la base d’où s’élèvent un petit nombre d’individus, destinés à représenter le principe divin, législateurs, conquérants, ou fondateurs de religions. Par conséquent, partout où l’art agit avec la variété de la nature, il peut et doit, à côté de la plus haute mesure de la beauté, en montrer aussi la base, et, en quelque sorte, la matière, dans des images indépendantes. C’est ici que se manifeste, pour la première fois, d’une manière significative, la nature différente des formes de l’art. La Sculpture, dans le sens rigoureux du terme, dédaigne de donner extérieurement l’espace à son objet ; elle le porte en elle-même. Mais, par-là même, le champ de son développement se trouve fort resserré. Il y a plus, elle est obligée de montrer la beauté de l’univers, en quelque sorte, dans un point. Elle doit donc tendre immédiatement à ce qu’il y a de plus élevé ; elle ne peut atteindre à la variété que dans des images isolées, et par la plus sévère exclusion des éléments qui se contredisent. Par l’élimination du principe purement animal, elle parvient aussi à représenter, dans la nature humaine, d’une manière harmonique et presque belle, des créatures inférieures ; ce que nous apprend la beauté de plusieurs Faunes conservés de l’antiquité. Elle peut même, à l’imitation de la capricieuse nature, se parodier elle-même, retourner son propre idéal, par exemple, dans les formes disproportionnées des Silènes, se jouer, plaisanter, et paraître ainsi s’affranchir du joug de la matière. Mais elle est toujours forcée de placer son œuvre dans une condition tout-à-fait à part, pour le mettre d’accord avec lui-même, et d’en faire comme un monde en soi, parce qu’il n’y a pas pour elle une unité plus haute où la dissonnance des parties puisse s’effacer. Au contraire, la Peinture peut déjà, pour l’étendue, se mesurer avec la nature et composer avec une largeur épique. Dans une Iliade, il y a aussi place pour un Thersite. Et qui est-ce donc qui ne trouverait pas place dans le grand poëme héroïque de la nature et de l’histoire ? Ici, l’individu compte à peine pour lui-même. Le tout prend sa place y et ce qui ne serait pas beau en soi, le devient par l’harmonie de l’ensemble. Supposez que, dans une des grandes compositions de la peinture, qui lie ses figures par la perspective, par la distribution de la lumière et des ombres, la plus haute mesure de la beauté soit appliquée partout, de là naîtra l’uniformité la plus anti-naturelle, puisque, comme le dit Winckelmann, la plus haute idée de la beauté est partout la même et permet peu de déviations. La partie serait alors préférée au tout, au lieu qu’en général, là où le tout nait d’une pluralité, la partie doit lui être subordonnée. Par conséquent, dans un pareil ouvrage, les gradations de la beauté doivent être observées ; ce qui seul peut faire ressortir la parfaite beauté placée dans un point central ; et d’une inégalité dans les parties nait l’équilibre dans le tout. Ici le faux caractéristique trouve aussi sa place. Au moins la théorie, au lieu d’enfermer le peintre dans l’espace étroit qui réunit et concentre toute beauté, aurait-elle dû lui proposer pour modèle la multiplicité caractéristique de la nature, par laquelle seule il peut donnera une grande composition la plénitude et la richesse qui caractérisent la vie. Ainsi pensait, parmi les fondateurs de l’art moderne, l’illustre Léonard, ainsi, le maître de la plus haute beauté, Raphaël, qui ne craignait pas de représenter celle-ci dans une mesure inférieure, plutôt que de paraître uniforme, froid et sans effet. Il savait non-seulement produire la beauté parfaite, mais aussi briser son uniformité par la variété de l’expression.

Si le caractère peut s’exprimer même dans le repos et l’équilibre de la forme, il n’est cependant, à proprement parler, vivant que dans l’activité. Nous nous représentons le caractère comme la réunion de plusieurs forces agissant constamment de manière à conserver un certain équilibre et une mesure déterminée, de sorte que si cet équilibre vient à être rompu, un autre lui succède avec la même harmonie de formes. Mais si cette unité vivante doit se montrer en action et en mouvement, cela n’est possible qu’autant que les forces, violemment soulevées par quelque cause, sortent de leur équilibre. Or, chacun reconnaît que c’est ce qui a lieu dans les passions.

Ici, nous rencontrons ce précepte de la théorie qui ordonne de modérer, autant qu’il est possible, les passions, lorsqu’elles éclatent au dehors, afin que la beauté de la forme ne soit pas violée. Mais nous croyons devoir plutôt retourner le précepte et l’exprimer ainsi : Les passions doivent être tempérées par la beauté elle-même. Car il est très à craindre que cette modération que l’on recommande ne soit aussi entendue d’une manière négative, tandis que la véritable loi de l’art est bien plutôt d’opposer à la passion une force positive. Car, de même que la vertu ne consiste pas dans l’absence de passions, mais dans la force de l’esprit qui les maîtrise, de même ce n’est pas en les écartant, ou en les amoindrissant, que l’on produit la beauté, mais par l’empire qu’exerce la beauté sur elles. La force des passions doit, par conséquent, se montrer. Il doit être visible qu’elles peuvent se soulever dans toute leur violence, mais qu’elles sont maintenues par l’énergie du caractère, et qu’elles viennent se briser contre les lois d’une inébranlable beauté, comme les flots d’un fleuve qui remplit ses bords, mais ne peut les inonder. Autrement, cette entreprise de modérer les passions ne pourrait se comparer qu’à celle de ces moralistes étroits qui, pour avoir meilleur marché de la nature humaine, ont volontiers pris le parti de la mutiler, et qui ont si bien réussi à supprimer dans l’homme tout ce qu’il y a de positif dans ses actions, que le peuple se repaît du spectacle des grands crimes pour se délasser au moins par la vue de quelque chose de positif.

Dans la nature et dans l’art, l’essence aspire, d’abord, à se réaliser et à se manifester elle-même dans l’individuel. Aussi, dans les commencements de l’un et de l’autre, se montre la plus grande rigueur dans la forme ; car, sans la limitation, ce qui est illimité ne pourrait se manifester. Sans la rudesse, la douceur n’existerait pas, et pour que l’unité soit sentie, la séparation, la distinction et la lutte sont nécessaires. Aussi, dans ses premiers essais, l’esprit créateur paraît entièrement absorbé dans la forme, inaccessible, concentré en lui-même, âpre même dans le sublime. Mais à mesure qu’il parvient à réunir toute sa richesse dans une même créature, il abandonne insensiblement sa raideur. Aussi, là où il façonne la forme dans sa perfection, de manière à se reposer en elle et à se saisir lui-même, il affecte, en même temps, plus de sérénité et commence à se mouvoir selon des lignes douces. Tel est le caractère de la beauté dans sa plus belle fleur et dans sa maturité. Là où le vase est achevé, l’esprit de la nature est libre de ses liens et il sent son affinité avec l’âme. L’arrivée de l’âme s’annonce comme une douce aurore qui se lève sur la forme tout entière. Elle n’est pas encore présente, mais tout se prépare pour la recevoir, par le jeu facile et la délicatesse des mouvements ; les rudes contours se tempèrent et s’adoucissent ; une aimable essence, qui n’est encore ni spirituelle ni sensible, se répand sur l’extérieur et se plie à toutes les formes, à toutes les ondulations des membres. Cette essence incompréhensible, comme on dit, et que cependant tout le monde sent, est ce que les Grecs nommaient Charis et ce que nous appelons la grace.

Là où la grace apparaît dans une forme parfaitement façonnée, l’œuvre est parfaite du côté de la nature ; rien ne lui manque ; toutes les conditions sont accomplies. L’âme et le corps sont aussi dans une parfaite harmonie. La forme est le corps, la grâce est l’âme, non pas l’âme proprement dite, il est vrai, mais l’âme de la forme ou de la nature.

L’art peut s’arrêter à ce point et ne pas le franchir ; car déjà, sous un rapport au moins, il a accompli sa tâche entière. L’image pure de la beauté qui s’arrête à ce degré est la déesse de l’amour. Mais la beauté de l’âme eu elle-même, fondue avec la grâce sensible, celle-là, c’est la plus haute divinisation de la nature.

L’esprit de la nature n’est opposé à l’âme qu’en apparence ; en soi, il est l’instrument de sa manifestation ; il produit, à la vérité, l’opposition des choses, mais seulement afin que l’essence seule puisse apparaître comme la plus haute douceur et l’harmonie de toutes les forces. Toutes les autres créatures sont animées par le simple esprit de la nature et conservent par lui leur individualité. Dans l’homme seul, comme dans un point central, apparaît l’âme, sans laquelle le monde moral ressemblerait à la nature privée du soleil.

L’âme est donc, dans l’homme, non le principe de l’individualité, mais ce par quoi il s’élève au-dessus de toute personnalité, ce qui le rend capable du sacrifice de soi-même, de l’amour désintéressé, de ce qu’il y a de plus sublime, comme de contempler et de comprendre l’essence des choses, ce qui lui donne, en même temps, le sens de l’art. Elle ne s’occupe plus de la matière, elle n’a plus de commerce immédiat avec elle, mais seulement avec l’esprit, qui est la vie des êtres. Quoiqu’apparaissant dans le corps, elle est libre des liens du corps, et la conscience de lui être unie, dans les plus belles représentations de l’art, plane seulement comme un songe facile qui ne la trouble pas. Elle n’est aucune propriété, aucune faculté et aucune espèce en particulier. On ne peut pas dire d’elle : elle sait, mais elle est la science ; elle est bonne, mais elle est la bonté ; elle est belle, comme cela peut être pour le corps, mais elle est la beauté même.

Sans doute, l’âme de l’artiste se révèle dans l’œuvre d’art, d’une manière plus ou moins immédiate, soit par l’invention dans les détails, soit par l’unité dans l’ensemble, unité qui fait qu’elle semble planer au-dessus de son œuvre dans un silence calme. Mais elle doit se manifester aussi dans le sujet représenté comme puissance supérieure de la pensée, lorsque la nature humaine est représentée remplie d’une haute conception, d’une noble pensée, d’une vérité morale profondément sentie. Ces deux choses trouvent leur expression claire, même dans l’état le plus calme, plus vive, cependant, lorsque l’âme peut se manifester d’une manière active et dans la lutte. Et, comme ce sont principalement les passions qui troublent la paix de la vie, il est admis généralement que la beauté de l’âme se montre surtout par une force calme au milieu de la tempête des passions.

Il y a ici, cependant, une distinction importante à faire : Pour modérer ces passions, qui ne sont que le soulèvement des esprits inférieurs de la nature, l’âme ne doit pas être évoquée ; elle ne doit pas, non plus, être montrée en opposition avec les passions. Tant que la raison ordinaire combat contre elles, l’âme, en général, n’a pas besoin d’intervenir. Elles doivent être déjà modérées par la nature humaine y par la puissance de l’esprit. Mais il existe des situations élevées où, non pas seulement une faculté particulière, mais la raison humaine elle-même rompt toutes les digues. Il y a même des cas où l’âme elle-même, par le lien qui l’unit à l’existence sensible, est soumise à la douleur, qui est étrangère à sa nature divine, où l’homme est combattu, non-seulement par les forces de la nature, mais par les puissances morales et se sent saisi à la racine de la vie, où une erreur innocente l’entraîne dans le crime, et par là dans le malheur, injustice profondément sentie, qui soulève les sentiments les plus saints de l’humanité. C’est ce qui a lieu dans toutes les situations tragiques, au sens élevé du mot, telles que nous les offre le théâtre ancien. Si ce sont les passions aveugles qui sont soulevées, alors la simple raison est là pour servir de sauve-garde à la beauté. Mais si c’est l’esprit lui-même qui est déchiré comme par une puissance fatale, quelle puissance protégera la sainte beauté et veillera sur elle ? Si l’âme partage elle-même les souffrances du corps, où cherchera-t-elle son salut contre la douleur ? comment évitera-t-elle d’être profanée ?

Refouler arbitrairement la force de la douleur ou la violence des passions, serait pécher contre le sens et le but de l’art, et trahirait un défaut de sensibilité et d’âme dans l’artiste lui même. Par cela seul que la beauté ayant pour base des formes larges et solides s’est élevée jusqu’au caractère, l’art s’est préparé le moyen de montrer toute la grandeur du sentiment, sans blesser la mesure. Car, là ou la beauté s’appuie sur des formes puissantes, comme sur des colonnes inébranlables, un changement léger et à peine sensible dans les rapports nous fait conclure que, pour le produire, une grande violence est nécessaire. La grâce sanctifie encore plus la douleur. Son essence consiste en ce qu’elle ne se connaît pas elle-même ; et comme elle n’a pas été acquise volontairement, elle ne peut pas non plus se perdre arbitrairement. Si une douleur insupportable, la démence, même, envoyée par les dieux vengeurs, enlève la conscience et la raison, elle se tient là comme un génie protecteur auprès du personnage souffrant ; elle l’empêche de faire rien d’inconvenant, rien qui choque la nature humaine ; et s’il succombe, au moins, il tombe comme une victime pure et sans tache. Ce n’est pas encore l’âme elle-même, mais elle la fait pressentir. Elle produit déjà, par une action naturelle, ce que la première produit par une force divine, puisqu’elle change en beauté la douleur, la défaillance, la mort même.

Cependant cette grâce conservée jusque dans les tortures les plus violentes serait morte, si elle n’était glorifiée par l’âme. Mais quelle expression doit lui convenir dans cette situation ? Elle se préserve de la douleur, elle apparaît au dehors non vaincue, mais victorieuse, en abandonnant ses liens avec l’existence sensible. Quoique l’esprit de la nature emploie sa puissance pour la retenir, l’âme ne s’engage pas dans ce combat, mais sa présence adoucit la violence même de la lutte orageuse qui s’élève au sein des puissances de la vie. Toute force extérieure ne peut ravir que des biens également extérieurs, l’âme est hors de son atteinte. Cette force peut déchirer un lien temporel, mais non détruire le lien éternel d’un amour véritablement divin. Dans la douleur, l’âme ne se montre pas dure et insensible, dépouillée de l’amour ; loin de là, elle montre l’amour seul comme le sentiment qui survit à l’existence sensible, et elle s’élève ainsi sur les ruines de la vie et du bonheur terrestre à la gloire divine.

Telle est l’expression de l’âme, que nous a montrée, dans la sculpture, l’auteur de la Niobé. Tous les moyens que l’art peut employer, pour tempérer la terreur, sont ici mis en action : puissance des formes, grace sensible. Il y a plus, la nature du sujet lui-même adoucit l’expression, par cela même que la douleur dépassant toute expression s’efface à son tour, et la beauté qu’il paraissait impossible de conserver vivante est sauvée par la pétrification qui se fait avant que la beauté n’ait été violée. Que serait, cependant, tout cela sans l’âme, et comment celle-ci se manifeste-t-elle ? Nous ne voyons pas seulement sur le visage de la mère la douleur que lui cause la vue de ses enfants étendus comme des fleurs à ses pieds, ni seulement l’angoisse mortelle que lui inspire la conservation de ceux qui lui restent et de la plus jeune fille qui se réfugie dans son sein, ni l’indignation contre les cruelles divinités, ou au moins, comme on l’a prétendu, une froide consolation ; nous voyons tout cela sans doute, mais non en soi. A travers la douleur, l’angoisse et l’indignation, rayonne, semblable à une lumière divine, l’amour éternel, comme la seule chose qui ne périt pas ; et c’est en lui que se conserve la mère, la mère qui ne l’était pas seulement tout-à-l’heure, mais qui l’est toujours, qui reste réunie par un lien éternel à ses enfants bien aimés.

Chacun reconnaît que la grandeur, la pureté et la beauté de l’âme ont aussi leur expression sensible. Comment cela pourrait-il se concevoir, s’il n’y avait dans la matière un principe actif qui a déjà de l’affinité avec l’âme et qui lui ressemble ? Maintenant, il y a, pour la représentation de l’âme, des degrés dans l’art, même lorsqu’il est retenu dans le simple caractéristique, ou lorsqu’il se développe harmonieusement avec toute la douceur de la grace. Qui ne voit que déjà, dans la tragédie d’Eschyle, domine cette haute moralité qui fait le caractère particulier du théâtre de Sophocle ? Mais elle est là, encore enfermée sous une rude enveloppe, et elle se communique moins à l’ensemble, parce qu’ici manque encore le lien de la grâce sensible. De ce sérieux et de ces graces encore terribles de l’art, à son origine, devait cependant naître la grace sophocléenne, el, avec elle, cette fusion parfaite des deux éléments, qui nous fait douter si c’est la grâce morale ou sensible qui nous ravit dans ce poète. Il en est de même des représentations plastiques du style encore sévère, comparées à celles du style plus tardif que caractérise la douceur.

Si la grâce, outre qu’elle est la glorification de l’esprit qui anime la nature, est encore le moyen qui sert à lier la bonté morale avec la manifestation sensible, il est évident que l’art doit converger en tout sens vers elle comme vers son point central. Cette beauté, qui naît de la parfaite fusion du caractère moral avec la grâce sensible, nous saisit et nous ravit avec la puissance d’un prodige, là où nous la trouvons. Car, puisque l’esprit qui se développe dans la nature physique se montre d’ailleurs partout comme indépendant de l’âme, et même, en quelque sorte, comme opposé à elle, il parait ici se fondre avec l’âme comme par un libre accord, et comme par le feu intérieur de l’amour divin. Le souvenir de l’unité originelle de l’essence de la nature et de celle de l’âme apparaît comme une clarté soudaine à l’esprit du spectateur, et, en même temps, la certitude que toute opposition n’est qu’apparente, que l’amour est le lien de toutes choses, et que le bien absolu est le principe et le fond de toute la création.

Ici, l’art s’élève, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même et se sert, en quelque sorte, à lui-même de moyen. À ce point culminant, la grâce sensible devient aussi une simple enveloppe et un corps pour une vie plus élevée. Ce qui, auparavant, était le tout, n’est plus considéré que comme partie, et le rapport le plus élevé de l’art à la nature est atteint, par cela même qu’il prend celle-ci comme moyen, pour rendre visible l’âme en elle.

Mais si, dans cette fleur de l’art, comme dans la fleur du règne végétal, tous les degrés antérieurs se répètent, on voit aussi, d’un autre côté, par quelles routes différentes l’art peut sortir de ce point central. C’est ici, surtout, que la différence naturelle des deux formes qu’affectent les arts du dessin se montre dans toute sa force. Car, pour la sculpture, comme elle représente ses idées par des formes corporelles, le point le plus élevé paraît devoir consister dans le parfait équilibre entre l’âme et le corps. Si elle donne à ce dernier la prépondérance, alors elle tombe au-dessous de son idée. Mais il semble tout-à-fait impossible qu’elle élève l’âme aux dépens de la matière, puisqu’ainsi elle se dépasserait elle-même. Le parfait sculpteur, il est vrai, comme le dit Winckelmann, à propos de l’Apollon du Belvédère, ne prendra pas pour son œuvre plus de matière qu’il n’en a besoin pour atteindre son but spirituel ; mais aussi, d’un autre côté, il ne mettra pas dans l’âme plus de force spirituelle que la matière ne peut en exprimer ; car son art consiste précisément à exprimer le spirituel d’une manière toute corporelle. La sculpture ne peut donc atteindre à son véritable point de perfection que dans des natures telles, qu’en vertu de leur essence même, elles soient en réalité, à chaque instant, tout ce qu’elles peuvent être d’après leur idée ou leur âme, par conséquent, dans des natures divines. Ainsi, quand même il n’y aurait eu auparavant aucune mythologie, l’art y serait arrivé de lui-même, et aurait inventé les dieux s’il ne les avait pas trouvés déjà existants. Ensuite, comme l’esprit, à un degré inférieur de l’existence, est avec la matière dans le même rapport que nom avons attribué à l’âme vis-à-vis de lui (puisqu’il est le principe de l’activité et du mouvement, comme la matière est celui du repos et de l’inertie), la loi de la mesure dans l’expression et dans les passions est une loi fondamentale qui dérive de leur nature. El cette loi doit s’appliquer, non-seulement aux passions inférieures, mais, s’il est permis de parler ainsi, aux passions élevées et divines dont l’âme est capable dans le ravissement, dans la méditation, dans la prière. Par conséquent, puisque les dieux seuls sont affranchis de ces passions par ce côté, aussi, la sculpture est éminemment propre à la représentation des natures divines.

Mais la peinture paraît dans des conditions toutes différentes de celles de la sculpture ; car elle ne représente plus, comme celle-ci, à l’aide de formes corporelles, mais par la lumière et les couleurs, moyen lui-même incorporel et en quelque sorte spirituel. Aussi, ne donne-t-elle jamais ses images pour les objets eux-mêmes ; elle veut expressément qu’elles ne soient considérées que comme des images. Par là. Page:Schelling - Écrits philosophiques, 1847, trad. Bénard.djvu/451 tandis que le christianisme fait, en quelque sorte, de l’âme l’organe souffrant d’une plus haute révélation. Ceci montre également qu’il ne suffit pas de viser au plastique dans la forme et la représentation, et qu’avant tout il faut penser et sentir plastiquement, c’est-à-dire à l’antique. Mais si les envahissements de la sculpture sur le domaine de la peinture ont pour résultat la corruption de l’art, d’un autre côté resserrer la peinture dans les conditions et la forme de la sculpture, c’est lui imposer des limites arbitraires ; car si la première tend, comme la pesanteur, vers un point unique, la peinture comme la lumière, peut remplir l’espace entier de l’univers.

La preuve de cette universalité de la peinture est l’histoire même et l’exemple des grands maîtres, qui, sans violer l’essence même de leur art, ont porté chacun de ses degrés, en lui-même, à sa perfection ; de sorte que, la même succession qui peut être montrée dans les formes essentielles de l’art, nous pouvons aussi la retrouver dans son histoire.

Nous nous attacherons, il est vrai, plutôt à l’ordre réel et naturel qu’à celui du temps(4). La plus ancienne et la plus puissante époque de l’art devenu libre apparaît avec Michel Ange. L’art déploie sa force encore indomptée dans des créations gigantesques ; de même que, selon les traditions de la mythologie, la Terre, après les embrassements d’Uranus, engendra d’abord les Titans et les Géants qui voulaient escalader le ciel, avant que ne s’établit le doux empire des paisibles divinités de l’Olympe. Tel nous apparaît la représentation du Jugement dernier, dont cet esprit géant remplit la chapelle Sixtine, résumant tout son art dans cette grande œuvre, plus propre à rappeler les premiers temps de la terre et ses premières créations que les temps nouveaux. Attiré vers les principes les plus mystérieux de la nature organique et particulièrement de la forme humaine, il n’évite pas le terrible. Loin de là, il le cherche à dessein, lui ôte même son calme et le précipite dans les noires officines de la nature. Il compense le manque de douceur, de grâce et d’agrément, par l’expression la plus frappante de la force. Si, par ses représentations, il excite la terreur, c’est l’épouvante que, selon la fable, le dieu Pan répandait tout-à-coup dans les assemblées des hommes. La nature, en général, produit l’extraordinaire par des qualités exclusives et incompatibles avec leurs opposées. Ainsi, dans le génie de Michel Ange, le sérieux, l’énergie et la profondeur dominaient trop le sens de la grace et la sensibilité de l’âme, pour qu’il montrât, pure et à son plus haut degré, la force plastique, dans la peinture des temps modernes.

Lorsque la première violence s’est adoucie et que l’impétuosité d’une force qui enfante s’est calmée, alors se manifeste dans l’âme l’esprit de la nature, et avec lui naît la grace. L’art atteignit ce degré après Léonard de Vinci, avec Corrège, dans les ouvrages duquel l’âme sensible est le principe qui produit la beauté. Ceci n’est pas seulement manifeste dans la douceur des contours de ses figures, mais aussi dans les formes qui ressemblent, au plus haut degré, à celles des natures purement sensibles dans les ouvrages de l’antiquité. En lui fleurit le véritable âge d’or de l’art, que le doux règne de Chronus vint apporter à la terre. Ici le sourire aimable de l’innocence, le désir naïf, la sérénité, la joie enfantine rayonnent sur des visages ouverts et riants ; ici sont célébrées les saturnales de l’art. L’expression générale de ce style, c’est le clair obscur que Corrège emploie plus qu’aucun autre. Car ce qui, pour le peintre, remplace la matière, c’est l’obscur ; c’est là le fond sur lequel il doit fixer l’apparence fugitive de la lumière et de l’âme. Mieux, par conséquent, le clair et l’obscur se marient ensemble, de telle sorte que de tous deux naisse une chose unique, et, pour ainsi dire, une âme et un corps ; plus l’esprit apparaît sous une forme corporelle et la matière s’élève au niveau de l’esprit.

Quand l’art s’est affranchi des limites de la nature, et que le gigantesque, fruit de sa première liberté, a été refoulé, lorsque la forme et les figures se sont embellies par le pressentiment de l’âme, le ciel s’éclaircit, le terrestre ayant dépouillé sa rudesse, peut s’unir avec le céleste, et le divin avec l’humain. Raphaël prend possession de l’Olympe radieux, et nous conduit avec lui de la terre dans l’assemblée des dieux, au milieu des natures immortelles et heureuses. La fleur de la vie a son moment le plus parfait, le souffle de l’imagination et le parfum plus subtil encore de l’esprit s’exhalent à la fois de ses œuvres. Il n’est plus seulement peintre, il est philosophe ; il est poète en même temps. La puissance du génie, la sagesse et la mesure se donnent ici la main. Telles les choses sont ordonnées dans la nature d’après les lois d’une éternelle nécessité, telles il les représente. Avec lui l’art a atteint son terme, et comme le véritable équilibre du divin et de l’humain ne peut guère exister que dans un point unique, le sceau de l’unicité est empreint sur ses œuvres.

A partir de ce moment, la peinture, pour épuiser toutes les formes possibles que comporte sa nature, ne pouvait plus se mouvoir en avant que d’un seul côté ; el quoi qu’elle ait pu entreprendre dans les renouvellements postérieurs de l’art, quelles que soient les différentes directions qu’elle ait essayées, elle parait n’en avoir pris qu’une seule qui lui ait permis de fermer le cercle des grands maîtres avec une espèce de nécessité. De même que le cercle des anciennes histoires des dieux se ferme par la fable récente de Psyché, de même la peinture pouvait encore, par la prépondérance accordée à l’âme, atteindre à un degré nouveau de l’art, quoique non plus élevé. C’est à ce but que tendit Guido Reni, et il fut, à proprement parler, le peintre de l’âme. Tel nous paraît avoir été le caractère général de sa tendance, quoique souvent elle soit mal assurée, et que plusieurs de ses œuvres se perdent dans l’indéterminé. C’est à la maturité de ce style que l’on doit, avec un petit nombre d’autres chefs-d’œuvre, celui qui est exposé, dans la grande collection de notre roi, a l’admiration universelle. Dans la figure de la Vierge enlevée au ciel, tout ce qui peut rappeler la rigueur et la sévérité plastiques est effacé jusque dans sa dernière trace. Il y a plus, la peinture elle-même ne paraît-elle pas dans ce tableau, semblable à Psyché, libre et dégagée des formes matérielles, s’envoler sur ses propres ailes vers la glorification céleste ? Ici, rien qui trahisse à l’extérieur la présence de la force qui anime la nature. Tout respire la sensibilité, le calme de la résignation, jusqu’à cette chair mortelle dont la langue italienne désigne le caractère particulier par le terme de morbidezza, et qui est ici toute différente de celle dont Raphaël revêt la Reine du ciel, lorsqu’elle descend des cieux et apparaît au pape en prières et à un saint. Si l’on doit ajouter foi à ce qui a été remarqué : que le modèle des têtes de femmes du Guide est la Niobé de l’antiquité, le principe de cette ressemblance n’est certainement pas une simple imitation arbitraire ; une tendance semblable a pu conduire aux mêmes moyens. Si la Niobé de Florence est une œuvre dans laquelle la sculpture se dépasse elle-même, si elle est, dans cet art, la représentation de l’ame, de même le tableau que nous connaissons est aussi une œuvre qui franchit les limites de la peinture qui ose, ici, rejeter les ombres et l’obscur et produire ses effets presque avec la pure lumière.

Quand même il serait permis à la peinture, à cause de son caractère particulier, d’incliner vers la représentation de l’âme, il n’en serait pas moins vrai que la science et l’éducation n’auraient rien de mieux à faire que de ramener, sans cesse, à ce milieu primitif dont il a été parlé plus haut, et d’où seulement l’art peut toujours être renouvelé ; tandis qu’autrement, il doit toujours s’arrêter immobile sur son dernier degré de développement, ou dégénérer en une manière étroite. Car, cette haute souffrance elle-même contredit l’idée d’une nature dans la plénitude de sa force, ce dont l’art est appelé à montrer l’image dans tout son éclat. Toujours un sens droit aimera à voir une nature dignement réprésentée, même par son côté individuel et dans sa plus haute indépendance ; il y a plus, la divinité abaisserait, avec complaisance, ses regards sur une créature qui, douée d’une âme pure, maintiendrait la noblesse de sa nature en déployant son énergie au dehors et en développant sa force sur la scène du monde sensible.

Nous avons vu comment, après être parti des degrés inférieurs de la nature (5), l’œuvre d’art, venant à se développer, commence par la détermination et la précision des formes, déploie ensuite sa fécondité, sa richesse infinie, se transfigure dans la grâce et atteint finalement à l’expression de l’âme. Mais ce qui a dû être représenté comme séparé, dans l’acte créateur de l’art parvenu à son plus haut point de perfection se résume en un fait unique. Cette puissance divine de créer, aucune théorie, aucun précepte, ne peuvent la produire. Elle est un pur don de la nature, qui s’achève doublement, puisque, parvenue à la dernière limite de son action, elle dépose sa force créatrice dans sa créature. Mais, de même que dans le développement général de l’art, ces degrés se succèdent l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’ils se réunissent dans le plus élevé de tous ; de même aussi, dans les individus, il ne peut y avoir de développement solide que celui qui part du germe et de la racine, et s’élève régulièrement jusqu’à la fleur.

Cette loi, en vertu de laquelle l’art, comme tout ce qui est vivant, doit partir d’un premier commencement et y retourner toujours pour se rajeunir, peut paraître dure à une époque à laquelle il a été dit, de tant de manières, comment la beauté la plus parfaite pouvait être empruntée toute faite aux œuvres d’art déjà existantes, et comment on pouvait ainsi atteindre, comme d’un seul coup, à la perfection. N’avons-nous pas déjà l’excellent, le parfait ? Pourquoi donc retourner à l’origine de l’art, à ses premières ébauches ? — Si les grands maîtres, qui ont fondé l’art moderne, avaient pensé de même, nous n’aurions jamais vu leurs merveilles. Avant eux, il y avait aussi les créations des anciens, des ouvrages de sculpture et de peinture qu’ils auraient pu transporter immédiatement sur la toile (6). Mais le fait de s’approprier ainsi un beau étranger, non acquis par soi-même et, par-là aussi, incapable d’être bien compris, ne pouvait satisfaire chez eux un penchant artistique, qui les portait à remonter au véritable principe d’où le beau devait s’engendrer de nouveau, libre, plein de sève et de force. Ils ne craignaient pas de paraître simples, sans art, froids, en comparaison de ces grands génies de l’antiquité, et d’enfermer longtemps, la fleur de l’art dans son bouton, jusqu’au moment où la grâce viendrait l’épanouir. D’où vient que nous regardons ces ouvrages, des anciens peintres, depuis Giotto jusqu’au maître de Raphaël, maintenant encore, avec un espèce de sentiment religieux et même avec une sorte de prédilection, si ce n’est parce que la vérité naturelle de leurs tableaux et le sérieux imposant et calme avec lequel ils respectent librement les limites de la nature, nous inspirent, malgré nous, la vénération et l’admiration ? Or, ce que ceux-ci étaient par rapport aux anciens, nous le sommes par rapport à eux. Aucune tradition vivante, aucun lien organique de développement progressif ne rattache notre époque à la leur. Nous devons renouveler l’art sur leurs traces, mais avec originalité, si nous voulons leur ressembler. Sans doute, à la fin du xvie et au commencement du xviie siècle, ce rejeton de l’art pouvait bien pousser quelques nouvelles fleurs sur la souche ancienne, mais nullement produire des germes féconds, et encore moins faire naître une Page:Schelling - Écrits philosophiques, 1847, trad. Bénard.djvu/460 publique. Il a besoin d’un enthousiasme général pour le sublime et le beau, comme celui qui, du temps des Médicis, semblable à une chaude haleine du printemps, fit éclore tant de grands génies à la fois ; il réclame une constitution politique semblable à celle que nous représente Périclès dans l’éloge qu’il fut d’Athènes, ou à celle que le règne paternel et plein de douceur d’un prince éclairé nous conserve plus ferme et plus durable que la souveraineté populaire, une organisation sociale où toutes les facultés se développent librement et tous les talents aiment à se montrer, parce que chacun est apprécié uniquement selon son mérite, où l’inaction est une honte, et la louange n’est point décernée aux productions vulgaires, où, au contraire, tous tendent vers un but élevé, placé hors de la portée commune. C’est alors, quand la vie publique est mise en mouvement par des mobiles capables de donner l’essor à l’art, c’est seulement alors qu’il peut en tirer quelqu’avantage ; car il ne peut, sans renoncer à la noblesse de sa nature, tendre vers un but étranger à lui. L’art et la science ne peuvent se mouvoir que sur leur axe propre. L’artiste, comme quiconque s’occupe des travaux de l’esprit, suit la loi que Dieu et la nature ont gravée dans son cœur, et n’en connaît pas d’autre. Personne ne peut l’aider ; il doit trouver son aide en lui-même. De même, il ne trouve qu’en lui sa récompense ; car ce qu’il n’a pas produit pour lui-même sera, par cela seul, bientôt nul. De même aussi personne ne doit lui Page:Schelling - Écrits philosophiques, 1847, trad. Bénard.djvu/462 science, une nouvelle croyance qui aient le pouvoir de l’enthousiasmer pour des travaux capables de le rajeunir et de lui rendre sa splendeur d’autrefois. A la vérité un art qui serait de tout point semblable à celui des siècles passés ne reviendra plus ; car la nature ne se répète pas. Un second Raphaël n’apparaîtra pas, mais un autre qui, d’une manière également originale, parviendra au sommet de l’art. Faites seulement que cette condition fondamentale dont nous avons parlé soit remplie, et l’art reprenant une vie nouvelle montrera, comme autrefois, sa vraie destination dans ses premières œuvres. Dans la formation d’un caractéristique bien déterminé, pourvu, d’ailleurs qu’il procède d’un talent original, la grâce est déjà présente, quoique enveloppée, et dans tous deux l’âme elle-même se fait pressentir. Les œuvres qui naissent ainsi, malgré l’imperfection inhérente à tout ce qui commence, sont déjà des œuvres marquées du cachet de la nécessité et de l’immortalité.

Nous devons le confesser, dans cet espoir de voir renaître un art entièrement original, nous avons principalement la patrie devant les yeux. A l’époque où l’art se réveillait en Italie, sur le sol national avait déjà poussé la tige puissante de notre grand Albert Durer, production éminemment originale du génie Allemand et qui, cependant, n’offre pas une parenté moins manifeste avec celles dont un soleil plus propice faisait arriver les doux fruits à leur plus haute maturité. Ce peuple d’où est sortie la plus grande révolution dans les idées qui ait remué l’Europe moderne, dont le génie a enfanté les plus grandes découvertes, qui a donné des lois au ciel, exploré le plus avant la terre dans ses profondeurs, à qui la nature a implanté dans l’âme plus qu’à aucun autre peuple, un sens moral incorruptible et le penchant pour la recherche des causes premières, ce peuple doit finir par avoir un art qui lui soit propre.

Si les destinées de l’art dépendent des destinées générales de l’esprit humain, avec quelles espérances ne devons-nous pas envisager cette patrie proprement dite, où un Prince magnanime a donné à la raison humaine la liberté, à l’intelligence des ailes, aux idées philanthropiques leur efficacité ; tandis que l’esprit plein de force des populations qui lui sont soumises conserve le germe vivant de l’ancien génie artistique, et que les plus célèbres foyers de l’ancien art germanique se sont rattachés à lui. Certes, les arts et les sciences, lors même qu’ils seraient proscrits partout ailleurs, trouveraient un asile sous la protection d’un trône où une douce sagesse tient le sceptre, prête un nouveau charme aux grâces de la Reine, et rehausse la gloire de cet amour héréditaire pour les arts, par lequel le jeune Prince, si vivement accueilli, en ce jour, par l’allégresse publique de la patrie reconnaissante, est devenu l’admiration des nations étrangères. Ils trouveraient, ici, déjà répandus les germes d’un puissant avenir, un esprit public éprouvé et, au moins, le lien affermi par les vicissitudes des temps, d’un amour et d’un enthousiasme universels pour la Patrie et pour le Roi, dont la santé et la conservation, jusqu’au terme le plus reculé de la vie, ne peuvent être dans aucun temple, plus que dans celui qu’il a élevé aux sciences, l’objet des vœux les plus ardents.





NOTES.

Séparateur

(1). Ce sont les expressions de J.-G. Hamann (Kleeblatt hellenistischer Briefe II, S. 189), adoucies dans leur application au présent discours. Les voici textuellement reproduites :

« Votre philosophie mensongère et meurtrière a tué la nature. Pourquoi donc demandez-vous que nous l’imitions ? Afin que vous puissiez vous donner de nouveau le plaisir de porter aussi vos mains homicides sur les disciples de la nature. » — Puisse celui à qui l’auteur est redevable de la première connaissance exacte des écrits de ce génie original, F.-H. Jacobi, entreprendre de donner lui-même l’édition, depuis si long-temps attendue, des œuvres

de Hamann, ou la hâter par ses paroles.

(2). Winckelmann est unique dans son temps, par l’objectivité non-seulement de son style, mais encore de toute sa manière d’envisager les choses. Il y a un genre d’esprit qui veut réfléchir sur les objets, et un autre qui veut les pénétrer en eux-mêmes, d’après leurs caractères essentiels. L’histoire de l’art de Winckelmann donne le premier exemple de ce dernier. Ce ne fut que plus tard que le même esprit se montra aussi dans les autres sciences, non sans une grande résistance de la part de l’autre méthode usitée jusqu’alors ; méthode en effet beaucoup plus commode. L’époque proprement dite de Winckelmann ne connaissait de maîtres que dans ce genre. On aurait voulu excepter Hamann, qui a été précisément cité plus haut. Mais appartient-il bien à son époque, dans laquelle il resta incompris et sans influence ? Si Lessing, le seul homme de ce temps qui mérite d’être nommé à côté de Winckelmann, est grand, c’est parce que, tout en restant complètement dans cette subjectivité qui dominait alors, et en déployant un talent supérieur, précisément dans cette manière de réfléchir sur les choses, il penchait et se sentait vivement attiré, quoique sans le savoir, vers l’autre manière de sentir et de penser, ce que prouvent non-seulement son appréciation de Spinosa, mais tant d’autres manifestations de ce sentiment, et surtout l’Éducation du genre humain. L’auteur n’en a pas moins dû regarder comme un préjugé l’opinion suivant laquelle Lessing sertit parfaitement d’accord avec Winckelmann, et aurait la même manière de penser et de juger, en ce qui concerne le but le plus élevé de l’art. — Qu’on lise les passages suivants de Lessing : « La destination véritable de chacun des Beaux-Arts ne peut être que celle qu’il est capable d’atteindre sans le secours d’un autre. Dans la peinture, ce but est la beauté corporelle. — Pour pouvoir rassembler des beautés corporelles de plus d’une espèce, on créa la peinture d’histoire. — Mais l’expression, la représentation de l’histoire n’était pas le dernier but du peintre ; l’histoire n’était pour lui qu’un simple moyen pour atteindre son dernier but : la beauté sous des formes variées. » — « Les nouveaux peintres représentent le moyen comme s’il était le but ; ils peignent des histoires pour peindre des histoires, sans songer qu’ils font ainsi de leur art un auxiliaire de tel ou tel autre art, de telle ou telle autre science, ou, au moins, qu’ils se mettent à leur service d’une manière si absolue que leur art perd entièrement, par là, la valeur d’un art primitif. » — « L’expression de la beauté corporelle est la destination de la peinture. » — « La plus haute beauté corporel le est donc sa plus haute destination , etc. » (Pensées et opinions de Lessing, recueillies par Frédéric Schlegel, 1re part., p. 292.)

Qu’un esprit analytique comme Lessing ait pu admettre l’idée d’une beauté purement corporelle et s’y arrêter, cela se comprend. A la rigueur, on conçoit encore comment il a pu se persuader que la représentation de la beauté corporelle multiple, comme but de la peinture d’histoire, étant écartée, celle-ci n’a plus d’autre objet que de traduire l’histoire en images. Mais, si l’on persiste à faire accorder ces opinions de Lessing avec la doctrine de Winckelmann, telle qu’elle est en particulier renfermée dans l’Histoire de l’art (les Monumenti inediti ont été écrits pour les Italiens, et n’ont pas la même valeur authentique que l’histoire de l’art) ; si, en particulier, il faut admettre, comme étant l’opinion de Winckelmann, que la représentation des actions et des passions, en un mot, que le genre le plus élevé dans la peinture n’a été inventé que pour montrer en elle la beauté corporelle sous des formes variées, l’auteur confesse ne rien comprendre de Winckelmann et n’y avoir jamais rien compris, il sera toujours intéressant de comparer le Laocoon comme ce qui a été pensé de plus spirituel sur l’art, dans le sens dont il a été parlé plus haut, avec les ouvrages de Winckelmann, sous le rapport du style extérieur et intérieur des deux écrivains. La différence totale des deux manières d’envisager les objets sera évidente pour chacun.

(3). Voyez, par exemple, le Dasdorfische Briefsammlung, 2e part., p. 235.

(4). Cependant, si l’espace permettait d’entrer dans plus de détails, ou pourrait prouver que la succession établie ici est aussi chronologiquement vraie. Sans doute, tel ou tel pourrait se rappeler que l’œuvre du Jugement dernier fut commencée après la mort de Raphaël ; mais le style de Michel-Ange était né avec lui, et antérieur par conséquent, même dans l’ordre du temps, à celui de Raphaël. Sans accorder plus de confiance qu’il ne faut à ce que l’on raconte ordinairement de l’effet que produisit sur le jeune Raphaël la vue des premiers ouvrages romains de Michel-Ange, sans prétendre que Raphaël dut à cette circonstance accidentelle de s’être élevé, d’un style encore timide à sa naissance, à la hardiesse et à la grandeur d’un art parfait, il est cependant incontestable que, non-seulement, le style de Michel-Ange a été une des bases de l’art de Raphaël, mais que, grace à lui, l’art en général prit, pour la première fois, son essor vers une parfaite liberté. — Ces mots, appliqués à Corrège : « Par lui fleurit le véritable âge d’or dans l’art, » pourraient être moins équivoques, quoiqu’il soit difficile de se méprendre sur leur sens, ou de méconnaître ce que l’auteur a regardé comme le plus haut degré de perfection de la peinture moderne.

(5). Tout ce traité fait de la vitalité dans la nature la base de l’art, et par conséquent aussi de toute beauté. Néanmoins, comme ceux qui font de la critique pour le public connaissent mieux les doctrines de la philosophie actuelle que ses auteurs eux-mêmes, un habile homme de cette espèce, dans une feuille périodique d’ailleurs justement estimée, a bien voulu nous apprendre, depuis peu, que : suivant la nouvelle esthétique et la nouvelle philosophie (formule commode, dans laquelle ces demi-connaisseurs entassent tout ce qui leur déplaît, apparemment pour mieux en faire justice), la beauté n’existe que dans l’art, et nullement dans la nature. Nous pourrions demander où la nouvelle philosophie a établi une pareille esthétique et soutenu une telle opinion. Ne nous rappelons-nous pas plutôt ici, quelle idée des juges de cette espèce ont coutume d’attacher au mot de nature, particulièrement dans l’art ? Le critique en question est loin, du reste, de désapprouver l’opinion qu’il nous attribue ; il cherche plutôt à la fortifier par une démonstration rigoureuse dans le langage et les formes de la nouvelle philosophie. Ecoutons l’excellente preuve : « Le beau est la manifestation du divin dans le terrestre, de l’infini dans le fini. Or, la nature est aussi la manifestation du divin ; mais celle-ci (cette nature, qui a existé depuis le commencement des temps, et qui doit durer jusqu’à la fin des jours, comme s’exprime cet écrivain élégant) n’apparaît pas à l’esprit de l’homme, et elle n’est belle que dans son infinité. » — De quelque manière que nous entendions cette infinité, il y a ici une contradiction à dire que la beauté est une manifestation de l’infini dans le fini, et que, cependant, la nature ne peut être belle que dans son infinité. Cependant le connaisseur qui n’est pas bien sûr de lui, se fait à lui-même cette objection : « Que chaque partie d’un bel ouvrage est elle-même belle, par exemple, la main où le pied d’une belle statue. Mais (et c’est ainsi qu’il résout son objection) où trouver la main ou le pied d’un tel colosse (de la nature) ? » Le connaisseur philosophe nous révèle ici la valeur et la sublimité de son idée de l’infinité de la nature. Cette infinité, il la trouve dans l’étendue immense. Qu’une infinité véritable, essentielle, soit dans chaque partie de la matière, c’est là une exagération à laquelle cet homme sensé ne s’élève certainement pas, quoiqu’il parle le langage de la nouvelle philosophie ; que l’homme, par exemple, soit encore quelque chose de plus que la main ou le pied de la nature (qu’il en soit plutôt l’œil ; la main et le pied seraient d’ailleurs encore à trouver), c’est ce qu’on ne pourrait penser sans extravagance.

D’après cela, il est naturel que la difficulté ne lui paraisse pas suffisamment résolue ; et c’est ici que commence la parfaite rigueur philosophique. L’excellent homme admet qu’il est sans doute vrai que chaque être individuel est dans la nature une manifestation de l’éternel et du divin (toutefois dans cet être individuel) ; mais, dit-il, le divin n’apparaît pas comme divin, mais comme terrestre et périssable. — Voilà ce qui s’appelle un art philosophique ! De même que, dans les ombres chinoises, les ombres viennent et s’en vont au commandement de parais et disparais, de même le divin apparaît dans le terrestre ou n’apparait pas du tout, selon la volonté de l’artiste. Mais tout cela n’est que le prélude du syllogisme suivant, dont les membres méritent particulièrement d’être remarqués :

1° « L’individuel, comme tel, ne représente rien qu’une image de l’existence passagère dont la destinée est de naître et de périr.— Et encore ce n’est pas l’idée même de l’existence passagère qu’il représente, il n’en est qu’un exemple, étant lui-même quelque chose de périssable et de passager. » — Ainsi, on pourrait dire d’un beau tableau, qu’il offre un exemple de l’existence passagère qui naît et périt ; car il naît insensiblement sous la main du peintre qui distribue les couleurs sur la toile ; puis, il se ternit, s’altère par la fumée, la poussière, les vers ou les teignes.

2° « Or, il n’apparaît dans la nature rien que d’individuel. » (Tout-à-l’heure, tout être individuel était une manifestation du divin dans l’individuel.)

3° « Donc, dans la nature rien ne peut être beau.

« En effet, pour que la beauté fût possible, il faudrait que le divin, qui doit bien, cependant, apparaître comme quelque chose de durable et de permanent (dans le temps, s’entend) apparût, en effet, comme tel. Or, dans la nature, il n’y a rien que d’individuel et, par conséquent, de passager. » —

Supérieurement raisonné ! Seulement, ce raisonnement pèche par plusieurs endroits. Nous n’en mentionnerons que deux. D’abord, la proposition n° 2 ; savoir : Que, dans la nature, il n’apparaît rien que d’individuel. Mais, auparavant, là où maintenant il n’y a plus rien que d’individuel, il y avait trois choses : A le divin, B l’individuel, dans lequel le divin apparaît, C ce qui résulte de leur union ; c’est-à-dire quelque chose de divin et de terrestre à-la-fois. Mais le modeste connaisseur, qui se mirait tout-à-l’heure dans la nouvelle philosophie, oublie tout-à-fait comment cela a été établi. Maintenant, de A, de B et de C, il ne voit plus que B, et il lui est facile de prouver qu’il n’est pas beau, quoique, d’après sa propre explication, ce dût être seulement C. Maintenant, il ne voudra pas dire, au contraire, que C n’apparaît pas, quoiqu’il l’ait pensé ailleurs. En effet, A (le divin) n’apparaît pas en lui-même, mais seulement par l’individuel B, par conséquent dans C. Mais B n’existe, en général, qu’autant que A apparaît en lui ; par conséquent aussi dans C. Ainsi, précisément C est ce qui seul apparaît réellement.— Le second vice du raisonnement consiste dans la proposition subsidiaire ajustée à la conclusion, avec une demi-assurance, et seulement sous forme de question : Le divin, comme tel, devrait bien cependant apparaître comme quelque chose de durable et de permanent.

Evidemment, notre logicien s’est fourvoyé ; il a confondu l’idée de l’être en soi, en dehors du temps éternel, avec celle de l’être qui demeure dans le temps et dont la durée est sans fin, et il demande le dernier, quand il ne doit considérer que le premier. Maintenant, si le divin ne peut apparaître que dans ce dont la durée est infinie, comment s’y prendra-t-on pour prouver sa manifestation dans l’art, et ainsi un beau dans l’art ?

Il est impossible qu’un homme d’une science aussi profonde s’arrête en si beau chemin, et que quelque jour il ne reproche pas de nouveau à d’autres, peut-être non sans raison, de faire un mauvais emploi de la nouvelle philosophie ; et l’on voit facilement qu’une pareille manière de mieux comprendre les choses, en suivant cette gradation ascendante, ne peut qu’élargir considérablement les voies de la science.

(6). On peut soutenir que les monuments de l’art ancien n’étaient pas compris avant les fondateurs de la peinture moderne, et ne l’étaient nullement par les premiers et les plus anciens. Car, comme le remarque expressément le digne Fiorello (1re part., p. 69), du temps de Cimabue et de Giotto, aucun des tableaux, aucune des statues de l’antiquité n’avaient encore été découvertes ; ils gisaient, abandonnés sous la terre. Personne ne pouvait donc songer à se former sur les modèles que les anciens nous ont laissés, et le seul objet d’étude pour les peintres était la nature. Dans les ouvrages de Giotto, disciple de Cimabue, on remarque qu’il l’a consultée avec soin. A son exemple, on continua à suivre cette méthode, qui pouvait préparer à l’antique, et même en rapprocher, jusqu’à ce que, comme l’observe le même écrivain, la cour des Médicis (principalement avec Côme), commença à rechercher les monuments de l’art ancien. « Auparavant, les artistes devaient se contenter des beautés que la nature leur offrait. » Cependant, cette étude assidue de la nature avait l’avantage de préparer une manière de traiter l’art plus scientifique, et les artistes philosophes qui vinrent après, un Léonard de Vinci et un Michel Ange commencèrent à rechercher les lois invariables qui servent de bases aux formes de la nature. Mais aussi la réapparition des ouvrages de l’art ancien, à l’époque de ces grands maîtres et du temps de Raphaël, n’eut aucunement pour résultat leur imitation, qui ne fut adoptée que plus tard. L’art resta fidèle à la voie où il était entré d’abord, et s’y perfectionna entièrement de lui-même, n’accueillant rien qui vint du dehors, mais s’efforçant d’atteindre, d’une manière originale, au but des modèles, et ne se rencontrant avec eux qu’au dernier point de la perfection. Ce fut seulement du temps des Carraches que l’imitation de l’antique, qui veut dire toute autre chose (la formation du talent original, d’après l’esprit de l’antiquité), fut prise dans un sens littéral, et passa en particulier, grâce à Poussin, dans la théorie des beaux-arts des Français, qui, de presque toutes les choses élevées, n’ont compris que la lettre. Ensuite, avec Mengs, et par une fausse intelligence des idées de Winckelmmann, elle s’introduisit chez nous ; elle apporta à l’art allemand, au milieu du siècle précédent, une faiblesse et une insignifiance telles, un tel oubli du sens original, que si quelques protestations isolées s’élevèrent, elles furent seulement dues à un malentendu qui conduisit d’une manie d’imitation à une autre encore plus mauvaise. Qui peut nier que, dans ces derniers temps, un sens beaucoup plus libre et plus original ne se soit montré dans l’art allemand, et que, si les circonstances lui sont favorables, il ne donne de grandes espérances ? peut-être fait-il attendre le génie qui, dans l’art, ouvrira la même voie élevée et libre où sont entrées la poésie et la science, la seule dans laquelle puisse se développer un art que nous puissions appeler nôtre, c’est-à-dire conforme au génie et aux facultés de notre nation et de notre temps.





FIN.
  1. Ce Discours fut prononcé le jour de la fête de Sa Majesté le Roi de Bavière, dans la séance publique de l’Académie royale des Sciences de Munich (1807).
  2. Goëthe C. B.